Note: afin de simplifier la lecture de l’article, les références entre crochets indiquent le numéro de la saison puis le numéro de l’épisode de la série. Pour des raisons de compréhension, l’article suit le déroulement chronologique de chaque saison.
L’univers miroir finit par ne plus paraître si étrange, ou du moins autant qu’il est «familier» comme le remarque Stan Hunter Krank1. Les personnages qui y évoluent ne sont plus filmés comme des antagonistes. Au contraire, la caractérisation effectuée jusqu’ici sert de base aux scénaristes. Ces personnages nouveaux n’ont droit à aucune véritable exposition, et le spectateur suit leurs aventures comme s’il s’agissait des personnages qu’il connaissait déjà. Rien dans la narration n’indique de brisure réelle entre la construction de ces personnages fictifs qui forment des réseaux comparables avec d’autres personnages et endossent les mêmes rôles thématiques. L’amitié entre Fauxlivia et Charlie est, par exemple, un fait acquis sur lequel le spectateur ne reviendra pas. Il a déjà pu la constater, dans un cadre différent, certes, mais écrite et filmée de manière tout à fait semblable. Il est entendu qu’ils ont une fonction narrative comparable. Aussi le retour de Charlie est-il une «bonne nouvelle» pour le public, les scénaristes lui ayant laissé davantage de temps à l’écran et ayant développé son histoire familiale avant de faire mourir son personnage dans notre univers.
C’est bien un procédé de retcon ou de continuité rétroactive que le spectateur voit ici à l’œuvre. Ce procédé, typique des comic books, permet de changer soudainement la caractérisation d’un personnage familier, de considérer comme nul et non avenu un épisode ou une suite d’épisodes qui obligent les scénaristes à tenir compte d’éléments qu’ils préféreraient laisser de côté. Le personnage de comic book dont les retcons sont les plus célèbres, et sans doute les plus polémiques, est Superman, qu’Umberto Eco lie à la tradition littéraire populaire du XIXe siècle; Superman dont l’origine, l’histoire comme les caractéristiques, évolue depuis sa création par Jerry Siegel et Joe Shuster en avril 1938. Le retcon peut correspondre à une volonté artistique forte ou au mécontentement du public qui finit par influer sur le cours de la diégèse, de faire entrer le personnage dans son époque ou d’attirer une nouvelle génération de lecteurs… quitte à s’en aliéner une autre. Il engage une connivence avec le public qui accepte ou non de «faire comme» s’il ne savait pas que des changements avaient été effectués dans l’histoire.
J. J. Abrams connaît d’autant mieux ce procédé qu’il est lui-même lecteur de comic books, qu’il en a écrit, et qu’il glisse plusieurs références à la bande dessinée américaine dans la série qui sera, par la suite, elle-même déclinée en comic à partir de 2008 et scénarisée par Joshua Jackson pour DC Comics.
Dans Fringe, le retcon a une fonction bien précise: celle de souligner que la continuité narrative n’est plus essentielle. Le cadre narratif est prêt à être bouleversé à tout moment. Des éléments de caractérisation sont susceptibles d’être modifiés, des personnages morts peuvent se retrouver en vie quelques épisodes plus tard – exemple typique de «comic book death2». De même que les retcons successifs ont permis aux scénaristes de comic books de s’approprier le concept de «multivers» quantique où notre univers se décline en une infinité d’autres dont aucun n’est «le bon», mais une version parmi tant d’autres, l’ouverture de Fringe sur de possibles mondes parallèles comparables au nôtre souligne l’obsolescence des concepts mêmes de protagonistes et d’antagonistes. De manière comparable, le scénariste écossais Grant Morrison écrit les aventures en miroir d’un Superman champion de la justice opposé à son double, Ultraman, super-criminel sans foi ni loi (JLA: Earth 2 publié en 2000 chez DC Comics), ou même d’un Superman héraut du IIIe Reich confronté à l’horreur de la Shoah (The Multiversity: Mastermen #1, toujours publié chez DC Comics en 2015).
Les attaques de la cellule ZFT étaient, depuis la première saison, une réponse directe à ce qui est considéré comme une agression de la part de notre univers et de ses habitants, cet «autre» enclin à la destruction. Le voyage de Walter d’une dimension à l’autre a eu pour conséquence de bouleverser l’ordre naturel. Cette première brèche est l’amorce de la destruction des deux univers désormais condamnés à entrer en collision3. Des trous de vers ou vortex apparaissent dans l’univers parallèle, des failles colmatées au prix de très nombreuses victimes, des quartiers entiers, voire des villes sacrifiées et désormais en quarantaine. Difficile, dès lors, de fixer un compas moral. Un personnage cantonné au rôle de bourreau prend aisément en charge le rôle de victime, et inversement. Chaque incident dans un univers produit mécaniquement un incident comparable dans l’autre, ce que le spectateur apprendra en suivant l’action qui bascule du côté de la dimension parallèle «ennemie» et oblige à repenser le récit. Cet univers, tout comme le nôtre, est peuplé de civils innocents qui paient le prix d’une guerre dont ils ne peuvent eux-mêmes mesurer les proportions apocalyptiques, d’autant plus que la guerre et secrète et évacuée des médias. Les camps ne sont plus ici clairement identifiés et les trous de vers apparus dans l’univers parallèle finiront par également apparaître de notre côté, avec les mêmes conséquences tragiques, les mêmes cas de conscience qui poussent à sacrifier des individus pour en sauver d’autres, à substituer l’arithmétique à l’humain. À la différence du monde binaire auquel Bixby renvoyait dans «Mirror, Mirror», les scénaristes de Fringe rendent compte de nos sociétés au lendemain des attentats du 11 Septembre, d’un monde qui, s’il semble identifier nettement le danger auquel il doit dorénavant faire face – terrorisme, fanatisme religieux –, est rendu difficilement lisible. Pensons aux compromissions politiques et au manquement au modèle moral érigé en bannière par l’Occident – les détenus privés de droits au camp de Guantánamo, les cas de tortures et de viols à la prison d’Abu Ghraib –; pensons aux alliances de circonstance et de courte vue – le soutien des Américains aux moudjahidines afghans après 1979 pour contrer l’expansion soviétique –; pensons aux retournements diplomatiques – soutien puis opposition des États-Unis au régime de Saddam Hussein ou de Bashar al-Assad –; pensons, pour finir, au recours au story telling pour manipuler l’opinion publique puisque nous savons que «l’Irak n’avait pas de lien avec Al-Qaïda, contrairement à ce qu’affirmaient les États-Unis, et Saddam Hussein ne possédait pas d'”armes de destruction massive” (ADM) – une expression terrifiante forgée par ses conseillers en communication» (Ramonet, 2003).
Les personnages que le spectateur a appris à aimer tout au long de la première saison sont désormais associés au péril terroriste. Ils sont décrits par le biais du dialogue comme des «envahisseurs», pire encore, des «monstres».
SECRETARY BISHOP: I told you there would be invaders coming over from the other side, but I didn’t tell you they would be us.
FAUXVILIA: No, you did not.
SECRETARY BISHOP: They’re our doubles, alternate version of ourselves, but don’t be deceived, Olivia. They’re monsters in our skin. They’ll do anything, say anything to gain our trust, but they can’t be trusted. [s2e23]
La lutte menée par cette division Fringe est présentée à l’écran comme juste; elle fait par ailleurs écho à la bataille sémantique à laquelle se livrent les forces qui s’opposent tout autour du monde et qui donnent le nom de «terroristes» à des opposants qui, quant à eux, se qualifient de «partisans», de «résistants» ou de «freedom fighters4». Comme le souligne P. J. Salazar, la guerre est, aussi, question de langue, de rhétorique, ce qui contredit une lecture simplement manichéenne du monde. La multiplication des points de vue brouille effectivement toute possibilité d’une lecture univoque de la «guerre» au cœur de la série, et renvoie aux interrogations de Noam Chomsky, qui remet en cause le terme même de «terrorisme» qu’il associe à la fois à l’acte de terreur que le spectateur connaît bien, mais également à la «guerre de basse intensité» pratiquée par les États-Unis5.
Chaque camp ou faction est montré comme victime de cet «autre» qui ne revendique jamais et se réfugie dans le mutisme, considérant unilatéralement ses actions comme justifiées. S’éloignant des personnages plats comme David Robert Jones ou Newton, les scénaristes se concentrent, en situant l’action de «l’autre côté», sur des personnages épais qui interrogent leurs propres actions, la validité morale de leurs décisions et leur capacité à sauver un monde au bord de la ruine. Autant de personnages auxquels le spectateur peut s’identifier d’autant plus que des personnages plats dans notre univers gagnent en complexité dans l’univers miroir où leurs histoires personnelles sont développées – c’est le cas du personnage de Broyles ou de Nina Sharp.
Il ne s’agit donc pas ici de décrire le combat contre un ennemi malveillant, belliqueux ou même fanatique. Cet «autre côté» a vécu des traumatismes équivalents, comme la mort de Martin Luther King auquel est dédié un mémorial commun à New York avec Eldrige Cleaver (ancien dirigeant des Black Panthers dans notre univers) avec qui il écrivit le discours «We Have a Dream» [s3e1], et dont le visage orne les billets de vingt dollars (ou «Juniors») [s2e21]. Les scénaristes ne décrivent jamais de «guerre de civilisation», comme de nombreux commentateurs tendent à simplifier le monde d’après les Attentats – cette civilisation, à quelques détails près, est la nôtre. Entrer en conflit avec elle signifie batailler contre soi-même, dans une conflagration parfaitement schizophrène et suicidaire. Comme dans la nouvelle «William Wilson» d’Edgar Poe, le personnage voué à assassiner son ennemi, son double en réalité, est destiné à se tuer lui-même, à s’anéantir physiquement ou, en ce cas, à réduire à néant les fondements de son identité6: sa morale, son idéal, son humanisme, au risque de devenir «quelqu’un d’autre» au même titre que les États-Unis de l’après «Patriot Act» se dérobent à l’héritage intellectuel et philosophique des Pères Fondateurs.
Ainsi l’épisode «Subject 13» diffusé en février 2011 est-il construit selon le modèle du flashback et suit-il de manière parallèle les souffrances des parents de Peter, victimes d’un rapt et condamnés, semble-t-il, à ne plus jamais revoir leur enfant, et les souffrances des «nouveaux» parents de Peter, interprétés par les mêmes acteurs John Noble et Orla Brady, qui tentent de faire croire à l’enfant qu’il est bien le leur et que ses souvenirs de sa dimension d’origine sont le résultat d’un traumatisme. Les scénaristes soulignent alors, par le biais du dialogue, le sentiment de culpabilité qui étreint chacun des personnages paradoxalement unis par un même déchirement – les vrais parents mortifiés par l’incompréhension du geste de Walter, comme par l’absence d’explication scientifique ou logique, ses parents adoptifs mortifiés par l’idée de devoir mentir sciemment à un enfant devenu le jouet de circonstances extraordinaires. Ici, aucun personnage n’endosse le rôle traditionnel du méchant, pas même Walternate, dont les projets de vengeance semblent valides aux yeux du spectateur.
Cette dualité inédite renvoie au concept de «Mal» tel que l’analyse J. Baudrillard au sortir des Attentats, lorsque celui-ci écrit que nous ne pouvons aujourd’hui constater que son «éradication [est] de toute façon vouée à l’échec, puisque c’est de l’hégémonie grandissante des forces du Bien (l’axe antiterroriste, etc.) que résulte une terreur multipliée: la contre-terreur, cette “terreur blanche” qu’exercent les forces du Bien. Et c’est là la racine du Mal absolu: c’est que notre Mal à nous – et ceci est tout à fait nouveau – n’est plus celui qui s’opposait au Bien, c’est celui qui est produit par l’excès du Bien» (Baudrillard, 20057).
Ce brouillage est accentué par de nouvelles révélations sur le passé de Walter Bishop qui, comme le spectateur l’apprendra au fur et à mesure des épisodes, a lui-même fait des expériences sur des enfants dans les années 1980, parmi lesquels Olivia, qui a occulté ces souvenirs traumatisants; ces enfants sont devenus un danger pour les autres comme pour eux-mêmes, certains sont devenus des assassins. Si des brutes existent dans le monde miroir, ils existent pareillement dans le nôtre. La justification de ces actes est présentée comme une nouvelle illustration du story telling: tout sacrifice, toute cruauté trouvent une justification potentielle – si tant est que l’on se situe dans le camp du «Bien», notion parfaitement subjective que les scénaristes ne cessent de remettre en question et de déconstruire.
Et si les scénaristes reprennent le scénario comme les idées développées par Bixby, ce n’est que pour mieux jouer avec celles-ci et les pousser dans de nouvelles directions. Ces derniers brouillent un peu plus les cartes en écrivant des dialogues en miroir diffusés à des années de différence, dialogues qui indiquent bien que ces personnages venant d’univers différents ont une psychologie, des objectifs, des peurs comparables. Il n’y a ici ni bourreau ni victimes, rien qu’une inintelligence de la situation d’ensemble:
CHARLIE FRANCIS: I’m sorry. Job isn’t what it was ten years ago. We’re supposed to protect the world, where one breath of the wrong air can incinerate you from the inside out. I mean, how do we protect people, when corporations have higher security clearances than we do? When we’re not fully briefed on half the things that we’re investigating. You know, when the truth, the truth is – we’re obsolete. [s1e1]
AGENT FRANCIS: I gotta tell you, Livvy, this job isn’t what it was ten years ago. You’ve got alternate universes. I mean, it just — just wasn’t part of my training, you know? I mean, how are we supposed to fight these people? Truth is, Livvy, this makes me feel obsolete, you know? [s2e22]
Viennent des situations en miroir – l’enlèvement et la fuite d’Olivia [s1e11] renvoient à l’enlèvement et à la fuite de son double [s3e18], la situation de [s4e16] reprend presque exactement celle de [s1e11] – qui rappellent constamment au spectateur que les deux univers fonctionnent effectivement en parallèle, comme la notion de «déjà vu», employée par le personnage de Walter pour expliquer le «multivers».
Fringe est bien un «remake», comme a pu l’écrire Steven Gil, mais pas celui de séries plus anciennes (en l’occurrence X-Files de Chris Carter). Les scénaristes ont en effet pensé Fringe comme une série qui se prenait elle-même comme sujet de remake, rejouant les mêmes situations avec de légères modifications, reprenant volontairement les mêmes trames narratives, les mêmes intrigues traitées de façon différente tout en mettant en lumière le fait que, s’il existe non pas un, mais plusieurs remakes de situations connues, il n’existe aucun matériel original.
Fringe confirmera cette direction à la fin de sa troisième saison (2010-2011) où l’action se déroule désormais dans une nouvelle dimension alternative située, cette fois-ci, dans le futur, dans une ville de New York en guerre où le premier symbole familier au spectateur est une plaque dédiée au souvenir des Attentats («We will never forget September 11, 2001. Dedicated to their memory, September 11, 2021», [s3e21]). On voit ensuite le One World Trade Center qui n’ouvrira en réalité au public qu’en novembre 2014, mais que les Américains connaissent par avance pour avoir vu de nombreuses fois les plans de l’architecte David Childs dans les médias. Dans ce nouvel univers, le point nodal demeure le fantôme des Tours. Ce monde a sa propre division Fringe qu’Ella a rejointe et qu’Olivia dirige avant d’être assassinée; un nouvel univers avec ses alter-egos joués par les mêmes acteurs, avec sa propre menace terroriste incarnée par les personnages de Moreau – Brad Dourif – et de Walternate, dernier survivant de son univers. Le nouveau générique n’est ni bleu ni rouge, mais noir.
La saison 4, avec un générique jaune cette fois-ci, se déroule dans le même univers que dans la saison 1, à ceci près que le personnage de Peter a été effacé de la réalité. Les autres n’en gardent aucun souvenir. Sans Peter, Walter est décrit comme un personnage névrosé, agoraphobe, et qui, ne s’étant jamais remis de la mort de son fils, refuse de quitter son laboratoire à Harvard. Dans cette nouvelle réalité, Walter a également tenté de sauver le fils de Walternate en traversant d’un univers à un autre, mais l’enfant s’est noyé accidentellement. Le retour de Peter [s4e4] se solde par un sentiment de frustration du spectateur. Au lieu de retrouvailles, les liens décrits dans les saisons précédentes sont effacés. Olivia ne reconnaît pas Peter. Leur histoire d’amour n’est plus qu’un souvenir dans la mémoire du jeune homme qui ne peut renouer avec les autres personnages. «Clearly I’m the wrong place», explique-t-il, «All the people that I know and love are… somewhere else. I just have to figure out how to get home.» [s4e6].
La caractérisation de certains personnages change une fois de plus; parfois de manière anecdotique (la sœur d’Olivia toujours mariée, elle a non pas un, mais deux enfants); parfois de manière radicale (Nina Sharp est ici une mère de substitution pour Olivia, l’ayant prise en charge après le décès de sa mère). L’histoire de personnages secondaires jusqu’ici relativement plats est développée, particulièrement le personnage d’Astrid, qui rencontre son double atteint du syndrome d’Asperger – dont souffre la propre sœur de la comédienne Jasika Nicole –, rencontre qui permet aux scénaristes d’étoffer ses relations familiales [s4e11]. Philip Broyles s’éloigne du stéréotype de l’agent inflexible pour embrasser celui de traître, travaillant désormais sous les ordres d’un David Robert Jones revenu d’entre les morts. Le personnage de Walternate s’éloigne du personnage stéréotypique du «surhomme» nietzschéen pour gagner en épaisseur, jusqu’à permettre l’attachement du spectateur au personnage qui finit par pardonner à Walter de lui avoir pris son fils des années auparavant. John Noble joue Walternate différemment dans cette saison, et l’humanise sensiblement8. Le changement le plus décisif étant celui qui affecte le personnage de William Bell, qui embrasse désormais la figure du savant fou et est désigné comme agent du «Mal» prêt à sacrifier deux mondes afin d’assouvir sa soif de puissance et de créer son propre univers [s4e21/22].
Les scénaristes opèrent ici un recyclage, une redistribution des stéréotypes difficile à anticiper de la part du spectateur habitué, avec la saison 1, à des situations ou séquences types auxquelles il ne peut plus se référer, jusqu’à Olivia, qui finit par se rapprocher de son double et déclarer que la «guerre» entre les deux univers n’est qu’une vue de l’esprit: «I’ve been over there. I’ve worked with the Other Side and they are not our enemy» [s4e20].
La saison 5 se déroule en 2036, vint ans après l’invasion des observers, que les scénaristes révèlent être des humains venus du futur. L’humanité est réduite à la collaboration afin de ne pas être exterminée. Parmi ces collaborateurs, les loyalistes vêtus d’uniformes qui rappellent de manière explicite les uniformes nazis.
La division Fringe existe toujours. Son objectif n’est plus de combattre le «terrorisme», mais de s’assurer que les humains, et plus particulièrement la résistance, reste «sous contrôle». Ici, c’est la population civile que la division Fringe protégeait dans les saisons précédentes qui est considérée, sans discernement, comme un réservoir de terroristes potentiels. Les rôles sont inversés. Le terroriste anonyme et sans visage endosse ici le rôle du héros ou du freedom fighter décidé à mettre à bas les forces d’occupation. L’image des déflagrations provoquées par ceux-ci, l’image des cendres qui couvrent progressivement la rue, des vêtements qui volent dans les airs avant de tomber au sol, est, toutefois, toujours filmée comme un écho patent des images des Attentats diffusées en direct [s5e7]. Les terroristes emploient des «armes de destruction massive» contre les observers qui les considèrent comme «barbares» [s5e4] et affichent le visage de leurs «martyrs» sur les murs de la ville [s5e5]. En outre, l’équipe d’Olivia emploie les armes qu’elle a à sa disposition, autrement dit l’arsenal accumulé depuis les quatre saisons précédentes: les «virus inconnus, créatures monstrueuses» et autres «armes futuristes» employées par la cellule terroriste ZFT contre laquelle elle se battait jusqu’ici, et que Walter trouve «cools» [s5e13].
Le spectateur retrouve les personnages qu’il connaît bien, Olivia, Peter, Walter et Astrid s’étant eux-mêmes emprisonnés dans l’ambre et n’ayant pas vieilli. Etta, la fille qu’Olivia s’apprêtait à avoir, est ici adulte; en ce cas, le spectateur trouve, une fois de plus, un élément scénaristique tout à fait courant, voire banal, dans les comic books où des personnages d’enfants grandissent dans un temps narratif court pour atteindre, ou dépasser, l’âge de leurs parents9. Cette stratégie a pour objectif de ne pas bouleverser la répartition des rôles thématiques. Le fait qu’Olivia et Peter soient parents ne doit pas influer sur le déroulement du scénario et le personnage d’Etta adulte peut aisément endosser un rôle de partenaire, d’amis ou de compagnons tels qu’on a pu le voir avec Charlie ou Astrid.
La question de la morale et du sacrifice des idéaux est tout autant au cœur du scénario. Ainsi, le sujet de la «justification» de la torture qui taraude les États-Unis depuis les Attentats jusque sur le petit écran, sujet qui n’était jusqu’ici qu’évoqué dans la série, n’est plus éludé par les scénaristes. Le personnage d’Etta, qui représentait l’espoir d’une vie apaisée, pacifiée puisqu’enfant de deux mondes en miroir qui auparavant se faisaient la guerre, défend l’idée d’une torture «légitime» à l’endroit des loyalistes jusqu’à ce qu’Olivia, filmée comme étant heurtée par le manque de compassion de sa propre fille, ne la pousse à ne pas abandonner son humanité, comme a pu faire l’ennemi.
Henrietta: Loyalists sell out their own kind like rats. I know you just woke up, but look around you, Mom. Can’t you see what the Observers have brought? This is war. And we’re losing.
Olivia: I don’t know your world. But I had hoped for you that, wherever you were, you weren’t hardened by what had happened to you. And it’s not that I don’t see what the Observers have brought, I do. But what concerns me more is what they’ve taken away. [s5e2]
Nous retrouvons ici la distinction stoïcienne entre, d’un côté, katorthoma, une «action droite rigoureusement correcte», de l’autre kathekon, une «action qu’il convient à la nature de l’agent d’accomplir» (Gramsci, 2012: 38), en d’autres termes une action en accord avec la déontologie à la morale, opposée à une action entièrement affranchie de ces considérations et ramenée à un ordre «naturel», égotiste, et qui, par conséquent, évacue tout rapport à la société voire à l’humanité dans son fonctionnement. Ce n’est donc plus en se référant à des camps définis que l’action peut progresser; les ennemis d’hier sont les alliés d’aujourd’hui, et Olivia parviendra à contrer l’invasion avec l’aide de la dimension miroir, plus particulièrement de Fauxlivia.
En renversant progressivement des schémas narratifs classiques largement employés à la télévision comme au cinéma, les scénaristes de Fringe interrogent les certitudes du spectateur, spécialement américain, confronté à une banalisation d’images de violence et d’actes de terrorisme depuis les Attentats du 11 septembre 2001. Ils multiplient les pistes et fausses pistes narratives, rendant caduque toute assurance quant à la caractérisation des personnages, et sondent, par le biais d’une structure narrative constamment déconstruite, des notions de «Bien» et de «Mal» remises en cause par les philosophes et la sociologie des catastrophes.
En brisant le tabou d’une inclusion des Tours au sein de la diégèse, les scénaristes font du World Trade Center, à la fois symbole patriotique, voire mythologique, désormais indépassable, un «mystère», une «énigme» qui questionne le sort d’une Amérique qui peine à donner sens aux récits, à la «posture permanente de sécurité» justifiée via les médias ou les thèses conspirationnistes les plus irrecevables, mais aussi via un emploi de plus en plus systématique du story telling par la classe politique étatsunienne.
Aussi Fringe oppose-t-il au scénario apocalyptique diffusé par les mass medias une lecture sotériologique qui prend racine dans un Âge d’Or rêvé de l’Amérique depuis les Transcendentalistes – R. W. Emerson, H. D. Thoreau – jusqu’aux mouvements pacifistes, progressistes et humanistes de la seconde moitié du XXe siècle.
Les Attentats sont finalement intégrés à une réflexion artistique à même de contrer les images d’horreur surreprésentées sur les écrans en leur opposant une multitude de mondes jusqu’ici insoupçonnés. En filmant le World Trade Center intact, les scénaristes optent non pour une «réécriture de l’histoire» qui pourrait signaler un désir de vengeance ou de châtiment, mais pour une réappropriation de l’Histoire américaine par l’ensemble des spectateurs. Ils font du symbole des Tours l’affirmation de la volonté d’un retour à une société prélapsarienne, non plus va-t-en-guerre, hyper-sécurisée au risque de renoncer aux principes fondamentaux de Liberté, mais sûre de ses idéaux universalistes.
La multiplication des points de vue, l’usage systématique du retcon caractéristique du comic book cette fois-ci au cœur du dispositif diégétique, permet, par un renversement inédit, de faire des bâtiments imaginés par l’architecte américain Minoru Yamasaki et ouverts au public en juin 1973, le symbole audacieux d’une nouvelle Unité populaire et philosophique qui reste à confirmer par le biais de l’écriture et de l’image, mais aussi par la reconstruction et la réappropriation d’une mémoire collective.
Noëlle Batt, Véronique Ferret, Nathalie Montoya, Jonathan Boutemy, Géraldine Cauly, Gilles Volle, Jean-Michel Wingertsman pour leur amitié indéfectible.
Enfin, ce travail est dédié avec la plus grande affection à mon ami Aurélien Gleize qui n’aime pas Fringe, et à mon père, ancien chercheur au MIT, qui, malgré tous ses efforts, n’a pas encore trouvé de dimension parallèle.
1. «The alternate universe of Fringe—a world of airships and amber, of national identification cards and disasters almost mundane in their frequency, of staggering technological advances but also in which smallpox has not yet been eradicated—is uncanny precisely because it is familiar: every revelation is a novelty as well as what the contemporary Zeitgeist leads one to fear the world will become», The Multiple Worlds of Fringe / Essays on the J. J. Abrams Science Fiction Series, edited by Tanya R. Cochran, Sherry Gin & Paul Zinder, Jefferson, McFarland, 2014, p. 147.
2. Nom donné au fait de faire mourir des personnages de comic books avant de les ressusciter peu de temps après. Le lecteur de comic books sait que la mort de ses personnages préférés n’est que temporaire. Le personnage de Broyles du monde miroir meurt dans la saison 3 et revient dans la saison 4; David Robert Jones meurt dans la saison 1 pour réapparaître dans la saison 4; William Bell se sacrifie dans la saison 2 et revient, également, dans la saison 4.
3. Cette idée sera reprise à son tour dans les comic books Marvel, voir The New Avengers: Illuminati (2006-2007).
4. Ainsi des Tchétchènes, qualifiés sans nuance de «terroristes» par Vladimir Poutine, ou les militants ouïgours considérés de même par Pékin. Le quotidien Le Monde emploie des guillemets pour qualifier les «”terroristes” ouïgours» afin de souligner la difficulté à démêler le vrai du faux dans un pays qui contrôle ses informations et empêche de mener des investigations libres. Voir «La justice chinoise condamne à mort des “terroristes” ouïgours», Le Monde (08/12/14), article consultable sur le site: http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/12/08/la-justice-chino…
5. «Qu’est-ce que le terrorisme? Dans les manuels militaires américains, on définit comme terreur l’utilisation calculée, à des fins politiques ou religieuses, de la violence, de la menace de violence, de l’intimidation, de la coercition ou de la peur. Le problème d’une telle définition, c’est qu’elle recouvre assez exactement ce que les États-Unis ont appelé la guerre de basse intensité, en revendiquant ce genre de pratique». Noam CHOMSKY, «Terrorisme, l’arme des puissants», Le Monde Diplomatique, texte tiré d’une conférence prononcée au MIT le 18 octobre 2001 et consultable à l’adresse: http://www.monde-diplomatique.fr/2001/12/CHOMSKY/8234
6. Steven Spielberg reprend ce thème dans un épisode d’Amazing Stories réalisé par Martin Scorsese en 1986 et également intitulé «Mirror Mirror». L’épisode suit l’écrivain Jordan Manmoth (Sam Waterston) qui sombre dans la folie, poursuivi par une créature menaçante (Tim Robbins) qui apparait sur des surfaces réfléchissantes, des miroirs, principalement; cette créature, qui se révèlera être lui-même, le poussera au suicide.
7. Article disponible à l’adresse: http://www.liberation.fr/tribune/2005/02/17/a-la-recherche-du-mal-absolu…
8. «[O]bviously [Walternate] was painted as the baddie, initially. But I never personally took it that way. I took it as a man with a job to do and a huge burden and very good reason to be incredibly angry and vengeful should he choose to go that way. But he never did take that these actions; he just wanted to save his world. And then I got the chance—I think it was maybe last season—to humanize him a bit.», Sandra GONZALEZ, «Emmy Watch: ‘Fringe’ star John Noble on slapping Joshua Jackson», 20 juin 2012, article consultable à l’adresse: http://www.ew.com/article/2012/06/20/emmy-watch-fringe-john-noble
9. C’est le cas de Nathan Summers (ou Cable), fils de Scott Summers (Cyclops) qui envoie celui-ci dans le futur afin de le sauver d’une mort certaine, et qui le retrouve quelques années plus tard, de retour dans le présent visiblement plus vieux que son propre père. C’est également le cas des personnages de Franklin Richards, fils de Reed Richards et Susan Storm des Fantastic Four ou de Skaar, fils de Bruce Banner (Hulk), tous chez Marvel Comics.
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux / Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la Philosophie?, Paris, Les Editions de Minuit, 1991.
Gilles DELEUZE, Cinéma 2 / L’Image-Temps, Paris, Editions de Minuit, 1998.
Umberto ECO, De Superman au Surhomme, Paris, Grasset / Le Livre de Poche, 1993 [1978].
Michel FOUCAULT, Surveiller et Punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
Antonio GRAMSCI, Pourquoi je hais l’indifférence, Paris, Rivages, 2012.
Adam ROBERTS, Science Fiction, London, Routledge, 2002.
Oswald DUCROT et Jean-Marie SCHAEFFER, avec la collaboration de Marielle ABRIOUX, Dominique BASSANO, Georges BOULAKIA, Michel de FORNEL, Philippe ROUSSIN et Tzvetan TODOROV, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995.
Don DELILLO, Falling Man, New York, Scribner, 2007.
Ralph Waldo EMERSON, Self-Reliance and Other Essays, USA, CreateSpace Independent Publishing Platform.
William GIBSON, Pattern Recognition, New York, G. P. Putnam’s Sons, 2003.
Naomi KLEIN, The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, Toronto, Knopf Canada, 2007.
John D. MARKS, The Search for the “Manchurian Candidate”: The CIA and Mind Control: The Secret History of the Behavioral Sciences, New York, W. W. Norton & Company, 1991.
Jean-Baptiste THORET, 26 secondes: L’Amérique éclaboussée, Pertuis, Rouge Profond, 2003.
Paul VIRILIO, La Pensée Exposée, Arles, Actes Sud / Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2012.
Grant MORRISON, Supergods: What Masked Vigilantes, Miraculous Mutants, and a Sun God from Smallville Can Teach Us About Being Human, New York, Spiegel & Grau / Random House, 2012.
Neil POSTMAN, Technopoly: The Surrender of Culture to Technology, New York, Vintage, 1993.
Neil POSTMAN, Building a Bridge to the 18th Century: How the Past Can Improve Our Future, Vintage, Amazon Digital Services, Inc. [1999].
Gene Roddenberry’s Star Trek: The Original Cast Adventures, edited by Douglas Brode & Shea T. Brode, London, Rowman & Littlefield Publishers, 2015.
The Multiple Worlds of Fringe / Essays on the J. J. Abrams Science Fiction Series, edited by Tanya R. Cochran, Sherry Gin & Paul Zinder, Jefferson, McFarland, 2014.
Remake Television: Reboot, Reuse, Recycle, edited by Carlen Lavigne & William Proctor, Plymouth, Lexington Books, 2014.
Christophe BECKER, «Heroes and Villains (1): La naissance du comic book contemporain», paru en ligne dans la revue électronique POP-EN-STOCK (le 12 février 2015). Article consultable à l’adresse:
http://popenstock.ca/dossier/article/heroes-and-villains-1-la-naissance-…
Neli DOBREVA, «Esthétisation du politique, œuvre d’art et expérience du Sublime VS 9/11», in La Fonction Critique de l’Art, Dynamiques et Ambiguïtés (sous la direction d’Evelyne Toussaint), Bruxelles, La Lettre Volée.
Franco MARINEO, «Fringe, fringe science and the evolution of human mind: the disappearance of the Self and the multiplication of realities», article tiré de l’intervention «Consciousness Reframed 12» , The Planetary Collegium’s 12th Annual international Research Conference, consultable à l’adresse:
Guy ASTIC et Christian TARTING, «Montage des ruines / Conversation avec Georges Didi-Huberman», in Simulacres n°5, Septembre-Décembre 2001.
Fringe – L’intégrale de la série: Saisons 1 à 5, Warner Bros. (2015).
The Americans – L’intégrale des Saisons 1 & 2, 20th Century Fox (2015).
Star Trek – Saison 1, CBS (2009).
Steven Spielberg Presents Amazing Stories, The Complete First Season, Universal Studios (2006).
The X-Files – L’intégrale des 9 saisons, 20th Century Fox (2012).
Dylan AVERY, Loose Change (2005).
Edward BURNS, Sidewalks of New York (2001).
Rob BOWMAN, The X-Files: Fight the Future (1998).
J. C. CHANDOR, A Most Violent Year (2014).
Victor FLEMING, The Wizard of Oz (1939).
Alan J. PAKULA, The Parallax View (1974).
Henri VERNEUIL, I… comme Icare (1979).
Philip KAUFMAN, Invasion of the Body Snatchers (1978).
Ken RUSSELL, Altered States (1980).
Martin SCORSESE, Gangs of New York (2002)
Zack SNYDER, Watchmen (2009).
Paul VERHOEVEN, Robocop (1987).
Robert ZEMECKIS, Back to the Future (1985).
Robert ZEMECKIS, The Walk (2015).
Jean BAUDRILLARD, «A la recherche du Mal absolu», Libération (17 février 2005), article disponible à l’adresse: http://www.liberation.fr/tribune/2005/02/17/a-la-recherche-du-mal-absolu…
Noam CHOMSKY, «Terrorisme, l’arme des puissants», Le Monde Diplomatique, texte est tiré d’une conférence prononcée au MIT le 18 octobre 2001 et consultable à l’adresse: http://www.monde-diplomatique.fr/2001/12/CHOMSKY/8234
Sandra GONZALEZ, «Emmy Watch: ‘Fringe’ star John Noble on slapping Joshua Jackson», 20 juin 2012, article consultable à l’adresse: http://www.ew.com/article/2012/06/20/emmy-watch-fringe-john-noble
Annalee NEWITZ, «Chris Carter Says 9/11 Killed X-Files, But America is Ready for It Again», article consultable à l’adresse: http://io9.com/360044/chris-carter-says-911-killed-x-files-but-america-is-ready-for-it-again
Ignacio RAMONET, «Mensonges d’État», Le Monde Diplomatique, juillet 2003. Article consultable à l’adresse: http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/RAMONET/10193
Pierre SERISIER, «Fringe (Saison 1) – Réécrire l’Histoire», 14 mai 2009, article consultable à l’adresse: http://seriestv.blog.lemonde.fr/2009/05/14/fringe-saison-1-reecrire-lhistoire/
Faustine VINCENT, «Les Américains se divisent sur la notion d’acte “terroriste”», Le Monde, 2 décembre 2015, article consultable à l’adresse: http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2015/12/02/fusillade-dans-un-pla…
«Fringe: Showrunner JH Wyman On the Show’s Key Moments», 22 novembre 2012, article consultable à l’adresse: http://www.gamesradar.com/fringe-showrunner-jh-wyman-on-the-shows-key-mo…
«La justice chinoise condamne à mort des “terroristes” ouïgours», Le Monde (08/12/14), article consultable sur le site: http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/12/08/la-justice-chinoise-condamne-a-mort-des-terroristes-ouigours_4536332_3216.html#zRyQHeRlduA0GboL.99
Becker, Christophe (2016). « «Through the Looking-Glass» (2) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/through-the-looking-glass-2], consulté le 2024-12-21.