Nous assistons depuis quelques années à une tendance dans la littérature destinée aux adolescents: celle de la science-fiction dystopique. Avant Divergent et Uglies, mais après 1984 et The Running Man, il y a eu The Hunger Games. Cette trilogie prend place dans une Amérique post-guerre renommée Panem. Selon le discours officiel, pour commémorer les pertes lors des révoltes, qui ont jadis détruit le pays, ainsi que pour exalter le courage et la force de sa nation, les dirigeants ont instauré les Jeux de la faim (les Hunger Games). Chaque année a lieu le jour de la Moisson où, dans chacun des douze districts, un garçon et une fille âgés de douze à dix-huit ans sont pigés au hasard pour s’affronter dans une arène naturelle. Le tout est télévisé et le dernier survivant gagne. Cet univers fictif, sans pitié, violent et effrayant, fait écho à bien des égards à des enjeux sociaux de notre société contemporaine et c’est que ce qui rend ce livre pour adolescents intéressant. Par contre, comme tout bon roman ayant connu un colossal succès de vente, cette histoire a été transposée au grand écran, ce qui ne lui a pas été forcément bénéfique. Ce travail contestera la pertinence de l’adaptation cinématographique du premier tome de la saga The Hunger Games. Dans un premier temps, nous étudierons le roman qui, tout en étant un best-seller et adressé à un lectorat de jeunes adultes, se permet une critique virulente du spectacle, des disparités socio-économiques et de l’aliénation des masses sous un gouvernement totalitaire. Le personnage principal, Katniss Everdeen, est crucial dans cette dénonciation, d’une part grâce à la figure qu’elle incarne, d’autre part grâce à des éléments narratologiques qui, d’ailleurs, seront perdus dans le film. Dans un deuxième temps, nous verrons que le transfert de cette histoire de la forme romanesque à la forme cinématographique nuit à son contenu critique. Le film étant devenu une industrie hollywoodienne, The Hunger Games est englouti par l’industrie culturelle et le spectacle, et ce, jusque dans sa réception.
Publié en 2008, le premier volume écrit par Suzanne Collins est largement consacré à l’élaboration de ce monde futuriste qu’est Panem et montre la dichotomie entre la vie des gens dans les districts et celle des habitants du Capitole. Celui-ci est présenté comme l’unique secteur protégé de toutes les injustices faites au peuple par le gouvernement du Président Snow. Surtout, il s’agit de présenter le concept des Jeux de la Faim. Le lecteur plonge dans ces deux mondes opposés que Katniss Everdeen, seize ans, expérimente de l’intérieur. Ce personnage, qui a toujours dû se débrouiller pour assurer la survie de sa famille, se porte volontaire pour les Jeux afin de sauver sa petite sœur Primrose. Simultanément, avec la jeune femme, nous, lecteurs, nous retrouvons dans l’envers des Jeux et de sa diffusion télévisuelle dans tout ce qu’ils cachent de plus cruel et d’illusionniste. D’abord, il faut comprendre que ce roman a été écrit pour un grand public. Malgré tout, son histoire constitue une forte critique de notre société, car «la fusion entre le totalitarisme un peu kitsch du Capitole et le sacrifice économique des pauvres ne relève de fait pas tant de la science-fiction que de la transposition fantasmatique d’un système contemporain» (Dominguez Leiva, 2012). Ainsi, nous pourrions même dire que Suzanne Collins est parvenue à subvertir le roman populaire, le best-seller, en offrant à ses lecteurs une intrigue accrocheuse et accessible, tout en se permettant plusieurs dénonciations. Est encouragée la conscientisation de jeunes individus à des enjeux concernant l’ordre, le pouvoir et la manipulation de l’image. Toutefois, il n’empêche que The Hunger Games, étant un roman issu de la culture populaire (à comprendre dans le sens de culture de masse), utilise des stratégies codifiées pour maintenir l’intérêt du lecteur, tels que des chutes à chaque fin de chapitre qu’Umberto Eco dans Lector in fabula a désigné comme étant des «signaux de suspense» (Eco, 1979: 145). Ils permettent à celui qui parcourt le texte de poursuivre sa lecture incessamment, de toujours anticiper la suite. Les chapitres se terminent toujours par un évènement qui chamboule Katniss émotionnellement, que ce soit lorsque le prénom de sa sœur est prononcé lors de la Moisson ou lorsqu’une avalanche de boules de feu se dirige vers elle durant les Jeux. Parallèlement, le lecteur est aussi amené à ressentir de l’angoisse et de la détresse tout comme ce personnage s’il y est moindrement attaché et investi dans son histoire. Il s’agit d’une des composantes importantes qui entre en jeu dans la lecture de ce roman: l’identification à Katniss. Bien qu’elle évolue dans un monde irréel pour les lecteurs, il n’empêche qu’elle représente une adolescente.
Les Jeux de la Faim caractérisent métaphoriquement son passage difficile à l’âge adulte, où elle est projetée contre son gré dans un monde étranger et apprendre à être indépendante. Katniss apparaît sympathique par son côté à la fois guerrier et naïf, une ambivalence constante entre sa jeunesse et sa maturité prématurée qu’elle n’a pas eu le choix de mettre à contribution pour vivre. Un des autres éléments qui fait de The Hunger Games un roman populaire est sans contredit la présence de cette héroïne positive qui représente «au-delà du concevable, les exigences de puissance que le citoyen commun nourrit sans pouvoir les satisfaire» (Eco, 1976: 131), car avant d’être «la Fille de feu» (The Girl who was on fire), coqueluche médiatisée du Capitole, ou même de devenir un symbole de rébellion, Katniss Everdeen est avant tout une jeune femme ordinaire. Inscrit dans un cadre spatio-temporel post-apocalyptique où le monde déployé est régi par des lois totalitaires, The Hunger Games permet d’élever ce personnage à une figure à laquelle les lecteurs aspirent à ressembler, celle d’une jeune adulte forte, manifestant un désir d’affronter et de détruire l’ennemi. Des ennemis qui d’ailleurs ne sont plus tant les concurrents des Jeux, mais plutôt les individus qui les ont instaurés et qui maintiennent par le fait même un climat de peur. En ce sens, nous pourrions même avancer que Katniss est un surhomme, car c’est «un personnage aux qualités exceptionnelles qui dévoile les injustices du monde et tente de les réparer par des actes de justice privés» (Eco, 1979: 121), gestes qui ultimement auront une portée plus large que leur sort initial. Alors qu’elle aurait pourtant toutes les raisons d’uniquement se préoccuper d’elle, elle qui a vécu dans le district le plus pauvre, qui n’a pas pu compter sur l’aide de sa mère alors qu’elle était une enfant, elle qui subit les Jeux et la tourmente qui l’accompagne, sa volonté de survie est liée au destin de sa famille. L’idée de la laisser seule, sans ressource, lui est insupportable. Elle se sacrifie par amour pour Prim. Elle est dénuée d’égoïsme et les stratégies qu’elle utilise sont toujours dans l’optique de se sauver et de secourir ceux qu’elle aime. Même à mi-chemin dans le concours, elle voudra que Peeta Mellark, le jeune homme de son district déporté aussi dans l’arène, soit sauf. Katniss incarne un modèle féminin d’une adolescente ordinaire capable de réaliser l’extraordinaire. Elle répond aux attentes du lecteur, lui permet de s’attacher à elle et c’est l’un des points principaux qui fait la popularité de Hunger Games.
Comme mentionné précédemment, le lecteur parcourt l’immense territoire du Capitole et découvre la préparation qui mène aux Jeux en même temps que Katniss. Elle assure la narration de sa propre histoire. Ainsi, il se crée dans le roman une proximité entre l’héroïne et le lecteur, d’une part grâce à la présence d’un narrataire. Le fait est que le récit est uniquement celui de la jeune femme et qu’à plusieurs moments, celle-ci se permet des mises au point concernant sa réalité. Que ces dernières soient destinées aux lecteurs ou à un autre personnage, le roman ne répond jamais complètement à cette question, mais ce qui est sûr, c’est que dans de tels énoncés, elle interpelle quelqu’un d’autre. Autrement, les commentaires négatifs qu’elle émet à propos du Capitole seraient inutiles: elle n’a pas à se convaincre elle-même de la cupidité du gouvernement et de son abus de pouvoir. Comme le soulève Gérard Genette dans Discours du récit,
[à] l’orientation vers le narrataire, au souci d’établir ou de maintenir avec lui un contact, voire un dialogue […] correspond une fonction « phatique » (vérifier le contact) et la fonction « conative » (agir sur le destinataire) de Jakobson. (Genette: 276)
D’autre part, combiné au temps de la narration au présent de l’indicatif, l’appel du «je-héros» (Genette: 192) de Katniss à un narrataire veut toucher l’affectivité du lecteur, ce qui accentue l’attachement pour ce protagoniste féminin. Le lecteur est constamment avec l’adolescente, jamais il n’y a un changement de point de vue. Ainsi, nous retrouvons à de maintes reprises des phrases où l’héroïne livre sa propre vision des choses: «District Twelve. Where you can starve to death in safety» (Collins: 6). Non dénué de sarcasme, c’est cet accès illimité du lecteur au flot de pensées de Katniss qui joue un rôle fondamental dans la critique sociale et politique de cet univers dystopique, de son gouvernement totalitaire, cruel, agissant selon ses propres intérêts et castrant toute révolte. Ces réflexions montrent surtout l’aliénation des masses, en l’occurrence, les habitants du Capitole, flamboyants, excentriques et constamment dans l’excès, par le spectacle. Effectivement, il n’est pas anodin qu’un jeu aussi violent et représentatif de l’abus de pouvoir du dirigeant devienne un évènement national et médiatisé: c’est une instrumentalisation des jeunes prisonniers des Jeux pour véhiculer une idéologie. La focalisation interne sur Katniss permet au lecteur de comprendre que la glorification de ce jeu sanglant produite par le Capitole va dans le même sens et sert de divertissement. Les gens dans les districts, beaucoup plus pauvres, sont conscients de toute cette manipulation. La dénonciation devient dès lors évidente, ce qui est nécessaire considérant que le livre s’adresse à un grand lectorat. Aussi, l’implicite est évacué pour que le lecteur se sente concerné par l’injustice du monde qu’il découvre dans le livre: «Taking the kids from our districts, forcing them to kill one another while we watched – this is the Capitol’s way of reminding us how totally we are at their mercy» (Collins: 18). De telles phrases servent à susciter chez les lecteurs de la colère et de l’indignation, à les investir émotionnellement dans la situation où Katniss se trouve, mais parce que The Hunger Games est un roman d’anticipation, et bien que Panem soit un produit de l’imagination, il n’empêche que cet État totalitaire possède des similitudes dans la société contemporaine. Il s’agit d’un monde qui n’est pas le nôtre, mais qui pourrait le devenir. C’est une vision hyperbolique de certains défauts de la civilisation américaine, tels que la disparité entre les classes sociales, la gouvernance de l’État à la démocratie douteuse et l’aliénation du peuple, abrutie par la surconsommation et le spectacle télévisuel.
Cette représentation détournée de la société actuelle qui, dans le roman, amène ses lecteurs à réfléchir et à considérer la dimension critique de l’histoire de Katniss Everdeen, est soudain plus problématique lorsqu’elle est soutenue par un langage cinématographique. En 2012 est sorti sur les grands écrans The Hunger Games, réalisé par Gary Ross. Transposition la plus fidèle possible de l’histoire initiale, l’adaptation cinématographique aurait dû ouvrir de nouvelles avenues, permettre à cette intrigue science-fictionnelle de dévoiler son plein potentiel critique dans une nouvelle forme artistique. Comme le souligne Jean Cléder dans Entre littérature et cinéma, il y a «à l’émergence d’un nouveau médium, l’avenir d’un triple geste simultané: invention d’un langage propre, remise en question de la grille linguistique d’interprétation du monde, expérimentation de nouvelles possibilités expressives» (Cléder: 37). Or, c’est précisément la représentation imagée du monde dystopique construit dans le premier tome de la trilogie qui pose problème. Elle a malencontreusement offert aux industries du spectacle les moyens de s’approprier cet univers totalitaire pour le reproduire à des fins commerciales. Ce phénomène nie tout le contenu subversif présent dans le roman.
Ce qui nuit grandement au contenu critique de cette histoire futuriste est l’absence de la narration par Katniss. Jumelée à la focalisation interne fixe sur ce protagoniste, elle occupait une fonction essentielle dans le roman en orientant le lecteur à lui faire voir les éléments aberrants des Jeux. La conséquence de cette omission est que The Hunger Games se présente comme un film de masse, destiné uniquement à divertir un public au lieu de le faire réfléchir. Dans L’esprit du temps, Edgar Morin explique que
[l]es films standards tendent également à offrir de l’amour, de l’action, de l’humour, de l’érotisme selon des dosages variables; ils mêlent les contenus virils (agressifs) et féminins (sentimentaux), les thèmes juvéniles et les thèmes adultes (Morin: 48).
Avant tout, The Hunger Games se prêtait facilement à une adaptation en film de masse parce que le livre mêlait déjà toutes ces caractéristiques. Katniss, entre jeune adulte et adulte trop jeune, prend d’ailleurs sous son aile Rue, une fillette de douze ans, pendant les Jeux. L’histoire mêle aussi la lutte, le combat, le désespoir et l’amour, ce dernier qu’il soit familial, réel ou truqué. C’est notamment par rapport à l’histoire romantique entre Katniss et Peeta que nous pouvons comprendre à quel point la narration homodiégétique de Katniss était importante. Elle permettait de nuancer les actions qui se déroulaient, alors que, transposées à l’écran, elles perdent de leur valeur critique. Dans le livre, cette relation entre Katniss et Peeta est explicitement utilisée à des fins de manipulation de l’opinion publique: «If I want to keep Peeta alive, I’ve got to give the audience something more to care about. Star-crossed lovers desperate to get home together. Two hearts beating as one. Romance.» (Collins: 261) L’héroïne ne cesse de penser à ce côté spectaculaire, où sa survie ne dépend pas que d’elle, mais bien du public de cette téléréalité qui doit l’aimer, nourrir un intérêt pour son histoire d’amour et qui par la suite voudra lui fournir des ressources (c’est le rôle des sponsors) pour la voir triompher. Cette immersion dans la tête de l’héroïne ramène toujours le lecteur à la trame sous-jacente, mais principale des Jeux de la Faim: tout ceci n’est qu’illusion et les actions de Katniss sont régies par un système d’offre et de demande. La cruauté des Jeux est constamment rappelée par de telles réflexions, ne laissant jamais le lecteur perdre de vue que ce concours violent est le produit d’un Capitole excessif et tyrannique. Le film rend cette stratégie plus ambiguë. Nous avons plutôt l’impression que, comme toute adolescente de son âge, Katniss est incertaine par rapport à ses sentiments pour Peeta. Les images visuelles, soutenues par une trame sonore romantique, mettent de l’avant ce pathos sentimental. Ainsi, cela permet de maintenir une intrigue amoureuse et de satisfaire le public qui s’attend à retrouver cet aspect dans un film.
Le réel souci avec l’adaptation de Hunger Games n’est pas tant les éléments ajoutés ou enlevés à l’histoire initiale, mais bien le fait qu’il ait été transposé au cinéma. Aujourd’hui, l’industrie hollywoodienne bat son plein et tout dans une œuvre cinématographique a été pensé pour mousser les profits. Il ne faut pas oublier que le film a été classé PG-13 aux États-Unis. Pour ne pas perdre les principales cibles de cette histoire romanesque, soit les adolescents, certains passages ont été édulcorés pour éviter de trop choquer le public, notamment les suggestions de la violence des Jeux dans le roman: «My fingernails scrape at the dried blood the boy from District 9 coughed into my face» (Collins: 153). Cette atténuation a un intérêt commercial: pouvoir étiqueter le film qui s’adresse à pratiquement toutes les tranches d’âges, sans qu’il paraisse trop familial pour attirer les adultes. Ainsi, «[c]ela a l’intérêt d’augmenter le public potentiel. Les enfants ne pouvant aller voir le film seul doivent être accompagnés d’au moins un adulte, donc une entrée supplémentaire» (Augros: 182). En standardisant The Hunger Games en film de masse, son propos critique se fait contredire par sa forme, c’est-à-dire l’évènement cinématographique. En effet, un film vient avec la notion du spectateur, alors que ce n’est pas le cas pour un lecteur de romans. Ce dernier doit parcourir le texte, progresser dans l’histoire, mais surtout imaginer ce qui lui est textuellement raconté. Le spectateur devant un film n’a qu’à fixer un grand écran pour que l’histoire défile sous ses yeux.
Guy Debord écrit dans La société du spectacle: «Le consommateur – le spectateur – ne répond que par des signaux pavloviens; le oui ou le non, le succès ou l’échec. Le consommateur ne parle pas. Il écoute, il voit, ou refuse d’écouter ou de voir» (Debord: 57). À l’état de film, l’histoire de Katniss Everdeen se transforme en opportunité pour représenter visuellement, avec toutes les possibilités qu’offre désormais le langage cinématographique, l’univers exubérant du Capitole dans toute sa grandeur et sa richesse. Le spectateur n’a plus à recomposer dans son esprit à l’aide de descriptions textuelles ce à quoi Katniss ressemble après ses traitements de beauté donnés par son équipe de préparation aux Jeux. Le film montre la transformation de la jeune femme en jolie adolescente. Les images sont déjà construites et présentées dans tout ce qu’elles ont de plus glamour, ce qui a pour effet de captiver le spectateur, de le happer par cet univers sans répit. Cependant, ce qu’il y a de particulier avec The Hunger Games, c’est que son contenu, bien qu’il soit fictif, reflète à plusieurs égards des facettes de la société réelle. Or, les spectateurs «savent très bien qu’ils sont spectateurs d’un film. Même s’ils pleurent, s’ils sanglotent, s’ils rient, s’ils sont pris dans l’action, ils savent qu’ils ne sont pas dans le film» (Morin: 19). Alors que la séparation entre le vrai et le faux est nécessaire pour toute œuvre de fiction, le paradoxe de The Hunger Games est que cette barrière se devrait d’être plus floue. Tout en sachant très bien que les péripéties de Katniss ne seront jamais celles du spectateur, il s’agit pourtant d’une critique extrême d’un gouvernement et d’un système injuste. La narration du roman aidait le lecteur à saisir ces éléments dénonciateurs et contribuait à susciter des réflexions sur son propre monde. Devenu film, The Hunger Games attire des individus qui ne sont en fait que les miroirs des personnages habitant dans le Capitole et qui s’extasient chaque année devant leur téléviseur pour admirer ce spectacle que représentent les Jeux de la Faim. Ainsi, l’histoire ne se présente que comme pur divertissement.
Bien entendu, le roman de Suzanne Collins constitue aussi un produit culturel destiné au divertissement, mais lorsque transposé dans une œuvre cinématographique, dans une salle sombre, devant un auditoire ayant payé pour se faire raconter visuellement une histoire, passer un bon moment devient prioritaire. C’est un instant que le public investit pour décompresser de leur routine. Associé avec le spectateur passif, «[le] divertissement devient une activité qui détourne l’homme de penser aux problèmes essentiels qui devraient le préoccuper» (Moschell: 38). Donc, l’attitude de l’individu qui va au cinéma réduit considérablement son degré de coopération pour faire ressortir la critique sociale présente dans The Hunger Games. Par conséquent, le pouvoir que cet univers dystopique possédait pour pointer du doigt les failles de la société, le danger des masses ignorantes et complaisantes ainsi que le gouvernement dont les actes ne sont jamais remis en question, est avorté dans la forme cinématographique.
The Hunger Games repose sur un principe de mensonge (de la pure fiction: il n’existe pas de téléréalité où des enfants s’entre-tuent) pour révéler des vérités qui passent inaperçues dans le film. Il rate sa cible, comparativement au livre qui, en faisant progresser le lecteur avec Katniss, relève tout le potentiel critique de cette histoire pour adolescents. Nous avons vu que le cinéma, maintenant considéré comme simple divertissement, fait des spectateurs des gens passifs qui contemplent les images qui défilent, voulant ne rien perdre de la trame narrative, mais aveugles à leur double signification et aux échos qu’ils peuvent avoir dans la réalité. Cette transformation est due en partie à ce que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer nomment l’industrie culturelle. Les spectateurs ne sont désormais que des consommateurs, car «[l]a production capitaliste les enserre corps et âme, si bien que, sans opposer la moindre résistance, ils sont la proie de tout ce qui leur est offert» (Adorno et al.: 142). Tout doit être mis à leur disposition pour les favoriser à dépenser leur argent et nourrir le marché capitaliste moderne. Comme la plupart des films à succès en plusieurs volets, comme ce fut le cas pour Harry Potter et la saga Twilight, la tendance est à la perpétuation des univers qui ont la faveur du public. The Hunger Games s’est fait prendre à son propre jeu: en voulant montrer la manipulation médiatique et l’idéologie politique totalitaire derrière l’évènement spectaculaire des Jeux de la Faim, l’œuvre elle-même a été récupérée à des fins commerciales. Au final, ce marché ne mise que sur ce qu’il y a de beau et d’attrayant dans l’univers de Panem pour plaire à un public qui, lui, est satisfait de pouvoir retrouver le divertissement qu’il a eu avec le film sous d’autres formes esthétiques. Les deux théoriciens allemands rappellent, de cette industrie culturelle, le fait «qu’elle s’adresse à des millions de personnes impose des méthodes de reproduction, qui, à leur tour, fournissent en tous lieux des biens standardisés pour satisfaire aux nombreuses demandes identiques» (Adorno et al.: 130).
Bref, ce qui est dénoncé dans l’histoire initiale des Hunger Games et que Katniss Everdeen soutient dès le début de son aventure, c’est que les dirigeants utilisent le prétexte du spectacle pour contrôler sa population. L’adaptation cinématographique a permis à l’industrie hollywoodienne d’en faire un produit commercial et un spectacle constant dans la société. Ainsi, il en résulte que le public est aliéné par le divertissement qu’offre Hunger Games au lieu d’être concerné par ce qu’il déplore. Les mécanismes propagandistes dévoilés dans le film sont réutilisés pour assurer la fidélité du public et en faire une masse docile de consommateurs. Et puisque «[l]e spectaculaire diffus accompagne l’abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne» (Debord: 42), l’univers de Hunger Games aussi a été avalé par l’industrie culturelle. Dans le but d’augmenter ses profits, elle se sert du succès commercial, d’abord du livre puis de l’adaptation cinématographique, cette dernière lui donnant par la même occasion les images dont elle avait besoin pour déployer tous les produits qui répondent au besoin chez le public de prolonger leur plaisir. Nous ne comptons plus le nombre de produits dérivés à l’effigie des personnages et du geai moqueur emblématique de la révolte dans les districts.
Récemment, une ligne de cosmétiques de Cover Girl, The Capitol Beauty Collection, a vu le jour1. Les entreprises se réjouissent du succès d’un film, y voyant l’occasion d’en donner toujours plus au public et, par le fait même, de le garder dans une roue capitaliste. Mais le paroxysme de cette récupération marchande est sans doute le projet de parc d’attractions thématique2. Un univers dystopique qui sera mis en place à des fins de divertissement pervertit complètement le propos de Hunger Games, mais il s’inscrit dans la continuité de l’industrie culturelle où «[le] consommateur réel devient consommateur d’illusions. La marchandise est cette illusion effectivement réelle, et le spectacle sa manifestation générale» (Debord: 28). Et quoi de plus irréel qu’une immersion dans un faux monde sorti d’un roman qui sert à distraire les gens? Il est aberrant de constater que des entrepreneurs veuillent faire d’un livre somme toute assez sombre, où des enfants se battent à mort et où des gens meurent de famine, un lieu ludique et même touristique.
En définitive, le premier tome de la trilogie Hunger Games écrit par Suzanne Collins, bien qu’il soit destiné à un large public adolescent, avait un potentiel qui allait au-delà de la simple évasion dans un monde irréel. Katniss Everdeen, le personnage principal, assurait déjà une partie du succès de ce roman par sa figure d’adolescente-adulte guerrière et remplie de bonnes intentions. Symbole de la résistance face à un Capitole totalitaire, le mépris qu’elle a à l’égard du monde imparfait dans lequel elle vit est transmis au lecteur par ses réflexions. Parallèlement, ce personnage attachant et furieux contre l’ordre établi nous amène à reconsidérer l’ordre de notre monde. The Hunger Games est un livre qui plaît par ce jeu entre la fiction et la réalité, où l’intrigue se situe dans un monde après notre ère, ce qui nous amène à considérer le futur de la société contemporaine réelle. Mise en film, cette histoire, en plus de perdre la narration et la focalisation interne de l’héroïne, est standardisée pour correspondre d’abord aux critères d’une industrie qui veut faire des profits, ensuite à ceux de spectateurs qui veulent être divertis. Ce que Hunger Games critiquait alors initialement est le phénomène de sa réception, car
[l]e divertissement est le moyen de gouverner peut-être le plus subtil qui se puisse concevoir car la force s’y manifeste sous la forme du plaisir. Un peuple sans divertissement est exposé aux tentations de la révolte» (Moschell: 66).
Le film n’était que la première étape d’une récupération spectaculaire pour faire oublier aux gens le vrai message de Hunger Games. Ainsi, la masse est happée par le plaisir que lui procurent les scènes d’action qui défilent sous leurs yeux, charmée par les objets qu’elle peut se procurer pour prolonger son bonheur, excitée à l’idée de pouvoir plonger dans le même univers de Katniss Everdeen, son héroïne préférée, le temps d’une sortie au parc d’attractions, tout ça pour être mieux aliénée et contrôlée par le pouvoir. The Hunger Games, à cause de sa dénonciation importante du spectacle et de l’injustice sociale, est un roman qui aurait dû s’en tenir à sa seule forme littéraire.
1. Sur Youtube se trouve une vidéo de ces produits cosmétiques et le site officiel de CoverGirl a lancé jadis sa publicité. Voir l’ensemble de la campagne promotionnelle sur l’article en ligne suivant: Nora Crotty, «See Every Piece from CoverGirl’s The Hunger Games: Catching Fire Capitol Collection» dans Fashionasta, 30 septembre 2013, [En ligne], http://www.fashiongonerogue.com/covergirl-hunger-games-makeup-collection/
2. Ce projet, toujours en construction a néanmoins été confirmé par Lionsgate et depuis, plusieurs articles sur le Web sont consacrés à des spéculations sur le type d’amusement qu’il y aura dans le parc. Voir les idées ludiques apportées par Eliana Dockterman, dans son article «That Hunger Games theme park? Here are 5 attractions we want to see» dans TIME, 18 novembre 2013, [En ligne], http://entertainment.time.com/2013/11/18/that-hunger-games-theme-park-he…
COLLINS, Suzanne. 2008. The Hunger Games. New York: Scholastic Press, 374p.
ROSS, Gary. 2012. The Hunger Games. États-Unis. 142 min., coul., 12 cm, DVD
CROTTY, Nora. 2013. «See Every Piece from CoverGirl’s The Hunger Games: Catching Fire Capitol Collection» Fashionasta. En ligne.
DOCKTERMAN, Eliana. 2013. «That Hunger Games theme park? Here are 5 attractions we want to see» TIME. En ligne.
DOMINGUEZ LEIVA, Antonio. 2012. «Voyage au bout de la dystopie néolibérale», Pop-en-stock. En ligne.
Ouvrages de référence
ADORNO, Theodor W. et Max Horkheimer. 1974 [1947]. Dialectique de la raison: fragments philosophiques, Paris: Gallimard, coll. «Bibliothèque des idées», 281p.
AUGROS, Joël. 2009. L’économie du cinéma américain: histoire d’une industrie culturelle et de ses stratégies. Paris: Éditions Armand Colin, coll. «Cinéma», 286p.
CLÉDER, Jean. 2012. Entre littérature et cinéma: les affinités électives. Paris: Éditions Armand Colin, 218p.
DEBORD, Guy. 1992 [1967]. La société du spectacle. Paris: Gallimard, 167p.
ECO, Umberto. 1993 [1976]. De Superman au Surhomme. Paris: Grasset, 245p.
ECO, Umberto. 1985 [1979]. Lector in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris: Grasset, coll. «Figures», 315p.
GENETTE, Gérard. 2007 [1972]. Discours du récit. France: Éditions du Seuil, coll. «Points», 435p.
MORIN, Edgar. 2008 [1962]. L’esprit du temps. Paris: Éditions Armand Colin, coll. «Médiacultures», 218p.
MOSCHELL, Martin. 2010. Divertissement et consolation: essai sur la société des spectateurs. Paris: L’Harmattan, , coll. «Ouverture philosophique», 234p.
Danis, Roxanne (2015). « «The Hunger Games», du roman populaire au parc d’attractions ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/the-hunger-games-du-roman-populaire-au-parc-dattractions], consulté le 2024-12-21.