The existence of From Hell as a novel would thus be impossible without the presence of the city of London, which pervades the narrative like a proper character.1
La ville, depuis de nombreux siècles, ne cesse de s’imposer dans l’univers fantasmatique de l’Homme, son créateur. Comme le mentionne Pierre Fresnault-Deruelle, «notre époque […] est friande d’images où lieux d’habitation et décors urbains sont traités comme étant porteurs de narrativité.»2 Plus encore, avec l’avènement du progrès industriel au 19e siècle, les discours prononcés envers l’architecture urbaine industrialisée se sont rapidement divisés en deux camps, technophiles et technophobes s’affrontant. Ces débats ont eu un impact important sur la culture, sur la littérature de l’époque et sur la façon dont la ville y était représentée. Parfois menaçante, d’autres fois merveilleuse, toujours imposante, la cité urbaine a su marquer l’imaginaire collectif de ses habitants. Ce thème de la ville-personnage est d’ailleurs très présent dans la conception scénaristique de la bande dessinée d’Alan Moore. En effet, c’est surtout dans From Hell, roman graphique issu de la collaboration entre Alan Moore et Eddie Campbell, que la ville se transforme en une entité vivante. Ce Londres fictif, à la lumière de la théorie du héros problématique de Georg Lukacs et de la description réaliste telle que la perçoit Erich Auerbach chez Honoré de Balzac, agit directement sur la psyché des personnages qui l’habitent.
Erich Auerbach, dans Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, définit le réalisme balzacien par sa «description du monde matériel [suggérant] du même coup l’atmosphère morale.»3 Cette description réaliste a donc pour but de révéler, non seulement les détails de la vie quotidienne, mais aussi la signification sociologique et morale des personnages, par le biais des décors, voire des vêtements décrits.
Le même phénomène investit l’univers de From Hell d’Alan Moore et d’Eddie Campbell. En effet, le médium de la bande dessinée, permettant le traitement conjoint du texte et de l’image, propose une description plus visuelle que textuelle. L’image, née de la plume de Campbell, est, d’ailleurs, extrêmement chargée. Le traitement détaillé de l’architecture, mais aussi des vêtements et des meubles d’époque révèle une atmosphère glauque et réaliste qui, conjointe aux dialogues, se charge d’une aura de dégradation physique et morale.
Cette description visuelle, presque balzacienne, démontre la dégradation sociale de ce Londres victorien. Ce pourrissement des mœurs est perçu comme étant le résultat d’une oppression constante de la ville sur ses habitants. En effet, le décor domine l’homme. À cela s’ajoute la théorie de Georg Lukacs selon laquelle, dans une société aux mœurs dégradées, un héros ne peut que se lancer à la poursuite de valeurs elles aussi dégradées, mais qu’il croit authentiques. C’est ainsi que s’introduit, dans ce contexte, le personnage de William Gull. Guidé par une compréhension déifiée de Londres, Gull s’investira de la mission que lui ordonne l’architecture historique de la ville. Il deviendra ainsi une figure de vigilante.
Tout comme chez Balzac, les œuvres d’Alan Moore sont souvent dirigées par des descriptions de lieux à caractère immoral où l’âme humaine est souffrante au sein du décor. À ces atmosphères dégradées de maisons closes et de ruelles sales s’ajoute la détresse psychologique, voire physique, de différents personnages. Ces images complètent le portrait de l’immoralité de la débauche sous-jacente à plusieurs œuvres de Moore, telles que From Hell, V for Vendetta ou encore Watchmen. La description montre aussi régulièrement la corruption des excès comme image d’une désorganisation sociale. Comme le dit Annalisa Di Liddo, dans Alan Moore: Comics as Performance, Fiction as Scalpel:
Deconstruction of the patterns of detective fiction allows Moore and Campbell to invest the narration with a series of symbolic interpretations and critical considerations, the most relevant of which is the depiction of the Victorian Age as the cradle of fantasies and concerns that would surface in the 20th century.4
Dans From Hell, la dégradation physique est proposée par les spectres de la maladie, de la pauvreté et de la vieillesse. En effet, le récit s’ouvre sur une discussion entre deux vieillards rongés par la culpabilité d’une vie de mensonges. Dans cet impressionnant maelstrom social qu’illustre le roman graphique de Moore, si le mensonge et le chantage semblent régner en maîtres sur les personnages, c’est pourtant une force supérieure qui pousse ces derniers à s’avilir, soit la ville elle-même.
Londres exerce une oppression sur ses citadins. D’abord, la ville est divisée en deux types de paysages distincts. Pour les habitants du West End, le bas-peuple de l’East End n’est qu’une déplorable vermine alors que, pour les pauvres des bas-fonds de l’East End, ce sont les tribulations du riche West End qui causent leur famine et leur dépravation. Ce caractère bipolaire de Londres renvoie à l’absence de communication qui afflige sa population et à l’effet de cloisonnement qui en découle. «Les décors [métaphorisent] au mieux la tranchante froideur des rapports humains»5, explique Pierre Fresnault-Deruelle. Le dessin de Campbell exprime parfaitement cette distanciation de deux univers sociaux au sein d’un même ensemble urbain.
The West End palaces and clean church façades clash with the images of the East End, which look dark and grimy even when the scene is set in broad daylight; Campbell’s substantial superimposition of lines covers the buildings, the paving, and the sky, sometimes filling even the backgrounds and making them almost indecipherable.6
De plus, le décor se divise aussi en deux catégories de lieux: les espaces ouverts et les espaces fermés. Les espaces ouverts sont généralement situés à l’extérieur de Londres, soit à la campagne ou en mer. Le prologue de From Hell prend place sur une plage où, durant une promenade, deux vieux hommes –Abberline et Lees– échangent, discutent du passé. Le paysage, dégagé de toutes obstructions visuelles, apaise les âmes et incite à la confession. Or, lorsqu’Abberline revient chez lui, il confère à sa maison une signification oppressante en affirmant: «This is the house that Jack built.»7 L’arrêt brusque de dialogues qui se produit entre les deux personnages à l’entrée de la maison fait écho au silence qui a construit la demeure d’Abberline. Ce n’est pas Jack l’Éventreur qui a bâti les quatre murs qui emprisonnent l’ancien inspecteur de police, c’est le silence acheté de ce dernier sur l’affaire du tueur en série de l’East End qui en est le réel architecte. Cette scène se fait la représentation d’un enfermement dans le passé où la discussion n’est plus possible.
À plusieurs reprises dans la bande dessinée, des images urbaines de l’entassement de maisons et de bâtiments du East End, noyés dans une fumée noire, créent un sentiment d’étouffement. Régulièrement, il arrive qu’une case offre une vue d’ouverture sur le boulevard –vide– présenté comme un espace ouvert hors de la foule. Toutefois, par le peu de ciel visible dans l’image et par les hauts immeubles surplombant la rue, les personnages semblent isolés, prisonniers de l’architecture urbaine. Cette fausse ouverture du décor crée alors un sentiment de solitude. Seules les façades des immeubles semblent être témoins de la crise intérieure du personnage.
L’architecture urbaine peut aussi être perçue comme une mère surprotectrice, encadrant les écarts de conduite de ses protégés. En effet, les transitions elliptiques sont souvent engendrées par des cases –une au début de la planche et une autre à la fin de celle-ci– ne représentant que le décor extérieur. Par exemple, au premier chapitre de From Hell, un plan d’ensemble d’un coin de rue de Cleveland Street mène le lecteur à la chambre miteuse où Edward Albert Victor, prince d’Angleterre, entretient une relation sexuelle avec Annie Crook. La scène est close par le même plan de Cleveland Street, comme si le décor tentait de protéger du regard les actions de ses habitants.
Ce rôle presque voyeuriste de la ville n’est pas sans rappeler un autre roman graphique d’Alan Moore, V for Vendetta8, dans lequel Londres est le principal avatar du régime totalitaire écrasant sa population par ses mécanismes de contrôle au sein de la vie quotidienne de ses habitants. Les images qui sont montrées dans l’incipit de V for Vendetta intègrent un discours qui semble être tenu par la ville elle-même. The Voice of Fate, exprimant les idéaux du régime sur la chaîne de radio nationale, est crachée par des magnétophones installés dans les rues. La ville est donc un organisme vivant, voire mécanisé: sa bouche est la radio; ses mains, les forces de l’ordre; ses yeux, des caméras. Elle est donc un personnage, représentante ultime du régime totalitaire, encore plus que le dictateur au pouvoir, puisque ce dernier est presque toujours effacé derrière les artifices de la cité. La ville est donc toujours montrée comme étant hostile, gouvernant par ses ombres et ses simulacres. Tout comme dans From Hell, les ombres urbaines étouffent les personnages, leur imposent la crainte et la soumission. L’architecture écrase les individus et les soumet à sa volonté. C’est pourquoi les actes anarchistes de V prendront pour cible cet avatar visible et dominateur du régime politique. En détruisant le Parlement, V s’attaque à l’architecture à la fois de la ville, mais aussi de l’instance politique, mais, par l’explosion de feux d’artifice, il tourne le regard du peuple vers le ciel, ce ciel si absent de la conception urbaine.
Dans From Hell, l’architecture s’ingère aussi dans les contrôles de mœurs de la population londonienne. Ce spectacle est dévoilé dans le premier chapitre, lorsqu’Annie accouche d’une petite fille. À l’hôpital, les silhouettes humaines sont floues et l’emphase est plutôt mise sur la puissance de l’architecture. Les voûtes sont à la fois écrasantes et protectrices. Le lecteur peut y lire les inscriptions suivantes: God is good, God is holy, God is just et, presque illisiblement inscrit au fond de l’image, God is love.9 La ville de Londres peut donc, dans ces contextes, apparaître différemment pour chacun des personnages. C’est d’ailleurs le cas de la déification urbaine opérée par le personnage de William Gull, le sinistre Jack l’Éventreur.
Georg Lukacs, dans Théorie du roman, présente le héros du roman moderne comme étant problématique. Comme l’explique Aron Kibédi-Varga: «Selon Lukacs, le roman représente la rupture entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde, rupture qui se manifeste par le caractère problématique du Héros et par le caractère dégradé de sa recherche.»[10] C’est donc sur le clivage entre le monde extérieur dégradé et le monde intérieur idéal, mais faussé, que se fondent la problématisation du héros et, du même coup, la figure de vigilante si présente dans la bande dessinée.
Le quatrième chapitre de l’œuvre de Moore et de Campbell offre au lecteur la vision d’un Londres déifié tel que le conçoit William Gull. C’est par un tour guidé des monuments architecturaux historiques de la ville que Gull montre à Netley, son cocher –miroir du néophyte qu’est le lecteur, à ce stade, en ce qui concerne ses connaissances du monde maçonnique– la grandeur et la toute-puissance d’une ville à la fois divine et païenne. Cette conception est d’ailleurs représentée dans toute sa force par l’hallucination métaphorique de Gull, précédemment aperçue au deuxième chapitre. Comme l’explique Li Diddo, «[in] the eyes of Sir William Gull, the city is a real and tangible body, but also a mystical and allegorical entity [in which] architecture [is used] as a means to legitimate the insane Masonic mission he is going to perform.»10 C’est, en effet, par l’idée d’un sacrifice obligé en termes de purification que Gull légitime son futur carnage, se définissant ainsi comme un vigilante. «Eliminating prostitutes […] –a pattern Gull perceives as clearly written into the macrotext of the urban landscape.»11 Dans ces séquences dignes d’un cours magistral sur l’histoire maçonnique de Londres, les monuments visités prennent souvent tout l’espace de la planche, effaçant par leur caractère imposant les personnages qui les contemplent. La consécration de la métamorphose de la ville en une entité vivante –en un Golem de pierre– est marquée par la dernière image du quatrième chapitre. Londres, identifiée, par un recours métonymique, à la cathédrale Saint-Paul, y est vivante et menaçante.
Bref, la ville investit le récit de From Hell en s’imposant en personnage. Responsable, par son caractère dominant, de la dégradation sociale, l’architecture urbaine est déifiée par William Gull qu’elle transforme en vigilante. Il est vrai, à mon humble avis que, tel que l’affirme Annalisa Li Diddo citée en exergue de cet article, l’existence de From Hell en tant que roman serait impossible sans la présence de cette ville-personnage dominatrice, à la fois organique et mécanique, qu’est le Londres que bâtissent ici Moore et Campbell.
1. DI LIDDO, Annalisa. Alan Moore: Comics as Performance, Fiction as Scapel, États-Unis, University Press of Mississippi, 2009, p.75
2. FRESNAULT-DERUELLE, Pierre. La bande dessinée, Paris, Armand Colin, coll. 128, 2009, p.34
3. AUERBACH, Erich. «À l’hôtel de la Mole», Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1968, p.465
4. DI LIDDO, Annalisa. Op. Cit., p.44
5. FRESNAULT-DERUELLE, Pierre. Op. Cit., p.34
6. DI LIDDO, Annalisa. Op. Cit., p.82
7. MOORE, Alan. CAMPBELL, Eddie. From Hell, États-Unis, Top Shelf Productions, 2006, Prologue, p.8
8. MOORE, Alan. LLOYD, David. V for Vendetta, États-Unis, DC Comics, coll. «Vertigo», 1990.
9. MOORE, Alan. CAMPBELL, Eddie. Op. Cit., Chapter One, p.5
10. DI LIDDO, Annalisa. Op. Cit., p.75
11. Ibid., p.77
AUERBACH, Erich. «À l’hôtel de la Mole», Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1968.
DI LIDDO, Annalisa. Alan Moore: Comics as Performance, Fiction as Scapel, États-Unis, University Press of Mississippi, 2009.
FRESNAULT-DERUELLE, Pierre. La bande dessinée, Paris, Armand Colin, coll. 128, 2009.
KIBÉDI-VARGA, Aron. «Le Roman est un anti-roman», p. 3-20, Littérature, no 48 (décembre 1982).
MOORE, Alan. CAMPBELL, Eddie. From Hell, États-Unis, Top Shelf Productions, 2006.
MOORE, Alan. LLOYD, David. V for Vendetta, États-Unis, DC Comics, coll. «Vertigo», 1990.
Millette, Sarah (2012). « Urbanité anthropomorphisée de «From Hell» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/urbanite-anthropomorphisee-de-from-hell], consulté le 2024-12-26.