L’adolescence, quel mot joue, plus que celui-là, sur l’imaginaire social et les clichés en tout genre? Période de vie transitoire, phase de développement humain physique et mental entre la période de l’enfance et l’âge adulte, l’adolescence engendre des changements, des bouleversements qui rendent cette période de la vie parfois euphorisante, souvent inquiétante, troublante et même parfois, dans ses dérives, terrifiante et profondément malheureuse. Il n’est d’ailleurs pas rare d’y associer l’idée d’une certaine immaturité et d’une certaine candeur qui pousse le monde adulte à se tenir à l’écart de cette sphère adolescente en la décrédibilisant et en évoquant ses comportements et réactions sur le ton de la moquerie ou de la légèreté: «arrête ta crise d’ado!» ou bien encore «c’est l’adolescence ça, ça te passera, tu verras quand tu seras adulte!». En fait, l’adolescence semble donc s’inscrire comme une catégorie à part entière de notre société contemporaine, une catégorie sociale bien définit au XXIe siècle comme l’explique Jon Savage (Savage: 2007), même si elle peut parfois paraître superficielle tant son acceptation est récente. Et nous parlons bien d’acceptation, d’institution et d’invention purement humaine puisque le Moyen Âge divisait simplement la population de manière binaire: enfants et adultes et ce n’est que «le risque de surpopulation» (Huerre: 2001) qui obligea les hommes de l’époque à réfléchir à une nouvelle conception sociale, un nouvel âge de majorité, de mariage… des conceptions qui ne cesseront, après cela, d’évoluer ou de reculer selon les besoins et les intérêts de la société.
Dans cette idée, le développement et le phénomène que va devenir l’adolescence aux États-Unis s’inscrivent dans un contexte social et économique particulier, celui des années 1950, des années d’après-guerre, qui voient éclore une nouvelle manière d’appréhender le monde à travers la société de consommation. Les familles vont vouloir s’équiper en divers produits qui vont désormais entrer dans la quotidienneté à l’image des électroménagers, de la voiture mais aussi, bien sûr, de la télévision qui connaît son essor phénoménal et concurrence progressivement le cinéma, pourtant en plein «âge d’or.» (Boutang et Sauvage, 2011: 15) L’entrée généralisée de la télévision dans les foyers américains à la fin des années 1960 pose un problème au cinéma qui n’a d’autre choix que de chercher de nouvelles manières d’attirer des spectateurs. C’est l’expansion du cinéma en plein air dans les banlieues pavillonnaires très à la mode, mais aussi l’ouverture des «premiers multiplexes dans les centres commerciaux» (Boutang et Sauvage, 2011: 15), des lieux très fréquentés par les jeunes adolescents. Il n’en faut pas plus aux réalisateurs pour s’intéresser à ce public, qui, en période de transition, ne cherche qu’à consommer pour se construire, construire son image, sa personnalité et trancher sur ses goûts.
L’apparition de l’appellation de teen-movie, «genre qui ne pouvait naître qu’en Amérique»1 fait d’abord très souvent écho à la mauvaise critique, à un cliché d’une culture populaire, mainstream et bon marché, dans une logique purement commerciale du profit et de l’audience. Pour un public niche: les adolescents. Le teen-movie, en tant que genre nouveau, est complexe à définir et reprendre le terme anglais, pourtant chargé de «connotations négatives [par] la critique institutionnelle» (Boutang et Sauvage, 2011: 9), semble l’idéal, car il nuance et préserve l’ambiguïté du phénomène qui est à la fois «pour les adolescents et avec des adolescents.» (Boutang et Sauvage, 2011: 9) Cette question de public visé est d’ailleurs primordiale dans une telle catégorie. En effet, tous les genres ont leurs «aficionados» (Boutang et Sauvage, 2011: 10) qui exclu intrinsèquement les autres spectateurs puisqu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Et dans ce sens, le teen-movie prend l’exact contrepied du «film pour tous» (Martel: 2011), qui comme les best-sellers pour les livres, ou le Hollywood classique et hégémonique, visent un spectateur toujours plus large en quête de bénéfices et comme pur produit de la consommation. Ici, il y a segmentation de l’audience. Le genre est à la fois excluant et exclusif. Les adolescents se recréent un monde, comme dans les films, à la fois exclusif et autonome où les parents et le monde adulte sont chassés, dans la fiction comme dans la réalité. Et même si le teen-movie peut aussi atteindre «un public annexe en mal d’être et dans une éternelle nostalgie adolescente» (Boutang et Sauvage, 2011: 9), rappelant un peu le syndrome de Peter Pan développé en psychanalyse, il n’en reste pas moins cantonné à son public de prédilection, celui qui porte son nom.
Nous pouvons tout de même noter, depuis une vingtaine d’années, que la notion d’adolescence devient de plus en plus floue et élastique. D’un côté les adolescents cherchent à retarder leur entrée dans le monde adulte ou au contraire à s’y plonger corps et âme, notamment dans une hypersexualisation très jeune, et d’un autre côté les adultes semblent nostalgiques de leur jeunesse perdue. Cela entraîne de nouvelles catégories sociologiques plus informes, moins stables et par là la création de formes hybrides comme les termes «d’adulescent ou de post-adolescent» (Boutang et Sauvage, 2011: 13). Cette complexité du monde adolescent va de pair avec la complexification du contenu des teen-movies qui survient, selon Célia Sauvage, après les années 1990 qui corrèlent avec les années Sida. Les thématiques abordées sont récurrentes: le cadre scolaire, les difficultés face à l’amour, les vacances… mais les champs s’élargissent, comme la nouvelle jeunesse, et laissent entrevoir de nouvelles perspectives et tonalités plus dramatiques. Le cinéma d’auteur et le cinéma indépendant s’intéressent désormais aux adolescents dans des films à «l’atmosphère plus sombre, aux personnages presque amoraux sur lesquels planent un mal-être profond, une sorte d’égarement coupé du monde adulte, rappelant l’allure du cinéma vérité, du quasi documentaire» (Boutang et Sauvage, 2011: 22) et souvent à la tournure tragique, inexistante auparavant, comme les aime tant Sofia Coppola, réalisatrice née en 1971 à New-York et fille de Francis Ford Coppola, lui-même réalisateur incontournable et émérite, oscarisé à de nombreuses reprises.
Sofia Coppola était donc prédestinée au cinéma dans lequel elle baigne depuis toute petite, entourée d’une famille de grands cinéastes et acteurs à l’image de ses cousins Nicolas Cage ou Jason Schwartman. En décidant de s’intéresser aux teen-movies, notamment avec ses œuvres The Virgin Suicides (Eugenides: 2013) adapté du roman éponyme de Jeffrey Eugenides et traitant du suicide resté inexplicable de cinq jeunes soeurs, Marie-Antoinette, libre adaptation de la vie de la célèbre reine à la cour de France, ou encore, entre autres son dernier film The Bling-ring traitant du vaste sujet du culte des stars hollywoodiennes et de la dépense à outrance, celle-ci s’illustre à la fois comme icône de la culture populaire, tout en s’émancipant, notamment dans le choix de ses musiques comme le fait son ami et homologue Wes Anderson, vers un cinéma plus indépendant, un cinéma plus élitiste, un cinéma d’auteur, à mille lieux donc des teen-movies dépréciés par la critique. Sofia Coppola permet donc une évolution de ce genre cinématographique si contextualisé et livre au contraire un cinéma que l’on pourrait finalement qualifier d’insaisissable puisqu’il semble résister à toute tentative de définition, ainsi certains le nommeront intello, quand d’autres le verront comme profondément ennuyeux, lent, brillant, dépressif ou encore bling-bling… C’est sans doute pourquoi les critiques sont si contradictoires envers ses films qui traitent, en plus, d’un sujet flirtant avec l’illégitime: l’adolescence, souvent mise en retrait comme indigne d’un intérêt académique, sans profondeur, pur produit du mercantilisme: «du cinéma d’exploitation pris dans l’engrenage des médias de masse avec une influence corruptrice et avide» (Boutang et Sauvage, 2011: 24), voir même vulgaire. Mais faire de tels films, n’est-ce pas en fait, faire la simple description de la société capitaliste américaine actuelle? Sofia Coppola ne se rapproche-t-elle pas en cela de la vision alarmiste du philosophe et sociologue Adorno qui dénonce l’aliénation qu’engendre l’industrie culturelle? Peut-on vraiment, malgré l’évolution du terme ces dernières années vers un genre plus polémiste, catégoriser Sofia Coppola dans ce terme qui reste générique et souvent péjoratif qu’est le teen-movie? N’y a-t-il pas dans ces films des questionnements beaucoup plus intergénérationnels pouvant rassembler des spectateurs de tous les âges? De tous les sexes et de tous les univers sociaux?
Nous verrons qu’en illustrant l’adolescent dans un isolement et une solitude profonde, Sofia Coppola l’inscrit en fait dans une critique et une dénonciation beaucoup plus générale des institutions américaines en crise, elles mêmes à l’intérieur d’une société individualiste et hyperconsommatrice qui semble ne plus pouvoir offrir de futur aux générations à venir qui sont donc perdues dans une vie qu’elles ne vivent pas, dans des sentiments qu’elles ne ressentent plus et dans une superficialité «hollywoodienne» omniprésente et dominante.
Combien d’adolescents claquent la porte au nez de leurs parents pour s’enfermer dans leur chambre et y passer de longues journées allongés sur leur lit? La chambre et plus précisément le lit, requiert une place toute particulière dans le cinéma de Sofia Coppola. Dans son premier film, Virgin Suicides les sœurs Lisbon y passent le plus clair de leur temps, prostré par un carcan familial qui les empêche de sortir, nous retrouvons ce même lieu avec les jeunes héroïnes de son dernier film: The Bling-Ring qui, quand elles ne trainent pas sur leur lit, préfèrent sortir en boîte de nuit ou plus surprenant, voler des vêtements et accessoires de luxe chez des vedettes américaines pas assez prudentes avec la sécurité de leurs demeures. Plus globalement, tous ses films illustrent à merveille et de manière très poétique, car toujours accompagnés d’une musique envoutante à l’image de la musique de Virgin Suicides signée par le groupe Air, ce lieu propice à la rêverie, à l’isolement, au repli sur soi et à l’introspection. Les individus sont livrés à leurs sentiments, à ce qu’ils ressentent puisque le divertissement, l’occupation de l’esprit est inexistant. Les longues séquences alternent entre passe-temps futiles et ennui profond des personnages qui sont coupés du monde. L’action est mise au second plan, tout le contraire d’un teen-movie tel que dépeint par la critique académique. Ici les personnages semblent atteint de «melancholia» (Davenas: 2013), terme dérivé du grec puis du latin et renvoyant à la tristesse et même à un état que l’on assimile dans notre conception moderne aux symptômes de la dépression. Johnny Marco, le héros de son film Somewhere, un acteur qui malgré son succès n’aime pas sa vie, réside au Château Marmont, célèbre hôtel que côtoient les célébrités à Los Angeles et passe le plus clair de son temps immobile dans son lit, le regard vide comme pour s’extraire du temps qui défile et de la course folle du monde auquel il n’a plus goût. Lassés, désabusés face à la vanité du monde qui les entoure, les personnages semblent incapables d’avancer comme l’action qui stagne et n’entraînera aucune amélioration, bien au contraire. Dans cette même idée, les voitures illustrent, comme les lits, ce passe temps passif, propice à la rêverie et à la réflexion. Marie-Antoinette filme longuement le chemin en carrosse de la future reine de France contrainte à quitter sa famille et son cercle autrichien rassurant pour la cour de France à seulement quatorze ans par devoir familial. Johnny Marco, dans Somewhere, aime aussi sillonner les longues routes droites de Los Angeles pour combler son vide existentiel, tout comme les héros de The Bling-Ring qui n’hésitent pas à les voler pour faire de même. À travers cette passivité mise en scène dans une lenteur poétique, le spectateur éprouve cette même angoisse, ce même isolement qu’il a l’habitude d’éviter à travers les nombreux divertissements qui «encadrent notre vie et nous empêchent de sombrer dans le désespoir» (Pascal, 2004) tel que le décrit le philosophe Pascal. Sofia Coppola donne une vision sombre de l’adolescent emprisonné dans des schémas mentaux idéaux et la rêverie, l’illusion d’un monde qui n’est pas.
Les adolescents de Sofia Coppola sont reclus dans leur chambre la plus grande partie de leur temps car ils vivent par procuration. Ils ne vivent pas vraiment leur vie, mais stagnent dans leur malheur. Ils s’inventent donc des lubies improbables, flirtant avec la délinquance dans The Bling-Ring où les héros s’improvisent cambrioleurs et apprentis starlettes ou épiant ces voisins dans Virgin Suicides où les jeunes voisins vont développer une attirance obsessionnelle à l’égard des sœurs Lisbon. Une passion les poussant à les observer de longues heures grâce à des jumelles, tout en développant un véritable imaginaire derrière leur mystérieuse beauté et les indices, comme leur journal intime, qu’il parviennent à collecter et qu’ils conservent avec soin en observateurs d’une vie qu’ils ne vivent pas. Ils rejoignent ainsi la vie par procuration qu’imposent les réseaux sociaux, très présents dans la dernière œuvre de Sofia Coppola, The Bling-Ring, qui s’inscrit dans sa contemporanéité en montrant les travers de Facebook face à des utilisateurs aliénés par le rêve d’une vie qu’ils n’ont pas. En perpétuelle transition entre la réalité et la fiction, mais jamais vraiment dedans. D’ailleurs dans cette même idée de «mise en scène du quotidien» (Goffman, 1996) à travers l’imaginaire telle que la développe le sociologue Goffman qui rapproche le monde social d’une véritable scène de théâtre où les individus joueraient des rôles sociaux prédéfinis, Paul Ricoeur, philosophe, montre «l’identité comme une mise en récit de soi.» (Ricoeur, 1997) Nous racontons ainsi des histoires à nous même et aux autres, nous sommes à la fois les narrateurs et les lecteurs des autres puisque nous nous sentons abandonnés si tel n’est pas le cas. Ainsi, les licornes et le monde imaginaire des journaux intimes de Lux (héroïne de Virgin Suicides), les réseaux sociaux, mais aussi l’espionnage et le voyeurisme dont sont victimes les sœurs Lisbon comblent des angoisses existentielles: des angoisses de vide. Un vide que les adolescents ressentent seuls dans leurs chambres et face auquel ils sont d’autant plus vulnérables dans cette période de construction d’identité et qui peut les entraîner vers la perversion, le voyeurisme, le vol, la consommation de drogue, la dépense superflue… comme pour transgresser les tabous d’une société puritaine à laquelle ils ne veulent pas appartenir, mais dont ils n’arrivent pas à se défaire, écrasés par ses carcans.
C’est ce mal-être d’une génération en devenir que Sofia Coppola met en avant dans ses films. Les personnages sont étrangers: à elles-mêmes pour les soeurs Lisbon qui ne verront pas d’autres choix que la mort comme porte de sortie, à la rigueur et à la monotonie qu’impose la cour de France pour Marie-Antoinette ou encore au Japon pour Charlotte dans Lost in translation qui doit se confronter à une ville, Tokyo, dont elle ne voit que la froideur et la différence. Tout futur semble compromis dans un désœuvrement moral d’une jeunesse en perdition qui doit redoubler de créativité pour s’en sortir, mais qui préfère souvent plonger dans la facilité instantanée de la drogue ou même dans la négation de tout, notamment à travers une vision nihiliste et désillusionnée de l’humanité qui la répugne. Ainsi, les sœurs Lisbon se suicideront à tour de rôle, la plus jeune donc la plus désemparée en premier, Marie-Antoinette finira guillotinée et les apprentis voleurs finiront en prison après avoir à peine eu le temps de profiter des excès en tout genre qu’offre le star-system comme la drogue dure. Cette oppression généralisée, cette absence probable de futur est toujours filmée de manière très poétique par Sofia Coppola qui tente de transmettre à son public le peu des émotions dont semblent encore capables les personnages qui apparaissent alors en très gros plans détaillés. Le spectateur est pris d’un pincement au cœur, d’une angoisse contagieuse en apercevant au plus près le vague-à-l’âme de Lux suppliant sa mère de ne pas brûler ses vinyles de rock ou de Charlotte sanglotant au téléphone. Les personnages sont impuissants, emprisonnés vis-à-vis du monde extérieur et personne ne peut leur venir en aide puisque ce mal-être est total. Ils ne sont pas confrontés à un malheur passager pouvant se régler, mais bien face à leur quotidien terne, morne et répétitif: pesant et étouffant. Incompatible avec le monde imaginaire et poétique des sœurs Lisbon qui rêvent d’ailleurs au son de l’album envoutant composé pour le film par le groupe Air et «la contamination progressive des arbres et de la nature» (Boutang et Sauvage, 2011: 107) dans Virgin Suicides, n’arrange en rien cette condamnation inévitable qui semble s’abattre sur les jeunes filles dans «une génération de survie» (Boutang et Sauvage, 2011: 108) typique des teen-movies indépendants où le suicide est une thématique récurrente dans un monde où la quête de l’idéal recherché maladivement ne semble s’incarner que dans une reconnaissance après la mort. Dans le livre de Jeffrey Eugenides, l’une des sœurs dit d’ailleurs: «on veut juste vivre, si on nous laisse le faire» (Eugenides, 2013: 120). Elle ne semblent donc pas désirer vraiment mourir de façon réfléchie, mais «les obstacles qui font barrière à leur désir de vivre» (Boutang et Sauvage, 2011: 109) sont trop grands. D’autant que leurs parents paraissent n’avoir rien de bon à leur transmettre pour le futur ce qui accélère leur perte en évitant ainsi d’endosser à leur tour le rôle de parents, le même rôle que leurs parents. L’objectif étant clair: ne pas survivre à l’adolescence qui ne promet pas d’avenir et qui ne donne donc aucune motivation, aucune envie d’aller de l’avant.
La famille chez Sofia Coppola participe à la tonalité tragique de ses œuvres qui s’éloignent un peu plus des teen-movies habituels. Dans l’esprit collectif, dans nos sociétés patriarcales: les parents sont des modèles à suivre, des exemples. C’est ces mêmes exemples qui poussent les héros vers ce déni du présent, ce mal-être omnipotent et aliénant. En présentant des adolescents malheureux, la réalisatrice participe à montrer plus globalement toute une institution en crise, tout un système qui ne parvient plus à remplir son rôle premier de «socialisation primaire» (Durkheim, 2010: 22): la famille. En effet, avec l’essor du capitalisme, de l’individualisme et de la société de la fin des années 1960, l’individu domine de plus en plus par son incarnation individualiste qui participe au délitement du lien social et qui favorise «l’anomie» (Durkheim, 2010b: 288) décriée par le sociologue Durkheim lors d’un manque de normes et de groupes sociaux et qui peut entraîner le suicide. La capacité d’intégration des sociétés modernes, sujet de prédilection de la sociologie est au cœur des films de Coppola où le lien social, comme dans notre société moderne occidentale, est souvent évoqué sur un ton nostalgique, voir même alarmiste comme l’explique Pierre-Yves Cusset dans son œuvre Le lien social (Cusset, 2007). Le lien social est délité et cela entraîne une crise inévitable des institutions traditionnelles: les divorces augmentent considérablement, les repas autour d’une table en famille sont remplacés par les plateaux-télé… L’univers de la table, très présent chez la réalisatrice montre parfaitement les fractures d’une société qui tente de faire face comme elle peut à la destruction progressive de la famille traditionnelle. Dans ses films les personnages tentent de tout faire pour sauver les apparences en continuant à déjeuner à table ensemble coûte que coûte comme on peut l’observer dans The Bling-Ring où la table semble être le dernier endroit qui lie encore la génération des adultes avec celle des adolescents mais qui n’est que bien fragile et superficiel puisque les adolescents mentent sur leurs activités de la journée et les parents ne cherchent pas vraiment plus d’explications. Les deux mondes sont coupés, rompus et même étanches l’un de l’autre. Personne ne se comprend. Ainsi les parents ont une autorité inefficace et prennent des décisions désespérées en coupant notamment les sœurs Lisbon du système scolaire où en les empêchant d’écouter des musiques de rock et plus encore d’avoir une sexualité qui serait la transgression suprême. La communication entre les deux mondes est rompue, la solitude semble généralisée: Marie-Antoinette se retrouve avec un mari qu’elle ne connaît pas alors qu’elle n’est qu’une adolescente par devoir familial, Charlotte, dans Lost in Translation est seule à Tokyo alors qu’elle y suit son mari présent pour sa carrière… Les différentes héroïnes de Coppola ne peuvent compter plus que sur elles-mêmes et sombrent peu à peu dans «une vie alternative marginalisée» (Boutang et Sauvage, 2011: 106) propre aux teen-movies indépendants entraînant les dérives qu’on connaît: la mort, la prison, la guillotine ou encore l’adolescent tyrannique et roi dans The Bling-Ring où l’une des héroïnes demande à sa mère de se taire.
Quoiqu’il en soit et malgré ce délitement de la famille qui semble consommé et inévitable, l’essentiel demeure: les apparences sociales. Il s’agit en effet de tout faire pour sauver les apparences. L’imaginaire social reste la seule importance, mais d’une importance capitale pour les familles qui continuent à dîner ensemble, à prier et à croire au pouvoir des institutions traditionnelles. Les personnages sont plongés dans un mensonge social généralisé et sauvent les apparences en contournant les problèmes et en donnant au reste du monde une image d’apaisement et de banalité apparente. Ce monde imaginaire crée pour résister à la pression sociale et faire illusion d’une famille unie et heureuse pour ne pas montrer ses faiblesses est essentielle dans un monde où les apparences se jouent de tout comme le soulève Pascal:
Les apparences sont très puissantes […] et découlent de l’imagination: elle occultent la raison et prennent pour vérité ce qui n’est pas dû au hasard mais donnent crédibilité aux «sciences imaginaires», par exemple celles des médecins et des juges qui doivent compter sur le prestige de leur habit pour avoir quelque crédit. (Pascal, 2004)
L’imagination s’illustrant dans l’esprit de tout un chacun comme la vérité qui se dérobe au profit d’un imaginaire tout puissant et qui se joue de nous. Ainsi, dans cette idée, les cadres de vie paradisiaques dans lesquels vivent les personnages de Coppola, accentués par les couleurs pop qu’elle s’amuse à leur donner semblent empêcher, dans l’imagination du spectateur, tout malheur. En effet, ils ont tout pour être heureux, dans l’idée que la société se fait du bonheur: ils ont de l’argent qu’ils dépensent à outrecuidance et ils sont beaux ce qui ne leur enlève rien et accentue l’obsession et la perversion dont sont par exemple coupables les voisins des sœurs Lisbon, décrites comme blondes et radieuses. Dans ce sens le prénom de Lux, signifiant «lumière» en latin renforce cette idée de bonheur apparent dans les représentations mentales et sociales du spectateur. Tout pourrait sembler aller le mieux dans le meilleur des mondes chez Sofia Coppola et son univers coloré, entouré de jolis gâteaux, de fêtes majestueuses et de vêtements par centaines que certains dénoncent comme étant du cinéma «bling-bling», mais cela à quelques exceptions près. Avec ces exceptions Sofia Coppola illustre cet imaginaire social du bonheur superficiel, de l’image de soi que l’on renvoie à autrui, qui paraît dénué de sens mais qui est pourtant essentiel pour beaucoup et qui serait l’incarnation même de notre monde moderne se gavant de toujours plus de produits de consommation dans l’espoir d’être le meilleur, d’être envié, adulé, adoré et jalousé.
Finalement l’adolescence, qui semble être le point de repère et de convergence des œuvres de Sofia Coppola, lui sert en fait plutôt de toile de fond, d’accroche, pour parler de toute une société et d’un système entier à la dérive qui ne savent plus comment les futures générations vont pouvoir s’en sortir ou au moins évoluer. Si les fins des films sont toujours abruptes, elles ouvrent l’oeuvre et ne la referment plus, elles ouvrent les questionnements, mais n’apportent pas de réponses. Les réponses n’existent pas. C’est la parfaite description de «l’oeuvre ouverte» (Eco, 1999) telle que la décrit Umberto Eco. Cette constatation, qui laisse le spectateur à la méditation une fois le film terminé et qui n’aplatit nullement les complexités sociales, éloigne un peu plus le corpus de Coppola des critiques reprochées aux teen-movies. Son œuvre met en scène des adolescents mais n’est pas réservée exclusivement aux adolescents. Tout un chacun peut les regarder et s’y retrouver, tout un chacun peut y entrevoir la vanité du monde et ses excès dans un univers très pascalien.
Ainsi les adolescentes, surreprésentées par la cinéaste face à des hommes mis au second plan, n’ont qu’un leitmotiv: consommer pour exister. Et tous les clichés de la jeune fille attirée par les tendances, la marque, le luxe et la mode sont là. Peut-être est-ce la raison pour laquelle la réalisatrice met majoritairement en scène des femmes, encore plus touchées par les dérives des griffes, des publicités et des marques qui n’hésitent pas à redoubler d’inventivité pour pousser les consommatrices à dépenser. Et Sofia Coppola qui participe à cette hyperconsommation en travaillant notamment pour Louis Vuitton sait parfaitement de quoi elle parle. La consommation semble être le seul élément qui tienne les personnages en vie, toujours dans cette volonté de sauver les apparences, les individus consomment et consomment toujours plus pour oublier leur malheur, oublier leur carcan. Mais même cette consommation à l’excès ne semble pas suffire à contenter les héros emprisonnés dans des cages dorées. Pourtant des fêtes extraordinaires sont organisées dans un pur besoin de divertissement pascalien, mais rien ne semble y faire. Le thème récurrent des fêtes ne suffit que provisoirement à combler les personnages. Marie-Antoinette dépense l’argent de la France en macarons, bal masqués, champagne, coiffures démesurées et jeux de casino pour oublier son ennui, mais rien n’y fait. Ce n’est pas mieux pour les fêtes en boîtes de nuit des héros de The Bling-Ring où même la drogue n’y fait rien et le seul passe-temps qui semble vraiment les distraire les enverra en prison. En fait la consommation ou plutôt l’hyperconsommation représentée par la cinéaste concorde avec la vision du philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky de notre société contemporaine et Coppola semble la dénoncer à sa façon: en la surreprésentant jusqu’à overdose de macarons, overdose de Louboutin… Lipovetsky parle de «déception, d’anxiété et de frustration face à la consommation.» (Lipovetsky: 2009) L’individu, qui dépense toujours plus, ne comble jamais ses attentes et n’atteint paradoxalement jamais le bonheur, toujours dans la quête d’un désir qu’il ne peut pas avoir, pas atteindre. Le bonheur est inatteignable car il réside dans le désir et non pas dans l’acquis. Cette idée est donc parfaitement représentée à travers les fêtes toujours plus impressionnantes, les vols toujours plus risqués des héros qui ne comblent finalement jamais le mal-être qui les ronge car il se joue une «inflation déceptive» (Lipovetsky: 2009) qui rentre en jeu dans une société où «le vécu réel est mis à rude épreuve.» (Lipovetsky: 2009) Les personnages vivent dans l’imaginaire, dans les réseaux sociaux, dans le divertissement, ils sont inadaptés et le resteront. Aucune issue ne semble pouvoir être envisagée chez la réalisatrice. Le «zéro défaut» (Lipovetsky: 2009) généralisé ne faisant qu’empirer la déception des individus et les plongeant dans une dépression chronique, un carcan trop difficile à supporter, une pression trop difficile à assumer au sein d’une Amérique puritaine et tellement contradictoire, qui n’hésite pas à représenter des jeunes filles hypersexualisées recréant par là le mythe de la lolita, tout en craignant les relations sexuelles avant mariage comme chez les Lisbon qui voient alors en dieu, les prières et autres confessions… l’ ultime consolation face à une culpabilité toujours plus grande et qu’ils n’arriveront pas à combler de cette manière là non plus.
Et puis comme le montre Lipovetsky, ce malheur est encore plus difficile à comprendre car à première vue il semble injustifié puisque les individus ont tout. Tous les biens matériels dont tout le monde rêve. Coppola montre que c’est ce qui rend leur détresse plus grande. Marie-Antoinette s’ennuie à la cour de France où elle dispose de tout ce dont rêve le peuple qui finira par la tuer, mais ne dispose pas de ce qui l’intéresse vraiment: l’amour, l’amitié, une famille aimante, un lien social fort. C’est encore plus fort dans The Bling-ring où des adolescents de familles aisées trouvent le moyen de tuer le temps en s’improvisant cambrioleurs parce qu’ils s’ennuient. L’excès réside alors dans la volonté de connaître le star-system, d’en faire partie et bien sûr d’être célèbre puisqu’il semble être l’ultime référence sociale. Le graal d’une société assoiffée par la reconnaissance d’autrui et l’image sociale qu’elle renvoie. Le sommet social à atteindre pour, peut être enfin être heureux puisqu’après tout les célébrités ne sont-elles pas les aristocrates du XXIe siècle? La perfection, mise en avant dans les publicités et les magazines, et même les maîtres du monde moderne? Sofia Coppola, en profite donc pour dénoncer la starification généralisée et ce besoin de reconnaissance extrême dans l’espoir d’être quelqu’un, de devenir quelqu’un. Elle dénonce le «quart d’heure de célébrité» (Keyes, 2006: 288), expression inventée par Andy Warhol pour montrer la célébrité fugace de ceux qui sont aliénés par les médias de masse. L’intérêt du public est affaibli, le seul désir est de faire parler de soi, de se montrer le plus possible, d’obtenir le plus de like dans l’espoir de combler ce vide, ce désir d’être et de paraître poussé au paroxysme à Hollywood où il s’agit d’être toujours le plus beau, le mieux apprêté, le plus à la mode, celui qui ne suivra pas mais précédera les tendances. Ce monde entraîne des dérives dont l’hypersexualisation de l’image de la femme et une sexualité qui devient très complexe, renvoyant notamment une image de la femme entre une adulte et une enfant, sexualisée de manière très jeune, entre fétichisation et abstinence et prise entre deux clichés opposés: des êtres à la fois purs dont on va fétichiser la candeur et la respectabilité et des objets de désir dans un âge transitoire suivant «le mythe de la lolita» (Maar: 2006) comme le personnage de Lux dans Virgin Suicides qui embrasse avidement les garçons ou les héroïnes de The Bling-ring qui exposent leurs corps dénudés en boîte de nuit sous le regards fantasmés des hommes présents. La nudité est aussi représentée à outrance, montrée tantôt de manière poétique avec la blondeur angélique des héroïnes de Virgin Suicides, belles mais malheureuses et tantôt de manière totalement désincarnée comme dans Somewhere, un film proche de l’autobiographie, où elle met en scène un héros qui malgré sa célébrité est en perte de repères et ne sait, lui aussi, plus comment dépenser son temps: il commande donc des stripteaseuses dans une scène filmée sans aucune sensualité qui donne presque le «cafard». Sofia Coppola dénonce à nouveau cette société vide de sens où l’on consomme par pur divertissement, mais un divertissement qui ne peut plus se suffire à lui-même et qui entraîne toujours ses héros dans leur propre et inévitable perte au coeur d’une Amérique sordide et hypocrite, bruisante de ragots, hypnotisée par des journalistes en mal d’audiences, dans un monde d’excès qui comme le dénonçait déjà Epicure dans sa Lettre à Ménécée ne peuvent qu’entraîner vers l’enfer et la souffrance.
En définitive, Sofia Coppola, plus que de s’inscrire dans le genre cinématographique des teen-movies, les transcende en offrant une perspective plus large et plus englobante, plus généralisante pouvant notamment être classé dans un cinéma indépendant qui se servirait des adolescents pour illustrer l’idée d’un monde à la dérive, promis à un futur incertain puisque la génération de demain semble avoir quitté le navire… Finalement, les films de la réalisatrice reflètent l’anxiété des jeunes devant les conflits qui les attendent et auxquels ils ne veulent pas faire face, comme pour couper court à une transmission symbolique d’une socialisation qu’ils rejettent et exècrent, ils décident donc de rester immobile pour certains ou de ne pas résister à leur adolescence en commettant tous les excès possibles.
1. Documentaire sur le site d’Arte: Teen spirit, les ados à Hollywood, 2009.
Documentaire sur le site d’ARTE: Teen spirit, les ados à Hollywood, 2009.
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