Le 10 juin 2009, un usager du site web Something Awful nommé Victor Surge publiait sur le fil de discussion « Create Paranormal Images » deux photographies noir et blanc qui allaient engendrer un phénomène encore inédit dans l’histoire des productions culturelles internautes.
La première photographie montre une bande d’adolescents marchant vers le photographe, à l’arrière-plan se trouvant une silhouette floue les dépassant de plusieurs têtes et affichant un visage étrange, vide et lisse. La seconde image présente un terrain de jeu au fond duquel quelques enfants sont attroupés autour d’un homme les entourant de ses longs bras tentaculaires. Ces photographies sont accompagnées de légendes:
La qualité d’exécution de ces images, mais aussi l’originalité de leur contenu et leur caractère singulièrement narratif ont su frapper l’imagination des autres usagers du fil de discussion. Presque aussitôt, d’autres images de ce « Slender Man » ont commencé à apparaître sur le forum, chacun semblant éprouver le besoin étrange de participer à la composition du personnage en y allant de sa propre interprétation. Au cours des quelques mois suivants, ce sont plusieurs centaines d’images du Slender Man qui seront publiées sur le fil de discussion, engendrant dans leur sillage un mythos1La traduction française de mythos (mythe, que nous utiliserons tout de même pour la suite du texte) ne rend pas la spécificité du phénomène dont il est question ici. Wikipédia anglais nous en donne la définition suivante : « Mythos is a Greek word meaning “story, legend, plot” and may refer to […] the shared elements, characters, settings and themes in a set of works ». (Wikipedia. Mythos. En ligne. <http://en.wikipedia.org/wiki/Mythos>. Consulté le 2 mars 2011.) Un mythos serait ainsi un univers discursif à saveur mythologique ou fantastique dont la cohérence interne se fonde sur un ensemble non fini d’œuvres d’écrivains multiples obéissant à un répertoire de conventions adoptées par consensus ou dictées par le projet fondateur d’un auteur original. d’envergure appréciable, un véritable croque-mitaine nouveau genre.
Il est difficile de retenir une description unique du Slender Man. La composition du personnage adoptant largement un modèle viral, ses caractéristiques tendent à être floues, l’accent étant mis sur l’une ou l’autre selon les auteurs. Il est tout de même possible d’établir une liste assez stable:
Le Slender Man est vêtu d’un costume noir et d’une cravate noire ou rouge.
Il possède des bras tentaculaires. Le nombre et la forme de ses bras sont variables : quelques images montrent ses deux bras se divisant en longs appendices; d’autres représentent des tentacules sortant de son dos; d’autres encore ne font qu’étirer ses membres, sans les scinder.
Il est d’une taille anormalement grande. Certains diront qu’il peut modifier sa taille à volonté; d’autres opteront pour l’hypothèse que ses tentacules lui permettent de s’élever au-dessus du sol; d’autres encore ne feront que représenter une version étirée et décharnée d’une silhouette humaine.
Sa tête et son visage sont lisses et sans traits visibles. Certains iront toutefois présenter certaines formes ou ombres qui rappellent un visage humain : arcades sourcilières, nez ou bouche.
Slender Man se déplace de façon paradoxale. Lorsqu’il est observé, il est la plupart du temps immobile ou bouge avec des mouvements extrêmement lents. Sa capacité d’apparaître soudainement près de ses victimes a engendré certaines « spéculations » : il s’agirait par exemple d’un extra-terrestre, d’autres postulant ailleurs qu’il occuperait un espace-temps différent qui lui permettrait de se déplacer à volonté à travers les dimensions de la réalité humaine.
Le Slender Man serait principalement un être de la forêt, ce qui est curieux si on considère qu’il est vêtu d’un costume-cravate. La facilité de fondre les longs membres du personnage dans un paysage sylvestre explique probablement cette propension chez les photoshoppeurs. D’autres auront toutefois tenté de justifier cette incompatibilité par divers artifices narratifs2Le costume serait en fait sa peau qui, vue de loin, donnerait cette impression. Voir l’image de Crispy_Rapcakes..
Dans une tentative de faire traverser la figure (officiellement fictive, au contraire de maintes légendes urbaines dont l’origine est voilée) dans le monde réel, on a postulé que le Slender Man serait un tulpa3Voir <http://en.wikipedia.org/wiki/Tulpa>. Dans la mystique bouddhiste, le monde est une création de l’esprit. Il est donc possible, par la volonté de l’esprit, de créer n’importe quel objet. Ainsi, le Slender Man serait devenu réel parce que suffisamment de personnes ont injecté leur peur dans la figure. Voir par exemple ce billet de blogue: <http://mybloghasadd.blogspot.com/2010/01/slender-man.html>..
Ses victimes ont évolué en parallèle à sa composition. Dans les premiers temps, il s’attaque principalement à de jeunes enfants ou à des adolescents. Progressivement, ce sont de jeunes adultes qui deviendront sa proie la plus fréquente. La majorité des œuvres du corpus slendermanesque proviennent de ce groupe d’âge et elles semblent presque toutes soutenir l’objectif de faire passer la figure dans le monde réel. À cet effet, les auteurs se représentent généralement en tant que victimes du monstre.
Le Slender Man adopte un modus operandi particulier : le premier contact avec ses victimes s’effectue presque toujours à travers Internet. La proie innocente tombe sur une histoire, un blogue, un vidéo ou une image mettant en scène le Slender Man et développe aussitôt une fascination morbide pour le personnage. Elle se met à griffonner compulsivement des images du monstre, dessins qui deviendront eux-mêmes des vecteurs d’« infection », et commence de se sentir observée. Elle en vient à voir le Slender Man partout, alors que les gens autour d’elle ne semblent rien remarquer. La victime entre finalement dans une transe hypnotique où elle rejoint le Slender Man volontairement4Dans certains cas, la victime est retrouvée suspendue à un arbre, ses organes ayant été sortis de son corps, enveloppés de sacs de plastique et remis à leurs places. Ailleurs, la victime périt dans un incendie qu’elle a elle-même allumé. Ailleurs encore, elle développe une rage meurtrière et tue ses proches, devenant folle du même coup..
Dans les fictions vidéo particulièrement5Principalement: Marble Hornets, EverymanHYBRID et Tribe Twelve., le Slender Man semble posséder la capacité de manipuler les appareils technologiques. Sa présence crée une distorsion dans le son et l’image d’une vidéo. Il agit tel un hackeur en pénétrant dans les maisons, dans les ordinateurs, les photographies, les vidéos, et en manipulant la technologie de telle sorte qu’il la soumet à sa volonté et en tire avantage.
La figure du Slender Man est intéressante en elle-même, mais ce qui la distingue des autres « Bonhommes sept-heures » du web réside ailleurs, dans la relation étrange qui l’unit à ses créateurs, à son contexte d’émergence et à ses « spectateurs ».
Dans les premiers temps de la pénétration d’Internet dans la sphère publique, le monde virtuel était hautement anxiogène : virus informatiques, vol d’identité, pédophiles et autres hackeurs… les périls étaient nombreux. En 2006, Times Magazine nomme l’utilisateur du Web 2.0 la personnalité de l’année6http://www.time.com/time/covers/0,16641,20061225,00.html et les choses changent substantiellement. Internet est devenu participatif, une affaire sociale, l’ultime lieu d’expression de la vox populi. Les dangers existent encore, certes, mais sont d’une magnitude plus modeste. En 2009, le temps est mûr pour que les terreurs endiguées fassent leur comeback usuel par la voie de l’imaginaire. Dans ce cadre, le Slender Man se veut le retour, sur le mode d’une inquiétante étrangeté freudienne, des craintes associées au cyberespace.
Il faut observer plus avant le mode d’opération du Slender Man pour comprendre qu’il n’est au fond qu’une mise en abyme du comportement de ses créateurs. Par exemple, la fascination qu’il provoque chez ses victimes les place dans une transe où ils se mettent à reproduire des images du Slender Man. N’est-ce pas là exactement ce qui s’est passé pour vrai sur le forum de Something Awful? Passez suffisamment de temps à explorer le corpus du Slender Man, tôt ou tard il vous prendra vous aussi l’inexplicable envie d’écrire votre blogue ou de photoshopper votre image du monstre.
Ce besoin trouve une amplitude encore plus grande dans les phénomènes ludiques qui entourent la composition du monstre depuis le début. L’un des tropes principaux de la figure est le jeu entre le photoshoppeur qui s’astreint à « camoufler » le Slender Man dans sa photographie et l’observateur qui s’efforce de l’y trouver. À la manière de la lettre volée de Poe, les images les plus réussies parviennent à dissimuler le Slender Man en l’exposant complètement à la vue. On en vient à chercher activement le Slender Man partout sur le web, participant du même coup à le rendre plus présent, plus réel.
Encore plus forte est la dynamique de l’ARG, ou jeu de réalité alternative, où il est question de jouer à « faire pour vrai ». Tout commence avec un blogue anodin7Par exemple, Watch This City Burn ou Just Another Fool., une vidéo sans importance sur YouTube8Voir note 5.. Quelques phénomènes étranges commencent à se produire qui attirent le regard des « SlenderManites » à l’affût de toute nouveauté. L’auteur du blogue se met à interagir avec ceux-ci à travers les commentaires laissés. S’ensuit un jeu d’énigmes où tous les médias sociaux peuvent être mis à contribution afin de rendre le plus tangible possible l’impression que le Slender Man existe vraiment. Il en finit par devenir « réellement réel », à travers la volonté concertée de ses créateurs de se servir de l’ensemble des possibilités du web pour faire sentir sa présence. Le Slender Man est en chacun de ceux qui propagent ses représentations. L’hypothèse du tulpa n’est somme toute plus si farfelue…
L’existence du Slender Man, sa composition virale, n’est possible que dans un contexte de Web 2.0. De plus en plus d’internautes deviennent « technocompétents », ils démarrent leurs chaînes de vidéo sur YouTube, ils utilisent les logiciels de manipulation d’images pour créer des mèmes9Voir http://knowyourmeme.com., ils échangent sur des forums et des canaux IRC, ils évoluent dans une dimension virtuelle sous des pseudonymes et des avatars dissimulant leurs identités. Le Slender Man n’est pas l’expression d’une peur suscitée par la technologie, mais bien par notre relation à cette technologie. Le monstre est impotent face à « l’internaute du dimanche », mais ô combien sinistre pour celui qui développe une fascination pour le cyberespace et certains de ses forums sociaux tels que Something Awful et 4chan. Si le Slender Man est un monstre technologique, son habitat est un espace social.
Aussi inédits que puissent être le Slender Man et son processus de création virale, ils s’inscrivent résolument dans une continuité intertextuelle les ancrant au contexte social de leur émergence. Victor Surge dit par exemple s’être inspiré10http://forums.somethingawful.com/showthread.php?threadid=3150591&userid=…. entre autres de « The Rake », un autre personnage monstrueux concocté sur les forums web. Plus troublante toutefois est la ressemblance moins assumée entre le Slender Man et l’effigie d’un groupe internaute cette fois-ci bien réel : la silhouette emblématique du groupe d’intérêt Anonymous.
Ce n’est pas tâche facile que de décrire ce qu’est précisément Anonymous, d’une part parce que le groupe ne cadre dans aucune catégorie préexistante et cherche activement à résister aux efforts visant à le définir trop étroitement, d’autre part parce que ses membres eux-mêmes ne semblent pas toujours s’entendre sur ce qu’ils veulent qu’Anonymous soit. Je renverrai à un article de Jeff Jacobson11Jeff Jacobsen. S.d. We Are Legion : Anonymous and the War on Scientology. En ligne. <http://www.lisamcpherson.org/pc.htm>. (3 mars 2011) pour une description plus exhaustive et me contenterai ici d’en tirer les grandes lignes à travers un petit portrait historique.
Le 1er octobre 2003, m00t, un contributeur régulier de Something Awful, lance son propre site web. 4chan.org est un site regroupant plusieurs forums de discussion et d’échange d’images sur des sujets variés. Le forum « Random » en particulier est le plus populaire de ces babillards électroniques, étiquetté /b/. Nick Douglas du site Gawker.com écrit que, de tous les forums sur 4chan, « the only board that matters is /b/ » et « Reading /b/ will melt your brain12http://gawker.com/346385/what-the-hell-are-4chan-ed-something-awful-and-b ». Sur /b/, aucun sujet n’est tabou et on leur doit nombre de mèmes peu révérencieux tels que le rickrolling et l’ours pédophile.
Sur 4chan, personne n’est requis de s’identifier pour publier un message, en conséquence de quoi, la vaste majorité des messages sont signés du nom générique d’Anonymous. Ceci a la double conséquence de minimiser les mécanismes d’autocensure, mais surtout, de donner l’étrange impression que tous les messages émergent d’une seule personne écrivant sous le pseudonyme Anonymous. Cet effet particulier a amusé certains usagers réguliers du site, qui ont commencé de jouer avec l’idée d’attribuer des caractéristiques de plus en plus précises à ce personnage. Anonymous en tant qu’entité autonome venait de voir le jour.
Trois ans plus, en 2006, plusieurs Anons, comme se nomment maintenant entre eux les usagers de 4chan, s’insurgent devant la nouvelle qu’un enfant de 2 ans atteint du sida a été interdit de baignade dans une piscine publique en Alabama13http://abcnews.go.com/GMA/story?id=3356281&page=1. En guise de protestation, ils envahissent un site de clavardage pour adolescents, le Habbo Hotel, et bloquent l’accès à la piscine pendant plusieurs heures14http://habboraiddocumentary.ytmnd.com/. En 2007, c’est au tour du suprémaciste Hal Turner de subir les foudres d’Anonymous en voyant son site web vandalisé. La même année, le pédophile Chris Forcand est arrêté par la police après avoir été traqué par des Anons se présentant comme un groupe d’« Internet vigilantes15http://youtu.be/rHohvluf3mc ».
C’est toutefois en 2008 que le groupe allait toucher pour une première fois à la célébrité en s’attaquant à l’Église de Scientologie. Le 14 janvier 2008, une source anonyme divulguait sur YouTube une vidéo16http://youtu.be/UFBZ_uAbxS0 destinée à l’usage interne de l’Église et montrant le célèbre scientologue Tom Cruise en train d’expliquer l’éthique sophiste à laquelle il adhère en tant que membre. L’Église a réagi de façon très agressive en menaçant YouTube de poursuites pour atteinte aux droits d’auteurs. La censure presque instantanée de la vidéo a été perçue par la communauté de 4chan comme une atteinte au droit fondamental à l’expression et à l’information. En réponse à cette offense, le groupe met sur pied le « Projet Chanology17http://www.presstorm.com/2011/05/there-is-no-anonymous-civil-war/ », une vaste campagne de protestation qui a encore cours aujourd’hui.
Le 10 février 2008, Anonymous effectuait une manœuvre dont on ne soupçonne encore que peu les implications : ils allaient rompre le mur séparant le monde en ligne du monde réel et manifester devant les Églises de Scientologie de plusieurs villes partout dans le monde. La protestation connut un si grand succès qu’elle fut répétée à plusieurs reprises par la suite, attirant à chaque fois plus de 7000 protestataires. Afin de conserver leurs identités secrètes, ces manifestants se sont entendus pour cacher leurs visages derrière des masques de Guy Fawkes, une idée inspirée du film V pour Vendetta.
Sur Internet par contre, ce n’est pas l’effigie de Guy Fawkes qui représente le groupe, mais la silhouette d’un homme en costume-cravate, les bras repliés derrière son dos dans une attitude officielle ou même martiale. Et à l’endroit où devrait être sa tête, un grand vide, comme si l’homme était fait de vent. Parfois, un point d’interrogation vient remplacer le visage, flottant au-dessus du col. L’image est forte de symbolisme, autant pour signifier l’anonymat du groupe, sa résolution, mais surtout son caractère étrange, vaguement inquiétant.
Outre l’homme à la cravate et Guy Fawkes, un troisième personnage a servi d’emblème à Anonymous. Selon un contributeur du site knowyourmeme.org, dès 2003, Anonymous se serait identifié à un personnage nommé No Picture Available:
Prior to V for Vendetta’s movie that was released 17 March 2006, Anonymous’ mascot was somewhat faceless. Exactly the thing Anonymous wanted to be portrayed as. It was a green faced male, no eyes or mouth and sometimes a nose. Wearing a black suit with a red tie he would have “No Picture Available” printed on his face. (Kip : 2011)
Si la similitude n’était pas assez évidente avec la silhouette noir et blanc, il est difficile de ne pas voir la ressemblance frappante entre No Picture Available et le Slender Man. La coïncidence n’est pas fortuite : le 1er juillet 2009, un usager nommé Mogadishu publiait sur le forum de Something Awful une image remixée : plus de 6 ans après sa création, No Picture Available réapparait, cette fois étiré sous les traits du Slender Man.
Anonymous n’est pas qu’un simple groupe d’activistes assemblés autour d’une cause commune. C’est une excroissance du Web 2.0, une possibilité, parmi toutes les possibilités des médias sociaux, qui s’est actualisée à un point tel qu’elle a franchi le mur entre le virtuel et le réel. C’est un phénomène radicalement nouveau et à ce titre, inquiétant pour plusieurs.
On pourra pousser l’interprétation jusqu’à voir en Anonymous la personnification des mêmes craintes qui sont à l’origine d’un retour du refoulé à travers le Slender Man. À vrai dire, la genèse de l’un est si imbriquée à celle de l’autre qu’il devient difficile de les séparer. La question se pose toutefois : si les combats menés par Anonymous sont en apparence nobles, pourquoi alors craindre un tel organisme? On pourra approcher un début de réponse à travers l’observation de quatre caractéristiques du groupe qui le placent à l’écart de la norme sociale : la conscience sociale, le vigilantisme, la technocompétence et l’anonymat.
Les membres d’Anonymous se targuent d’adopter une structure d’organisation qu’ils nomment le « hive-mind », fortement inspirée du concept de conscience collective d’Émile Durkheim, où la conscience du groupe surdétermine et oriente les consciences individuelles. Jeff Jackobson décrit ceci en ces mots:
Decisions within Project Chanology are made by individuals planning their own personal activity, or by consensus (“hive-mind”). Anyone claiming leadership is shouted down instantly. In fact, Anonymous has memes to discourage anyone from claiming leadership. “Not your personal army” or NYPA is the phrase that comes up when someone tries to simply tell others what they should be doing. If someone strays from the agreed-upon actions, they are told to “stay on target” (a quote from a scene in the original “Star Wars” movie). (Jacobsen : 9)
Ce type de gouvernance pourra sembler douteuse pour plusieurs : le seul pouvoir d’autorégulation du groupe réside dans une poignée de mèmes censés exprimer une conscience de groupe cohésive. Jusqu’à présent, cela semble avoir fonctionné, malgré quelques petits ratés. Il reste toutefois à prouver que ce modèle déviant puisse être stable à long terme et ne pas ouvrir la porte à des prises de pouvoir, à des dérapages idéologiques ou à l’effondrement du groupe sur lui-même.
La société civile se fonde sur le principe que l’individu remet son pouvoir de se défendre à l’État qui se charge d’exercer au nom de ses citoyens une violence sanctionnée. Lorsqu’un individu décide de punir les criminels sans en avoir été validé par les autorités appropriées, il se place, en regard de la loi, au même niveau que ces criminels qu’il prétend combattre.
La figure du justicier masqué est prégnante dans l’imaginaire nord-américain, du cowboy solitaire au superhéros en cape. Mais s’il a été et est encore glorifié, le vigilantiste tend aujourd’hui à être associé à un type particulier de sociopathie, comme on peut le voir dans des œuvres telles que The Dark Knight de Frank Miller et Watchmen d’Alan Moore. Dans le cas d’Anonymous, les violences exercées par le groupe restent confinées au cyberespace, les manifestations dans le réelespace ayant été rapidement encadrées par des règles strictes visant à ne pas discréditer les manifestants d’un point de vue légal. Le gouvernement américain est toutefois en ce moment en train de prendre des mesures pour légiférer sur l’atteinte à la propriété privée en ligne18http://online.wsj.com/article/SB1000142405270230456310457635562313578271…, ce qui pourrait créer une jurisprudence sous le couperet de laquelle Anonymous tomberait immanquablement.
Anonymous utilise comme premier moyen d’organisation et d’actions militantes Internet et l’informatique. Ce faisant, il met à profit des stratégies et des outils développés par les hackeurs. Si on doit au hackeur l’invention de l’ordinateur personnel dans les années 70 et celle d’Internet dans les années 80, la figure du hackeur s’est transformée ensuite pour s’amalgamer à celle du pirate informatique. Dans l’imaginaire populaire et médiatique, la « performance » informatique pratiquée hors des sentiers battus (corporatifs et gouvernementaux) est éminemment suspecte.
Par un effet d’osmose, les hackeurs des nouvelles générations en sont venus à construire leur identité à travers le prisme de cette perception déformée, jouant sur l’image du pirate pour nourrir une culture de la rébellion juvénile. Douglas Thomas dira dans Hacker Culture:
Parents intuitively understand the defiance of music, youth fashion, and cigarettes; they did similar things themselves. With hacking, they are faced with an entirely new phenomenon. That gap, between what hackers understand about computers and what their parents don’t understand, and more importantly fear, makes hacking the ideal tool for youth culture’s expression of the chasm between generations. Hacking is a space in which youth, particularly boys, can demonstrate mastery and autonomy and challenge the conventions of parental and societal authority. (Thomas : xiv)
Si le mode d’organisation politique et les méthodes d’Anonymous le plaçaient d’emblée sur une tangente, sa maîtrise des outils technologiques confirme dans les yeux du public la déviance résolue du groupe. Anonymous est bien sûr conscient de cette perception et joue sur celle-ci en donnant volontairement à ses actions un caractère déstabilisant19Il n’est qu’à considérer le slogan le plus répandu du groupe « We are Legion », qui est une citation tirée telle quelle du Nouveau Testament où un démon répond à Jésus qui lui demande son nom : « Je suis Légion, car nous sommes plusieurs. » (Marc 5:9).
Le caractère le plus déstabilisant est probablement celui qui donne son nom au groupe. L’anonymat est un comportement social peu toléré, principalement parce qu’il soustrait la personne à l’application du pouvoir normatif. Autrement dit, il permet la délinquance sans les conséquences, la déviance sans les responsabilités.
L’absence de visage est régulièrement utilisée pour créer un effet d’inquiétante étrangeté. Les œuvres de culture populaire ayant tiré profit de cet effet ont été répertoriées par TvTrope.org sous le terme « the Blank ». Le cerveau humain est programmé pour voir des visages, même là où il n’y en a pas, un type d’illusion nommé paréidolie. Lorsqu’au contraire il n’y a pas de visage où il devrait naturellement y en avoir un, l’effet est hautement anxiogène.
L’anonymat est partie constituante de l’organisme qu’est Anonymous, si bien que lorsqu’un manifestant se fait identifier IRL, il devient la risée du groupe, stigmatisé sous l’étiquette « namefaged ». L’anonymat permet d’échapper au contrôle, lui permet d’être autre, d’être partout et nulle part à la fois. Si Anonymous se contentait d’appliquer l’auto-organisation, le vigilantisme et la technocompétence, il resterait plus ou moins dans le domaine du « socialement acceptable ». Mais lorsqu’il revêt le manteau de l’anonymat, il passe dans un monde hors-norme, donc hors social.
Le lien qui unit le Slender Man à Anonymous est complexe. Il serait rapide de dire que le monstre est une reprise/déformation directe du groupe d’activistes. Il faut passer par une voie détournée pour trouver comment l’un se reflète en l’autre, voie qui s’ouvre dans le sillage de l’angoisse engendrée par la technologie. Dans ses premiers temps, le cyberespace était un endroit périlleux, lieu de toutes les perversions, de toutes les perditions. Progressivement, des outils ont été développés pour placer le cyberespace sous la coupe du social, l’angoisse s’étant atténuée en proportion inverse. Elle ne disparaît pas toutefois, attisée par la montée en importance de groupes actualisant le potentiel subversif du Web 2.0, Anonymous en tête. S’exprime alors un retour du refoulé à travers la représentation de monstres déformant ou exacerbant les attributs de ces groupes dans un effet d’inquiétante étrangeté. N’attendant que le moment du signal, les anciennes peurs resurgissent et ajoutent une couche supplémentaire, fantasmatique, à ces reflets déformés : le Slender Man infecte tel un virus informatique; tel un pédophile, ses proies sont des enfants et des adolescents; tel un hackeur, il pénètre là où il le désire et manipule la technologie à ses fins; tel un voleur d’identité, il ne possède pas de visage, lui permettant de se soustraire à l’identification et à l’application de sanctions normatives.
Le Slender Man est l’expression d’une part obscure contenue en Anonymous, le groupe étant lui-même un catalyseur des angoisses suscitées par l’injection d’Internet dans les affaires humaines. C’est bien volontairement que je ne me suis pas penché de plus près sur les œuvres représentant le Slender Man, la taille du corpus à elle seule promettant une étude étendue. Il serait toutefois intéressant de voir comment certaines des œuvres clefs de ce corpus modulent la relation établie entre Anonymous et son monstre. Encore plus intéressant serait l’examen des sources historiques de la figure de l’homme sans visage, l’homme à la cravate, l’homme sans qualité, figure dont l’étrangeté intrinsèque précède de beaucoup la naissance d’Internet. Je renverrai donc en guise de conclusion au maître surréaliste et à ses mots:
Le fils de l’homme, par René Magritte « Les choses visibles peuvent être cachées et peuvent être invisibles. Mais ce qui est invisible ne peut jamais être caché. » (René Magritte, 1966)
JACOBSEN, Jeff. s.d. We Are Legion : Anonymous and the War on Scientology. En ligne. <http://www.lisamcpherson.org/pc.htm>. Consulté le 3 mars 2011.
KIP. 2011. « True/Old Anon(ymous) ». Know Your Meme. En ligne. http://knowyourmeme.com/memes/trueold-anonymous#.TeUdXUewWeI
THOMAS, Douglas. 2002. Hacker Culture. Minneapolis (MN) : University of Minneapolis, 266 p.
Legault, Jean-François (2011). « Superhéros et supervilains du cyberespace ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/superheros-et-supervilains-du-cyberespace-slender-man-vs-anonymous], consulté le 2024-12-11.