Avril 2020
La crise sanitaire qui s’est répandue sur le monde en début d’année 2020 nous a toutes et tous placé.e.s dans une situation inédite, que nous n’avions jusqu’alors rencontrée que dans la fiction (du moins dans les pays dits industrialisés puisque le virus Ebola circule régulièrement en Afrique sans déclencher la couverture médiatique que le virus SARS-CoV-2 a occasionné). À partir de cet événement exceptionnel, je voudrais essayer d’articuler deux aspects qui sont au cœur de la fiction spéculative ou d’anticipation, et plus spécifiquement de la science-fiction: les rapports entre fiction et réalité, et la perception du temps.
Nous avons eu coutume de travailler sur ces thématiques au fil des années dans diverses manifestations scientifiques et publications liées à l’imaginaire de la fin. Les premiers travaux de notre groupe de chercheur.e.s franco-québécoi.se.s remontent à 1999 (Gervais et Cliche, 1999) puis, à partir de 2009, la production s’accélère avec l’ouvrage Dérives de la fin (Chassay, 2008) et les monographies de Bertrand Gervais (Gervais, 2009) et de Jean-Paul Engélibert (2013, 2019). Les travaux les plus récents sont la série de colloques sur l’apocalypse qui se sont tenus entre 2016 et 2018 à Brest, Paris et Montpellier, série qui donnera lieu à une publication collective (Machinal et al., 2020).
Or ces fictions de la catastrophe, du cataclysme et de l’effondrement ont tout à coup pris, pendant la crise du covid-19, une dimension tout autre, tel que l’illustrent les expressions «monde d’avant» et «monde d’après», qui font quand même furieusement penser au balisage temporel lié au post-cataclysmique (Mellier, 2017). La fiction cataclysmique pourrait d’ailleurs se définir comme une mise en miroir de deux temporalités articulées autour d’un événement induisant une rupture épistémologique.
La période dite de la «crise» a été limitée dans le temps par divers types de balisages selon les pays, du confinement borné et limité à une période temporelle spécifique, aux distanciations physiques (même si elles sont bêtement appelées sociales, ce qui en français pose de très sérieuses questions) et autres règles de comportement qui ont affecté nos vies dans leur ensemble, que ce soit dans la sphère privée ou dans la sphère professionnelle. Les réflexions qui suivent tentent de rendre compte de la perception du réel dont nous avons pu faire l’expérience durant cette crise, du rapport au temps qui l’a caractérisée et de liens nouveaux entre fiction et réalité qui ont pu en émerger. Il s’agira de montrer que la perception du temps et le rapport fiction/réalité, modifiés par ce contexte spécifique et unique (crise sanitaire et confinement), sont liés par des dynamiques communes, mais aussi par une transformation profonde des liens qu’ils entretiennent avec leur contraire.
Si la perception du temps sera centrale dans cette analyse, la question du temps de l’écriture l’est encore plus. Je propose de jouer le jeu du présent de la perception en temps réel, puisque les lignes qui suivent ont bel et bien été écrites pendant la crise, soit en avril 2020. Je reviens ensuite en conclusion au temps de l’après, le moment post-crise, celui qui suit l’analyse et la perception à chaud de cette pandémie.
Revenons donc à la perception de ce moment spécifique que fut la première vague de la pandémie de COVID-19 et à la façon dont nous l’avons vécue sur le moment. Les collègues qui travaillent sur la fiction post-apocalyptique, les dystopies, la science-fiction et l’imaginaire de la fin en général sont unanimes: nos recherches nous ont rattrapé.e.s, tout ce que nous vivons, tout ce que nous observons était déjà dans ces fictions et, d’un coup, ce qui était (relativement) cantonné aux univers fictifs devient notre réalité. Une réalité dont on ne voit pas «la fin», dont on se demande bien si elle en aura une, que ce soit à court, à moyen ou à long terme. Nous sommes donc en quelque sorte aussi suspendu.e.s dans cet état très particulier où la fiction a contaminé la réalité, tel un virus. Cette suspension est caractérisée par une sorte de hors-temps, suspendu.e.s que nous sommes entre un «monde d’avant» et un «monde d’après». Le premier est connu, le second complètement inconnu, même si on redoute que certaines caractéristiques de l’avant ne résistent à tout, même aux virus les plus virulents!
Pendant cette période de crise, ces énoncés sont-ils vrais ou faux?
Voilà autant de faits que l’on aurait difficilement pu imaginer (ou fabuler) dans le monde d’«avant»
Une autre facette remarquable dans le rapport entre fiction et réalité qui caractérise cette crise sanitaire tient au contre-effet déclenché par cette contamination de la réalité par la fiction. La fiction semble avoir rattrapé la réalité, on a presque le sentiment de vivre en fiction.
De fait, les pandémies ont nourri la science-fiction et la littérature de l’imaginaire, d’Edgar Allan Poe («The Masque of the Red Death») et Jack London (The Scarlet Plague), sans oublier les origines du roman [1] et A Journal of the Plague Year (Daniel Defoe), jusqu’aux fictions contemporaines, en particulier celles qui mettent en scène des zombies. La fiction d’anticipation est également friande de catastrophes de tous ordres. On y découvre généralement des mondes à l’arrêt où l’environnement devient dangereux et qui se caractérisent aussi souvent par des états autoritaires qui contrôlent les individus. En France, pour revenir à la réalité, les libertés individuelles ont été révisées dans le contexte d’une crise sanitaire où la liberté de circuler a été réduite à un périmètre d’un kilomètre du domicile, et où toute sortie devait se faire muni d’une attestation.
Et alors, du coup, quid de la fiction? Change-t-elle de statut à son tour? En effet, si nous avons le sentiment d’être rattrapé.e.s par la fiction, que se passe-t-il lorsque nous nous immergeons dans des univers fictifs de type cataclysmique, alors que notre réalité même semble plus proche de la fiction que du réel? Dans les premiers temps de cet épisode de pandémie, je n’arrivais plus à regarder de la fiction (visuelle, mais pas à lire de la fiction écrite, et ce point mériterait de s’y attarder, car l’immédiateté de l’image joue sans doute ici un rôle crucial). J’ai ainsi regardé une série science-fictionnelle, Devs (Alex Garland, Hulu, 2020), qui propose un monde où la science a inventé un ordinateur quantique, dans le cadre d’un projet intitulé «Deus», qui peut calculer, puis projeter des images du futur. Et j’ai constaté que je n’arrivais pas à suspendre mon incrédulité (la fameuse suspension of disbelief, nécessaire à l’immersion), mais d’une manière assez particulière. En regardant ces personnages, je me disais: «mais, pourquoi sont-ils dehors?, pourquoi ces accolades, cette absence de gestes barrières?, ils vont se contaminer». Comme si la réalité rattrapée par la fiction empêchait tout autre fiction de faire sens en dehors du présent immédiat («now») de notre temps figé du confinement. Comme si la fiction ayant rattrapé la réalité, je n’arrivais plus à m’immerger dans un monde possible et sa réalité fictive. Peut-être parce que le réel s’est mis à trop ressembler à une fiction! On pourrait d’ailleurs évoquer à ce sujet le concept d’hyper-réalité de Baudrillard: tout se passerait comme si nos consciences avaient perdu la capacité à distinguer le réel de l’imaginaire, même s’il faudrait nuancer cette affirmation. Ce n’est pas l’imaginaire qui se plaque sur la réalité, et la réalité qui reste là quelque part, accessible à la conscience, qui refuse le simulacre. Non, le phénomène est bien plus fondamental et opère plus profondément. Un «imaginaire», qui est «une interface entre le sujet et le monde» (Gervais, 2009: 15), perdrait alors ce statut d’interface. Il ne serait plus une figure, une représentation symbolique, mais bel et bien une réalité, là, maintenant, tout de suite, dans l’immédiat.
Peut-être aussi parce que l’hic et nunc, le temps présent de la perception de l’événement pandémique, est devenu tellement autre qu’il est à la fois réduit, circonscrit à un temps unique, «this is now!», un moment présent totalement inédit tellement particulier qu’il s’impose et exclut la fiction, l’avant, mais peut-être aussi leur opposés… ni fiction, ni réalité, ni avant, ni après. «This is now» se révèle à la fois éphémère et éternel. Éphémère, car le simple fait de l d’énoncer s’inscrit dans l’éphémère du moment, éternel parce que ce «now» a ceci d’inédit qu’il signe une rupture avec le monde d’avant, rendant extrêmement problématique toute projection d’un après, d’un «post». Nous sommes ainsi entrés dans un «now» qui relève du hors-temps, d’une perception du temps réduite au kairos et où le chronos échappe. Ce hors-temps qui caractérise le kairos a aussi été accentué par le confinement puisqu’il s’agit là d’un mode de circonscription de l’espace: une suspension temporelle et un espace clos.
Avec cette pandémie, nous sommes bel et bien dans une dynamique de contagion, d’expansion, de contamination, une dynamique typiquement centrifuge, à laquelle on oppose le confinement, le repli, l’immobilité, soit une dynamique contraire, centripète. On retrouve ces dynamiques opposées dans la perception du temps qu’engage ce contexte de contagion/confinement. Le temps chronologique ne se déroule plus, la perception subjective du temps est altérée et le le temps présent nous suspens. Nous sommes immobilisé.e.s, pétrifié.e.s dans le kairos, un quotidien qui est aussi un point de basculement, de crise qui permet de définir un «avant» et un «après». Mais contrairement à des événements (même cataclysmiques) qui font irruption, suspendent, mais peuvent ensuite être réintégrés dans le chronos, ce kairos-là s’est étiré sur plusieurs semaines et surtout sans que l’on sache combien de temps il allait durer. Ce sont bien à nouveau les deux piliers de la perception qui sont affectés, le temps et l’espace. L’espace clos pointe vers le confinement, «this is now» évoque un temps suspendu.
Si le présentisme et le temps suspendu sont souvent évoqués dans le contexte d’un imaginaire de la fin, ce que nous vivons n’est justement plus l’imaginaire, mais la réalité. Alors? Qu’est-ce que cela va changer à l’imaginaire de la fin, mais aussi à sa réalité?
La fin relevait d’un imaginaire, mais avait-on pleinement envisagé qu’elle puisse devenir réalité? Certes, nous ne sommes pas devant une menace de destruction nucléaire à l’échelle planétaire, mais nous sommes «dans» une pandémie dont l’échelle est bien planétaire, un monde fictif similaire à la prémisse de Station Eleven (St John Mandel, 2014). Depuis la Seconde Guerre mondiale, ce célèbre possible d’une «mort globale de l’humanité» n’a-t-il jamais semblé aussi plausible.
La fiction, qui permettait de «se placer à la fin des temps» pour «penser le temps de la fin» (Engélibert, 2019: 13), ne serait plus nécessaire, puisque c’est la réalité qui ouvre ce possible de la pensée. Le temps suspendu n’est plus la prérogative d’une fiction dans laquelle le monde d’avant ne serait plus et le monde d’après ne serait pas encore advenu. Le temps suspendu, c’est bel et bien maintenant et ici.
Le présentisme, c’est aussi «la tendance, voire l’urgence, de notre présent à s’historiciser lui-même et à s’inscrire dans un récit où il occupe le centre de la scène» (Gervais, 2009: 214). Ce présentisme-là va-t-il pouvoir perdurer alors que la réalité d’un monde d’avant et d’un monde d’après est devenue palpable? Nous n’avions jamais fait l’expérience réelle de la fin d’un monde, faute de fin du monde. Nous n’en faisions l’expérience que dans des mondes fictifs. La question reste de savoir ce que nous réserve désormais le «post»: s’agira-t-il réellement d’un monde différent? Cette expérience mondiale, collective, cet espace clos et suspendu du confinement, sera-t-elle le cocon d’où pourrait émerger autre chose? Cette histoire-là n’est pas encore écrite… To be continued…
Les fictions postapocalyptiques proposent un temps suspendu entre un monde d’avant qui n’est plus et dont il ne reste que quelques vestiges, ces derniers ayant un statut particulier lié à l’effet de futur antérieur [3] propre à la science-fiction. Ces traces de l’avant dans la fiction renvoient en effet au monde actuel des récepteur.trice.s. Le monde d’après est, en règle générale, en cours de construction dans ces fictions et non encore totalement advenu.
Depuis quelques semaines, nous sommes sortis ou nous sommes en train de sortir de cet état de crise et le monde d’après est bel et bien advenu, ce qui est peut-être le propre du réel et signerait le retour du chronos. À moins qu’il ne s’agisse de la troisième perception du temps, le aiôn, ou temps cyclique. Ce monde d’après ressemble en effet fortement au monde d’avant, comme si tout recommençait «comme avant»: les syndicats d’infirmiers et infirmières claquent la porte de la négociation post-crise avec l’état dans ce qui a été baptisé le «Ségur» de la santé en France (une concertation qui emprunte son nom à la rue où se situe le ministère de la Santé), l’Angleterre met en place une quarantaine pour tout individu souhaitant pénétrer sur les terres d’Albion, la ministre de l’Enseignement supérieur et de le recherche française fait passer sa loi de réforme qui avait fait descendre universitaires et chercheur.e.s dans la rue le 5 mars 2020, mais que l’interdiction de manifester empêche désormais de protester. Bref, rien de bien nouveau sous le soleil… à moins qu’il ne se soit agi que du premier épisode d’une série, une première vague qui en appellerait d’autres. Nous serions non plus dans un film catastrophe, mais dans une série télé post-cataclysmique. Or, on sait que la forme sérielle se singularise par plusieurs spécificités, entre autres elle introduit une remise en question de la fin, qui, comme en fiction postapocalyptique, semble éternellement repoussée. S’agit-il d’un refus d’interrompre l’histoire? Du besoin d’un récit sans clôture? D’un temps cyclique, un aiôn? Le principe interruptif de la fin ne semble plus opérer comme si la série refusait de s’ancrer dans la temporalité: unlimited, sans bornes temporelles (Michlin, 2011), ni origine, ni fin, un flux narratif qui donnerait l’illusion d’annihiler le temps. Par ailleurs, nous n’en avons-nous pas fini avec cet épisode pandémique et nous ne savons pas si le prochain épisode permettra de réellement impulser un changement qui pourrait marquer la fin d’un monde, qui semble n’avoir qu’une hâte: continuer de courir à sa perte.
[1] À ce sujet, voir Watt, 1957.
[2] L’expression renvoie à l’article de Gervais (2014) sur la perception du temps en culture de l’écran, dans lequel il commente la remarque d’Amanda dans le film Minority Report (Spielberg, 2002). Elle a ensuite été reprise dans des fictions sérielles, en particulier Westworld (Nolan et Joy, 2016-) et Mr Robot (Esmail, 2015-2019).
[3] On doit l’expression à Raymond Aron et elle date de 1948. Voir Introduction à la philosophie de l’histoire et https://journals.openedition.org/traces/9528. Elle a été reprise par R. St Gelais, I. Langlet et D. Mellier.
Ce texte est issu d’une présentation lors du speed-colloque Contagion et confinement (29 avril 2020). L’archive vidéo est disponible ici.
Baudrillard, Jean. 1981. Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 240p.
Chassay, Jean-François. 2008. Dérives de la fin: sciences, corps et villes, Montréal, Le Quartanier, 224p.
Engélibert, Jean-Paul. 2013. Apocalypses sans royaume: politique des fictions de la fin du monde, XXe-XXIe siècles, Paris, Garnier, 204p.
Engélibert, Jean-Paul. 2019. Fabuler la fin du monde: la puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La découverte, 227p.
Gervais, Bertrand et Anne Elaine Cliche (dir.). 1999. Dossier «L’imaginaire de la fin», Protée, vol.27, n°3. En ligne: https://www.erudit.org/fr/revues/pr/1999-v27-n3-pr2781/
Gervais, Bertrand. 2009. L’imaginaire de la fin: temps, morts et signes. Logiques de l’imaginaire, t.3, Montréal, Le Quartanier, coll. «Erres essais», 240p.
Gervais, Bertrand. 2014. «Sommes-nous maintenant?/Is it now? Réflexions sur le contemporain et la culture de l’écran», Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC), conférence, 23 avril. En ligne: http://oic.uqam.ca/fr/conferences/sommes-nous-maintenant-is-it-now-reflexions-sur-le-contemporain-et-la-culture-de-lecran
Gervais, Bertrand. 2017. «Figures de l’imaginaire (éléments de définition)», Carnet «Réflexions sur le contemporain», Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC), 31 août. En ligne: http://oic.uqam.ca/fr/carnets/reflexions-sur-le-contemporain/figures-de-limaginaire-elements-de-definition
Gervais, Bertrand et al. 2018. Soif de réalité, Montréal, Nota Bene, 2018, 206p.
Machinal, Hélène et al. 2017. Médiations apocalyptiques, Université de Bretagne occidentale, ebook, https://www.univ-brest.fr/digitalAssets/76/76064_PDF_M–diations-Apocalyptiques.pdf
Machinal, Hélène (dir.). 2020. «Apocalypses», Otrante, n°47-48, novembre, 400p.
Mellier, Denis. 2017. «Nostalgies écraniques et vestiges du texte: entre DIY et néo-antiquarians, la culture de l’après», dans Hélène Machinal et al., Médiations apocalyptiques, Université de Bretagne occidentale, ebook. En ligne: https://www.univ-brest.fr/digitalAssets/76/76064_PDF_M–diations-Apocalyptiques.pdf
Michlin, Monica. 2011. «More, More, More: Contemporary American TV Series and the Attractions and Challenges of Serialization as Ongoing Narrative», Mise au point, n°3. En ligne: http://journals.openedition.org/map/927
Watt, Ian. 1957. The Rise of the Novel: Studies in Defoe, Richardson and Fielding. Londres, Chatto & Windus.
Machinal, Hélène (2020). « Quand le virus de la fiction (r)attrape la réalité ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/this-is-now-quand-le-virus-de-la-fiction-rattrape-la-realite], consulté le 2024-12-11.