Maurice Leblanc doit son passage à la postérité au seul personnage d’Arsène Lupin. Sans celui-ci, nul doute que le nom de cet auteur normand serait inévitablement tombé dans l’oubli. Peu nous importe aujourd’hui de savoir qu’en son temps il fut l’un des continuateurs les plus acharnés d’une écriture réaliste nourrie du style de Maupassant ou de Flaubert ou comme lui confie Léon Bloy dans une lettre: «[…] du Maupassant si on veut, mais alors, du Maupassant très supérieur, du Maupassant au bord des gouffres, insufflé par le plus âpre Flaubert» (Bloy: 258), qu’il portraitura de façon incisive la société de la fin du XIXe siècle dans ses contes du Gil Blas ou encore qu’il expérimenta avec succès le genre balbutiant de la science-fiction avec Les Trois yeux et Le Formidable événement. Pour tous, Maurice Leblanc reste l’auteur d’une série, d’un type, d’un personnage: Arsène Lupin, le gentleman-cambrioleur, bandit sympathique à la renommée immédiate. Succès prodigieux qui inscrit d’emblée l’auteur sur la liste maudite des pères dévorés par la popularité de leurs créatures. Parmi eux, Fantômas efface les noms d’Alain et Souvestre, Rouletabille fait tomber dans l’oubli celui de Gaston Leroux et James Bond a depuis longtemps éclipsé son premier auteur Ian Fleming. Terrible malédiction qui n’épargne pas non plus Conan Doyle à la création de Sherlock Holmes dont le triomphe consuma l’existence même de son inventeur.
Si l’on songe à les confronter, il s’avère que la naissance d’Arsène Lupin partage bien des points communs avec celle du logicien d’outre-Manche. Dans les deux cas, ces deux personnages d’exception apparaissent comme les produits des nécessités financières de leurs auteurs. Le docteur Arthur Conan Doyle écrit la première aventure de son détective Une étude en rouge pour pallier les faibles revenus de son cabinet de Southsea près de Portsmouth. Le manuscrit, plusieurs fois rejeté, aboutit péniblement à une publication en 1887 dans un almanach de Noël : le Beeton’s Christmas Annual. En réalité, Sherlock Holmes doit sa première consécration éditoriale à l’offre de Joseph Stoddart, directeur de la récente revue américaine Lippincott, qui au cours d’un dîner littéraire organisé en présence d’Oscar Wilde commande à chacun des auteurs l’écriture d’un roman inédit. Conan Doyle reprend son personnage de Sherlock Holmes et fait paraître Le Signe des quatre tandis que Wilde remet au magazine l’unique et si exceptionnel roman de sa carrière Le Portrait de Dorian Gray. En 1891, le lancement du Strand Magazine par George Newnes proclame l’essor de l’industrie holmésienne sur le sol britannique. Les commandes des nouvelles aventures du détective se succèdent alors et le héros acquiert de façon fulgurante un statut de phénomène éditorial. En quelques années, Arthur Conan Doyle produit ainsi près de la moitié des aventures de son héros fétiche. Son incommensurable succès auprès du public promeut le nom de l’auteur mais altère selon lui la juste réception des romans historiques qu’il fournit dans les mêmes années.
Conscient du fort potentiel médiatique et commercial du détective consultant de Baker Street, l’éditeur français Pierre Lafitte, de son côté, fait paraître Les Danseurs (The Adventure of the Dancing Men) dans le cinquième numéro de son nouveau magazine illustré Je sais tout de juin 1905 dans l’espoir d’attirer à lui le succès du Strand Magazine. À sa demande, Maurice Leblanc dont les œuvres précédentes influencées par des ressorts psychologiques restent sans succès, propose aux lecteurs de la revue de juillet la première aventure d’un héros criminel situé aux antipodes de Sherlock Holmes: Arsène Lupin. Pierre Lafitte réussit alors le pari d’imposer un personnage capable de rivaliser avec les ingéniosités intellectuelles de Sherlock Holmes dont les exploits déferlent avec force dans la presse française depuis la fin du XIXe siècle avec les premières traductions connues de Jeanne Louise de Polignac en 1896 chez Juven avant les parutions massives de la «Bibliothèque Femina». Dans le seul but d’afficher la supériorité de son auteur sur ses contemporains, Pierre Lafitte consacre Maurice Leblanc du surnom de «Conan Doyle français». La trajectoire de Maurice Leblanc se révèle de ce point de vue assez similaire à celle de son homologue britannique. Comme lui, il se voit contraint de livrer sa plume aux contraintes de ce que Sainte-Beuve nomme «la littérature industrielle». Le succès retentissant du gentleman-cambrioleur réduit aussitôt à l’échec toute tentative de son auteur de faire paraître un récit qui ne soit donc pas une aventure d’Arsène Lupin. De même, les coups d’archet répétés de Sherlock Holmes étouffent les prétentions historiques de son créateur.
Le regard de Maurice Leblanc sur sa créature résonne bien souvent avec celui que jette Conan Doyle sur Sherlock Holmes. Longtemps, à l’évocation de son personnage Arsène Lupin, l’auteur français avoue se sentir prisonnier de lui l’accusant de l’avoir condamné à une littérature alimentaire. C’est un même sentiment de rancœur apparente qui anime quelques phrases de la préface que signe Conan Doyle pour l’édition originale anglaise des Archives de Sherlock Holmes en 1927 :
J’avais fermement résolu d’en finir avec Sherlock Holmes au terme des Mémoires ; il me semblait n’avoir pas à canaliser dans une seule direction mon activité littéraire. Cette figure au profil net, au corps dégingandé, prenait une part excessive de mon imagination.1
Discordes sans gravité qui s’achèvent par un mouvement d’acceptation tardif des deux auteurs conscients d’avoir contribué avec la création d’un personnage d’exception à l’élaboration d’un genre nouveau, intuition du roman policier à venir.
À première vue, le personnage d’Arsène Lupin n’entretient qu’un vague cousinage avec Sherlock Holmes. Le premier assume avec panache son génie du cambriolage, le second pourfend le crime avec assiduité. Arsène Lupin se glorifie de signer ostensiblement ses méfaits et les promeut dans la presse tandis que Sherlock Holmes revendique l’anonymat comme l’une des conditions fondamentales de sa profession. Soulignons également l’indéniable divergence de caractères qui sépare les deux héros. Au rire de Lupin répond la légendaire impassibilité holmésienne, aux débordements de l’un s’opposent la distance et la froideur qu’impose la science de l’autre. Tous deux jouissent pourtant d’une notoriété et d’une sympathie comparables. Enfants du feuilleton journalistique, ils rendent compte des mutations sociales de leur temps. L’imaginaire du Londres victorien et de la Belle Époque parisienne survit et revit par l’intermédiaire des aventures de ces deux héros nationaux. En compagnie de Sherlock Holmes, le lecteur plonge dans les dédales londoniens et dans les plaines brumeuses du Dartmoor comme Arsène Lupin l’invite à sillonner la géographie parisienne et normande.
Sans doute motivé par la renommée triomphale du détective consultant, Maurice Leblanc procède de façon effrontée à l’expatriation de celui-ci. S’autorisant alors le vol de la propriété intellectuelle d’un autre auteur, il subtilise le personnage de Sherlock Holmes à Conan Doyle et organise au sein de l’un de ses récits une rencontre avec son sympathique criminel. Le 15 juin 1906, Je sais tout (n°17) publie la septième nouvelle des aventures d’Arsène Lupin intitulé Sherlock Holmes arrive trop tard. La confrontation intervient au terme de l’affaire du château de Thibermesnil en plein territoire normand. Le portait que dresse alors Maurice Leblanc de Sherlock Holmes tranche alors avec l’image habituelle de locataire du 221b Baker Street:
C’était un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, assez fort, la figure rasée, et dont le costume précisait l’aspect étranger. Il portait à la main une lourde canne, et une sacoche pendait à son cou. (Leblanc, I: 269)
La description convoque en réalité la silhouette d’Arthur Conan Doyle en personne et non pas celle d’un Sherlock Holmes habituellement décrit dans ses aventures comme maigre et énergique. L’auteur s’en explique dans l’article qu’il donne dans Le Petit Var du 11 novembre 1933: «Je peux, néanmoins, dire que Conan Doyle ne m’a nullement influencé, pour la bonne raison que je n’avais encore jamais rien lu de lui, lorsque j’ai crée Arsène Lupin». À la demande de Conan Doyle, Maurice Leblanc ne retient pas le nom de Sherlock Holmes pour la publication de la nouvelle en recueil mais le travestit sur un simple déplacement du «S» initial en Herlock Sholmès. La paronymie ne trompe personne et dans l’esprit de tous Herlock Sholmès déforme à peine le nom de Sherlock Holmes, fausse confusion que Maurice Leblanc continue d’alimenter nourrissant ses propres récits de l’aura holmésienne. D’ailleurs, dans son roman Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, il souligne une nouvelle fois les extraordinaires aptitudes de ce nouveau personnage que l’on croirait sorti de l’imagination «d’un grand romancier, d’un Conan Doyle» (Leblanc, I: 847). La présence à peine voilée du logicien anglais dans le récit des premières aventures d’Arsène Lupin les estampille définitivement du genre de la déduction policière. Désormais propriété du droit de l’auteur français, passant du faux à l’original, cet avatar du détective consultant multiplie les apparitions dans les aventures d’Arsène Lupin. À la suite de leur rencontre aux abords de Thibermesnil, les deux personnages s’affrontent la même année dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès et se retrouvent dès 1908 à la fin de L’Aiguille creuse. En 1910, 813 mentionne l’intervention de Sholmès lors de la recherche des lettres perdues de l’empereur Guillaume II prouvant la volonté de Frédéric III d’abandonner l’Alsace et la Lorraine à la France. De plus, c’est dans ce roman qu’Arsène lupin déclare, comble de l’ironie citationnelle, passer sa retraite depuis quatre ans en compagnie de son bon chien Sherlock (Leblanc II: 302). Dans tous les cas, la supériorité du sympathique cambrioleur français ne fait pas l’ombre d’un doute. Celui-ci enchaîne les victoires et les humiliations successives du pauvre Sholmès le poussent, dans un état de folie haineuse, à abattre accidentellement la jeune Raymonde de Saint-Véran à la fin de L’Aiguille creuse. Le cas de haute trahison envers un personnage caractérisé essentiellement par un refoulement des passions humaines marque ici l’aboutissement des libertés prises par Maurice Leblanc. Désormais, les deux malheureux détectives, Sholmès secondé de son fidèle Wilson, se trouvent domiciliés au 219 Parker Street (Arsène Lupin contre Herlock Sholmès). L’habile détective anglais se transforme sous la plume de Maurice Leblanc en : «[…] un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité» (Leblanc, I: 847), un personnage lourd et aveugle aux enjeux humains d’un problème. De son côté, Wilson apparaît comme le faire-valoir du maître, ridicule dans ses actions et ses interventions, obsessionnellement attaché à la détection de «taches de boue» et aux «cendres de cigarette» (Leblanc, I: 848), un être radicalement dénué de l’intelligence méthodique et du savoir-faire médical de John Watson. Chez Maurice Leblanc, les deux personnages incarnent un esprit déductif poussé dans ses ultimes retranchements. Au fond, un duo presque comique mais déjà parodique d’enquêteurs dirigé par le seul Sholmès que désole la bêtise de son fidèle adjoint. Comble de l’ironie, le nom d’Herlock Sholmès sera à son tour récupéré pour les besoins d’une série de bandes dessinées par le dessinateur Jules Radilovic sur des scénarios de Furtinger Zvonimir entre 1986 et 1987 qu’ils donneront aux revues Janus Stark (n°102 à 107) et Tipi (n°74 à 78).
Même s’il constitue la variation la plus visible des enquêteurs de Baker Street, le tandem anglais inventé par Maurice Leblanc disparaît assez vite des aventures d’Arsène Lupin, suppression qui ne jugule pas pour autant l’influence de Conan Doyle sur le restant de l’œuvre. En réalité, le gentleman-cambrioleur apparaît, plus que tout autre personnage de sa geste, comme l’expression la plus remarquable de l’esprit holmésien dans la littérature policière française du début du XXe siècle.
Sans doute inconscients de se livrer à la même tâche, les deux auteurs élaborent au fond les soubassements d’un genre policier toujours en production. Leurs personnages intègrent par conséquent des racines analogues essentiellement élaborées à partir des illustres déducteurs de Poe et Gaboriau. À partir de là, chacun croît sur son territoire mais affiche une indéniable correspondance génétique due à cette ascendance commune. Dans Une étude en rouge, Watson compare son acolyte au Dupin d’Edgar Allan Poe et au Lecoq d’Émile Gaboriau. Les deux références provoquent aussitôt chez Holmes un rire de supériorité. Il n’empêche que dans Le Pensionnaire en traitement, Holmes rappelle la lecture qu’il a faite à Watson d’un passage du Double assassinat de la rue Morgue de Poe et affiche désormais la certitude d’égaler la prouesse déductive du personnage. On se souvient que Lupin compare son aventure du Bouchon de cristal à « la merveilleuse histoire d’Edgar Poe où la lettre volée, et recherchée si avidement, est, en quelque sorte, offerte aux yeux de tous » (Leblanc, I: 755) ou qu’il endosse l’identité d’un dénommé Lecoq dans Les Dents du tigre. La similitude des sources explique dans une certaine mesure les ressemblances remarquées dans la construction des deux héros. C’est qu’au début du XXe siècle le genre policier n’appartient pas encore à une longue tradition. Apparue véritablement dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’écriture policière se construit en réaffirmant son appartenance à des sources identifiables et sans cesse réalimentées. De la même manière que Watson greffe le nom de son collègue dans une liste restreinte de détectives, Maurice Leblanc construit son inspecteur Ganimard ainsi qu’Arsène Lupin à partir des seuls enquêteurs avérés de la littérature :
Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure dont les procédés font école et dont le nom restera dans les annales judiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent les Dupin, les Lecoq et les Sherlock Holmes. (Leblanc, I: 831)
La présence en clôture du nom de Sherlock Holmes dans les références policières prouve son intégration reconnue en tant que type littéraire dans les récits d’enquête. De cette façon, Maurice Leblanc poursuit un travail d’édification d’un genre nouveau à partir du dernier spécimen découvert. À cette triade fondamentale, il joint non pas un représentant attendu de la justice mais son personnage de gentleman-cambrioleur, seul détenteur des capacités exceptionnelles que requiert le dévoilement des plus grands mystères. Preuve supplémentaire que l’innovation littéraire dissimule au fond les vestiges des écritures passées qu’elle ramène indéfiniment à la vie. En effet, bien des aventures de Lupin et de Holmes entretiennent encore avec les récits fantastiques du XIXe siècle une parenté identifiable par la reprise de thèmes bien connus. Le Chien des Baskerville, Le Vampire du Sussex (Conan Doyle) où l’on parle de Holmes comme d’un «gentleman, qui a un pouvoir magique» (Doyle, 1988: 373) comme L’Île aux trente cercueils (Leblanc) jouent avec les croyances ancestrales, les créatures légendaires et les rencontres surnaturelles. Dès ses premières aventures en 1905, Arsène Lupin, on le sait, est rapproché d’un être luciférien. Avec lui, le diable se fait homme. De la même façon, dans la pièce française Sherlock Holmes, le personnage de Bribb s’exclame à propos du détective : «Quand je disais que c’était le diable, cet homme-là» (Doyle, 1988: 1015). L’ajout de l’auteur Pierre Decourcelle pour la pièce publiée en 1907 aux éditions Lafitte résonne avec les expressions qu’emploie bien plus tardivement Conan Doyle dans L’Aventure du pied du diable (Doyle, 1988: 665) ou La Pierre de Mazarin (Doyle, 1988: 354): «Je crois que vous êtes le diable en personne / I believe (that) you are the devil himself2». La similitude des expressions témoigne bien d’une trajectoire commune dans l’écriture policière à savoir la prise en charge partielle d’éléments constitutifs aux récits fantastiques du XIXe siècle.
Parallèlement, on devine dans les deux séries la dette du genre envers les romans de prairie inspirés des récits de Fenimore Cooper. Holmes agit à la façon «d’un limier cherchant une piste» (Doyle, 1987: 141) animé «d’une passion animale pour la chasse» (Doyle, 1987: 288), capable de coller «une oreille contre le sol» (Doyle, 1988: 278) pour entendre une arrivée au loin, proclamant même être « un chien de chasse » (Doyle, 1987: 35) devant un public de policiers médusés. Bien plus qu’Arsène Lupin, Sherlock Holmes témoigne de l’absorption de l’écriture des prairies sauvages dans le récit d’enquête. La seconde partie d’Une étude en rouge déplace l’action sur les terres mormones de l’Utah. La Vallée de la peur dont la seconde partie se déroule dans une cité minière sinistrée des États-Unis d’Amérique traduit parfaitement cette importation du style des trappeurs dans l’environnement urbain et ouvre la voie à une utilisation clichéique de la métaphore du pisteur et de la chasse au sein du genre policier (Vareille: 45). De même, les deux auteurs s’appuient désormais sur les avancés scientifiques de la police de la fin du XIXe siècle. Dans Le Chien des Baskerville, James Mortimer parle de la précision scientifique de Bertillon (Doyle, 1988: 158) dont le système anthropométrique est tout autant admiré par Arsène Lupin (Leblanc, I:194). Au travers de leurs qualités déductives et de leur besoin commun à rationnaliser les énigmes qui se présentent à eux, les deux personnages traduisent l’indéfectible croyance dans le progrès guérisseur et solutionneur à l’aube du XXe siècle.
Cette convergence des styles est relayée par l’introduction de données diégétiques spécifiques aux récits holmésiens au sein des aventures d’Arsène Lupin. On reconnaît aisément chez Maurice Leblanc le recours au procédé des aventures passées ou imaginaires déjà usité par Conan Doyle. Rappelons que Sherlock Holmes aurait participé entre autres à «cinq cents affaires» (Doyle, 1988: 188) à une enquête sur les «camées du Vatican» (Doyle, 1988: 165), il aurait dénoncé entre autres «le fameux scandale de cartes au Nonpareil Club» (Doyle, 1988: 285), défendu Mme Montpensier (Doyle, 1988: 285) mais aussi participé aux affaires du cabinet Paradol, de la société des mendiants amateurs, de la perte de la barque anglaise Sophie-Anderson, aux singulières aventures des Grice Patersons et des poisons des Camberwell (Doyle, 1987: 297). Parallèlement, Arsène Lupin revendique la participation à plus «de cinq cents vols qualifiés» (Leblanc, II:123) ou la résolution d’affaires célèbres sous les traits de M. Lenormand (813) : «Qu’on se rappelle l’affaire Denizou, le vol du Crédit Lyonnais, l’attaque du rapide d’Orléans, l’assassinat du baron Dorf…» (Leblanc, I: 380).
Nul doute aussi que plusieurs traits de la personnalité d’Arsène Lupin demeurent comparables à ceux de Sherlock Holmes. Ces faux-frères de l’enquête possèdent après tout une ascendance commune remontant au chevalier Dupin et à l’inspecteur Lecoq. Leur élaboration s’effectuant à partir d’une matière identique, la gémellité s’opère indépendamment de la volonté des auteurs. On connaît évidemment les penchants naturels du gentleman-cambrioleur pour les jeux de scène. Ses incessantes démultiplications, ses nombreux pseudonymes sont autant d’occasions de parfaire son jeu et de satisfaire son inextinguible besoin «de divertissement pour la galerie» (Leblanc, I: 813). Sherlock Holmes n’agit pas autrement quand il présente pour la première fois sa méthode à Watson :
Au cours de cette tirade, ses yeux avaient jeté des étincelles; il termina, la main sur le cœur, et s’inclina comme pour répondre aux applaudissements d’une foule imaginaire. (Holmes, 1987: 12)
Même s’il se défend de «faire du théâtre» (Doyle, 1987: 151), revendiquant l’étude des faits sur les formes de l’action, la machine à raisonner de Baker Street qu’est Sherlock Holmes connaît cependant un certain penchant pour la dramatisation de ses aventures ne résistant pas «au plaisir de créer une situation dramatique» (Doyle, 1988: 356). Songeons à cette confidence destinée à Watson : «[…] il est plus que probable que je vous réserverai un rôle à jouer dans ma prochaine pièce » (Doyle, 1988: 310). Cultivant ses dons pour le camouflage et les déguisements sans doute hérité du Lecoq de Gaboriau, il revêt aussi bien l’apparence du vieillard asthmatique (Le Signe des quatre), d’un clergyman (Un scandale en bohême), d’un vieux bouquiniste (La Maison vide) ou d’un ouvrier français mal rasé (La Disparition de lady Frances Carfax). Watson, lui-même, qui voit en lui «un dramaturge» (Doyle, 1988: 65) souligne parfaitement cette formidable aptitude à l’interprétation théâtrale :
Son grand chapeau noir, son ample pantalon, sa cravate blanche, son sourire sympathique et tout son air de curiosité bienveillante étaient dignes d’un plus grand comédien. Holmes n’avait pas seulement changé de costume : son expression, son allure, son âme même semblaient se modifier à chaque nouveau rôle. (Doyle, 1987: 225)
Comme dans un jeu de miroirs, Arsène Lupin reprend l’un des costumes de Holmes et se glisse lui-même dans la peau d’un clergyman dans Le Triangle d’or matérialisant de la sorte la collégialité des écritures. Les deux héros partagent aussi une capacité à l’assujettissement par la voix. Holmes apaise par exemple le désarroi d’Alexander Holder dans Le Diadème de béryls. Watson évoque qu’il disposait à ce sujet «d’un pouvoir hypnotique qui lui permettait d’apaiser quand il le voulait» (Doyle, 1988: 564). De son côté, le cambrioleur témoigne de la même capacité d’envoûtement qui le rend maître des esprits. Ces deux acteurs pour un même rôle se livrent en outre à de nombreuses activités sportives. On sait que Sherlock Holmes maîtrise l’art martial du «baritsu» (La Maison vide) et pratique l’escrime (Le Gloria Scott). Le Signe des quatre nous apprend même qu’il a un passé de «boxeur amateur» (Doyle, 1987: 133), Le Soldat blanchi insiste sur ses «sens anormalement développés» (Doyle, 1988: 333). Arsène Lupin possède une force hors du commun, recourt au jiu-jitsu et doit à son père ses premières leçons de «gymnastique, d’escrime et de boxe» (Leblanc, I: 7). À l’instar d’Arsène Lupin, Sherlock Holmes peut à l’occasion se montrer féru d’histoire et de lecture. Il découvre par exemple la cachette de Douglas en parcourant «une excellente compilation locale qui décrivait comment le roi Charles s’était caché» (Doyle, 1988: 70). Contrairement au jugement primitif qu’émet Watson dans Une étude en rouge sur les piètres connaissances littéraires de son colocataire, Sherlock Holmes considère qu’un «détective doit tout connaître» (Doyle, 1988: 17):
Passant rapidement d’un sujet à l’autre, «mystères» du Moyen Age, violons de Stradivarius, bouddhisme à Ceylan, navires de guerre de l’avenir, poterie médiévale, il traitait chacun d’eux comme s’il en eût fait une étude approfondie. (Doyle, 1987: 173)
Aussi, se montre-t-il capable dès leur première aventure de restituer une citation française d’un vers de L’Art poétique de Boileau (Holmes, 1987: 44) et un extrait des Satires d’Horace (Doyle, 1987: 103). Une autre fois, il rapporte deux vers tirés du Xenien de Goethe (Doyle, 1987: 208) ou un extrait de la correspondance de Flaubert (Doyle, 1987: 256). Lisant les ouvrages en latin3, le citant au besoin (Doyle, 1987: 237), il se précipite à une représentation de Wagner au Covent Garden (Doyle, 1988: 581) et recommande même à Watson la lecture de l’ouvrage de Winwood : Le Martyre des hommes (Doyle, 1987: 118). En somme, le lecteur retrouve ici la spécificité pédagogique de l’écriture feuilletonesque qui se propage dans la deuxième partie du XIXe siècle. En France comme en Angleterre, les auteurs affirment ainsi une volonté politique d’éduquer les nouvelles populations qui accèdent à la lecture. Outre ces multiples citations littéraires au sein de son récit policier, Conan Doyle intègre ainsi des références à Robespierre, Danton (Doyle, 1988: 123), Copernic (Doyle, 1987: 15), Charles Ier (Doyle, 1987: 40), Cuvier (Doyle, 1987: 307) ou au Ku Klux Klan (Doyle, 1987: 310). De son côté, Maurice Leblanc s’inscrit dans la droite lignée d’un Alexandre Dumas et essaime ses récits d’innombrables références culturelles.
En conclusion, il nous paraît clair maintenant que le voleur sympathique et le détective consultant se rejoignent sur d’innombrables aspects. Enfants des nécessités financières de leurs auteurs, Arsène Lupin et Sherlock Holmes doivent autant la vie au genre de la déduction à partir duquel ils se sont développés qu’au succès confirmé de la forme du feuilleton journalistique que leurs auteurs ont su perfectionner. Chacun rivalisant d’ingéniosité, ils marquent une étape charnière dans la construction du genre policier. Bien plus, Sherlock Holmes et Arsène Lupin ouvrent des pistes qui conduiront au développement du genre de l’enquête dans son intégralité. Du roman d’espionnage au polar en passant par les surhommes des comics américains, les extraordinaires facultés intellectuelle et physique des deux enquêteurs modélisent et fécondent les plus grands écrits populaires du XXe siècle.
1. Traduction de Louis Labat pour Paris-Matinal (n°38 du 19 juin 1927).
2. Traductions de Bernard Tourville.
3. Dans Une étude en rouge, Sherlock Holmes évoque l’achat chez un bouquiniste d’un vieil ouvrage Jure inter Gentes (Première partie, Chapitre V, page 40).
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Hannedouche, Cédric (2015). « Arsène Lupin contre Sherlock Holmes ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/arsene-lupin-contre-sherlock-holmes-suite-logique], consulté le 2024-12-26.