De Bond nous savons avant tout les signes sociaux dont il se pare, concrétisés dans les objets dont il s’entoure et qui finissent par le définir. Il est littéralement, mythe ultime de la société de la consommation, ce qu’il consomme. D’où l’incursion des marques connues, bien avant le placement de produits dans les films (et dont les films risqueront, notamment à la période Brosnan, n’être plus qu’une simple extension). Nous savons ainsi que son briquet est un Ronson, son rasoir une Gillette, son pistolet une Beretta 418 avant de devenir (suite à un fâcheux incident qui risque de lui coûter la vie dans Bons Baisers) la Walther PKK, ses bâtons de golf des Penfold qu’il achète chez Cotto, sa montre une Rolex Oyster Perpetual avec une courroie de métal extensible. Nous connaissons ses produits de toilette préférés, les produits Dunhill, le «after shave emulsion» de Helena Rubinstein (Men’s Club), éventuellement la Men’s Cologne Lenthèric, dont l’arôme, bien que «typiquement masculin, confine au Citronelle de Balmain».
Signe parmi d’autres de son hédonisme excessif, emprunté une nouvelle fois à son auteur, JB fume plus de 60 cigarettes par jour, spécialement confectionnées par Morland, de Grosvenor Street, au tabac de Macédoine, cerclées de 3 anneaux d’or. Après une cure de désintoxication, il devra adopter le Duke of Durham king size, avec filtre (Moonraker, Thunderball). Si cette marque vient à manquer, il se rabattra sur le Senior Service (The Spy Who Loved Me) ou Chesterfield king size (Goldfinger). Tout aussi excessif (image toujours fidèle de son auteur) est son alcoolisme, avec sa consommation journalière «d’une demi-bouteille d’alcool à 70 degrés». Buveur désordonné et contradictoire selon le connaisseur et bondologue Piero Accolti Gil, il boit, par exemple, du Bordeaux blanco, Dom Perignon 1946, vodka tonic, Taittinger et whisky soda dans Moonraker; Bourbon double on the rocks, Pommery 1950 en coupe d’argent, Martini vodka avec une rondelle de citron, Rose d’Anjou glacé, Hennessy Trois Étoiles dans Goldfinger; Mouton Rotschild 1953, Calvados réserve 10 ans, Poully Fuissé, Krug, Taittinger Blanc de Blancs, brandy double avec ginger ale dans On Her Majesty’s Secret Service; whisky Haig & Haig Pinch-Bottle dans Live and Let Die; Cliquot rosé dans Thunderball; Taittinger Blanc de Blancs brut 1943, Martini avec trois doses de Gordon Gin, une de vodka, un demi de China Lillet y beaucoup de peau de citron dans Casino Royale.
Toutes ces marques sont avant tout des signes de distinction et la critique anglaise fut d’emblée choquée par ce déploiement de «snobisme» dénoncé par P. Johnson dans son célèbre article pour le New Statesman (5 avril 1958). Fleming, qui fait figure de parvenu dans le cercle élitaire de sa femme, s’en défendra maladroitement, mais c’était parjurer son mythe. Car si l’auteur prend un plaisir maniaque à citer des marques précises, celles-ci servent surtout de passerelles entre le monde bondien et le nôtre, ancrant par le biais de ces realia les aventures par ailleurs totalement irréalistes dans notre univers de référence. L’œuvre reste en cela fidèle à la poétique de la description réaliste, pour mieux opérer la fusion novatrice entre romance et novel que propose l’auteur et dont JB est le vecteur.
Le processus d’identification lectrice en est renforcé, et ce serait d’ailleurs là une des clés du succès de la saga, comme le signale C. Girard: «en proposant, en guise de héros, un smoking à endosser, un Walter PPK à empoigner et une coupe de vodka-martini secoué non agité à vider, elle rendrait l’identification accessible à tous les lecteurs et spectateurs» (in Hache-Bissette, 2007, 80). De cette mécanique émergera de fait un fandom spécifique, celui des bondomaniaques, qui entretiendra un rapport de réappropriation du mythe à travers la consommation de luxe par opposition à d’autres fandoms escapistes du type des trekkies ou des twifans: en achetant «du Bond», ils communieront à la fois avec leur totem mythique et acquerront des signes de distinction sociétale «réelle» (le Taittinger comme la Aston Martin restent des emblèmes de prestige socialement partagés, par opposition aux figurines du Entreprise ou de Bella Swan).
Le cinéma poussera cette logique jusqu’au bout, faisant de 007 «le plus gros homme-sandwich de l’histoire» et introduisant les marques au cœur même du dispositif économique de production ainsi que du régime de représentation. Depuis le product placement du vodka Smirnoff dans Dr No JB ne pourra se concevoir sans des marques essentielles (Aston Martin, Omega, Brioni, Bollinger) qui peuvent, tout comme son visage, varier au fil du temps (et des contrats les plus appétissants), le héros parfois se «prostituant» au plus offrant, ce qui, comme lorsqu’il en est venu à piloter des véhicules de marque allemande (Goldeneye), ou choisir la bière commanditée par une marque hollandaise au détriment du vodka martini (Skyfall) ne manque pas de choquer les puristes.
Se crée ainsi une mécanique circulaire où JB, homo consumericus ultime, renforce le réenchantement du monde à travers la consommation que postule précisément celle-ci à travers le dispositif publicitaire (il est en cela, ne l’oublions pas, le digne contemporain des MadMen qui réinventèrent la publicité). La saga Bond peut dès lors devenir l’extension fictionnelle parfaite de l’univers de la publicité et des mythologies qu’elle génère (le lien entre le luxe, la séduction et le danger y est omniprésent, bien au-delà du bondisme): d’où le risque de n’être plus que cela, simple appendice à une «longue publicité pour carte Visa» comme se plaignait un spectateur d’un des films de Brosnan… lequel, comme on sait, «joua» dans une publicité… pour Visa!
Créature de luxe (comme les «poules de luxe» qu’il se doit de dérober aux Méchants), cet espion aux allures de multimilliardaire (double appartenance, totalement invraisemblable qui est aux antipodes, par exemple, des «gens de Smiley» décrits par Le Carré) est un mythe foncièrement capitaliste, voire le stade ultime de la fétichisation de la marchandise puisque érigé lui-même en marchandise (la publicité de Brosnan pour Visa, ou inversement, signant le pacte indissoluble entre les deux mondes)1. Le réenchantement mythique du monde qu’il opère est bel et bien le même que celui du capitalisme de consommation. De fait, l’argent représente dans l’univers bondien, comme le signale M. Letourneux, «une forme moderne d’exotisme similiaire à celle des décors coloniaux d’autrefois (…) la séduction du romanesque se produit ici par le biais d’une rupture de classe bien plus que par un dépaysement géographique» (in Hache-Bissette, 2007, 33).
L’enchantement bondien des marques passera avant tout par la poétique des objets, que Eco rapproche malicieusement du Nouveau Roman et qui annonce de fait une tendance marquée de la littérature hypermoderne, de Bret Easton Ellis à M. Houellebecq. Et c’est par cette poétique que les marques s’inscrivent dans la double postulation du mythe: «Mes histoires dépassent le domaine du probable, mais pas, selon moi, celui du possible», affirme Fleming dans «How To Write A Thriller». Ce distingo aux allures faussement simples est au coeur même de la construction de la série, qui oscillera en une éternelle dialectique entre la tentation de la surenchère dans l’improbable (Moore, Brosnan) et le retour vers une vraisemblance (toute relative) de la saga (Timothy Dalton, Daniel Craig), avec l`ère Connery comme étalon-or d’une instable synthèse.
Ancrant le récit dans le domaine du probable, l’esthétique de la description, dont les marques sont une des stratégies, oppose «une technique du regard et un goût du superflu que non seulement le mécanisme narratif du récit ne requiert pas, mais qu’il rejette» à celle de «l’action irraisonnée», Robbe-Grillet à Fantomas:
Quand l’histoire en arrive aux nœuds essentiels (aux “coups” de base énumérés précédemment), la technique du regard est résolument abandonnée: Robbe-Grillet est remplacé par Souvestre et Allain, le monde objectal laisse la place à Fantomas. Ou plus exactement les temps de la réflexion descriptive, très attirants, car étayés par une langue nette et efficace, viennent soutenir les pôles du Faste et de la Programmation, tandis que ceux de l’action irraisonnée expriment les moments de la Privation et du Risque. Ainsi, l’opposition entre ces deux techniques (ou la technique de cette opposition stylistique) n’est pas fortuite. (Eco, 1995, 196-7)
Comme le signale Eco, il ne s’agit plus d’une description de l’inhabituel comme chez Salgari ou Jules Verne «mais la description du déjà-connu», et c’est là où la «poétique des marques» est essentielle:
Fleming s’attache à nous restituer le déjà-vu avec une technique photographique, puisque c’est sur le déjà-vu que fonctionnent nos capacités d’identification. Nous nous identifions non pas à celui qui vole une bombe atomique, mais à celui qui conduit un yacht luxueux (…). Notre attention est sollicitée, flattée, orientée vers le domaine des choses possibles et désirables. Là, le récit devient réaliste, l’attention maniaque; quant au reste – qui relève de l’invraisemblable – quelques pages et un implicite clin d’œil suffisent. (id, p. 198-9)
Ce régime explique la continuité qui va des marques aux gadgets, l’un des traits identitaires les plus importants de la formule et la raison pour laquelle les JB cinématographiques sont des thrillers high-tech. Or ils sont la promesse d’un au-delà de l’objet, concrétisation fantasmatique de l’aura dont le pare la marque. Nul ailleurs que dans le traitement des automobiles ce rapport est plus clair.
Hermès moderne maître de tous les moyens de transport terrestre, aérien et nautique, JB est, comme son auteur, un fanatique des voitures. «Bond l’aimait plus que toutes les femmes qui avaient traversé sa vie» lit-on dans Opération Tonnerre à propos de sa Bentley Mark II Continental. Continuation de l’hédonisme bondien et du culte de la vitesse qui en fait un professionnel des sociétés de l’accélération terminale selon l’analyse de P. Virilio. Dès Casino Royale JB est obsédé par «un des derniers Bentley de 1933 de quatre litres et demi, avec un compresseur Amherst Villiers», dont il déplorera amèrement la perte. M lui offrira, en compensation un Mark VI de 1953, décapotable sportive couleur gris perle avec une luxueuse tapisserie en peau bleu foncée. Mais ce sera surtout avec le DBIII de Goldfinger que l’on passera du simple fétichisme de l’automobile (relais d’identification lectrice sur l’axe des simples marques) à la voiture-gadget dont le cinéma célébrera l’apothéose. Or qu’est-ce qu’une voiture-gadget sinon l’ultime voiture, la quiddité même de l’automobile devenue, comme le montrait Barthes à la même époque, véritable mythologie2. Fait révélateur, cette voiture superlative qui, comme la Déesse Citroën est «un de ces objets descendus d’un autre univers qui ont alimenté la néomanie de (…) notre science-fiction» (Barthes, 1958, 151), est contemporaine du célèbre Thunderbird du sénateur Goldwater, tentative d’incarner dans le monde réel une même mythologie de l’automobile «à l’ère du jet» (avec téléphone portatif, radar, ouverture à distance d’objets et catapultage éventuel du pilote, sur le modèle, précisément, des jets). Plus étonnant encore, Allan Dulles, le chef de la CIA qui marqua une nette prédilection pour la «gadgetisation» de l’espionnage, ordonna une étude détaillée du modèle de la DBIII construite pour l’adaptation cinématographique du roman. De fait c’est encore une fois le cinéma, suprême exaltateur de la puissance et la vitesse des bolides, qui a poussé jusqu’au bout la méchanophilie des voitures de 007, le transformant en véritable centaure et le secondant d’un «mythe dans le mythe», celui de l’Aston Martin DB5 à laquelle il restera, malgré maintes vicissitudes, associé.
Suprême enchantement du monde désabusé des sociétés technologiques, les gadgets parent les objets de notre vie quotidienne du poids de la fable. Aussi invraisemblables soient-ils, ils contribuent à la dimension chevaleresque du mythe: la voiture est à nouveau le Pégase magique qui mène le héros dans sa quête initiatique. Vecteurs de la progressive spectacularisation du mythe, alternant comme la série elle-même entre irréalisme (l’orgie de gadgets humoristiques de Roger Moore ou purement technophiles de Brosnan) et sobriété (avec la triade Lazenby, Dalton et Craig), ces jouets sophistiqués pour de grands enfants attardé font de JB «un chevalier high-tech mais en culotte courte» (Hache-Bissette, 2008, 87).
Ils signalent ainsi la mythification de l’empire de la Techné. Pour Giovanni Grazzini, JB défie la crainte du monde mécanisé; «indomptable, violent, passionné et cruel, il vit des machines, à travers les machines, avec les machines. Il est leur fils et leur ressemble par ailleurs; sa morale est faite du même métal des machines qui sont ses instruments et ses compagnons familiers, un métal encore plus dur parce que les machines se cassent et lui continue» (cit in Lilli, ICB). L’homme moderne, «classifié, programmé, objet et non sujet de l’Histoire» voit alors dans JB un individualisme mythique qui allie les muscles de Maciste au cerveau électronique et devient «l’arbitre de son propre sort, protagoniste autonome et actif, personne et non plus numéro» (id), comme le voudra être, en vain, son avatar ironique et désespéré, l’espion anonyme de la série culte Le Prisonnier.
Mais l’homme aux gadgets, prototype de la «professionnalisation du héros» que l’on voit à l’œuvre dans plusieurs types du cinéma des sixties (des mercenaires professionnalisés du western crépusculaire aux films de gangsters ou les mélodrames), ne court-il pas plutôt le risque de devenir lui-même un robot, se demande Violette Morin? La sociologue constate, de fait, une véritable «robotisation de James Bond Connery» dans la presse qui est à la fois «son infirmité la plus grave» et son titre de gloire. L’on signale ainsi la redoutable efficacité de son «cerveau électronique» (terme dont on ne peut qu’apprécier l’aspect macluhanien), son anti-sentimentalisme qui en fait «un robot conquérant» (en attendant le «Sex Machine» de James Brown qui parachève le topos jarryque du Surmâle), voire son affranchissement de l’Œdipe!
II est le seul type au monde à avoir résolu de façon satisfaisante son complexe d’Œdipe… comme l’écrit le News-Week». Il fallait y penser: le héros est un robot parce qu’il n’a plus besoin d’être psychanalysé; il est le seul homme réussi. Si on met en question l’existence ou la grandeur de son âme, ce n’est pas parce qu’il n’en a pas, ni parce qu’il en a moins que les autres, c’est parce qu’il n’en a plus besoin. (…) [ayant] assimilé dans son corps tout entier l’intelligence, la culture, et l’amour du monde. (…) James Bond Connery atteint, à la lumière de l’électronique et dans le respect des valeurs en cours, une synchronie inoubliable entre les étapes de sa raison, les battements de son cœur et les mouvements de ses muscles. On n’y entend plus un seul rouage grincer. On peut appeler ce silence une absence complète de complexe. Face au monde extérieur, le héros devient dès lors d’une disponibilité intégrale. Il est l’adaptation mécanique faite homme devant le monde et ses machines. Sa vitesse de croisière est suffisamment stabilisée pour résister aux assauts inhumains des techniques les plus modernes. Elle est assez autonome et libérée pour être bonne et réduire ces techniques à ne servir que des causes justes. (V. Morin, 100-102)
Autre domaine où se dit à la fois le professionnalisme du héros, son lien indissoluble avec la consommation et la double postulation qui anime la série, les voyages sans lesquels on ne saurait concevoir le mythe bondien. Chronotope par excellence où ce dernier se déploie, les voyages sont, comme les marques avec lesquelles elles ont tant en commun (le tourisme faisant des pays tout entier des sortes de macro-marques), un pont efficace entre le réel et l’irréel. En effet, on connaît la fidélité avec laquelle ce grand voyageur que fut Ian Fleming (reporter notamment pour le Sunday Times) aimait à restituer les différents décors de ses intrigues, au point de publier ses notes et carnets de voyage suite au succès de ses romans sous le titre Thrilling Cities (traduites en France, plus explicitement encore, par Des villes pour James Bond). Selon la logique de compensation autofictionnelle déjà évoquée, il prête à son héros son goût des voyages et en fait un globe-trotter véritablement planétaire, homme du monde partout à son aise (son polyglottisme aidant).
On serait même tentés de dire que l’espionnage n’est pour lui qu’un prétexte, voire une invitation au voyage, ce qui fait de lui le touriste ultime, à l’ère même où la société des loisirs généralise les migrations vacancières de masse. Les itinéraires romanesques de cet Homo Viator nouveau style correspondent d’ailleurs au tourisme de qualité de l’époque: la Côte d’Azur, la Floride, New York, les Bermudes, la Jamaïque, Venise. Le catalogue des hôtels et des night-clubs qu’il affectionne (il est l’homme du transit par excellence, à l’avant-garde des «non-lieux» analysés ultérieurement par Marc Augé) fonctionne en soi comme une réclame touristique et nous retrouvons à nouveau la logique des marques: le Plaza et le St Regis à New York (mais aussi le Sardi ou le 21 pour ses sorties), le café de la Paix, la Rotonde ou le Dôme à Paris, suivis du Fouquet pour l’apéro, le Harry’s bar pour un whisky, le Véfour, le Caneton ou le Cochon d’or pour le dîner avant d’aller faire un tour place Pigalle respectant presque intégralement le guide Michelin (For Your Eyes Only).
Le cinéma, à grand renfort de localisations exotiques, systématisera encore davantage cet aspect du mythe, offrant une série de diaporamas en cinémascope des différentes «merveilles du monde». D’un régime initialement modeste, à l’image des budgets de production (l’ex-Yougoslavie, la Turquie, l’Italie dans Bons Baisers; la Suisse, les États-Unis et le Mexique dans Goldfinger) on passe progressivement à une véritable dérive planétaire: ainsi dans Les diamants sont éternels voyage-t-on du Japon à l’Égypte, la France méridionale, l’Amérique latine, les Pays-Bas, Las Vegas, Los Angeles et Baja California. Cette tendance n’a fait que s’accentuer avec la pleine globalisation (la Tchéquie, le Pakistan, l’Uganda, Madagascar, les Bahamas, Miami, Monténégro, Venise et le Lac Côme dans Casino Royale).
Comme les marques, ces voyages sont le lieu de la transsubstantiation du réel en fantasme. Le monde entier est offert au lecteur/spectateur comme domaine virtuellement infini de convoitise, toujours selon une logique capitaliste de la consommation qui fait des voyages le complément des voitures (qui les permettent), des marques (qui, des produits de toilette aux noms d’établissement, les complètent) et des femmes (qui en sont par ailleurs la promesse la plus visible, selon la vision du monde touristique affichée dans la publicité), en une série de termes strictement corrélatifs. Le processus de participation identificatrice est à nouveau à l’œuvre, qui nous invite à refaire les voyages de Bond (et l’on sait à quel point ses films sont de plus en plus devenus d’excellentes vitrines pour les pays visités, dont ils vantent «l’image de marque»), de même que nous pouvons conduire ses voitures ou porter ses marques (pour «ses» femmes nous pourrons éventuellement trouver des substituts dans l’échantillonnage des playmates ou des catalogues de call-girls dont elles sont l’extension).
Mais, tout comme les marques, ces voyages sont en fait la version sublimée de l’expérience touristique telle que construite par un discours déjà lui-même illusoire, celui de la publicité et des guides. C’est ainsi que le mythe bondien (qui fut aussi, et reste encore, un des premiers mythes véritablement planétaires) incarne le passage au temps de l’image-monde et du monde-image décrits dès 1938 par Heidegger dans L’époque des conceptions du monde.
Illusion au carré donc, qui nous offre le rêve d’un lifestyle qui nous rapprocherait de ce monde secret et olympien où tout n’est que luxe, danger et volupté… Car c’est bien d’un monde mythique régi par le double jeu d’Éros et Thanatos qu’il s’agit, tapi derrière les oripeaux mirifiques des différentes villes et des divers paysages traversés. D’où la structure initiatique récurrente qui nous fait passer des espaces publics, de plus en plus exotiques, aux espaces initiatiques, régis par une poétique des éléments: les fonds sous-marins, réservoir depuis Jules Verne d’un merveilleux aquatique (où l’on confronte inévitablement la mort, que ce soit sous la forme du requin ou de sinistres plongeurs); les
Ciels turbulents où se rejouent des Chutes baroques sans cesse maîtrisées par ce nouvel Hermès ailé qu’est Bond (qui se défait souvent de ses bolides volants pour réaliser, sous différentes formes, le vieux rêve humain de l’envol); le Feu initiatique qui, sous la forme des explosions finales, devient purificateur ou, sous la forme pervertie de l’illusion (Dr No), peut indiquer le chemin au quatrième et suprême élément bondien, le sous-terrain tellurique qui sert de repaire caché au méchant, à la fois quartier général, laboratoire, harem, Cour, chaîne de montage et délire architectural.
Car le voyage bondien est avant tout une Quête initiatique qui mène au sanctus sanctorum de quelques lieux réservés, inaccessibles pour le commun des mortels. Ceux-ci prennent souvent l’aspect archétypal de l’île, espace de tous les possibles et de tous les secrets. Claustration parfaite qui circonscrit le domaine du Méchant au-delà de tout ancrage géopolitique, l’île est à la fois le signe d’un faux Paradis (souvent agrémenté du harem du Méchant) et d’un véritable Enfer qui, comme dans les mythologies anciennes, signale la catabase du héros.
Babélique comme son projet démesuré, le repaire du Méchant fusionne souvent l’exotisme archaïque et la modernité architecturale, occasion privilégiée d’étaler l’émerveillement visuel qui contribue beaucoup au charme, presque envoûtant, des films. Ils sont en cela l’exact opposé de cet autre bâtiment secret qu’est le siège du MI-6 à Vauxhall Cross et dont la stricte austérité en fait une Maison – presque au sens ésotérique du Tarot- de la Vertu. Mais si ces décors hors norme, œuvre de grands visionnaires tels que Ken Adam ou Peter Lamont, traduisent la mégalomanie fatidique des Méchants ils sont aussi une folle luxuriance promise à la spectaculaire dépense de leur consumation dans l’inévitable explosion finale.
La boucle est alors bouclée qui allait de la consommation à la consumation rituelle, de l’ostentation de Veblen à la part maudite de Bataille et du culte de l’efficacité au fantasme d’apocalypse localisée.
1. v. notamment Daniel Moclair, «James Bond: au service secret de sa publicité», CinémAction, 2004, n°112 (p.184).
2. «Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques: je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique». (R. Barthes, 1957, 150)
R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957
E. P. Comentale, Ian Fleming and James Bond: The Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005
U. Eco, ‘James Bond: une combinatoire narrative’, L’analyse stucturale du recit, Communication 8, Paris: Seuil, 1966
U. Eco et al, Il Caso Bond, Milan, Bompiani, 1965, édition électronique Proceso a James Bond
U. Eco, De Superman au surhomme, Paris, Le Livre de Poche, 1995
F. Hache-Bissette et al, James Bond, Figure mythique, Paris, Autrement, 2008
F. Hache-Bissette et al, James Bond, (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, Paris, Belin, 2007
V. Morin, “James Bond Connery: un mobile” Communication 6, Paris: Seuil, 1965
Leiva, Antonio (2012). « Un mythe de (la) consommation ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/un-mythe-de-la-consommation], consulté le 2024-12-21.