L’Histoire occidentale des soixante dernières années, malgré quelques faux pas qui semblent d’ailleurs se multiplier depuis peu, a été dominée dans la plupart des pays dits développés par une pacification de la vie politique intérieure. Ainsi, après la clôture des guerres coloniales, l’absorption du choc de 1968 et le démantèlement des Brigades rouges ou autre Fraction armée rouge, la plupart des conflits qui ont affecté le monde occidental jusqu’à récemment s’est caractérisée par un niveau relativement bas de violence. Ce qui est vrai dans les démocraties d’Europe et d’Amérique du Nord, l’est en revanche beaucoup moins dans certaines aires périphériques du monde occidental, en particulier dans ces marches qu’Alain Rouquié appelle l’Extrême Occident (1987), autrement dit l’Amérique latine. Celle-ci fut en effet traversée entre les années 1960 et 1990 par une violence politique et institutionnelle aiguë. Des coups d’État militaires s’y succédèrent, imposant de longues dictatures [1], accompagnées parfois, comme ce fut le cas en Amérique centrale, par des guerres civiles qui comptèrent alors parmi les conflits les plus sanglants de l’époque.
Les dictatures militaires qui nous intéressent aujourd’hui, celles des régions méridionales de l’Amérique et singulièrement celle de l’Argentine, furent soutenues par deux principes fondamentaux: d’une part la lutte contre le communisme, étendue à toute forme de pensée gauchisante et même progressiste, et d’autre part l’application de réformes économiques visant à faire de ces pays le laboratoire du néolibéralisme. [2] Ces deux principes étaient opérationnellement liés, car le premier visait à annihiler tout mouvement, syndical et politique, susceptible de s’opposer à des mesures économiques très controversées en raison de leurs effets sociaux. Puisant en partie dans les modèles contre-insurrectionnels élaborés par l’armée française en Indochine et en Algérie [3], ces dictatures ne manquèrent pas d’apprêt théorique grâce à la plume du général brésilien Golbery do Couto e Silva, auteur de Planejamento estratégico (1955) et de Geopolitica do Brasil (1967), ainsi qu’à l’implication d’instructeurs étasuniens, actifs au sein de l’École des Amériques dont le siège se trouvait au Panama. [4]
Ce fut dans ce contexte, où les effets de la Guerre froide amplifiaient ceux des conflits sociaux autochtones, que se développa une violence institutionnelle systématique, laquelle eut un profond impact dans les diverses représentations des histoires nationales, au point d’inspirer à de nombreux intellectuels désenchantés l’idée d’avoir raté les promesses des destins historiques prononcées au XIXe siècle sur la foi des mirages libéraux et progressistes.
Ce tableau, si rapidement brossé, est utile à la compréhension de certaines modalités littéraires qui surgirent dans les années 1980 en Argentine, nourries par la nécessité de retranscrire la violence politique et ses effets traumatiques. En 1982, à propos de son roman policier Últimos días de la víctima (1979), l’écrivain argentin José Pablo Feinmann dit:
[…] à partir du coup d’état militaire, on ne pouvait rien publier qui ressemblât de près ou de loin à un échange d’idées. Je songeai alors que je devais au moins écrire quelque chose […] qui témoignât des épreuves traversées par ma génération: la violence effrénée. S’impose alors le roman policier; le crime y est inhérent au genre, l’assassinat fait partie de sa légalité interne. C’est le genre idéal pour parler du crime et de la violence […]. (Ventura: 2-3) [5]
Le sociologue de la littérature Andrés Avellaneda abonde en ce sens et décrit les raisons pour lesquelles, avant que les historiens ne soient en mesure de poser leurs hypothèses et de produire leurs analyses, la préséance de l’interprétation historique revient aux écrivains de fiction:
Pour envisager la fiction argentine dans le cadre de la dictature militaire terroriste, il convient d’inverser les termes de la relation entre les textes [littéraires] et l’histoire: cette dernière n’est pas un récit tuteur qui génère les premiers mais, au contraire, il est fort possible que, des formes de textualisation que nous nommons littérature, dépende la compréhension des faits que nous appelons histoire. La sinistre étape de la dictature […] reste vide de sens jusqu’à ce que les inscriptions symboliques des discours la remplissent […]. (Avellaneda: 141) [6]
Cependant, le rapport entre histoire et roman ne se limite pas à ces réflexions générales interrogeant le problème des représentations et des interprétations visant le réel. L’histoire politique apparaît elle-même, aux yeux de certains intellectuels argentins, comme une affaire criminelle. En 1986, Ricardo Piglia superpose fiction et politique comme deux manières d’organiser le complot criminel:
La littérature travaille la politique comme complot, comme guerre; la politique comme une grande machine paranoïaque et fictive […]. Dans l’histoire argentine, politique et fiction s’entrelacent et se pillent mutuellement, ce sont deux univers à la fois inconciliables et symétriques. (Piglia: 121) [7]
De même, en 1993, Roberto Anglade écrit: «Dans des pays comme le nôtre, la politique n’a presque jamais été une affaire civilisée; au lieu de l’étudier dans le cadre d’un modèle culturel, elle devrait être considérée comme un chapitre du crime organisé.» (Anglade: 474) [8]
La question dépasse d’ailleurs le cadre argentin. Dans une perspective à la fois éthique et formelle, l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II, rénovateur du roman policier, signale dans un entretien à François Guérif (1996) que «l’historien est, par essence, un détective privé amateur», expression frappante qui sert d’ailleurs de titre à l’entretien en question. Si nous nous attardons sur l’aspect formel, nous nous rappellerons que les structuralistes mirent également en lumière les analogies imposées par la narration au dire de la fiction et au dire de l’Histoire. Nous ne reviendrons pas, à ce propos, sur les réflexions de Paul Ricœur (1983), de Roland Barthes (1984: 166), de Claude Lévi-Strauss (1985: 306-307) et de Gérard Genette (1991: 65-93), mais nous ne résisterons pas à la tentation de citer Jules Michelet, lequel écrit à la fin du long épisode qu’il consacre en 1841 à Jeanne d’Arc dans son Histoire de France: «Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire? Mais il faut se garder bien d’en faire une légende […].» (Michelet, 2021: 135) Ce à quoi il ajoute, en note de bas de page:
Le cadre [en tant que légende] serait tout tracé; c’est la formule même de la vie héroïque: 1, la forêt, la révélation; 2, Orléans, l’action; 3, Reims, l’honneur; 4, Paris et Compiègne, la tribulation, la trahison; 5, Rouen, la passion. – Mais rien ne fausse plus l’histoire que d’y chercher des types complets et absolus. Quelle qu’ait été l’émotion de l’historien en écrivant cet Évangile, il s’est attaché au réel, sans jamais céder à la tentation d’idéaliser.
Par l’opération (paradoxale à notre regard actuel) qui lui permet de lier une sorte d’Évangile à une histoire non idéalisée, la pensée de Michelet indique à quel point la perception des événements historiques s’adapte à une mise en récit préconstruite, encline à la mise en mythe, à la manie littéraire et au suspens policier: l’histoire du procès de Jeanne d’Arc ne représente-t-elle pas, à la fois, la précipitation d’une matière légendaire et un beau sujet de roman d’énigme et plus particulièrement de legal thriller [9], avec son excavation à but explicatif des origines, ses rebondissements, ses intrigues en coulisses, la galerie de personnages dignes et indignes qu’elle met en scène? La similitude entre le récit historique et le récit policier provient donc à la fois de leur caractère herméneutique et du système d’organisation discursive dont ils tirent leurs principes.[10] Cette correspondance admise, il ne paraît plus douteux qu’Histoire et énigme criminelle puissent être associées.
Il est même, comme l’indiquait Andrés Avellaneda, des domaines et des moments du processus d’interprétation de la réalité où le roman peut l’emporter en efficacité sur l’Histoire. À ce titre, nous voudrions rappeler un avis prononcé, selon Hannah Arendt, par les juges d’Adolf Eichmann:
[…] ils dirent explicitement que des souffrances à ce point incommensurables étaient «au-delà de la compréhension humaine», qu’elles étaient l’affaire «des grands écrivains et poètes» et ne relevaient pas d’un tribunal, alors que les actes et mobiles qui en était la cause n’étaient au-delà ni de la compréhension ni du jugement. (Arendt: 1222)
Du point de vue de la compréhension des faits, les juges d’Eichmann distinguaient les effets sur les personnes des causes générales. Ces dernières entrent dans les compétences de la justice (tout comme elles pourraient entrer dans celles des historiens), alors que les premiers, lorsqu’ils tiennent aux émotions et aux souffrances, ne seraient représentables que par les artistes. Juges (et historiens) s’intéressent à l’analyse des mobiles et des moyens, ainsi qu’à la compilation des preuves, tandis que les artistes sont en mesure d’explorer les conséquences du crime chez la victime. Si ce sont eux – et non les juges (ni les historiens) – qui peuvent accéder à une forme de compréhension de la souffrance, c’est qu’ils possèdent les moyens symboliques et esthétiques de sublimer l’horreur.[11]
On peut déduire de l’ensemble de ces réflexions que le roman argentin – et en particulier le roman policier, du fait de sa tonalité criminelle – a permis de rendre compte des traits les plus problématiques de l’Histoire sous dictature avant toute autre discipline. L’historien Tulio Halperín Donghi (1987) le confirme par l’intérêt qu’il a porté à la littérature de cette période au moment où – la démocratie restaurée et la censure levée, alors qu’il devenait possible de retrouver la distance objective nécessaire à l’analyse historique – les textes littéraires constituèrent l’un des premiers corpus accessibles à l’historien.[12]
Le roman policier représente donc un moyen approprié au dévoilement de la réalité historique du crime d’État dont il rend l’horreur moins insoutenable qu’elle n’apparaît, par exemple, dans les rapports des ONG humanitaires ou de diverses commissions de vérité.[13]
Précisons que ce regard porté sur l’Histoire et les violences qui la traverse ne date pas, en Argentine, de la dernière dictature. Il se met en place dès le XIXe siècle[14] et atteint au milieu du XXe une acuité singulière grâce à l’œuvre de Rodofo Walsh, auteur de plusieurs récits policiers et en particulier du recueil Diez cuentos policiales argentinos (1953) qui a pour protagoniste le commissaire Laurenzi. Dans la nouvelle intitulée «Trasposición de jugadas», celui-ci observe la scène d’un crime commis dans un village perdu et évoque un passé historique oublié, marqué par l’ethnocide des peuples natifs et la lutte pour la terre:
La piste sanglante de la conquête y était encore fraîche. Le vent déplaçait un banc de sable, et celui-ci ressemblait au visage d’un Indien, solennel et amaigri dans la mort; la rivière coulait, la boue séchait et il était possible de trouver une lance encore aiguisée ou une paire de boléadoras irisées […]. Mais les terres héritées appartenaient désormais aux grands propriétaires […]. Après les colonels moustachus, sont venus les Italiens, les Espagnols, les Turcs avec leurs chariots remplis de bibelots, de nombreux Chiliens […], et la chronique du Remington contre la lance a perdu un peu de sa grandeur […], elle est devenue moins systématique, plus désordonnée, mais aussi plus sournoise et peut-être plus cruelle. (Walsh, 2003: 72-73)[15]
Le commissaire transpose les événements historiques en une chronique policière où les armes du conflit pour la possession de la terre (lances, boléadoras, Colt, couteau, Remington…) sont exposées comme dans un jeu de Cluedo. Le regard du «flic» décrit ainsi l’histoire argentine, non pas comme le grand récit héroïque que l’on trouve dans les manuels scolaires, mais comme une vulgaire chronique policière, frappée par la brutalité et la coercition politiques.
Rodolfo Walsh n’était pas seulement auteur de récits policiers. Significativement, il fut aussi journaliste et un des inventeurs en 1957 du roman non fictionnel avec une enquête narrativisée intitulée Operación masacre qui dénonçait déjà le crime d’État. Cet engagement pour la dénonciation du crime, doublé de sa participation active au sein d’un groupe gauchiste versé dans l’action directe, fut la cause de son assassinat en 1977 par les militaires.
Il est probable que l’écrivain Ricardo Piglia ait eu en tête l’image de ce journaliste engagé, d’origine irlandaise, lorsqu’il écrivit La ciudad ausente, roman dont le protagoniste est un journaliste d’origine britannique, Miguel Mac Kensey, alias Junior, impliqué dans une enquête à caractère politique.
Publiée en 1992, l’œuvre tient à la fois de l’uchronie et de l’anticipation et cultive les atmosphères paranoïaques propres au récit policier ainsi qu’à la dystopie. Elle décrit
ainsi une Argentine soumise en 2004[16] à une sinistre tyrannie futuriste, laissant entendre que la dictature de 1976 s’est poursuivie dans la fiction au-delà de 1983, année de son terme dans l’ordre de la réalité historique. Dans ce contexte oppressant, le journaliste Junior enquête sur une machine à fabriquer des récits, élaborée jadis par un savant, Russo, d’après les instructions de l’écrivain (réel, mais romancé par Piglia) Macedonio Fernández (1874-1952). La machine, qui aurait eu à l’origine pour fonction de reproduire la pensée de la femme défunte de Macedonio, finit par produire des récits qui sont autant de paraboles dénonçant l’État totalitaire. Installée à Buenos Aires dans un labyrinthique et extravagant musée de la littérature, elle est alors menacée au silence par les autorités.
En tant qu’uchronie et anticipation, La ciudad ausente investit les ressources de l’histoire contrefactuelle, dont l’intérêt spéculatif a été décrit par Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz (2016). Le récit associe par ailleurs la narration extradiégétique rapportant le déroulement de l’enquête de Junior à celles intradiégétiques produites par la machine ou par les informateurs que rencontre le journaliste. L’enquêteur doit traverser des zones sous surveillance pour recueillir les pièces à conviction qui révèlent le complot étatique ainsi que les luttes de la résistance clandestine. L’organisation de cet espace manifeste la paranoïa des autorités, qui contamine par contrecoup le journaliste, soucieux d’accéder à la vérité en échappant à l’œil ponaptique de la police.
L’enjeu du conflit entre les résistants qui diffusent les récits contestataires de la machine et les autorités qui prétendent la déconnecter touche en réalité à la constitution du roman national. Chacune des forces rivales élabore ainsi un discours de légitimation, ancré dans une tradition culturelle et historique particulière. D’un côté, la machine subversive de Macedonio Fernández, écrivain anticonformiste et avant-gardiste du XXe siècle, de l’autre la machine du discours officiel, enraciné dans le libéralisme oligarchique du XIXe siècle.
En comparant Macedonio Fernández à Domingo Faustino Sarmiento, l’un des illustres fondateurs de la pensée libérale argentine, Piglia précisait déjà en 1987 la nature de cette dichotomie:
Macedonio Fernández est l’antithèse de Sarmiento. Il renverse tous […] les présupposés qui définissent les récits argentins depuis leur origine. Il réunit politique et fiction, il ne les oppose pas comme des pratiques irréductibles. Le roman entretient des relations cryptées avec les machinations du pouvoir, il les reproduit, utilise leurs formes; il construit leur contre-figure utopique. (Piglia,1987:177-178)[17]
Par la confrontation, peut-être en qualité de boutade et de fantaisie contrefactuelle, entre ces deux figures littéraires, Ricardo Piglia enracinait alors le conflit dans l’histoire et posait les textes littéraires au centre des enjeux idéologiques.
Outre ces questions de temporalités contrefactuelles, qui plongent le roman dans les batailles de l’historiographie argentine et manifestent les capacités de corrosion de la fiction à l’égard de l’Histoire institutionnelle, La ciudad ausente recourt à deux autres éléments qui interrogent à la fois le genre policier et l’appréhension du fait historique. Le premier élément réside dans l’incarnation de l’enquêteur par un journaliste et non par un détective ou un policier. On verra là un hommage à la figure de Rofolfo Walsh, mais également la volonté de faire du protagoniste, ni un policier aux ordres de l’État ni un détective privé enfermé dans le cercle de quelques personnages conventionnels, mais un quêteur de vérité dont le métier consiste à contourner la censure et à rendre publics certains secrets sensibles.
Le deuxième élément qui touche à la fois au récit policier et à l’Histoire se déduit de la fonction de ce personnage de journaliste, puisque qu’il réside dans la nature de l’information dévoilée, à savoir le crime et le complot politiques, qui possèdent un caractère plus collectif et social que les crimes crapuleux ou passionnels propres au roman d’énigme traditionnel.
De fait, le récit romanesque argentin associe souvent crime et Histoire en s’intéressant à la conspiration politique. Dès 1851, Amalia de José Mármol inaugure un récit de conjuration qui atteindra en 1929 avec Los siete locos de Roberto Arlt un haut degré de pertinence esthétique. Avec La ciudad ausente, Ricardo Piglia, qui ne cache pas sa dévotion envers Roberto Arlt, élabore un récit de machination fantastique dans lequel l’Histoire n’est plus seulement utilisée, selon le modèle du roman historique, comme catalogue où puiser des anecdotes, mais comme enjeu des luttes d’interprétation qui opposent l’autorité au journaliste (Junior) et à l’écrivain (Macedonio Fernández).
Lorsque, grâce au récit de conjuration, le crime n’est plus une affaire de passions ou de désirs privés mais une affaire politique, la dénonciation de la violence devient un sujet collectif à visée historique. La révélation ne s’épuise plus en elle-même, à titre de scoop sensationnaliste, mais interroge la société; elle scandalise et vise à mobiliser les citoyens concernés. Il paraît donc que la dénonciation du crime et du complot d’État exige ce type d’enquêteur soucieux de diffuser collectivement l’information: le journaliste. Cependant, pour prolonger ensuite la dénonciation au-delà de l’éphéméride inhérent à la nouvelle journalistique, il n’est pas superflu que l’écrivain et le roman fassent à leur tour œuvre d’analyse critique. Après tout, le journaliste Junior n’est qu’une fonction littéraire constituée par Ricardo Piglia, l’écrivain, dont la mission de faiseur d’histoires révélatrices est également reflétée dans la fiction par deux figures tutélaires et complémentaires. La première de ces figures est représentée par Macedonio Fernández, l’extravagant inventeur qui guida l’avant-garde argentine. Elle est apparente dans le récit, en tant que personnage. La seconde figure, incarnée par Rodolfo Walsh, fondateur avisé de la non-fiction novel, demeure en revanche presque invisible, car elle n’apparait qu’en filigrane au regard de celui qui saura reconnaître les indices laissés par Ricardo Piglia.
Si nous avons, dans cette courte réflexion, approché l’Histoire et exploré la littérature, nous avons également touché au journalisme, aux rapports des ONG et des commissions de vérité ainsi qu’aux cours de justice (celle de Jérusalem, comme nous aurions pu également évoquer celle de Buenos Aires[18])… Il reste alors à savoir comment l’ensemble de ces textualités interagissent pour constituer l’image complexe d’un fait aussi lourd et traumatisant, pour les individus et les sociétés, que le crime institutionnel. Il paraît dès lors de plus en plus certain que ni l’Histoire ni la littérature ne fournissent des représentations isolées et souveraines, susceptibles de dialoguer entre elles par-dessus ces autres représentations qui se jouent dans les colonnes des journaux, les réquisitoires des procureurs, les témoignages des parties civiles, le foisonnement quotidien de l’information, de la communication et des actions les plus diverses.
[1] Au Brésil entre 1964 et 1985, au Chili entre 1973 et 1990, en Argentine entre 1966 et 1973 et de nouveau entre 1976 et 1983, en Uruguay entre 1973 et 1985…
[2] Voir Rouquié (1982: 319-328) qui s’intéresse au cas emblématique du Chili et démontre comment le projet militariste y avait pour but de servir un nouveau capitalisme «hyperlibéral».
[3] Voir à ce propos les théories exposées par le colonel Trinquier (1961).
[4] Malgré le rôle tuteur des États-Unis, il ne faut pas ignorer que le militarisme autoritaire pratiqué dans les pays de l’Amérique australe répondait également à des projets nationaux, propres aux élites locales, et n’était pas exclusivement inspiré par le sempiternel impérialisme. Voir Rouquié (1982: 321-322).
[5] C’est moi qui traduis, de même que les citations des notes qui suivent: «[…] a partir del golpe militar no se podía publicar nada que oliera mínimamente a intercambio de ideas. Entonces pensé que algo tenía que escribir […] que diera testimonio de lo que había padecido mi generación: la violencia desenfrenada. Y aparece la novela policial; en ella el crimen es inherente al género, el asesinato forma parte de su legalidad interna. Es el género ideal para hablar del crimen y la violencia […].»
[6] «Para pensar la narrativa argentina en el marco de la dictadura militar terrorista conviene invertir los términos de la relación entre los textos y la historia: no es ésta un relato maestro que provoque la génesis de aquellos, sino que, por el contrario, es muy posible que de las textualizaciones que llamamos literatura dependa la comprensión de los hechos que denominamos historia. La siniestra etapa de la dictadura […] es un sentido que permanece vacante hasta que empieza a ser llenado por las inscripciones simbólicas de los discursos […].»
[7] «La literatura trabaja la política como conspiración, como guerra; la política como gran máquina paranoica y ficcional […]. En la historia argentina la política y la ficción se entreveran y se desvalijan mutuamente, son dos universos a la vez irreconciliables y simétricos.»
[8] «En países como el nuestro, la política no ha sido casi nunca un asunto civilizado; en vez de estudiarla dentro de un canon cultural, habría que verla como un capítulo del crimen organizado.»
[9] La référence initiale du genre, connue également pour sa prestigieuse adaptation cinématographique réalisée par Otto Preminger (1959), est Autopsie d’un meurtre (1958) de John Donaldson Voelker.
[10] Ce système d’organisation pourrait être le mythe.
[11] Ceci étant dit sans préjudice d’une étude micro-historique qui pourrait justement résoudre cette incapacité initiale de l’Histoire.
[12] Par ailleurs, outre leur représentation de la réalité dictatoriale, ils offraient des matériaux significatifs à une étude de la censure et de l’autocensure.
[13] Par opposition au témoignage, comme le laissait entendre Arendt, la fiction permet d’euphémiser l’horreur. En tout état de cause, le témoignage basé sur des faits réels est problématique parce qu’il est d’abord censuré avant d’être considéré trop cru, réservé donc aux cours de justices, aux rapports des ONG humanitaires ou aux commissions d’enquête mises en place après le retour à la démocratie (voir par exemple, en Argentine, le rapport de la Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas, singulièrement coordonné en 1984 par un écrivain prestigieux, Ernesto Sábato).
[14] Les violentes luttes entre «unitarios» et «federales» y informent déjà des textes fondateurs comme «El matadero» (circa 1840) d’Esteban Echeverría, Civilización y barbarie (1845) de Domingo Faustino Sarmiento, Amalia (1851) de José Mármol, qui tous prétendent inscrire les crimes perpétrés par les adversaires politiques dans l’histoire récente.
[15] «Allí todavía estaba fresco el rastro sangriento de la conquista. El viento movía un arenal, y parecía la cara de un indio, solemne y enjuto en su muerte; bajaba el río, se secaba el fango y era posible encontrar una lanza todavía filosa o un par de boleadoras irisadas […]. Pero la tierra heredada ya era de los estancieros […]. Después de los coroneles bigotudos, vinieron italianos, españoles, turcos con sus carros de baratijas, muchos chilenos […], y la crónica del Rémington contra la lanza perdió un poco de estatura […], se hizo menos sistemática, más desordenada, pero también más solapada y acaso más cruel.»
[16] Seul indice qui permet de déterminer cette date, dans un monde dont la chronologie (et par conséquent les dynamiques politiques) semble avoir été bannie par la dictature, cette déclaration d’un personnage: «Cela fait quinze ans que le mur de Berlin est tombé» [«Hace quince años que cayó el Muro de Berlín»] (129).
[17] «Macedonio Fernández es la antítesis de Sarmiento. Invierte todos […] los presupuestos que definen la narrativa argentina desde su origen. Une política y ficción, no las enfrenta como dos prácticas irreductibles. La novela mantiene relaciones cifradas con las maquinaciones del poder, las reproduce, usa sus formas; construye su contrafigura utópica.»
[18] Les principaux cadres militaires, responsables des crimes d’État perpétrés entre 1976 et 1983, comparurent en 1985 devant la Chambre de justice de Buenos Aires. Ce serait le premier épisode d’un long processus jalonné de condamnations, de grâces, d’amnisties et de nouvelles condamnations, dont la plus significative fut celle à perpétuité prononcée contre le général Jorge Rafael Videla en 2010.
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