Dans une entrevue publiée en 1997 avec Pierre Assouline, Jean-Luc Godard insiste qu’il est tout à fait inutile d’adapter au cinéma de grandes œuvres littéraires puisque le résultat, selon lui, ne peut être que décevant:
Les chefs-d’œuvre, il faut les lire, pas les tourner. Faire un film avec le Voyage au bout de la nuit, ça n’a pas de sens. 1
Les propos du cinéaste suisse résument à merveille une opinion persistante sur la reprise de certains classiques au grand écran. Aux dires de plusieurs critiques et artistes, il existerait un panthéon d’illustres intouchables, de Chrétien de Troyes à Dostoïevski, que les réalisateurs gagneraient à laisser sur les étagères des bibliothèques. Ces romans se suffisent à eux-mêmes, le cinéma ne pouvant leur apporter rien de neuf, ni même les égaler. «Alors Le Rouge et le Noir, dit Godard dans le même entretien, on ne touche pas.2» Adapter Stendhal apparaît comme un sacrilège puisque le produit final amènera forcément une perte immense de la richesse de l’œuvre originale. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de lire dans un cahier culturel des articles où le critique s’indigne qu’un réalisateur ose apporter sa vision personnelle d’un pilier de la littérature. On peut imaginer sa rage s’il venait à découvrir que quelqu’un avait osé adapter l’un des poèmes les plus influents de l’histoire de l’humanité, L’Enfer, non pas au cinéma, mais sur un médium probablement indigne des vers de Dante, le jeu vidéo.
Avant de se pencher sur cette étonnante adaptation produite par les studios EA sous leur bannière «Visceral Games», rappelons brièvement la place importante qu’occupe l’œuvre épique de Dante au cinéma. Même si mettre en image le voyage du poète et de Virgile à travers l’Au-delà peut paraître à certains comme hérétique, plusieurs réalisateurs y ont, dès les débuts du cinéma, rendu hommage. Dans l’introduction au recueil Dante, Cinema & Television, Amilcare A. Iannucci énumère un nombre important de films citant La Divine Comédie, tout particulièrement sa première partie. Sa liste inclut des adaptations directes, allant de la production de 1911 Inferno des studios Milano Films à, plus récemment, l’expérimental A TV Dante de Peter Greenaway, ainsi que des œuvres s’y référant subtilement, comme Salo et les 120 jours de Sodome de Pasolini et, l’instant d’une scène, Liar, Liar, la comédie mettant en vedette Jim Carrey. Ajoutons à ce corpus trois titres mentionnant Dante à des degrés différents. Dans la méga-production Pirates of the Caribbean: The Curse of the Black Pearl, le personnage de Jack Sparrow mentionne lors d’une scène que: «The deepest circle of hell is reserved for betrayers and mutineers.» Cette référence directe à la cartographie des Enfers décrite par le poète n’est ici qu’un bref clin d’œil qui, s’il fera peut-être sourire quelques spectateurs lettrés, se perd dans un film d’action qui ne fait par la suite aucun rapprochement à l’œuvre littéraire. Cité plus haut, Godard reprend lui-même la structure de La Divine Comédie en divisant notre musique en trois segments respectivement baptisés «Enfer», «Purgatoire» et «Paradis.» La référence à Dante s’avère ici explicite puisque pareil chapitrage fait aujourd’hui partie de la culture populaire, une réalité sur laquelle nous reviendrons sous peu. Chaque segment du long métrage s’avère thématiquement fidèle au poème. Faisant écho aux Histoire(s) du cinéma, le premier est un montage d’images d’archives illustrant les horreurs de la guerre. Le second, quant à lui, situe son action lors d’un colloque à Sarajevo, une ville qui, suite au drame que l’on connaît, semble enfin atteindre la béatitude. La dernière partie montre littéralement le Paradis, lieu où aboutit une Palestinienne après avoir péri lors d’un faux attentat terroriste. En cette forêt gardée par des soldats américains, la jeune femme trouve enfin la béatitude. Notre dernier exemple n’attirera que l’attention du plus fervent des dantophiles. Dans Clerks de l’Américain Kevin Smith, le dénommé Dante, un commis de dépanneur, passe une soirée en enfer en confrontant plusieurs clients atypiques aux requêtes tantôt ridicules, tantôt carrément insolites. Selon les dires du cinéaste, le film devait à l’origine être une transposition de La Divine Comédie dans une banlieue du New Jersey. Mais à moins de considérer le personnage de Randall comme un Virgile atypique, la référence s’est finalement limitée à un simple emprunt du prénom de l’écrivain. Ces films illustrent tout à leur manière le statut privilégié de Dante dans l’imaginaire collectif contemporain. Ayant inspiré les artistes depuis des siècles, pensons aux célèbres gravures de Gustave Doré, il a été repris à toutes les sauces, à un point tel que la familiarité avec son poème dépend bien souvent de ses adaptations plutôt que d’une lecture de l’œuvre originale. La Divine Comédie appartient à ce corpus d’œuvres que, pour paraphraser Pierre Bayard, l’on peut parler sans ne les avoir lues:
De nombreux livres dont nous sommes amenés à parler […] ne sont en fait jamais passé entre nos mains […] Mais la manière dont les autres nous en parlent ou en parlent entre eux, dans leurs textes ou dans leurs conversations, nous permet de nous faire une idée de ce qu’ils contiennent, et même de formuler un jugement argumenté à leur sujet.3
Pour les mêmes raisons qu’un spectateur reconnaît Hamlet transformé en The Lion King à cause d’un visionnement préalable d’un film avec Mel Gibson et non d’une mise en scène théâtrale de la pièce de Shakespeare, le joueur de Dante’s Inferno des studios EA identifie le poème à cause des nombreuses productions audiovisuelles qu’il a inspirées. Puisque cette connaissance populaire de l’œuvre de Dante se base sur des fragments, les créateurs du jeu auraient pu puiser en elle quelques éléments majeurs sans que leurs destinateurs ne crient au scandale. Mais comme nous allons le voir, cette transposition vidéoludique, sans être des plus fidèles, salue néanmoins ses sources par le biais de divers procédés.
Les mots de Godard cités en introduction soulèvent la problématique de l’œuvre inadaptable. Dans le cas précis de Dante, le symbolisme ainsi que les renvois historiques et intertextuels du poème que fascinent encore aujourd’hui les chercheurs risquent de se perdre à l’écran si le réalisateur décide de se limiter uniquement au récit. Un film ne pourrait logiquement contenir toutes ses références sans devenir un chaos hermétique potentiellement incompréhensible. Selon Bart Testa, le projet même d’adapter Alighieri est une impasse puisque l’ensemble des enjeux de l’auteur s’oppose à notre monde actuel, celui du cinéma:
Among the classic texts of the Western canon, Dante must seem most remote to filmmaking. The lyric poet who wrote the great epic of medieval Catholiscim, Dante could not be further removed in his forms and sensibility, compositional élan, cosmology, and (especially) in the poet’s completeness, from the modernity to which cinema belongs.4
Mais ces éléments indissociables à l’œuvre ne semblent pourtant pas aisément accessibles à tous les lecteurs. Dans son article «Ironie intertextuelle et niveaux de lecture», Umberto Eco signale un passage du Purgatoire dont le sens risque d’échapper à un lecteur contemporain puisqu’il ne possède pas les connaissances linguistiques suffisantes pour saisir une simple citation intertextuelle faite par Dante. Plus loin, le sémioticien note cependant que l’ignorance du message anagogique du poème ne devrait pas nuire à l’appréciation de l’œuvre et qu’une lecture au premier degré s’avère parfaitement envisageable:
Quant au Paradis, Béatrice est assez souriante et éclatante pour enchanter tout lecteur qui en ignorerait les significations supérieures, et une certaine critique s’inspirant de critères purement lyriques nous a dit qu’il fallait ignorer ces sur-sens dérangeants, car ils étaient totalement étrangers à l’art, et donc à détruire.5
Dante’s Inferno se base donc sur une interprétation du poème se limitant à son récit narratif, soit les tribulations d’un homme traversant les sept cercles des Enfers. Grâce à son bagage culturel, le joueur voit dans le titre de l’oeuvre une plongée dans un univers horrifique peuplé de démons où la violence règne, ce que le jeu vidéo met l’emphase sur l’action et les combats contre des créatures diaboliques. À partir d’ici, nous remarquons que les différences entre Dante’s Inferno et L’Enfer s’avèrent si nombreuses et importantes que l’on pourrait qualifier l’adaptation d’infidèle, ce que nous tenterons de démentir un peu plus loin. D’abord, le personnage de Dante a subi plusieurs transformations. D’individu chétif et suicidaire, il devient ici un brave chevalier des Croisades armé d’une faux qu’il a volé à une incarnation de la Mort. Il se voit également doté d’un passé qui ne se base aucunement sur la vie de Dante, un passé qui se dévoile à nous tout au long de la progression dans le jeu. Nous apprenons ainsi qu’il est responsable de plusieurs péchés, dont l’exécution d’une centaine d’innocents Maures, un crime qui le tourmente. Un autre changement capital est sa relation avec Béatrice. Elle n’est plus cette fille d’une grande beauté que, selon l’autobiographique Vita Nova, le poète n’a rencontré que deux fois au cours de sa vie sans jamais lui accorder la parole, mais pour qui il a décidé de «[…] dire d’elle un jour ce qui jamais ne fut dit d’aucune autre.6» Elle devient ici l’épouse de Dante qui attend impatiemment le retour de son mari. Si elle demeure la cause principale du voyage aux Enfers, ce n’est pas parce que, du haut des Cieux, elle décide de redonner le goût de vivre à l’artiste par l’entremise d’une visite de l’Au-delà. Au contraire, elle joue le rôle classique dans les jeux vidéo de la princesse à délivrer puisque, après avoir été assassinée par le frère de l’une des victimes de Dante, elle se retrouve entre les mains de Lucifer qui la gardent en otage et projette de faire d’elle son épouse. Le guerrier traverse donc le monde des ténèbres pour venir secourir l’être aimé et joue ainsi un rôle beaucoup plus proactif que dans le poème. Au lieu d’être un simple passeur protégé par Virgile qui s’adresse aux pécheurs lors de son long périple, il se voit ici vulnérable aux attaques des esprits malfaisants et, selon l’expertise du joueur, risque continuellement de perdre la vie lors de ses épreuves. Il apparaît ici que ce changement notable tient d’une prise en compte du médium auquel Dante’s Inferno appartient. Le jeu vidéo exigeant la participation d’un joueur pour faire évoluer le récit, il se doit de lui proposer une mise en situation excitante le maintenant sur ses gardes. Ainsi, une adaptation fidèle du poème dans laquelle Dante ne fait que traverser les Enfers sans ne jamais courir un seul risque provoquerait probablement l’ennui alors qu’une série de batailles sanglantes contre des monstres dans un décor infernal promet d’attirer l’attention d’un public friand de sensations fortes. De toute évidence, Dante’s Inferno reprend le poème puisque sa prémisse, après lui avoir apporté quelques changements, devient soudainement un haletant récit d’aventures. Pareille adaptation tient évidemment du sacrilège puisque le grand texte se voit réduit à un leitmotiv permettant d’enchaîner des séquences de déchiquetages barbares de démons. Pourtant, les créateurs de Dante’s Inferno permettent au poème de demeurer présent à travers le jeu grâce à des références directes à celui-ci.
Lorsque Dante rencontre Virgile pour la première fois dans le jeu, il avoue sur le champ son admiration envers l’auteur de L’Énéide et lui confie avoir déjà songé à devenir poète avant de prendre les armes. Cette allusion au véritable Dante est l’un des nombreux clins d’oeil que l’on retrouve tout au long Dante’s Inferno. En effet, la majorité des dialogues prononcés par les personnages consistent en des reprises des vers de La Divine Comédie. Certains s’avèrent d’ailleurs plus reconnaissables que d’autres, comme le célèbre «Vous qui entrez ici, laissez toute espérance» que prononce Charon naviguant sur les eaux de la rivière Styx. De plus, il apparaît à l’écran chaque fois que le joueur échoue à une épreuve un carton affichant quelques vers de L’Enfer avec une mention du chant où il se trouve, permettant ainsi au curieux de le retrouver dans une édition papier. Autre référence au poème est la présence de nombreux personnages historiques. En plus de Virgile qui reprend son rôle de guide, le joueur croise également Marc Antoine, Ponce Pilate et plusieurs autres avec qui il lui est possible de converser. Une option permet également d’avoir accès à des portraits détaillés de chaque figure rencontrée. Finalement, le véritable hommage à Dante est l’inclusion de l’intégralité de L’Enfer au sein du disque. En effet, une option permet au jour de lire le poème, celui-ci apparaissant à l’écran accompagné par la narration d’un comédien. Contre toute attente, Dante’s Inferno revendique fièrement ses origines en trouvant, grâce aux possibilités technologiques du médium, les moyens de l’inclure en elle.
Dante’s Inferno comme palimpseste de L’Enfer, pareille affirmation s’avère évidente, mais elle prend néanmoins un sens nouveau lorsque le jeu réussit ce que le cinéma ne peut faire, soit intégrer le texte d’origine au cœur même de l’expérience de la réception de l’œuvre. Le destinateur peut ainsi alterner entre une position active et passive, soit combattre des démons puis, à sa guise, plonger dans le poème ayant inspiré le jeu. La trahison de l’adaptation devient alors assumée puisque la présence de la prose de Dante implique une lecture comparative ainsi qu’un positionnement entre les deux textes. De plus, le jeu vidéo ne vient aucunement remplacer le poème, celui-ci étant symbiotiquement lié à lui. Alors que le joueur moyen ne possède qu’une connaissance précaire de Dante, ce qui va le pousser à se procurer Dante’s Inferno, le voilà ici fasse à la possibilité d’opérer un véritable retour aux sources. Aurions-nous l’audace de contredire Godard tout en lui donnant raison? L’adaptation des classiques n’apparaît pas comme totalement inutile lorsque l’arrivée de nouveaux médias invite à leur lecture. Et, au bout du compte, si La Divine Comédie est inadaptable cinématographiquement, n’oublions pas que les Enfers décrits par Dante avec ses sept cercles anticipent curieusement la structure à niveau des jeux vidéo d’aujourd’hui…
1. ASSOULINE, Pierre, «Les livres et moi» In Alain BERGALA (éd.) Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 2, 3984-1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 435.
2. Ibid.
3. BAYARD, Pierre, Comment parler des livres que l’on a pas lu? Paris, Minuit, 2007, pp. 43-44.
4. TESTA, Bart, «Dante and Cinema: Film across a Chasm» In Amilcare A. IANNUCCI (éd.), Dante, Cinema & Television, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 189.
5. ECO, Umberto, «Ironie intertextuelle et niveaux de lecture» In De la littérature, Paris, Grasset (coll. «Le livre de poche – Essais»), 2003, pp. 293-294.
6. DANTE, Vita Nova, Paris, L’arbalète Gallimard, 2007, p. 126.
Amilcare A. IANNUCCI (éd.), Dante, Cinema & Television, Toronto, University of Toronto Press, 2004.
ASSOULINE, Pierre, «Les livres et moi» In Alain BERGALA (éd.) Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 2, 3984-1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998.
BAYARD, Pierre, Comment parler des livres que l’on a pas lu? Paris, Minuit, 2007.
DANTE, Vita Nova, Paris, L’arbalète Gallimard, 2007.
ECO, Umberto, «Ironie intertextuelle et niveaux de lecture» In De la littérature, Paris, Grasset (coll. «Le livre de poche – Essais»), 2003.
IANNUCCI, Amilcare A. (éd.), Dante, Cinema & Television, Toronto, University of Toronto Press, 2004.
Laperrière, Simon (2013). « Un sacrilège interactif ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/un-sacrilege-interactif-dantes-inferno], consulté le 2024-12-26.