29 avril 2020
La première fois que j’ai été confronté à une situation de pandémie potentielle, c’était au cinéma en 1971, à la sortie du film The Andromeda Strain (Robert Wise). En 1971, nous étions entre deux moments forts de la guerre froide; nous avions fini de nous sentir au bord d’une apocalypse nucléaire, provoquée par la tension entre l’URSS et les États-Unis et leur course aux armements; et Ronald Reagan n’avait pas encore été élu président, ce qui allait relancer pour une autre ronde la logique de dissuasion («deterrence», en anglais) au cœur de la rivalité entre les deux superpuissances. C’est dans ce creux, entre deux crises, entre deux spectres apocalyptiques, que le film, adapté du roman de Michael Crichton (1969), est sorti en salle.
The Andromeda Strain est un thriller sur fond de science-fiction, mais du genre qui colle à la réalité du moment. Les évènements décrits se déroulent en 1971, à savoir l’année de la sortie du film. Après qu’un satellite du gouvernement américain se soit écrasé près de la petite ville de Piedmont, au Nouveau-Mexique, presque tous les habitants de la ville meurent. Une équipe militaire tente de récupérer le satellite, mais sans succès. Soupçonnant que celui-ci ait pu rapporter un organisme extraterrestre, les militaires activent le plan Wildfire. L’équipe scientifique recrutée se rend au village et découvre que le médecin de la ville a ouvert le satellite dans son bureau et que tout son sang s’est cristallisé, provoquant une mort rapide. En examinant l’engin, l’équipe découvre un microscopique organisme extraterrestre qui se voit attribuer le nom de code «Andromède». Très virulent, il tue les êtres vivants et désagrège les plastiques, ce qui rend son confinement pratiquement impossible. La menace extrême au cœur de cette intrigue est bien entendu la possibilité qu’un tel organisme, pour lequel il n’y a aucun traitement, s’échappe du laboratoire et détruise toute vie sur terre.
Je me souviens d’être sorti de la salle de cinéma extraordinairement impressionné et secoué par la possibilité qu’un tel scénario se réalise, qu’une météorite ou un satellite entrant dans l’atmosphère terrestre contienne un organisme qui, une fois libéré, commence à se répandre sans être importuné et contamine par la voie des airs tous les êtres vivants.
Or, c’est ce que nous vivons collectivement depuis le début de la pandémie, un virus a réussi à se propager sans qu’on ait de véritable prise sur lui. Il n’est pas d’origine extraterrestre (même si certains conspirationnistes soutiennent qu’il aurait pu être produit en laboratoire), mais sa nouveauté dépasse nos capacités de traitement actuelles, et nous en sommes réduits à adopter des stratégies rudimentaires pour nous protéger. «Duck and cover!» Cachez-vous! Distancez-vous! Fermez les frontières! Les aéroports, les restaurants, les cliniques, les services non-essentiels… Et nous apprenons à vivre peu à peu dans l’appréhension: de l’autre, que nous percevons comme un vecteur potentiel; de l’air, que nous devons malgré tout respirer pour vivre; des surfaces, qui pourraient avoir été contaminées. Et plus le temps passe, plus nous acceptons des restrictions importantes, comme si nous vivions dans une dystopie dont nous avons accepté d’emblée la prémisse. La crise est devenue notre quotidien.
Dans cette dystopie, l’air que nous respirons, l’atmosphère dans lequel nous baignons sont devenus mortifères. À ce titre, Peter Sloterdijk a raison de remarquer qu’une transformation fondamentale s’est produite au début du XXe siècle, durant la Première Guerre mondiale, quand l’usage du gaz moutarde et d’autres produits chimiques en aérosol ont transformé l’atmosphère, l’environnement, en une menace, en une arme de guerre. Respirer était devenu une faiblesse sur laquelle il était possible d’agir et qui pouvait jouer un rôle de premier plan dans le déroulement de la guerre. L’atmoterrorisme, voire l’atmoterreur étaient nés. Comme le souligne Sloterdijk, «On gardera le XXe siècle en mémoire comme celui dont la pensée essentielle consistait à ne plus viser le corps d’un ennemi, mais son environnement. C’est la pensée fondamentale de la terreur, dans un sens plus explicite et plus contemporain,» où sont visées «outre les conditions économiques, les conditions écologiques et psychosociales de l’existence humaine». (Sloterdijk, 2005: 84)
La pandémie que nous connaissons agit aussi directement sur les conditions écologiques et psychosociales de notre existence. Le virus fortement contagieux apparait d’ailleurs comme un proche cousin de ces armes chimiques, en reposant sur notre nécessité de respirer. Il se transmet via notre environnement immédiat: postillons, gouttelettes, molécules en suspension dans les airs ou déposées sur des surfaces peuvent à tout moment nous infecter. L’air est devenu malsain, néfaste.
La pandémie nous fait vivre une crise au quotidien, car elle touche aux fondements mêmes de notre existence: l’air, la respiration, les molécules d’oxygène requises pour alimenter notre organisme. J’aimerais tout de même revenir sur le caractère quasi-oxymorique de cette expression qui décrit assez bien notre réaction au confinement: «vivre la crise au quotidien», c’est comme offrir son visage au soleil noir de la dépression. Car, pour reprendre la distinction qui avait cours en Grèce antique, le quotidien et la crise s’opposent comme le font chronos et kairos.
Chronos, c’est le temps qui passe, voire ce temps où il ne se passe rien, ce temps non organisé, mais nécessairement présent dans toute expérience de la temporalité. Le quotidien est bien l’actualisation de ce temps sans saillance. Le quotidien est ce qui revient tous les jours, ce qui est monotone et banal, ce qui n’attire pas l’attention. Kairos, quant à lui, est le temps de la crise, de l’évènement saillant. C’est le temps tel que nous pouvons l’appréhender, le temps où les évènements se multiplient. En termes narratifs, kairos est le temps de la diégèse, le temps de la représentation et du récit, le temps de l’action et de la crise qu’elle cherche à résoudre; par opposition, chronos est le temps de l’ellipse, ce temps qui n’est pas mis en forme, mais qui demande d’être évacué de l’esprit en raison de sa banalité pour permettre que soit rejoint le prochain temps organisé, la prochaine crise.
Le confinement que nous connaissons à la grandeur de la planète, peu ou prou, nous force à mettre en tension ces deux temps, chronos et kairos. D’une part, il ne se passe rien, nous sommes confinés, nous n’allons plus travailler, sauf ceux qui font partie des services essentiels, nos enfants ne vont plus à l’école, notre devoir de citoyens est de nous distancer les uns des autres pour ne pas favoriser la contagion. Notre action première est l’inaction. L’immobilité, le désœuvrement. D’autre part, nous sommes en pleine crise sanitaire, la pandémie nous menace tous, les statistiques nous sont fournies chaque jour et elles font état des morts et des malades, de la propagation du virus. Les autorités nous transmettent des données et des instructions lors de points de presse quotidiens. Le confinement comme réaction à la pandémie, c’est le quotidien comme réaction à la crise, mais c’est une crise qui ne laisse pas le quotidien intact, car la peur l’a envahi.
La crise qui fragilise le quotidien a d’importants effets existentiels: elle nous touche dans notre subjectivité et notre rapport au monde. Elle fragilise aussi nos sociétés et déconstruit en partie leurs technologies avancées, enrayant les rouages de la consommation sur lesquels elles reposent. On le remarque d’emblée, elle met à mal nos infrastructures socio-médicales, que le filet social soit important ou non… Elle transforme de façon majeure l’image que nous nous faisons de nous-même. Nos ainés sont en danger de mort dans les foyers où nous les logeons. La place laissée à la culture et aux lettres n’a jamais paru aussi étriquée. On paie de façon majeure l’incurie généralisée liée au néolibéralisme, modèle économique débridé depuis la chute du mur de Berlin. Trente ans plus tard, les infrastructures sont en déliquescence et l’état d’impréparation à une crise aussi prévisible qu’une pandémie liée à un virus qui aurait muté apparait comme une négligence grave.
Pour cacher ce fait, rien de mieux évidemment que de déclarer l’état d’urgence et de partir en guerre… contre le virus.
La pandémie force nos experts et nos gouvernements à adopter un vocabulaire guerrier, façon à la fois de réaffirmer l’importance de la crise que nous vivons et de convaincre de la nécessité des actions entreprises, au nom de l’État et de sa loi. La logique est simple et efficace d’un point de vue rhétorique: nous sommes en guerre (les sacrifices seront importants), mais nous vaincrons (le jeu en vaudra la chandelle).
Il faut tout de même retenir qu’il n’y a de guerre qu’à des fins rhétoriques. Déclarer la guerre contre le virus, c’est comme déclarer la guerre contre la terreur. Il s’agit essentiellement d’un abus de langage, une manipulation idéologique. Souvenons-nous de ladite «war on terror» déclarée par George W. Bush, en réaction aux attentats du 11 septembre 2001. C’était une guerre sans front. Sans fin. Une guerre sans théâtre des opérations précis. Une guerre paradoxale aussi, car elle se conjuguait au présent, mais sans présence. Et c’était surtout une guerre métaphorique. Si on peut lutter contre un pays, engager des hostilités contre une armée adverse, on ne peut le faire contre une notion. La guerre contre la terreur, comme auparavant il y avait eu la guerre contre la drogue («war on drug») sont des syntagmes figés qui généralisent une action guerrière en la faisant porter non plus contre des sujets ou leurs représentants, mais contre une émotion ou une substance.
La guerre contre la Covid-19 est tout aussi métaphorique. Pourtant, cela n’empêche pas nos gouvernements et la population en général de se servir de cette métaphore pour justifier la situation actuelle, et même d’en redemander. Pas plus tard que le 24 avril 2020, le général à la retraite Roméo Dallaire, qui commandait les forces des Nations unies lors du génocide au Rwanda, faisait paraitre une lettre dans La Presse+ intitulée «Nous sommes en guerre, parlons en termes de combattants». Il précisait sa pensée en écrivant:
L’utilisation de ce langage, comme cadre de référence pour encadrer notre expérience actuelle, peut nous aider à comprendre son urgence, son importance et les opérations essentielles. […] Combat, bataille, lutte, guerre, menace, ennemi, c’est une question de vie ou de mort… Ces termes doivent être utilisés pour permettre aux gens de comprendre l’urgence de la situation et l’engagement essentiel dans une campagne offensive. (Dallaire, 2020)
Malgré l’immense respect que j’ai pour Roméo Dallaire, je résiste tout de même à ce que ce vocabulaire, qu’on ressort trop facilement, soit utilisé pour expliquer la situation actuelle et justifier des décisions autoritaristes. Car la guerre contre le virus en est aussi une contre l’environnement, l’atmosphère, la respiration! C’est une guerre contre notre condition humaine et contre la nature dans sa complexité même. Une telle rhétorique cache le fait que c’est contre l’incurie généralisée de nos États, qui ont privilégié depuis trop longtemps le profit au détriment du bien collectif et qui ont fait de la négligence un principe de saine gestion publique, que nous devrions nous soulever… Mais cela, on préfère se le cacher.
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Je croyais naïvement que la grippe espagnole avait causé les dommages que l’on sait en raison de la guerre qui sévissait encore en 1918 et qui avait affaibli les états et leur économie. Tout porte à croire que notre situation en 2020 ressemble à s’y méprendre à celle de la Première Guerre mondiale en termes d’impréparation de nos États. On est tout aussi désarmé qu’il y a cent ans. Pourtant, nous ne sommes pas confrontés à un organisme extraterrestre ou à une attaque terroriste, mais à un virus. La seule différence, cette fois, c’est que la guerre, nous ne la subissons pas, nous la déclarons! Nous en adoptons le principe. C’est une guerre imaginaire, une fiction ancrée pragmatiquement qui nous permet de réinterpréter notre monde à la lumière d’un combat que nous devons poursuivre «contre un ennemi sans merci» (Dallaire, 2020). Si cette guerre est imaginaire, elle produira tout de même son lot de victimes collatérales, de véritables victimes…
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Ce texte est issu d’une présentation lors du speed-colloque Contagion et confinement (29 avril 2020). L’archive vidéo est disponible ici.
Crichton, Michael. 1969. The Andromeda Strain. États-Unis: Knopf, 350p.
Dallaire, Roméo. 2020. «Nous sommes en guerre, parlons en termes combattants», LaPresse+, 24 avril 2020, en ligne [https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-04-24/nous-sommes-en-guerre-parlons-en-termes-de-combattants], consulté le 15 juin 2020.
Sloterdijk, Peter. 2005. Écumes: sphères III. France: Maren Sell Éditeurs, 790p.
Wise, Robert. 1971. The Andromeda Strain. États-Unis: Universal Pictures, 131min.
Gervais, Bertrand (2020). « Vivre la crise au quotidien ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/vivre-la-crise-au-quotidien-limaginaire-de-la-pandemie], consulté le 2024-12-30.