«Voilà un titre bien aguicheur», pourrait-on se dire en parcourant la table des matières de cette revue digitale si bien garnie. Un titre en forme de provocation jubilatoire, pour simuler une écriture débridée, donner à lire les symptômes d’une dépense libidinale illimitée? Un titre qui laisserait entendre que les femmes ont outrepassé les limites prévues par d’autres qu’elles, qu’elles se débrouillent toutes seules? Cet article voudrait donner littéralement raison à la provocation, celle du titre et celle du sujet, de sorte qu’il s’agit aussi de trouver un style et une manière qui rendent compte des mêmes provocations, défis et apories auxquels se confronte celui –celle– qui entend voir ce qu’il en est de nos images sexuées, plus encore de nos représentations sexistes. «Où sont les femmes?» claironnait de sa voix aiguë Patrick Juvet en 1977. Que Beaubourg propose en mai 2009 une exposition des œuvres issues de ses collections permanentes composée uniquement d’artistes femmes pourrait bien constituer sinon une réponse du moins sa mise en images. S’il ne s’agit nullement de montrer un art féminin, ni même de présenter des productions artistiques proprement féminisées qui verseraient dans une apologie univoque (ou même controversée) du féminin, ce panorama des différentes artistes, des images et de leurs discours, cette «représentation de représentations des femmes», qui redouble la question de la représentation en lui conférant «un sens transitif»1, n’est rien moins qu’un état des lieux, au sens littéral, il permet de voir où en sont les femmes artistes de nos jours. Un rapide coup d’œil montre que celles-ci puisent massivement leur créativité dans leur condition féminine, dans ce qu’elle a de plus ostensible justement, que ce soient leur corps, leur sexualité et leur libido comme autant d’avant-postes de leur imaginaire, surjouant certains des stéréotypes masculins de la sexualité tout en réinvestissant les usages d’une séduction sensuellement perçue comme attribut féminin. De quoi une artiste ou écrivain femme dispose-t-elle aujourd’hui? Quelles sont les différentes modalités/potentialités artistiques de la féminité, de la perception de la masculinité, des relations de l’une avec l’autre? Qu’en est-il du décalage entre l’intériorisation des désirs, fantasmes et pulsions libidinales et la présentation extérieure de soi en tant qu’être sexuel? Comment s’émanciper ou plutôt quelle voie construire face à la masculinisation des normes et des configurations sociétales? Dans quelle mesure ne reste-t-on pas tributaire d’une virilisation défensive? Est-ce qu’il suffit de «réintroduire du féminin (mais du féminin dessentialisé) dans la théorie sociale»2 ou, comme le propose François Laplantine, de «réintégrer le sensible dans l’épistémologie»? Un présupposé mérite d’être clarifié dès lors: dans quelle mesure s’intéresser au genre du créateur et du récepteur est-il une clé de lecture et de compréhension de la création culturelle? Jusqu’à quel point «la norme du genre» est-elle nécessaire à la pensée et à l’écriture? Peut-on déculturaliser les représentations féminines telles qu’elles émanent des œuvres artistiques, des phénomènes culturels et médiatiques? Si l’imaginaire sexuel et sensuel des artistes et écrivains est la condition d’une manipulation auctoriale, celles-ci l’exploitent dans des registres très divers. Les représentations littéraires, filmiques et médiatiques de la question des femmes ne peuvent être détachées d’enjeux politiques et idéologiques, mais également pornographiques et érotiques, fantasmatiques et virtuels, consuméristes, capitalistes et matérialistes. Le féminisme y possède une part active, le terme ne se suffit pas à sa dimension militante et engagée, tant il opère comme résultat d’une prise en main par les femmes de la féminité, ou plutôt de tout ce qui semble leur revenir (ou appartenir), avec toute la force des stéréotypes, excès ou dérives des représentations sexuelles. Le féminisme est ainsi pris en tension: «s’il encourage les femmes à prendre la parole en tant que telles, c’est afin de n’être pas traitées en tant que telles. Autrement dit, des femmes parlent en tant que femmes pour ne pas se voir assigner un rôle de femmes»3. Un certain féminisme au pluriel4 cherche à proposer des voies alternatives entre capitalisme et patriarcat. Non pas un repli identitaire, stigmatisé un peu facilement à une rhétorique féministe agressive ou à un féminisme militant (ce qu’il peut comporter d’excessif et de caricatural), mais une nouvelle alliance, au-delà d’une critique d’une masculinité hégémonique –cela fait déjà quelque temps qu’elle ne l’est plus–, révélant tout le potentiel de transformation générique dont la création féminine fait preuve aujourd’hui.
Si, dans les années 60 et 70, la différence des sexes a volontiers été pensée et représentée en termes de hiérarchie, elle est prioritairement perçue aujourd’hui en termes de politique, cherchant à dissoudre l’autorité en la questionnant de tous les points de vue. Que deviennent les discours du féminisme aujourd’hui, quand ceux-ci sont pris (menés) par des femmes qui prennent les commandes? Les intérêts politiques et économiques d’une main mise de l’image de la femme restent fascinants et attirants, comme le montrent l’effet et le discours de Sarah Pallin aux États-Unis. D’une part, Sarah Pallin récupère toute la phraséologie offensive de l’émancipation des femmes pour justifier et défendre une politique étrangère menaçante et tapageuse, de l’autre, elle joue clairement de sa féminité pour se doter d’un pouvoir phallique5. Au-delà d’un goût critique de sexuer la pensée, le pouvoir, la raison, les émotions, l’alternative choisie par certaines artistes consiste à démasquer le caractère genré (et la part de sexisme que cela connote) des esthétiques contemporaines, en décrédibilisant leurs canons et leurs valeurs6. La parole sexuée ne revient jamais seulement aux mots, elle influence aussi les médias, les arts, les performances qui à leur tour modifient le rôle du langage dans la désarticulation des représentations et la distinction des sexes, le langage se trouvant ravalé au rang d’adjuvant, sinon d’élément secondaire. Les représentations sont remplacées par des illusions qui émanent de toute une propagande médiatique dont la diffusion orchestrée dit l’effet de puissance du virtuel (sa potentialité à l’actualisation). «L’idéologie possède une base matérielle, un fondement objectif qui renforce et reproduit la tromperie»7 souligne Paolo Virno. On a beau en appeler et dénoncer le phallogocentrisme du langage, «l’hétérosexualité obligatoire»8, la force (durabilité) des représentations masculines, machistes ou misogynes, il resterait aux femmes les illusions, l’artifice, l’appât. «Tout ça pour en arriver là?» pourraient penser les plus pessimistes d’entre nous en ce début de XXIe siècle. Non pas. Le mouvement féministe a entre temps éclos et essaimé, complexifié et diversifié par les Gender et les Cultural Studies9 qui ne défendent pas seulement injustices et inégalités (les acquis sociaux et économiques en sont des résultats tangibles), mais qui ont aussi leurs effets dans une autre manière de donner à voir et à lire ce que les femmes voient et perçoivent. Suffragettes, féministes et universitaires engagées ont donné le temps à la génération des artistes et écrivains d’intégrer (c’est-à-dire d’intérioriser et de bénéficier) ce discours, non pas seulement dans sa dimension vindicative ou militante, mais dans sa dynamique artistique également, auxquelles elles n’ont plus peur d’avoir recours pour les subvertir, renversant les topoï machistes et misogynes aussi bien que féministes. Ruiner les représentations dominantes (mais effectives) en les ridiculisant, en déjouant le réel qu’elles connotent? Les Mariées puis les Nana que Nikki de Saint-Phalle réalise dans les années 60 exagèrent et outrent (outrage) les archétypes féminins: seins et fesses plantureux, couleur rose bonbon, porte-jarretelles… Ces stéréotypes sont d’autant plus prégnants qu’ils sont des signes érotiques unificateurs de la communauté; ils lui confèrent des images sexuelles convergentes, l’unissant par une stigmatisation triviale de motifs sexistes et réducteurs, d’où leur ténacité et la difficulté de les annihiler. Si Nikki de Saint-Phalle ne revendique pas de démarche féministe militante, elle joue explicitement de sa féminité comme d’une arme masculine quand elle lance son Tir dans les années soixante: «C’était très scandaleux, écrit-elle dans une lettre à Pontus Hultén, de voir une jolie jeune femme tirant avec un fusil et râlant contre les hommes dans ses interviews. Si j’avais été moche, on aurait dit que j’avais un complexe et on m’aurait oubliée»10. Dix ans plus tard, en 1968, l’artiste Valie Export déambule dans les rues de Vienne offrant sa poitrine aux mains des hommes au travers d’une boîte qui les rendait invisibles (Tapp und Tast Kino). Dans une autre de ses performances Aktionchose: Genital Panic (1969), s’affichant une mitraillette à la main, portant un pull et un pantalon laissant voir son sexe, elle circule dans un cinéma porno, apostrophant le public pour qu’il sorte de son fauteuil et vienne la toucher – ce dont il se garde, sortant massivement de la salle. La désérotisation à l’œuvre est un procédé de musèlement d’un public qui tire son plaisir pornographique de l’image plus que de la performance. «Je me vois comme une pornographe sociale et comme une artiste au cœur et partie prenante du système, déclare l’artiste viennoise Elke Krystufek. Mes travaux sont toujours très fortement orientés par l’histoire de l’art et la sexualité m’intéresse en tant que phénomène social et asocial»11. L’explication sociale de la performance artistique, bien qu’elle renvoie à un motif réel de revendications, est elle-même subvertie par un effet cathartique sexuel, comme un spasme ou une secousse qui dénude, en la laissant s’extra-pervertir, la violence des pulsions.
Le baiser de l’artiste. Le distributeur automatique ou presque! (1977) d’Orlan joue, avec provocation et sans censure, d’une érotisation licencieuse profitant des lois du marché (remplaçant la loi phallique). La subversion impertinente du topos un peu facile de la sensualité féminine va de pair avec la dénonciation d’un matérialisme que l’on prête volontiers aux femmes (la mode et l’apparence conjuguées à la consommation), que l’on récupère par une concupiscence récupérée qui profite directement à une stratégie capitaliste de «démarcations qualitatives» des sexes exploitant une logique de «consommation vampirique»12. Vanitas: robe de chair pour albinos anorexique (1987) de l’artiste tchèque Jana Sterbak, reprend par le titre et la forme, une robe faite de viande de bœuf crue, les archétypes carnivores de la société de consommation. L’«excès fantasmatique» de ces productions hyperboliques place «les femmes non seulement au rang de produits commerciaux au sein d’une économie des échanges érotiques, mais de produits qui sont aussi des consommateurs privilégiés, capables d’accéder à la richesse, à une position sociale privilégiée»13. Puisant ses bases dans la chanson Material Girl de Madonna jusqu’au plus récent Womanizer de la sexy et sulfureuse chanteuse Britney Spears14 (dont certaines parties du clip ont été récemment retirées des sites en France), ces chanteuses entendent venger Marilyn Monrœ, victime iconique de sa propre sensualité, s’apparentant à de nouvelles amazones agitatrices d’une «culture porno/pop» qui en fait volontairement trop: «Nous ne pourrons peut-être pas échapper au ridicule de la culture porno/pop, mais nous pouvons tenter de l’utiliser pour nous créer une sexualité plus en prise sur la réalité»15. La chanson «Material Girl» est le second single de l’album Like A Virgin , les titres, suffisamment explicites, stigmatisent les deux pôles antagonistes du mythe de l’icône-girl. Explicitement inspirée de la chanson de Marylin Monrœ «Diamonds are a girl’s best friend» qu’elle interprète dans le film de Howard Hawks Gentlemen prefer blondes (1954), c’est surtout dans le clip vidéo de sa chanson que Madonna joue de l’imitation avec Monrœ. Des détails comme l’usage de gants et d’éventails dans la vidéo confirment cette filiation. Georges-Claude Guilbert, dans Madonna as postmodern myth: how one star’s self-construction rewrites sex16, revient sur la présence de l’éventail qui symbolise le désir ardent ressenti par Monrœ aussi bien qu’un rituel de sacrifice, elle qui fut l’une des égéries féminines des années 60. L’éventail de Madonna à la fin du clip signifie que la chanteuse –en rendant son hommage à Monrœ– n’a pas l’intention de devenir une victime de son sexe, et qu’elle entend s’en servir au contraire pour promouvoir un mythe féministe postmoderne. Si «material» est un terme ambivalent ou plutôt impropre, puisque le mot correct serait plutôt «materialistic», l’expression «material girl» en revanche désigne le type de femmes dévergondées, s’écartant ainsi de sa forme d’origine qui renvoie au stéréotype de la disponibilité sexuelle (il ne suffit pas que les femmes soient libérées). Une voix (masculine) aux accents robotiques répète le hook «Living in a material world» qui n’est rien d’autre qu’un effet musical mimétique d’un monde matérialiste tenu par les hommes que la chanteuse exploite. Si Madonna eut beau jeu de le désacraliser et mythifier, elle dira par la suite combien il lui fut difficile de sortir du carcan qu’elle dénonçait et de se démarquer d’une image qui plut tant aux autres qu’ils l’empêchèrent d’une certaine manière de s’en départir, montrant que la libération des femmes par la médiatisation artistique est aussi bien un produit commercial et collectif qu’une production de soi.
«Tu es féministe parce que tu es moche»17. L’incipit de l’essai King Kong théorie de Virginie Despentes confirme la force attractive d’une stratégie d’appropriation ouvertement offensive, subvertissant une tirade antiféministe (assez éculée tout de même) pour motiver une réflexion fictionnelle? Virginie Despentes en fait même une raison d’être écrivain: «Bien sûr que je n’écrirais pas ce que j’écris si j’étais belle. C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui»18. Il n’est pas peu savoureux que Virginie Despentes donne un argument esthétique, tout en se revendiquant d’un «féminisme porno-punk» dans son dernier documentaire intitulé Mutantes (2009) –dont on aura noté l’écho génétique féminisé aux mutants X-Men. Caméra à l’épaule, elle interroge les femmes des États-Unis jusqu’à Barcelone, invitant selon ses propres termes à la «révolution sexuelle» et au «féminisme pro-sexe». Prééminence de commentaires, d’avis et de prises de position, les écrivains et artistes femmes en font l’objet de leur transgression, elles y puisent leur source d’inspiration, que ce soient Catherine Millet, Christine Angot, Elfriede Jelinek ou encore de Sarah Kane, elles ont besoin de s’expliquer, et leur métatexte, qu’il soit intégré au texte, ou qu’il le borde, qu’il s’agisse d’entretiens, de préfaces, semble presque aussi important que le récit ou que leurs images – comme s’ils n’étaient pas suffisamment autonomes ou indépendants qu’ils puissent aller seuls. «Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique», déclarait déjà Bérénice (acte II scène 1)… Ce serait donc toujours le même (temps)? Il (leur) faudrait encore étayer ce qu’elles ont voulu dire ou faire, se justifier, comme si l’œuvre ne se suffisait jamais à elle-même, ou comme si l’œuvre était faite aussi (précisément) pour provoquer ce discours adjacent là? Récits provocateurs et images sexuellement incorrectes sont aussi une stratégie permettant à l’écrivain ou l’artiste de récupérer la parole: c’est parce qu’elles choquent que les médias s’intéressent à elles, on les interroge, on les interviewe. Même modalité opératoire chez Catherine Breillat qui donne de nombreux entretiens et commentaires. Son film Romance (1999) fut rebaptisé par le public Romance X en référence à l’affiche du film (elle fut censurée aux États-Unis) qui montrait un corps de femme cadrée au niveau du pubis, une main posée sur celui-ci, le tout recouvert d’un grand X rouge barrant l’affiche. S’ensuivit une polémique aussi vive que programmée, tant le film jouait, jusque dans le titre, d’un parfum de scandale, le X et la «romance», avec tout ce que le terme connote de fleur bleue. «Ce que je poursuis dans mes films, c’est le moment où le regard d’une actrice se voile, déclare Catherine Breillat lors de la conférence qu’elle donna à Téhéran en 1997. Cette opacité brusque au moment même où elle s’abandonne, où elle se donne à voir et se dérobe complètement en même temps, est un mystère vertigineux et absolu». La cinéaste peut toujours en appeler au «mystère féminin», la présence de l’acteur porno Rocco Siffredi rompt visuellement et bruyamment, avec le discours volontairement sirupeux de la cinéaste, l’invalidant explicitement, ou plus exactement il le fait fonctionner en ironie, se reversant sur le public qui sent bien que la cinéaste se joue de lui. La cinéaste exploite les contradictions du discours romantique et de l’image pornographique comme autant de procédés médiatiques subversifs, ils seront exactement repris et relayés par la critique. La dénégation de provocation sexuelle entre dans une stratégie esthétique et idéologique de la cinéaste qui ne dévoie les codes d’une pornographie filmique réservée aux hommes que pour autant qu’elle fait mine de s’en défendre. Innocence feinte ou plutôt discours à double entendre, la subversion féminine passe par l’ambiguïté des sous-entendus, par des implicites qui contredisent ce qui est dit et montré. Ghada Mer, pour réaliser Big Pink Diagonal / Big Angie – RFGA (2002) coud ensemble des images de femmes tirées de revues pornographiques pour en faire une œuvre au ton rose bonbon, sorte de réécriture transgressive post-moderne du patient tissage de Pénélope. Outrage, simulation et manipulation seraient les nouvelles stratégies artistiques du féminin pornographique? Loin pour la cinéaste de dire le vrai ou de se faire l’écho (le relais) d’un discours féministe qui défendrait la libération de la femme ou son indépendance, il s’agit de jouer des préjugés pour enfermer le public en ce qu’il est, pris dans son ensemble et par un phénomène ancestral de nivellement par le bas d’un collectif qui est souvent le porte-parole des préjugés moraux et sociaux. La transgression féminine n’est pas dans les mots ni même seulement dans les actes, mais dans la contradiction exacte émanant de la confrontation des deux, de sorte que la performativité discursive est démentie par la performance visuelle qui est sans doute la plus puissante, au moins dans ses effets, mais aussi dans sa prégnance mémorielle. On se rappelle davantage sans doute des images sulfureuses des films de Catherine Breillat que de ses réflexions sur la pornographie et l’érotisme. La prégnance des images sexualisées confirme par là même la force des préjugés et des inhibitions. En les projetant sur le spectateur, celui-ci les prend en pleine face. Une des puissances de l’image pornographique tient à sa frontalité, faisant du spectateur un voyeur-propriétaire de l’image sexuelle qui lui est d’autant plus offerte (coupable) que la sexualisation pornographique a tendance à s’extérioriser des relations humaines et sociales19.
Quel rôle jouent la performance sexuelle et la surexposition des corps féminins dans le «réexamen des rapports de genre»? Quel est l’impact des nouvelles théories de la sexualité féminine (en tant que postulats sexuels du désir et de la sexualité féminine), non pas seulement en tant qu’«économie libidinale non-phallique», mais aussi pour ses spécificités et ses manifestations propres? Bien qu’elle soit loin d’être la seule norme constitutive de l’identité, la notion de genre, alors même qu’elle est surinvestie par les champs politique et médiatique, prend une importance prépondérante sur la production et la réception des œuvres artistiques. Dans un entretien, Elfriede Jelinek, écrivain autrichien dont les romans porno-érotico-sexuels font régulièrement scandale (et qui reçut toutefois le prix Nobel en 2004), utilise l’un contre l’autre: c’est parce que les écrivains femmes sont forcées d’utiliser un langage forgé et dominé par les hommes qu’elles ont recours à la pornographie. «La femme est menée dans la langue de l’homme, car il n’existe pas de langue de la femme. La seule possibilité que nous ayons, c’est de tourner en ridicule cette langue masculine, de la détourner de façon subversive, de nous en moquer. Le seul moyen qui reste à celui qui appartient à la caste des opprimés, c’est de ridiculiser le maître, de le dénoncer dans sa tentative pitoyable de maintenir son pouvoir»20. Au-delà de l’identification toujours réductrice qu’entretient un rapport implicatif du genre à la création, perdure le danger de décoder le genre (gender) à partir d’une sexualité masculine hétérosexuelle, qui ne produit pas seulement un sujet genré déterminé, mais qui l’«encode» (l’inclinant du côté de la pornographie) comme étant «la vérité, plutôt que l’hyperbole, de la production du genre»21 –outre le risque de la performativité d’un de ses effets de bord selon lequel le sexe, lorsqu’il n’est pas soutenu par l’illusion, serait incomplet et/ou monotone. Le paradoxe des images pornographiques en découle: elles satisfont chez le spectateur sa pulsion taxinomique et mimétique, son désir d’en visionner et d’en collectionner toujours plus alors même qu’elles se ressemblent toutes22. De sorte que le réinvestissement (tenue) des pulsions sexuelles par les femmes (actrices, écrivains, personnages, mais aussi lectrices et spectatrices) n’est autre que l’effet d’une dissémination féminisée – comme s’il fallait et/ou qu’il était possible qu’elles soient désormais partout. Le roman de Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M. (2001) en constitue l’une des conséquences manifestes. Parce que la représentation de la sexualité fonctionne comme «une sexualité en miroir»23, la critique a suffisamment dit combien la romancière avait capté un lectorat féminin, excluant de fait les autres. S’agit-il d’un dispositif textuel (lectorat virtuel), un effet de la stratégie de la romancière, ou ne serait-ce qu’un phénomène de société, une question de réception découlant d’une époque et d’une mentalité? Où est la place réelle des lecteurs masculins? L’intérêt et l’impact d’un tel texte sont multiples: étape décisive dans l’évolution des mentalités, il enfreint une des limites, celles des tabous sociaux, transgressant les interdits plus ou moins intériorisés (paternisés) de la pudeur et du non-dit des femmes en ce qui concerne leur sexualité. Il confère par là même au lectorat masculin un nouveau (autre) statut, en leur imposant une place marginale qui découle directement de leur appartenance générique. Si les effets produits par ce texte sont toujours de l’ordre d’une envie frustrante: jalousie des lecteurs masculins, convoitise des lectrices, le sort réservé aux premiers toutefois n’est pas du tout du même ordre que celui des secondes. Mis à l’écart, le lecteur (comme genre) ne peut intégrer la fiction qu’en tant qu’un des objets consommés par la narratrice. Force paradoxale des pulsions libidinales exclusivement féminines qui font passer le plaisir du lecteur en second, c’est-à-dire après celui de l’auteur – impression renforcée par le genre du texte qui est une autofiction à peine voilée… Mais significativement ce qui est voilé c’est le nom de famille, tribut paternel par excellence. Racontant sa pratique de la «sexualité de groupe»24 la narratrice reprend à son compte les représentations misogynes de la sexualité, elle bénéficie ainsi des stéréotypes de la «performance sexuelle» à laquelle les hommes ont volontiers recours. Le récit du libertinage de Catherine M. joue habilement d’effets de réel et de renversements des clichés sexuels. Jamais une panne ni le moindre pervers à l’horizon dans toutes ses rencontres hasardeuses, pas le plus petit bémol sexuel, nulle déconfiture ni désagrément… Les aventures contribuent unanimement à une autocongratulation narcissique, la réussite sexuelle est totale, et la valorisation qui en résulte pour la romancière a surtout tendance à «dé-narcissiser» le lecteur qui se sent bien moins loti, mais surtout qui est en position de soumission: une stratégie auctoriale dominatrice est en place de la part d’une romancière qui impose ses désirs, mais qui positionne aussi son roman, par la façon dont elle opère narrativement (sélectionnant, manipulant ses aventures puisées de son vécu), comme œuvre et non simplement comme un phénomène de mode. La romancière joue d’un récit en forme d’anecdotes sexuelles qui ne sont ni des aveux ni des confessions, mais une narration circonstanciée de son expérience intime, loin de toutes considérations morales et sociales et faisant fi des préjugés, interdits ou idées préconçues, comme si celle-ci était parfaitement ordinaire sinon banale. C’est la répétition de la jouissance de la narratrice qui fait l’obscénité de ce texte, outre l’exhibition pornographique dont l’infraction renvoie surtout à sa sur-visibilité. Les tabous sexuels vont de pair avec l’usage et les valeurs d’un langage phallogocentrique et qui se trouve au service d’un plaisir féminin qui se chante sur tous les tons: la narratrice en rajoute dans sa jouissance, elle la concrétise et la fait métaphoriquement entendre en disant et répétant ces scénographies sexuelles. Assumant le sexe «comme un acte de discours»25, pratiquant «une stratégie de la resignification», c’est par les mots qu’elle en fait trop. Elle simule par le verbe en faisant de celui-ci une arme phallique récupérée à l’usage de ses plaisirs, reprenant les topoï masculins des films pornographiques (la performance, la multiplicité, le sexe à discrétion). Réussite totale, magistrale et définitive? Jour de souffrance, son roman qui paraît en 2008, peut être lu comme son exact contrepoint, la réponse (revanche) affective des licences corporelles de sa Vie sexuelle, un retour du refoulé qui ne serait pas tant moral que sentimental. Catherine Millet raconte une nouvelle expérience, l’épreuve de la jalousie qui n’est autre qu’un topos littéraire, autrement dit elle s’inscrit explicitement dans une tradition littéraire collective, mais la jalousie est aussi un affect qui avait été l’un des moteurs réceptifs de son livre précédent (que ce soit son engouement ou son rejet). Compensation libidinale d’ébats sexuels perçus comme suffisamment transgressifs pour justifier une punition ou effet-boomerang de cette «circulation permanente, avec permutation de rôles et de champs» qui va de «l’exercice de la sexualité proprement dite à la production de fantasmes sexuels et enfin au spectacle de la sexualité (films, images, textes…)»26?
À la crudité du récit de Catherine Millet répond un choix de provocation par la vulgarité de Virginie Despentes, à l’instar du titre insolent, reprenant au masculin sa grossièreté, de son premier roman Baise-moi (1994). L’incipit du roman de Virginie Despentes est un festival de vulgarités, insultes et injonctions obscènes qui font directement écho aux films pornographiques, c’est d’ailleurs ce qu’est en train de regarder l’un des deux personnages féminins en guise d’incipit: «Assise en tailleur face à l’écran, Nadine appuie sur «Avance rapide» pour passer le générique». Mais tout de suite déferle le registre verbal du film porno qui choque un lecteur qui pourrait bien passer tout aussi rapidement ou même de s’arrêter là dans sa lecture, de sorte qu’il n’aurait pris aucun plaisir. Une fracture s’opère entre le plaisir du texte et le lecteur. Cette vulgarisation pornographique prend la forme du défi, de l’ironie et de la performance, comme autant d’effets de bord d’une des données de la sexualité féminine (et dont usent les artistes et écrivains contemporaines) qu’est la simulation, ou plus exactement cette propriété qui est la leur – l’évolution se situant sans doute dans leur façon d’en jouer artistiquement quand elles le subissaient dans la vie. La provocation des discours et des images par ces femmes n’est pas tant un effet gratuit de projection plus ou moins vengeresse que le témoignage (preuve par l’exemple) d’une posture féminine où la dimension ludique n’empêcherait nullement la vertu lucrative qui serait un effet direct (premier) de l’exploitation des images et des représentations des femmes par elles-mêmes. La sexualité féminine ne s’est pas seulement déplacée, elle se dévalue et s’abaisse en devenant grossière, reprenant aux hommes les stigmates verbaux et corporels de leurs vulgarités. Vulgaires les femmes? L’expression peut être prise aux sens littéral et figuré, selon Ariel Levy, elle renvoie à la mouvance des «female chauvinist pigs», ces femmes qui revendiquent d’être des objets sexuels, mais surtout, c’est ce qui est plus récent dans le phénomène, par un aspect lesbien ou saphique qui est moins une revendication identitaire qu’une expression de libération des mœurs et des règles –en s’octroyant une liberté de faire et dire sa sexualité par la vulgarité pornographique27. Les peintures sur toile de Betty Tompkins intitulées Fuck Paintings (1969) stigmatisent autant un désir d’enfreindre les limites du langage (la bienséance) que de faire voir ce qui ne se montre pas quand on est une femme. L’exhibition d’une sexualité féminine volontairement outrageante et médiatiquement obscène, dans sa récupération capitaliste et mercantile, s’est répandue à tel point qu’elle ne se suffit plus à elle-même. «Ce que nous considérions naguère comme un type d’expression sexuelle passe désormais pour la sexualité en tant que telle»28 souligne Ariel Levy. Quand Virginie Despentes réalise l’adaptation cinématographique de son roman Baise-moi en 2000, elle travaille avec l’actrice X hardeuse Coralie Trinh Thi. La trame narrative joue du motif juvénile (un rien immature) de deux post-adolescentes Nadine et Séverine inséparables et se racontant tout – et les prénoms sont d’autant plus conventionnels que leurs exactions sexuelles et corporelles sont pour le moins trash. Virginie Despentes exacerbe ainsi le décalage ou l’impropriété de la violence et de la vengeance du film qui, s’il est frontalement choquant par la nature et par les effets des images, est peut-être moins dérangeant et moins avant-gardiste en ce qu’il se contente (tout est relatif) de reprendre les codes sexuels et érotiques du thriller, ce qui n’est pas sans interroger, à l’instar des films de Catherine Breillat par exemple, la réelle marge de manœuvre et l’espace d’inventivité visuelle possible d’une pornographie initiée et/ou filmée par des femmes. Bien que les écrivains et artistes critiquent les représentations conventionnelles de la féminité, il semble encore difficile de se départir de schémas sociopsychologiques préfigurés se conformant au «rôle sexué» des hommes et des femmes. De nouvelles formes d’expression s’implantent dans nos champs de représentation sexuels: cyberespace et réseaux sociaux, propagation virtuelle au fort pouvoir érotisant… La cybernétique permet d’outrepasser les tabous sexuels (le protagoniste est caché derrière son écran, il ne risque rien), facilitant ses débordements comme la marchandisation pornographique. La mutation des images, qui outre l’évolution des représentations sexuelles, va de pair avec un mouvement collectif du féminin. La provocation consiste à laisser aux femmes la possibilité de prendre ensemble le pouvoir des images et des mots à l’instar de la série télévisée Sex and the city ou encore de la bande dessinée intitulée Lost girls (Filles perdues) parue en 2009 d’Alan Moore et Melinda Grebbie qui mêle kitsch, esthétisation des images, kamasutra et sexe-toy. C’est une subversion visiblement érotisée de trois des personnages féminins de l’imaginaire enfantin: Wendy, Alice et Dorothy, les jeunes héroïnes de Peter Pan, Alice au pays des merveilles et du Magicien d’Oz. Images archétypales rassurantes d’une innocence apparente, c’est-à-dire rendant visible la virginité, elles semblaient avoir définitivement congédié toute pulsion libidinale, dans la bande dessinée au contraire, elles se retrouvent pour se raconter respectivement leurs exploits sexuels (parodie d’un autre archétype masculin). La vidéo de Marie-Ange Guilleminot intitulée Mes poupées (1993) joue d’une même infraction licencieuse (désobéissance), l’artiste malaxant et collant des formes génitales masculines sur des chiffons doux et soyeux (monde de poupées). Transgression sexuelle suprême (la prétendue innocence enfantine) ou simple bravade dans une économie érotique de la surenchère?
Comme une transgression de plus, la sexualisation de certaines des œuvres peut retourner directement la violence sur un corps féminin que l’artiste ou l’écrivain brutalise sexuellement en lui faisant mal. Une œuvre spectaculaire en ce sens est celle de l’artiste israélienne Sigalit Landau intitulée Barbed Hula (1969). L’artiste transforma ainsi un fil de fer barbelé en un «hula-hoop», objet qui fureur dans les années 60 et qui symbolise l’american way of life, il fut jugé trop lascif et sensuel et fut d’ailleurs interdit au Japon et en URSS. Dans une vidéo en boucle, l’artiste fait une démonstration de danse du ventre avec ce cerceau en barbelés qui la blesse évidemment. Elle qualifie (provocation ou dénégation?) ce «numéro de désensibilisation» en ce que la scène a été filmée sur une plage du sud de Tel-Aviv considérée comme «la seule frontière calme et naturelle d’Israël»29, les traces de sang et les blessures qui apparaissent néanmoins sur le corps montrent une action en temps réel face au spectateur souffrant (par empathie mimétique) et impuissant. De même, la série de photographies de l’artiste américaine Hanna Wilke, S.O.S. Starifications Object Series (1974-1975) est issue de l’une de ses performances mettant directement en jeu et en danger son propre corps. Elle détourne les stéréotypes attachés au regard masculin – ou tout au moins la représentation qu’elle s’en fait, de sorte qu’elle reste dans l’illusion manipulatrice en usant d’artifices qui ne sont autres que des produits de consommation – en se collant à même la peau des chewing-gums mâchés par le public qui produisent un effet de cicatrices et de blessures et forment ce qu’elle nomme «des sculptures vaginales». Comme si «reprendre possession de son propre corps», ainsi qu’elle l’affirme, ne pouvait s’effectuer que par une violence reversée sur soi, par la douleur et la souffrance physique: «Je me suis donné la forme d’une déesse, d’un ange, pour pouvoir expulser les symboles féminins créés par les hommes et pour donner ainsi aux femmes un nouveau statut, un nouveau langage formel»30. Rejet du langage perçu comme domination masculine au profit de la réappropriation d’un langage corporel –dont il n’est jamais certain qu’il ne soit pas moins emprunt des stigmates virilisés, ni même qu’il ne soit plus facile de l’en désengager. Si ces artistes choisissent de se réapproprier leur propre corps en l’attaquant, s’agit-il d’une préférence sadique assumée ou est-ce dans le fond le signe de la réussite totale d’une manipulation masculine qui renverse et boucle la violence féminine sur elles-mêmes? Quand le désir consiste à enfreindre les tabous et les limites d’un corps (dont l’une des fonctions primordiales est justement de se préserver des agressions), loin d’être seulement un «slogan»31 pour reprendre l’expression d’Emma Lavigne, le corps est ainsi «déterritorialisé de lui-même» par des brutalités qui le dénaturent de sa fonction protectrice ancestrale. Il n’est pas surprenant dès lors que ces artistes s’en prennent à leur visage. La défiguration est l’attaque la plus prééminente et la plus spectaculaire du fondement identitaire. Aussi, lorsque l’artiste activiste américaine Zoe Leonard ainsi de mutiler un corps féminin, ses photographies de Preserved Head of a Bearded Woman (1991) montrent une tête d’une femme à barbe, qui, à la fois masculinisée et décapitée, est conservée dans un bocal. Comme si l’artiste avait fait sien ce fantasme de la castration en le réalisant sur une femme qui exhibe un attribut masculin. L’incarnation du sexe (comme genre) oscille entre l’accessoire et l’identité, entre citation subversive de la loi et illustration de celle-ci. Si «la subordination de la citation» est «une ruse»32, sa performativité comprend implicitement les enjeux symboliques inhérents à toute domination. La prégnance érotique de l’interdit perdure. «La loi d’interdiction, souligne Judith Butler, court le risque d’érotiser les pratiques qui tombent sous le regard scrutateur de la loi», de sorte que «les interdictions elles-mêmes peuvent devenir l’objet d’une érotisation»33, elles se reversent sur une sexualisation transgressive: «subir la censure» devient ainsi un élément actif de l’économie libidinale. Dans cette perspective, la réutilisation sadomasochiste des interdictions est toujours ambivalente, depuis l’effet d’une «logique de la répudiation»34 à la soumission sexuelle où l’abjection vaut comme plaisir. L’écrivain autrichienne Elfriede Jelinek, dans son roman Lust (1989), dénonce la domination masculine des rapports bourgeois par la violence sexuelle, le sadisme et l’humiliation35. Au moment de sa sortie, la critique qualifie immédiatement ce roman de «roman pornographique au féminin», faisant ainsi de celui-ci un phénomène médiatique. La pornographie de certaines scènes de ce roman vaut pour leur ambivalence polémique où entre une crudité sexuelle et un sadisme jouissif. Jelinek dénonce ses travers autant qu’elle y a recours puisqu’elle en fait la modalité spectaculaire de son récit. Elle peut bien la dénoncer ensuite dans ses discours en tant qu’«outil masculin par excellence qui permet l’exploitation de la femme par l’homme», dans ces scènes sadomasochistes et érotico-pornographiques, le personnage féminin se soumet deux fois, au moment de l’acte sexuel et par sa soumission. Alors que Jelinek s’apparente au mouvement féministe et qu’elle représente une femme soumise et victime des diktats machistes dans ses romans, elle ménage une certaine ambiguïté, en la rendant pour une part fautive de l’asservissement auquel elle participe par sa subordination – que l’écrivain confond volontairement avec une certaine forme de contentement. Les modalités masochistes de ses fictions ne sont pas sans provoquer des réactions et des critiques dans le monde des féministes qui voient dans cette dénonciation une forme de désaveu rétrograde sinon outrageant pour les femmes. C’est aussi toute l’ambiguïté ou la limite de la marge de manœuvre de la forme et du genre de l’exploitation fictionnelle de la sexualité. Pas de discours proprement féministe dans ce roman quand les contre-valeurs de celui-ci prennent toute la place romanesque. On peut toujours arguer que le discours féministe est présent dans l’antiphrase, que les valeurs bourgeoises sont tournées en dérision par un narrateur ironique et sarcastique qui serait définitivement du côté des femmes… Et quand le genre consiste en des exercices du «sexe» (Monique Wittig), le sexe est un signe et le genre une parodie. Si «les significations de genre reprises par ces styles parodiques participent manifestement de la culture misogyne dominante (…), elles n’en sont pas moins dénaturalisées et «enrôlées par la parodie qui met en scène leurs conditions de production»36. La pratique (même romanesque) semble moins évidente que la théorie. Bien que Jelinek a recours effectivement à l’usage d’un discours rétrograde et machiste pour le ridiculiser et l’invalider, si elle exploite le double sens et la duplicité inhérents à tout usage de l’ironie, le risque existe toujours de n’être pris (entendu) qu’au sens littéral, piège d’autant plus grand quand il arrange tant un collectif qui reste encore la voix du masculin. L’ambivalence de sa démarche est révélatrice d’une marge de manœuvre encore ténue des femmes sur leurs propres représentations sexuelles. À moins qu’il ne s’agisse d’une volonté de brouiller les cartes pour changer (enfin) la donne? «Brouiller les cartes. Masculin? Féminin? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue, on n’observerait pas ce flottement dans ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière»37.
1. Camille Morineau, ««elles@centrepompidou»: un appel à la différence», Catalogue de l’exposition «elles@centrepompidou. Artistes femmes dans la collection du Musée national d’art moderne», Centre de création industrielle, Paris, Éditions du centre Pompidou, 2009, p. 16.
2. François Laplantine, «Masculin/féminin», Introduction au volume Ce genre qui dérange. Gender that matters, Soraya Behbahni (dir.), Edition Tétraèdre, 2010, p. 13.
3. Eric Fassin, «Le genre en représentation», in Elles@centrepompidou, op.cit., p. 303.
4. Voir l’ouvrage intitulé Féminisme au pluriel, Pauline Debenest, Vincent Gay et Gabriel Girard (dir.), Paris, édition Syllepse, coll. «Les cahiers de l’émancipation», 2010, et tout particulièrement l’introduction «Féminismes: controverses et perspectives», p. 7-13.
5. Lindsay German, Material Girls: women, men and work, London, Bookmarks, 2007, p. 148.
6. C’est la théorie de Nancy K. Miller, The Poetics of gender, New York, Columbia University Press, 1986.
7. Paolo Virno, «Post-Fordist Semblance», SubStance, vol. 36, N°1; p. 42.
8. L’expression est récurrente chez Judith Butler, le plus souvent associée à celle du «phallogocentrisme», voir par exemple Gender Trouble: Feminism ans the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990, traduit par Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte, coll. «Poche», 2008, p. 54.
9. Ainsi, Judith Butler par exemple revendique la croisée des deux influences dans la réflexion sur le féminisme, les Cultural Studies et les Gender Studies, elle se réclame tout autant des influences de Spivak ou Bhabba, ce qui corrobore la pertinence de la présence comparatiste dans ce domaine.
10. Citée par Quentin Bajac, «Feu à Volonté», in elles@centrepompidou, op.cit., p. 48.
11. Interview d’Elke Krystufek in Sex in the City, catalogue de l’exposition de Vienne, Kunsthalle Wien Project Space, 2003, p. 31.
12. Rosi Braidoti, «Théorie féministe posthumaine», in elles@centrepompidou, op.cit., p. 331.
13. Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe (Bodies that matter. On the discursive limits of «Sex» 1993), Paris, Amsterdam éditeur, 2009, p. 139.
14. «Material Girl» est ainsi reprise par des artistes comme Britney Spears ou The Chipettes.
15. Jessica Valenti, Full Frontal Feminism: A Young Woman’s Guide to Why Feminism matters, Seal Press, 2007, p. 43.
16. Georges-Claude Guilbert, Madonna as postmodern myth: how one star’s self-construction rewrites sex. Gender, Hollywood and the American dream, Cambridge, Scholars Publishing, 2002.
17. Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Le Livre de poche, 2010, p. 10.
18. Ibid., p. 9-10.
19. C’est la thèse défendue par John Berger dans Ways of seeing, London, Penguin, 1990, p. 56. On repère un procédé très proche dans le récit de Catherine Millet par exemple.
20. Christine Lecerf, Elfriede Jelinek, l’entretien, Paris, Le Seuil, 2007, p. 65.
21. Wendy Brown, «The Mirror of Pornography», in Feminism and Pornography, Drucilla Cornell (dir.), Oxford, University Press, 2000, p. 208.
22. Nina Power, La femme unidimensionnelle, op.cit., p. 87-90.
23. M-F. Hans et G. Lapouge, Les femmes, la pornographie, l’érotisme, Paris, Le Seuil, coll. «Points/actuels», 1978, p. 14.
24. Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M. (2001), Paris, Le Seuil, coll. «Points», 2002, p. 59.
25. Judith Butler, Ces corps qui comptent, op.cit., p. 118.
26. M-F. Hans et G. Lapouge, Les femmes, la pornographie, l’érotisme, op.cit., p. 14.
27. Nina Power, La femme unidimensionnelle (One Dimensional Woman, Zer0 Books, 2009), Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 57.
28. Ariel Levy, Female Chauvinist Pigs: Women and the Rise of Raunch Culture, Free Press, 2005, p. 5.
29. Citation extraite du catalogue d’une exposition qui eut lieu à Berli, Sigalit Landau, “Barbed Hula”, in Sigalit Landau, Gabriele Horn and Ruth Honen (dir.), Ostfildern-Ruit, G. Hatje, 2007, p. 258.
30. Entretien de Hannah Wilke, in Performance artists talking in the eighties: sex, food, money, fame, ritual, death, Linda Montano (ed.), Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2000, p. 138.
31. Emma Lavigne, «Corps slogan», elles@centrepompidou, op.cit., p. 90.
32. Judith Butler, Ces corps qui comptent, op.cit., p. 118-119.
33. Ibid., p. 119.
34. Ibid., p. 121.
35. Christine Lecerf, Elfriede Jelinek, l’entretien, op.cit., p. 61.
36. Judith Butler, Trouble dans le genre, op.cit., p. 261.
37. Claude Cahun, Aveux non avenus, Paris, Éditions du carrefour, 1930, p. 176.
Toudoire-Surlapierre, Frédérique (2013). « X Women ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/x-women], consulté le 2024-12-11.