Vous avez lu l’histoire de Jesse James? Comment il vécut, comment il est mort? Ça vous a plu? Vous en voulez encore? Vous aimez le rythme du banjo? Les fuites impossibles? Le couple en cavale? Difficile d’éviter le mythe de Bonnie et Clyde.
Symbole d’une liberté éphémère, Bonnie et Clyde incarnent la rébellion absolue. Rébellion contre l’idéologie dominante du système capitaliste sauvage, contre les mœurs puritaines et même contre une quelconque désobéissance intellectuelle, ils poursuivent leur chemin sans quête prédéfinie. Ils fuient la crise économique des années 1930, ils fuient la routine laborieuse du travail, ils fuient la banalité du quotidien. L’action domine la raison, à l’exception de quelques poèmes épars que Bonnie Parker envoie à la presse pour établir leur propre mythe. Le plus populaire est sans aucun doute «The Trail’s End» alias «The Story of Bonnie and Clyde» qui annonce déjà leur fatale destinée:
You’ve read the story of Jesse James
of how he lived and died.
If you’re still in need;
of something to read,
here’s the story of Bonnie and Clyde.Now Bonnie and Clyde are the Barrow gang
I’m sure you all have read.
how they rob and steal;
and those who squeal,
are usually found dying or dead.
[…]
The road gets dimmer and dimmer
sometimes you can hardly see.
But it’s fight man to man
and do all you can,
for they know they can never be free.
[…]
They don’t think they’re too smart or desperate
they know that the law always wins.
They’ve been shot at before;
but they do not ignore,
that death is the wages of sin.Some day they’ll go down together
they’ll bury them side by side.
To few it’ll be grief,
to the law a relief but
it’s death for Bonnie and Clyde.
Acclamés tout au long de leur cavale par les citoyens d’une Amérique miséreuse aux institutions hostiles, Bonnie et Clyde, héros hors-la-loi, s’octroient tous les droits. Ils sont fusillés le 23 mai 1934 sur une petite route de campagne dans un guet-apens organisé par les autorités. Bien avant leur mort, ils atteignent le statut de mythe au sens barthésien du terme, c’est-à-dire qu’ils deviennent «un système de communication, un message». [Barthes, p. 211]
La fuite motivée par le refus de l’assujettissement à une société en crise – économique et politique – vient nourrir l’idéologie contestataire du discours social. Bonnie et Clyde deviennent très rapidement un modèle mythique du possible affront au système. Ce qu’ils vivent prend un sens à travers la presse et surpasse chez les lecteurs l’éphémère intérêt du fait divers alors que chaque semaine, l’Amérique attend avec impatience les aventures de Bonnie et Clyde. Le phénomène médiatique entourant le couple marque davantage le public que ses actions réelles: l’imaginaire collectif, se nourrissant essentiellement de mythes, assimile les aventures du couple qui, déplacés du réel au symbolique, se font inscrire dans la mythologie américaine.
Ce qui s’investit dans le concept, c’est moins le réel qu’une certaine connaissance du réel; en passant du sens à la forme, l’image perd du savoir: c’est pour mieux recevoir celui du concept. En fait, le savoir contenu dans le concept mythique est un savoir confus, formé d’associations molles, illimitées. […] Ce n’est nullement une essence abstraite, purifiée; c’est une condensation informe, instable, nébuleuse, dont l’unité et la cohérence tiennent surtout à la fonction. (Barthes, p. 224)
Face aux pouvoirs institutionnels et financiers, Bonnie et Clyde choisissent d’utiliser le pistolet. Puissance directe et mortelle, ils en font leur clef de Janus, leur argument face à quiconque oserait se mettre en travers de leur chemin. Mais ce n’est pas tant l’utilisation qu’ils en font, ni même le nombre de morts qu’ils laissent derrière eux, qui forme l’essence de leur mythe –au sens barthésien–, mais ce que représente leur révolte. Le public y projette ses désirs de liberté, vivant en quelque sorte les aventures du couple à travers leur médiatisation. En résulte un effet de bovarysme à l’échelle nationale.
Hors de tout cadre prédéfini, la journey (le monomythe de Joseph Campbell) du couple est d’abord menée par Clyde, voleur de banque «professionnel». Puis, rapidement, l’acuité intellectuelle de Bonnie est mise en avant-plan au sein du gang Barrow.
«No lover boy», homme d’action et de peu de mots, Clyde agit tandis que Bonnie réfléchit. L’émancipation du couple au sein de la société est accompagnée d’une émancipation de la femme à l’intérieur même du couple. L’affranchissement complet de Bonnie s’exerce quand elle revoit sa mère une dernière fois et fait le deuil de la domesticité. Elle fait une croix sur son passé et ne vit désormais que pour le présent. Double inversé de Blanche (belle-sœur), fille de pasteur, hystérique et stéréotype de la bonne femme au foyer, Bonnie, aventureuse, recherche l’action, mais demeure vivement lucide quant à leur impossibilité d’avenir, tel qu’en témoigne le poème prémonitoire de leur fin terrible.
Usant du pouvoir des médias, Bonnie génère l’ascension du couple au statut de mythe par l’envoi de photographies provocatrices et de poèmes narrant leur histoire à la presse. Alors que Clyde promet à Bonnie d’en faire «someone», c’est Bonnie qui permet au couple d’atteindre une renommée nationale et d’accéder ainsi à l’immortalité du statut mythique. À jamais, Bonnie et Clyde représentent un couple amoureux et libre ayant influencé une période critique de l’histoire américaine.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’on parle du mythe de Bonnie et Clyde et non de l’histoire du gang Barrow. Autrement dit, ils échappent à un point tel au système idéologique américain que même la convention d’assujettir le nom de la femme à celui de l’homme est directement détournée par Bonnie. De fait, les médias et la police, réagissant aux premiers crimes du couple, parviennent à identifier Clyde fraîchement sorti de prison. Le gang Barrow naît alors. Mais assez rapidement, Bonnie envoie un poème aux journaux nationaux qu’elle titre avec son prénom et celui de Clyde. Pis, elle s’impose devant Clyde. Ainsi, la filiation patrimoniale et patriarcale est renversée. La redoutable poète-flingueuse rejoint la mythologie des célèbres criminels aux côtés de son partenaire, elle n’y est pas assujettie.
Contrairement à Jesse James, Bonnie comprend que l’évasion n’est qu’un succès temporaire. Jesse James, Robin des Bois américain installé au Tennessee sous un nom d’emprunt dans le but de réintégrer le cadre et les normes sociales, se fait rapidement assassiner. Bonnie sait quant à elle qu’il leur est désormais impossible de changer de voie: ils ont choisi la route et la suivront jusqu’au bout en dépit du fait que «They know that the law always wins».
La meilleur œuvre fictionnelle prenant comme sujet la cavale de Bonnie et Clyde est sans contredit le film réalisé par Arthur Penn et scénarisé par David Newman et Robert Benton. Ayant d’abord été projeté en avant-première au Festival du Cinéma à Montréal le 4 août 1967, le film est diffusé sur les écrans de New York quelques jours après, portant déjà une critique plutôt mitigée. Comme le souligne A. O. Scott dans une rétrospective sur le film d’Arthur Penn parue dans le New York Times du 12 août 2007:
Leading the charge was Bosley Crowther, chief film critic of The New York Times, who attacked “Bonnie and Clyde” as “a cheap piece of bald-faced slapstick comedy.” Crowther’s short, merciless review — the film’s “blending of farce with brutal killings is as pointless as it is lacking in taste” (A. O. Scott)
Le film étonne et détonne. Bonnie et Clyde se projettent hors du cadre social prédéfini par l’idéologie capitaliste de la même façon qu’ils ne cessent de sortir du cadre filmique. Cette volonté d’émancipation s’étend d’ailleurs jusqu’aux frontières de la route. Le couple ne cesse de transgresser les limites tracées par l’asphalte, par la loi. Les voitures qu’ils empruntent quittent constamment les routes pour aller dans les espaces sauvages, à l’image de leur fuite décadente.
C’est surtout la violence de la finale abrupte qui choque. Le rythme enjoué; la musique endiablée du banjo; les répliques cinglantes; les fusillades; la fuite dans son ensemble; tout ce qui participe au dynamisme filmique s’écroule d’un seul coup dans la séquence finale. Séquence qui sera l’objet d’un prochain article.
Dès le générique d’ouverture, Arthur Penn met le spectateur sur les traces de Bonnie et Clyde. Ainsi, nous voyons des photos d’archives défiler, ancrant dès lors la fiction à venir dans une certaine réalité historique. La question se pose maintenant de savoir si le mythe de Bonnie et Clyde aurait autant percé le temps si ça n’avait été du film de Penn? Autrement dit, est-ce le caractère réel (fait vécu) qui fait en sorte que nous en parlons encore aujourd’hui? Ou encore est-ce le mélange de violence et liberté morale sur lequel le film se clôt – en déjouant plusieurs conventions hollywoodiennes – qui a fait renaître et perpétuer le mythe?
BARTHES, Roland, Mythologies, Seuil, Paris, 2009 [1957], 272 p.
SCOTT, A. O., «Two Outlaws, Blasting Holes in the screen», The New York Times, New York, 2007, [En ligne], http://www.nytimes.com/2007/08/12/movies/12scot.html?pagewanted=all.
Repentigny, Mélilot (2012). « Bonnie et Clyde (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/bonnie-et-clyde-1], consulté le 2024-12-21.