La problématisation du roman d’aventures qui se dessine au tournant du XXe siècle ne crée pas une coupure nette avec les codes traditionnels de ce genre littéraire. Au contraire, le récit moderne réinvestit plutôt ceux-ci à la lumière des événements sociaux ayant troublé cette période historique: événements démontrant, par leur nature, le leurre que constitueraient une perception manichéenne du monde jouxtée à une fin harmonieuse où le «bon» serait récompensé et le «méchant» puni. Le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ainsi que On the Road de Jack Kerouac s’inscrivent dans cette catégorie de romans qui continuent de participer à l’édifice du genre tout en en renversant les fondations. Alors que le premier est rédigé dans le contexte de crise économique suivant la Première Guerre mondiale, le roman du Beat Kerouac paraît, lui, pendant un moment de répit entre le second grand conflit mondial et la Guerre froide. Malgré l’émancipation de la règle qu’incarnent ces romans, ils se doivent tout de même de mettre en scène la plus petite unité commune aux modèles premiers afin de mériter leur classification dans le genre aventurier: leurs trames narratives sont donc menées par une aventure faisant soudainement irruption dans la vie des héros pour en détruire l’équilibre. Chez Bardamu, l’antihéros de Céline, ce moment-clé se présentera sous la forme d’un engagement irréfléchi dans l’armée française; pour Kerouac, ce sera l’arrivée impromptue dans sa vie rangée de Neal Cassady et de sa folie du mouvement qui l’entraînera dans une fuite en avant. De la même façon, la subordination des mésaventures vécues par les protagonistes à certaines formes de dépaysement – géographique, mais aussi social – participe de cette filiation aux codes fondamentaux du genre. Bien que le dépaysement géographique semble le plus fortement marqué au premier abord, c’est toutefois l’influence de la société de la marge, obscure et méconnue de la foule, qui sera la plus significative dans le parcours des aventuriers. Or, si les deux œuvres participent d’un même mouvement transgressif des codes de l’aventure classique, celui-ci n’apparaît pas dans les mêmes termes de l’une à l’autre. C’est dans cette optique de double comparatisme que nous choisissons d’aborder la problématisation du récit d’initiation sous trois de ses aspects principaux: la substitution du héros-type par l’antihéros marginal, l’expérience du rapport à autrui et, finalement, l’essence de la quête qui dirige le voyage.
Jusqu’à récemment le roman d’aventures se devait de rencontrer l’horizon d’attentes d’un public y recherchant la satisfaction d’un retour victorieux à la stabilité suite à une série de mésaventures confrontant le héros à tous les dangers. À ce sujet, Jean-Yves Tadié déclarait que «[l]’aventure est le dialogue de la mort et de la liberté; sauf exception, un roman d’aventures n’est pas tragique: face à la provocation mortelle, les hommes trouvent une issue.» (Tadié, 12) Cette croyance en un monde des possibles où existerait une claire dichotomie entre les notions de «bien» et de «mal», qui se reflétait dans le genre aventurier aux XVIIIe et XIXe siècles, est mise à mal par la réalité de la Première Guerre mondiale. En effet, l’expérience de la Grande Guerre démontre au monde que l’aventure véritable ne souscrit à aucun code. De la consternation créée par l’intrusion technologique dans l’art de la guerre – portant le nombre de pertes humaines à un nombre jusqu’alors inimaginable – à laquelle se juxtaposent les espoirs déçus que semblait permettre la victoire française et la crise économique qui frappe le pays une dizaine d’années plus tard s’élève une atmosphère de désillusion et d’incompréhension se réfléchissant dans le Voyage au bout de la nuit.. Après les horreurs de la guerre, l’illusion d’un refuge de civilisation que semblait offrir la société s’écroule, rendant désuète la représentation manichéenne du monde auparavant dépeinte dans la littérature d’aventure. L’homme découvre sa part de sauvagerie et comprend surtout que celle-ci n’existe pas qu’en l’ennemi. Cet état de fait se retrouve dans la généralité des termes utilisé dans le discours de Bardamu pour décrire les attaques allemandes, par opposition à la connotation nettement négative qui teinte les références faites au caractère personnel et infondé de la violence dont font preuve les gradés de l’armée française envers leurs soldats:
Si on avait dit au commandant Pinçon qu’il n’était qu’un sale assassin lâche, on lui aurait fait un plaisir énorme, celui de nous faire fusiller, séance tenante, par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais d’une semelle et qui, lui, ne pensait précisément qu’à cela. C’est pas aux Allemands qu’il en voulait, le capitaine de gendarmerie. (Céline, 24)
L’influence de cette expérience de l’absurdité de la guerre – et de la désillusion face à l’Homme qu’elle entraîne – sur la personnalité du héros déserteur provoque la problématisation de la figure de l’aventurier et une déviation de son rapport même à l’aventure. Le personnage principal du roman n’est plus un héros, mais un être marginal; de même que l’incitation au voyage ne prend plus l’aspect d’une quête matérielle, glorieuse ou pour le service du bien commun, mais bien le refus de l’aventure de la guerre en soi. Par ailleurs Bardamu, dans une critique acerbe de la fierté nationaliste et du patriotisme français déclarera: «La race, […] c’est seulement ce grand ramassis de miteux […], chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde.» (Céline, 8) Cette vision du monde, caractéristique de l’appartenance du déserteur à la classe sociale défavorisée et oubliée de la nation, faisant de la société non ce lieu de stabilité à opposer à l’univers violent de l’étranger, mais une prison aliénante et déshumanisée de laquelle l’homme doit sortir pour se retrouver, participe aussi de cette déconstruction du paradigme manichéiste du roman d’aventures.
Ce rapport à la société articulera aussi le roman de Kerouac quelque vingt ans plus tard; représentant une génération «beat» pour laquelle «[l]e conformisme de la société étatsunienne moderne, de plus en plus oppressant à mesure qu’elle s’industrialisait et développait, au travers de ses médias triomphants, l’image standardisée d’un citoyen modèle a conduit […] à chercher le salut dans l’exil» (Le Pellec, 48). Jason Spangler, dans une étude comparative de Sur la route et du roman de John Steinbeck Les raisins de la colère, maintient qu’une philosophie semblable préside aux deux œuvres et que celle-ci découlerait de l’influence d’un même paradigme d’hégémonie culturelle s’actualisant aux dépens de l’individu aux époques de la Grande Dépression et de l’entre-deux-guerres.
The Great Depression and the Fabulous Fifties are historical points at which the accepted wisdom of modernity operates at an accelerated pace. Increased governmental control, a turn toward mass over individual welfare, and the growth model of capitalism as the antidote for hardship inform the dominant sociopolitical philosophy of both eras. (Spangler, 309)
La description que fait Kerouac de la ville de New York, centre américain de cette hégémonie culturelle, entérine d’ailleurs cette théorie tout en marquant l’opposition formelle qu’y offre la route:
J’avais fait un aller-retour de douze mille bornes sur le continent américain, et je me retrouvais dans Times Square; et en pleine heure de pointe, en plus, si bien que mon regard innocent, mon regard de routard, m’a fait voir la folie, la frénésie absolue de cette foire d’empoigne, où des millions et des millions de New-Yorkais se disputent le moindre dollar, une vie à gratter, prendre, donner, soupirer, mourir, tout ça pour un enterrement de première classe dans ces abominables villes-mouroirs, au-delà de Long Island. (Kerouac, 311)
Cet extrait met en scène les grands topoï nés d’un legs socio-historico-culturel semblable que partagent les œuvres de Kerouac et de Céline: l’innocence et la lucidité du voyageur évoluant en marge de la collectivité; la folie de cette foire qui se nomme «modernité»; l’aveuglement des masses qui évoluent sous le joug des valeurs imposées par la Culture; la fin que chacun trouve au terme du voyage, sans distinction de conditions sociales. Ces thèmes communs permettent d’inscrire les deux œuvres dans un même mouvement de transgression du récit d’aventures classique. C’est toutefois à partir de la grande expérience qui les sépare, celle de la Première Guerre mondiale, que nous croyons devoir aborder leur principale distinction: le traitement de la problématisation du héros.
L’auto-exclusion sociale de Bardamu est intimement liée à l’épreuve de la guerre et à la naissance d’un sentiment d’incompréhension face au monde qu’elle a révélé. Néanmoins, nous ne pouvons exclure la part jouée par sa condition sociale dans la lucidité dont il témoigne face à ses contemporains. La bourgeoisie, dans le Voyage au bout de la nuit, est majoritairement épargnée par l’horreur des champs de bataille. De son élite achetant les faux diagnostiques qui tiennent les conscrits à l’écart du «champ d’honneur» aux bonnes-femmes enthousiasmées par la gloire du service de la patrie qu’évoque la mère de Bardamu, la bourgeoisie forme une classe vivant dans l’illusion des discours patriotiques. La nécessité d’une dissociation de ce corps social abruti ne figure pas uniquement dans le discours de Ferdinand: il est aussi symbolisé par le déplacement physique de l’homme qui voyage, incapable de trouver un lieu d’appartenance où se fixer au milieu de ces hommes dissemblables. Bardamu devient, chez Céline, la figure de l’antihéros: «[p]erdu parmi deux millions de fous héroïques et déchainés et armés jusqu’aux cheveux» (Céline, 13), déserteur posant la question de la définition de l’héroïsme et de la lâcheté.
La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer. […] J’avais comme envie malgré tout d’essayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore j’avais envie de m’en aller, énormément, absolument, tellement tout cela m’apparaissait soudain comme l’effet d’une formidable erreur. «Dans une histoire pareille, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à foutre le camp», que je me disais, après tout… (Céline, 12)
S’élevant contre le héros au service de la patrie, le voyage qu’il entreprend constitue une quête existentielle ‒ la recherche d’une authenticité ne s’accordant pas avec la pantomime sociale. Ce faisant, Bardamu accomplit ce qu’il définit comme l’ultime tâche des pauvres: «essay[er] de perdre en route tout le mensonge et la peur et l’ignoble envie d’obéir qu’on leur a donnée en naissant. […] S’ils y sont parvenus avant de crever tout à fait alors ils peuvent se vanter de n’avoir par vécu pour rien» (Céline, 379). Au surhomme courageux guidé par un but ultime et ne déviant de sa route que pour y revenir triomphant, Bardamu oppose l’éloge de la lâcheté et la tâche suffisante de se débattre «autant contre la vie que contre la mort» (Céline, 374). Ainsi, «[t]oute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s’y connaît. […] Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l’étripade […] Y échapper suffit au sage» (Céline, 120).
La désaffiliation de Kerouac, suffocant sous le «cauchemar climatisé» qu’évoquait Henry Miller (Le Pellec, 48), succède à l’incompréhension et à la désertion de Céline. Les membres de la «beat generation» dont Sur la route fait l’éloge ressentent eux aussi la nécessité de pourchasser une vérité plus essentielle hors des contingences sociales, toutefois leur quête est davantage spirituelle que celle du héros célinien. John Clellon Holmes, dans un article du New York Times de 1952, définissait ce terme obscur de «beat generation» de la façon suivante:
More than a mere weariness, it implies the feeling of having been used, of being raw. It involves a sort of nakedness of mind, and ultimately, of soul; a feeling of being reduced to the bedrock of consciousness. In short, it means being undramatically pushed up against the wall of oneself. […] The absence of personal and social values is to them, not a revelation shaking the ground beneath them, but a problem demanding a day-to-day solution. How to live seems to them much more crucial than why. (Clellon Holmes)
De fait, au pessimisme de Ferdinand Bardamu et à la profondeur recherchée par celui-ci pourraient être opposés l’idéalisme qui pousse Kerouac au voyage et la quête Beat d’une transcendance à trouver dans «la pureté de la route… la pureté du voyage, de la destination, quelle qu’elle soit, le plus vite possible, dans la jouissance de tous les possibles» (Kerouac, 36). Par ailleurs, Kerouac ne désavoue pas un désir flottant de stabilité et d’un certain conformisme qui le distingue au sein de sa sous-culture:
Mener une vie saine, être bien logé, bien se nourrir, prendre du bon temps, le travail, la foi, l’espérance, moi j’y croyais. J’y ai toujours cru. Et je n’étais pas peu surpris de découvrir que j’étais une des rares personnes à y croire sincèrement sans en faire pour autant une philosophie bourgeoise ennuyeuse. (Kerouac, 417)
Cette inclination porte certains échos d’une paix à laquelle aspirerait Bardamu, sans toutefois croire à ses possibilités de réalisation.
Tout en adoptant une posture de désengagement social, les deux protagonistes se réinscrivent malgré tout par la marge au sin d’une communauté d’exclus. Bien que l’alacrité des jugements de Bardamu camoufle un certain désir d’appartenance, sa présence latente se révèle dans ce qui semble être une ambivalence du personnage face au monde. Dans leur analyse de l’oeuvre, A-C et J-P D’Amour déclarent à ce sujet:
Si le Réel est tragique, c’est finalement parce qu’il ôte à l’homme tout espoir d’harmonie avec les «semblables», qu’il démontre, par la force des choses, l’échec des idéaux de l’humanisme; le narrateur devient alors le lieu de ce conflit tragique, où s’affrontent deux perceptions inconciliables de la réalité: une intuition de la vérité agressive et malfaisante des choses et de l’humanité, et le désir impraticable de communion humaine. (Damour, 57)
Les rapports que le médecin entretient avec les Henrouille exemplifient cette ambivalence face à une solidarité désirée et repoussée toute à la fois. L’hôpital psychiatrique où se terminera son parcours deviendra lui aussi le lieu de formation d’une communauté contre-culturelle où s’instaureront des rôles et des rapports sociaux définis. Ce besoin d’appartenance intrinsèque à l’homme est plus frappant chez Kerouac, témoin de l’émergence d’une culture «beat» rassemblant en communauté une nuée d’êtres marginaux qui s’élèvent contre la doxa tout en maintenant un rapport dialectique avec la société: «Brought up during the collective bad circumstances of a dreay depression, weaned during the collective uprooting of a global war, they distrust collectivity. But the never have been able to keep the world out of their dreams» (Clellon Holmes). En somme, cette caractéristique commune aux deux romans qui fait du contact avec autrui le lieu de l’apprentissage du protagoniste contribue à les inscrire dans la poétique du roman initiatique telle que décrit par Matthieu Lettourneux:
[L]es scènes d’épreuves des limites (faim, soif, fatigue), sont chaque fois pour les personnages la découverte du ‘’sauvage’’ en eux-mêmes. Or, ces éléments sont à lier à la problématique de l’initiation: si le roman d’aventures prend la forme d’une quête initiatique et que celle-ci se fait à travers la confrontation avec le wild, c’est que l’apprentissage est aussi un apprentissage de la sauvagerie […] Le guide (l’initiateur) est en général quelqu’un qui appartient à ce monde du wild. Dans tous les récits, le héros ne sera devenu un homme à part entière que lorsqu’il aura été initié à la sauvagerie de l’autre, mais surtout en lui-même. (Lettourneux)
Robinson et de Neal, personnages appartenant au monde de la route – cette wildness contemporaine – de façon inhérente possèdent une folie et un désir d’action les poussant aux actes extrêmes et délinquants connotés de cette sauvagerie première. Cette frénésie fait défaut aux deux héros, positionnés ici en contemplateurs et disciples de ces «initiateurs». Par conséquent, les premiers possèdent une valeur symbolique similaire à celle de la figure du guide évoquée par Lettourneux: celle d’attirer à leur suite les personnages ambivalents que sont Ferdinand et Jack. Sous cet aspect, la mise à distance des codes traditionnels s’effectue plutôt au niveau de l’importance narrative accordée à ces compagnons de route dans l’ordre du récit: nulle question, dans le roman contemporain, un rôle subordonné de mise en valeur des prouesses du héros. Kerouac distingue l’importance de Neal sur sa route, embrayeur de sa vie aventureuse: «Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer» (Kerouac, 154). De même, si Robinson n’est pas à la source la quête de Bardamu, son influence est malgré tout indéniable sur la suite de ses pérégrinations:
[À] suivre Robinson comme ça, parmi ses aventures, j’avais pris du goût pour les machins louches. À New York déjà quand j’en pouvais plus dormir ça avait commencé à me tracasser de savoir si je pouvais pas accompagner plus loin encore, et plus loin, Robinson. On s’enfonce, on s’épouvante d’abord dans la nuit, mais on veut comprendre quand même et alors on ne quitte plus la profondeur. (Céline, 381)
Il est d’ailleurs significatif que la mort de Robinson coïncide avec le constat de défaite de Bardamu et la fin décisive de son voyage. De la même façon, la fascination qu’exerce la folie de Neal sur Kerouac poussera l’auteur à reprendre la route à sa suite après chaque retour à un état de stabilité, jusqu’à la cassure mexicaine finale.
En outre, les lieux de l’initiation de Bardamu et de Kerouac sont ceux des rencontres faites parmi la population de la nuit qui se dessinent en creux dans la grande aventure de la route. Le coudoiement de ces existences singulières contribue à la formation du héros par la vérité leurs expériences et les valeurs singulières qu’elles véhiculent. Dans le contexte de problématisation de l’aventure, le caractère initiatique ne s’exprime plus par l’acquisition de qualités de courage et de masculinité arrachées à l’adversité, mais par la découverte d’une quintessence authentique et d’un regard transcendant la matérialité du monde. À ce sujet, Yves Le Pellec déclare que le principal reproche porté contre les Beats par leurs contemporains fut «d’avoir trahi l’Ivy League pour chercher le sens dans des sous-cultures, d’avoir renié les discours établis pour adopter la langue et les valeurs analphabètes des bas-fonds» (Le Pellec, 49). Ce blâme d’une valorisation de l’expérience plébéienne pourrait aussi être attribué au discours célinien. Dans des registres différents, Burroughs et la fille Henrouille personnifient tous deux une sagesse atypique: la connaissance des choses de la vie acquise au contact des profondeurs de l’humanité dont Jack et Ferdinand sont vainement à la recherche. Ainsi William Burroughs, morphinomane notoire, est révéré en prophète par Neal et Kerouac; maître ayant
le droit d’enseigner puisqu’il passait sa vie à apprendre; ce qu’il apprenait, c’était précisément les choses de la vie, non par nécessité, mais par goût. Il avait traîné sa carcasse dans tous les États-Unis et l’Afrique du Nord à une époque, pour voir ce qui s’y passait. […] À présent, son dernier sujet d’étude était la toxicomanie. Il s’était installé à La Nouvelle-Orléans, où il se glissait dans les rues comme une ombre, fréquentant des personnages louches, hantant les bars où trouver ses contacts. (Kerouac, 363)
Quant à Bardamu, ses rapports à la fille Henrouille manigançant la mort de sa belle-mère à défaut de son internement, illustrent le rôle de catalyseur joué par la rencontre de l’autre dans l’aventure:
[T]out d’un coup, là, j’avais plus envie de la revoir. Je m’étais trompé en cherchant à la revoir. Là, devant chez elle, je découvrais soudain qu’elle n’avait plus rien à m’apprendre […] J’étais arrivé plus loin qu’elle dans la nuit à présent […] On s’était quittés pour de bon… Pas seulement par la mort, mais par la vie aussi… Ça s’était fait par la force des choses… Chacun pour soi! que je me disais… Et je suis reparti de mon côté, vers Vigny. (Céline, 462)
Bien qu’inscrit dans la perspective plus sombre qui caractérise le Voyage au bout de la nuit, son rôle est somme toute similaire à celui joué par Burroughs. Pour Ferdinand, la valeur d’autrui se situe dans la possibilité de lui extorquer une connaissance exacerbée de la profondeur des choses. L’autre constitue un arrêt momentané dans l’aventure ‒ une mésaventure, pour ainsi dire ‒ de laquelle le héros tire un apprentissage qui le propulsera dans une nouvelle direction sur la route.
Parallèlement à la déconstruction des personnages types, vue précédemment à travers ceux de Bardamu et de Kerouac, la désaffiliation sociale qu’ils préconisent permet corollairement de réinscrire leurs mésaventures dans les codes traditionnels de l’aventure. C’est en effet leur caractère marginal qui les pousse à franchir les frontières de leur environnement immédiat pour explorer des territoires étrangers. Bien entendu, le dépaysement géographique est le plus aisément associé au périple de la route. Néanmoins ce déplacement acquiert sa signification en rapprochant l’homme des marges physiques de la société dont la rencontre avec leur faune particulière est le principal facteur d’influence sur le routard. Par la mise en place d’un dépaysement social en surimpression, Kerouac et Céline portent au regard une multitude de communautés existant en périphérie de l’hégémonie culturelle qu’ils dénoncent: ouvriers de San Francisco et travailleurs mexicains des champs de coton chez l’Américain; ouvriers de Detroit et pauvres campagnards sans éducation chez le Français; vagabonds de la route sans fin chez les deux auteurs. En somme, «[l]e désir de voyager n’est pas gratuit; on pense trouver sur un sol étranger l’évasion, on veut rompre avec une civilisation qui a prouvé qu’elle ne savait pas éviter la barbarie, on pense échapper à la monotonie d’une vie réglée» (Damour, 29). Bien que Kerouac, dans l’esprit beat qui le caractérise, tente de conserver un enthousiasme de la quête faisant défaut à Bardamu, leur désenchantement final sera le même: tous les endroits se ressemblent et la misère se vaut partout. Bardamu, déboulant à Rancy au retour de l’Amérique fera ce constat désolant: «La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois» (Céline, 238). De la même façon le grand rêve portant le voyage de Kerouac, «s’attend[ant] toujours à trouver une forme de magie au bout de la route» (Kerouac, 346), ne résistera pas à la confrontation à l’ampleur de l’échec du rêve américain ainsi qu’à la vision de sa jeunesse désabusée qui se déroule sous son regard d’un bout à l’autre du continent: «Quelqu’un avait incliné le flipper de l’Amérique, et tous les dingues dégringolaient comme des boules sur L.A. dans l’angle sud-ouest. J’ai pleuré sur nous tous. Tristesse de l’Amérique, folie de l’Amérique: sans fond» (Kerouac, 304). Cette défaite des idéaux rencontrée à chaque arrêt repousse toujours plus loin – éthiquement et géographiquement – la quête existentielle. L’antihéros célinien cherche à pénétrer plus profondément au cœur des ténèbres; Kerouac cherche à repousser les frontières enfermant l’homme en parcourant l’Amérique en tous sens sur les traces des pères fondateurs. Cette désillusion porte, malgré tout, en elle la marque de l’apprentissage, de l’initiation du jeune homme au contact de la vie. Alors que Bardamu, au moment de quitter New York, déclare: «Je retournai tout seul en moi-même, bien content d’être encore plus malheureux qu’autrefois parce que j’avais rapporté dans ma solitude une nouvelle façon de détresse, et quelque chose qui ressemblait à du vrai sentiment» (Céline, 230), Kerouac, lui, conclut: «Derrière nous, le continent américain, et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route» (Kerouac, 564).
En définitive, la route de Kerouac et le voyage au bout de la nuit de Céline partagent beaucoup plus qu’une simple thématique commune. Connotée moins négativement que chez son confrère français, la nuit marque aussi l’expérience vagabonde de l’écrivain Beat. Elle évoque la culture ésotérique des communautés marginales évoluant dans les quartiers sombres des métropoles: populations nocturnes caractérisées par leur opposition à la société diurne, symbole d’une main-d’œuvre coincée dans la spirale capitaliste et perpétuant le cycle de l’inconscience. En ce sens, la nuit de Kerouac rejoint celle de Céline: la quête de la vérité révèle l’obscurité de la vie. La nuit américaine paraît moins opaque, illuminée de scintillements d’espoir. Kerouac expérimentera le bout de la route en ressentant l’absence de Neal dans le silence de sa mélancolie, de la même façon que Bardamu se sédentariser dans la défaite à la mort de Robinson. «[Q]u’on n’en parle plus» (Céline, 505), voilà le point final. Par cette conclusion démontrant que le retour à la stabilité n’est pas garante de bonheur, les deux auteurs brisent les codes du roman d’aventures une dernière fois. Leur problématisation dans ces deux œuvres marquées par leur époque se joue à tous les niveaux. Aucun topos n’y est laissé sans remaniement, réactualisation ou redéfinition suite aux expériences troubles de la modernité. L’infiltration de la «sauvagerie» au sein de la civilisation pourrait aussi être abordée autrement – sous l’angle du rapport à autrui en tant qu’étranger, par exemple. En effet, si le contexte socio-historique du XXe siècle semble avoir influencé les deux œuvres de façon semblable, le thème de la colonisation paraît de prime abord être le point de rupture de cette filiation. Les influences divergentes de la fin de l’époque coloniale française contemporaine à Céline et de l’esprit républicain américain sont probablement inhérentes à ces variations. Bien que Céline s’inscrive plus directement dans une pensée colonialiste associée à l’aventure classique, la question – même renversée – surplombe les références itératives de Kerouac aux jazzmen afro-américains et aux felahins «pères et origine du genre humain», en faisant le culte d’une image mythique de l’homme dépossédé de sa réalité sociale, tout comme le sauvage l’est pour le colonisateur.
CÉLINE, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, «Folio», 2012, [1952].
KEROUAC, Jack. Sur la route: Le rouleau original, Paris, Gallimard, «Folio», 2012.
DAMOUR, A.-C. et J.-P. Voyage au bout de la nuit, Paris, Presses Universitaires de France, «Études littéraires»,1985.
TADIÉ, Jean-Yves. Le roman d’aventures, Paris, Gallimard, «Tel», 2013 [1982].
CLELLON HOLMES, John. «This Is The Beat Generation», The New York Times Magazine, November 16, 1952. En ligne au http://faculty.mansfield.edu/julrich/holmes.htm.
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Savard, Valérie (2014). « Voyage au bout de la route ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/voyage-au-bout-de-la-route], consulté le 2024-12-26.