La culture japonaise est teintée des différents drames historiques qui font d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. Le cinéma d’animation japonais est hanté par les souvenirs de guerre, qu’ils soient mis de l’avant de façon historique, dramatique, horrifique ou encore avec une certaine touche de fantastique. C’est avec cette dernière que Blood : The Last Vampire présente Saya, un vampire au féminin qui se plonge en plein cœur de la guerre du Vietnam, au Japon, avec le mandat de tuer l’ennemi de l’État. Nous déterminerons que ce personnage évoque la pulsion de mort, mais également, enfouie sous les apparences, la pulsion de vie, l’éternel combat entre les deux. Le vampire féminin est un monstre hybride et ambigu, faisant d’elle un être à part et unique en son genre. Nous verrons ensuite que Saya est une icône élégiaque qui n’est pas sans rappeler cette société bouleversée par les événements grotesques de la guerre, lesquels continuent à obnubiler la mentalité japonaise. L’œuvre nous laissera entrapercevoir une société qui tente de détourner son attention des jours anciens et de lever le regard vers l’avenir.
Dans un premier temps, il est nécessaire de bien comprendre le contexte historique dans lequel se présente Blood : The Last Vampire. L’intrigue débute en 1966, au Japon : « The fabula unfolds in 1966, as F-4 fighter jets thunder into the dark skies above Yokota Air Force Base – a parcel of US territory in Japan. The American military is escalating its presence in Vietnam, using Japan as a staging area. » (Baker : 143) Le film se déroule donc en pleine guerre du Vietnam et le lieu central se trouve être la base aérienne militaire de Yokota ; véritable base qui est toujours en activité aujourd’hui. C’est d’ailleurs une époque où les bases aériennes prennent une importance particulière dans l’optique militaire : « La bataille aérienne amorce sa dernière grande mutation lors de la guerre du Vietnam. » (Lespinois : 298) La base se trouve ainsi au centre de l’œuvre, et ce même s’il est dit qu’absolument rien de jovial ne ressort de cet endroit : « Within the film’s diegesis, nothing positive is associated with Yokota, where tense individual and group identities are cast as deeply ambiguous. » (Baker : 150) Cette impression de négativité qui s’échappe de la base aérienne rappelle la tension qui lie les États-Unis et le Japon, la tension également face aux effets néfastes de la guerre sur la société. Avant de se transposer en film, le manga propose lui aussi une vision critique de la guerre : « Blood: The Last Vampire; Night of the Beasts is centered in part on the Vietnam War—a real war with real practical effects in Japan. […] [As] elsewhere in Oshii’s work, the anime version plays with a layering of style and narrative to indicate basic changes in conceptions of life. » (Looser : 55-56) Ces effets bien réels de la guerre sur la société japonaise nous dirigent donc vers la façon qu’a Hiroyuki Kitabuko de mettre de l’avant ces changements de conceptions dans la mentalité sociale. Il y a donc tout un travail de jugement critique, en plus d’une volonté d’analyse de la société dans Blood : The Last Vampire. La critique se fait sentir de façon particulière dans cette scène où Saya, le dernier vampire, se lance sur sa victime au centre d’une foule dansante à l’occasion du bal d’Halloween. Saya est propulsée à l’autre extrémité du gymnase. Malgré la lutte acharnée et la violence de la scène, personne ne semble entendre ou voir l’action, à l’exception de l’infirmière de l’école. (Kitakubo : 25min. 30 sec.) Il semblerait presque qu’il y ait un effort conscient de la part de la foule à ignorer ce qui se déroule sous leurs yeux. C’est une réaction qui n’est pas sans rappeler la tendance de la société à fermer les yeux sur la cruauté consternante qui a lieu constamment en temps de guerre.
Dans le même ordre d’idées, le personnage même de Saya représente les effets de la guerre du Vietnam sur la société. La jeune femme vampire est une représentation de la pulsion de mort, concept développé par le psychanalyste Sigmund Freud peu de temps après la Première Guerre mondiale : « Lorsqu’il développa la notion de pulsion de mort, la première fois en 1920 puis plus complètement dans la décade qui suit, il se préoccupa de plus en plus de la capacité destructive des êtres humains.» (Butler : 161) La pulsion de mort est ce qui se trouve en l’homme qui le rapproche de l’auto-anéantissement: le sadisme, l’agression et la destructivité qui sont en lui. C’est une tentative d’autodestruction du Moi. Freud explique que « L’existence de ce penchant à l’agression, que nous pouvons ressentir en nous-mêmes et présupposer à bon droit chez autrui, est le facteur qui perturbe notre relation au prochain et oblige la culture aux efforts qu’elle déploie. » (Freud : 96) Il y a donc cette référence à la guerre qui, mettant de l’avant la rage qui nous habite, détruit les relations avec son prochain. Saya semble habiter elle-même cette pulsion, cette rage de la guerre qui empêche les liens sociaux. Lorsqu’elle doit revêtir l’uniforme de l’écolière et participer aux classes, elle fait comprendre de façon très claire et tranchante qu’elle ne cherche pas à faire la conversation à qui que ce soit. De plus, Freud ajoute que la névrose peut facilement être une continuation de la souffrance de guerre et qu’« elle ne sert pas seulement à affaiblir les liens sociaux, qui font tenir la société ; mais elle détruit l’organisme humain, prenant la forme d’une autodestruction qui peut culminer dans le suicide. » (Freud : 168) C’est d’ailleurs avec l’annonce de multiples suicides qu’une fois de plus, au début de Blood : The Last Vampire, la critique sociale s’esquisse au sein du film. L’auditeur sent que la société ne tient qu’à un fil, qu’elle est proche de l’autodestruction.
Toutefois, même alors que la pulsion de mort fait son chemin tout au long de l’œuvre, que ce soit en Saya elle-même ou dans les actions de la société, nous retrouvons la théorie qui se trouve au centre même de Le Malaise dans la culture de Sigmund Freud, comme quoi la pulsion de mort est en conflit perpétuel avec la pulsion de vie.
Et je pense que désormais, le sens du développement de la culture n’est plus obscur pour nous. Il doit nous montrer le combat entre Éros et la mort, entre la pulsion de vie et la pulsion de destruction, tel qu’il s’accomplit dans l’espèce humaine. Ce combat est le contenu essentiel de la vie en général, et c’est pourquoi le développement de la culture doit être qualifié sans détour de combat vital de l’espèce humaine. (Freud : 105-106)
La société mise de l’avant dans Blood : The Last Vampire est bien affaiblie par les effets néfastes de la guerre, mais la pulsion de vie vient confronter cette pulsion de destruction qui semblait prendre le dessus. Alors que Saya, image même de la pulsion de mort, se démène avec un démon dans la base aérienne de Yokota, l’infirmière lève son pistolet sous son menton et se prépare à presser sur la détente, Saya lui hurle alors de cesser et de sauter à bord du véhicule afin de prendre la fuite. (Kitakubo : 33min. 55sec.) Autrement dit, plutôt que de pencher vers la pulsion de mort et de laisser l’infirmière poser le geste définitif, la pulsion de vie chez Saya prend le dessus. C’est dans cette tension que la société peut puiser une source d’espoir, qui l’empêche de se diriger vers l’autodestruction. Il y a donc dans le film d’animation japonais de Kitakubo une volonté de sortir de cette névrose funeste d’après-guerre dans laquelle est plongée la civilisation japonaise.
À l’image du château de Dracula, la base de Yokota renferme et abrite de multiples créatures monstrueuses dissimulées parmi les humains. Elles ravagent les commerces environnants, terrifient la population autour de la base pour, par la suite, retourner sous la protection de leur refuge. Selon la tradition au Japon, ils portent le nom de Kyuketsu-ki, des « Onis suceur de sang » (Inoue : 93), des démons. Toutefois, dans le film Blood: The Last Vampire, l’Organisation les nomme soit « Chiropterans », en lien avec leur apparence de chauve-souris (chiroptera), ou elle désignera la protagoniste, Saya, en tant qu’« Originale ». Tous culminent vers l’être mythique du vampire, aspirant l’énergie vitale d’autrui ; une immortelle figure parasitaire antisociale ainsi que diabolique qui sous-entend, à la fois, une idée de familiarité et d’étrangeté, d’angoisse. Dans l’intrigue, celle-ci prend la forme de Saya, de deux étudiantes américaines à la base de Yokota en plus d’une serveuse japonaise dans un bar hors des cloisonnements de l’école (endroit où résident les cibles de Saya). Par conséquent, l’effigie du vampire représente simultanément la société américaine implantée, étrangère, et la société japonaise, familière. Le monstre devient donc hybride et ambigu :
Blood’s vampires symbolize racial or cultural difference, conflict, and hybridity—the way that one culture can regard another as monstrous, but also the need to come to terms with our own colonial histories and the realization that we are in some sense vampires ourselves. This accounts for the liminality of the chiropterans (bat-like creatures who can masquerade as humans) and Saya (a creature suspended between us and them). (Bolton : 202-203)
Dès lors, le rapport entre le personnage principal et son identité se complexifie, s’hétérogénéise, non seulement par le fait de sa nature vampirique, mais également par son principe culturel (ethnique) et par son caractère féminin. En effet, le fait que Saya soit un vampire et une femme l’inscrit dans une catégorie monstrueuse particulière, autre. Étant un être séduisant et violent comme tout vampire mythologique typique, le vampire féminin deviendra une image accrue de la sexualité (sensualité), de la puissance menaçante, du mystère insondable, de la beauté immortelle (presque malsaine et dérangeante) de la jeunesse et le portrait parfait de la femme transgressive. Corollairement, Saya étant une créature sexuelle par excellence à l’intérieur d’un corps féminin, elle défie l’ordre établi du patriarcat par le seul fait d’exister et d’assumer une subjectivité féminine active : « Sexuality begets jealousy and violence, and male authority-God’s, Adam’s and Zeus’- is questioned by strong, intelligent, sexually active females. Thus monsters are created out of perceived threats to patriarchal order. » (Holte : 164) D’ailleurs, Saya montre une forte réaction à l’autorité mythique de Dieu ; elle étrangle même un collègue pour avoir poussé en exclamation le nom de Jésus et elle jette le crucifix de l’infirmière lorsque celle-ci se met à prier pour la protection de Dieu. En rejetant cette croyance fixant le masculin au point le plus dominant et supérieur, Saya apparaît comme une femme, dans ce cas, monstrueuse, transgressive, abjecte et puissamment menaçante.
Marginalisée de la sorte, la protagoniste est vouée à devenir une créature sans aucun repère ou attache avec la société dans laquelle elle vit. Il est inévitable de reconnaître que la figure du vampire constitue, de manière emblématique, l’être nostalgique du passé. En fait, celle-ci hante le présent et les tentatives constantes de progrès des sociétés par le rappel incessant du passé inhérent à son existence, à sa présence même : « Vampirism enables an infiltration of the past, as it were, haunting the foundational narrative of trans-Pacific cooperation in the postwar era and prodding viewers to examine their consciences. » (Baker : 150) Le vampire, et par extension le personnage principal, symbolise le dernier vestige d’une société avant la modernité et les assimilations, avant les tensions avec l’armée américaine comme le souligne le film. L’usage du katana, puis le fait que dès le début de Blood: The Last Vampire la lame se ternit et s’use, qu’elle ne sort plus aussi bien du fourreau (comme elle le devrait), évoque un regret folklorique d’un monde qui fut jadis grand, vénérable :
Her main fashion accessory, moreover, is a samurai sword. She consequently signifies “Japanese,” and it is important that this is her outfit while infiltrating the Yokota base. Saya’s appearance suggests a Japanese solution to a threat emanating from American soil in Japan […]. (Baker : 148)
Le fait que l’efficacité des armes modernes sur les « Chiropterans » est nulle en comparaison des armes plus rudimentaires ou anciennes présente un dépérissement dans la nature, l’ambition, l’action humaine. Le vampire japonais élégiaque se remémore une impression d’un temps où les hommes ne prenaient pas autant de plaisir à s’entretuer de façon indigne et honteuse (guerre du Vietnam) (Kitakubo : 43min. 17sec.), un temps où les individus suivaient les sept principes moraux du bushido (courage, honneur, respect, compassion, honnêteté, loyauté, intégrité), soit le temps des samouraïs. (Zitobe : 160) Dans cette sensation de perte ou de manque, entraînant la mélancolie dans cette vie indissociable à la mort et à cet instinct de destruction, la scène finale du combat entre Saya et la créature, alors que la protagoniste offre son sang à la bête ailée dans une représentation presque divine du vampire (halo) et où elle exhibe son premier et seul sourire, exprime une certaine paix avec la monstruosité, avec l’Autre, avec la modernité. C’est le portrait d’un espoir venant du passé pour le futur, une dernière trace (lueur) de ce qui fut dans un présent en constant effacement des traditions ; le sang ainsi donné rappelle une faible quantité d’une identité (d’une énergie vitale) qui disparaît par la suite de la base de Yokota et de l’ensemble du monde japonais, ne laissant que des réflexions et des espérances nostalgiques derrière elle.
Pour conclure, le film Blood: The Last Vampire de Hiroyuki Kitabuko dresse un tableau allégorique des effets néfastes de la guerre sur une société, notamment en ce qui a trait aux changements dans les conceptions japonaises de la vie. Le personnage principal, Saya, serait donc une représentation de la pulsion de mort, de la destructivité des êtres humains, en même temps d’incarner celle de la pulsion de vie pour contrer leur autoanéantissement (elle-même ne peut se permettre de tuer un être humain ; son devoir, en vérité, est de protéger la population). Qui plus est, la figure mythique du vampire inspire un caractère hybride et élégiaque quant aux traditions japonaises disparaissant entièrement en période de guerre. Dans ces circonstances, étant donné que l’œuvre a été produite en 2000, quelques décennies après les évènements de la guerre du Vietnam et de la Guerre froide, cette production cinématographique d’animation japonaise agit comme un avertissement pour les populations d’après-guerre. Les images en noir et blanc apparaissant dans le générique de fin expriment tout particulièrement la commémoration réelle et concrète de ce que peut engendrer la perte de l’identité intrinsèque de la société japonaise. Le peuple japonais pourra, enfin, conserver la vivacité de la flamme qu’est l’espoir dans la reconstruction de la collectivité ainsi que dans la jouissance (renouement) de leur culture profonde et traditionnelle.
Baker, Neal. 2002. The Us-Japan Security Alliance and « Blood: The Last Vampire ». vol. 13, no 2. « Journal of the Fantastic in the Arts ». p. 143‑152.
Bolton, Christopher. 2018. « The Quick and the Undead: Blood: The Last Vampire and Television Anime » dans Interpreting Anime. Minnesota : University of Minnesota Press. p. 197-232.
Butler, Judith. 2023. « X. La pensée politique de Freud : la guerre, la destruction et le pouvoir de la critique ». Pulsion de mort. Destruction et créations. Hermann. p. 326.
Freud, Sigmund. 2019. Le malaise dans la culture. Paris : Flammarion. 224 p.
Inoue, Yoshitaka. 2011. « Contemporary Consciousness as Reflected in Images of the Vampire ». Jung Journal: Culture & Psyche. vol. 5, no 4. p. 83-99.
Kitakubo, Hiroyuki. 2000. Blood: the last vampire. Production I.G. 48 minutes.
Lespinois, Jérôme de. 2018. « XX. L’évolution de la bataille aérienne et les drones depuis la guerre du Vietnam ». La Bataille. Hermann. p. 312.
Looser, Tom. 2009. « Gothic Politics: Oshii, War, and Life without Death ». Mechademia. vol. 4, no 1. University of Minnesota Press. p. 55‑73.
Zitobe, Inazo. 2020 [1900]. Bushidō. L’âme du Japon. Île-de-France : Éditions Budo. 160 p.
NAUD, CAROLANE (2025). « BLOOD : THE LAST VAMPIRE ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/blood-the-last-vampire], consulté le 2025-04-19.