Il n’est pas hasardeux que, parmi la grande panoplie de figures de la culture populaire des bouillonnantes sixties, JB ait tant intéressé la sémiologie. C’est que le héros est tout entier une panoplie de signes récurrents dont il est toutefois plus que la simple Somme: le smoking, le Walther PPK, la vodka-Martini “au shaker, non à la cuillère”, la réplique-étendard “Bond, James Bond”… Ces signes amorcèrent une transformation en icône dès leur inscription littéraire, mais c’est avec le processus d’iconification transmédiatique que JB put basculer au rang de pure image, emblème d’une société elle-même régie par l’iconicité que dénonçait au même moment D. J. Boorstin dans son célèbre The Image: À Guide to Pseudo-Events in America (1961). De fait le cinéma a rajouté d’autres éléments à la semiosis bondienne, parachevant une véritable mythologie formelle: le «gun barrel», les génériques d’ouverture, la scansion entre prégénérique, générique et film, etc. S’appuyant sur les structures romanesques dégagées par U. Eco, le cinéma a ainsi créé une véritable constellation de signes qui “font Bond” et qui assurent la pérennité du mythe à travers toutes les modifications socioculturelles de son image possibles et imaginables.
Le personnage lui-même importe bien moins, en tant que tel, que les signes qui le constituent, au point qu’on peut affirmer avec Charles Girard qu’il «n’y a pas de personnalité bondienne permanente. Ce qui fait l’unité de la saga bondienne , ce n’est pas Bond, c’est le reste: les contrées exotiques, les «méchants» diaboliques, les femmes envoûtantes et le luxe abondant» (in Hache-Bissette, 2007, 80).
La tradition structuraliste, la première, en vint même à nier l’existence du héros, en en faisant une simple «combinatoire narrative» à l’image de son récit, de U. Eco à Calesi:
Le personnage de James Bond n’existe pas «historiquement», on serait tenté d’écrire qu’il n’existe même pas comme personnage «narratif», puisqu’il est évidemment réduit à une pure fonction de transmission entre différents (et excitants) moments d’un jeu ample et suggestif. JB n’existe pas, de même que n’existent pas réellement ni son antagoniste ni les personnages qui l’entourent. Seulement existe une succession à un rythme trépidant de situations types qui se répètent périodiquement, comme toujours dans l’imaginaire populaire et qui sont, socialement et culturellement, significatives (…). On ne s’identifie ni avec le héros ni avec l’antagoniste, mais avec les situations. (Calesi, Il Caso Bond)
On est dès lors en droit de se demander qui est, en définitive, JB? Comme Ulysse, il pourrait répondre: «Personne».
Contrairement aux superhéros 007 ne possède aucun superpouvoir; «il doit manger, boire, conduire, s’habiller et travailler. Mais ce que la plupart des hommes possèdent sur un mode trivial, il le détient sur un mode exceptionnel (…) restituant une part d’enchantement à ce qui a été rendu trivial» (Hache- Bissette, 2008, 150). Si son nom est le comble de la banalité, son matricule lui-même n’est que transitoire (il pourra toujours y avoir un «008» pour le substituer, comme il le fait parfois remarquer aux Méchants qui veulent l’exécuter). Agent secret, il peut retourner à chaque instant à l’ombre dont il est venu.
Libre au lecteur, et surtout aux critiques, d’y voir reflétées des figures mythiques beaucoup plus anciennes (Héraclès, Dionysos, etc.), dont il serait la somme (ce que fit, notamment G. Lehman, dans James Bond 007: héros mythique, 1980). On peut voir 007 comme un nouvel Héraclès, adapté au temps présent, dont les écuries d’Augias seraient le monde même. À Dionysos, dieu de l’ivresse et de la fête, Bond aurait emprunté son effet sur les femmes, qui peut être qualifié de «mania virile» (ainsi le strict conditionnement de Tatiana par le KGB ne saura être d’aucun poids face à «magnetic James» dans Bons baisers de Russie).
Plus encore c’est à la légende du chevalier Saint-Georges, emblème de l’Angleterre, que JB fait penser, garant comme lui, par sa valeur et son courage, de la sûreté de son peuple». D’où le sentiment que JB n’affronte qu’une même entité revenant sans cesse (avatar du dragon mythique) s’impose pour ce «Saint-Georges en smoking», «un saint Georges de l’ère de la déportation et de l’horreur concentrationnaire» (Hache-Bissette, 2008, 113). À ce régime-là de projection mythocritique, Bond inscrirait même ses pas dans ceux du Christ, dont il partage régulièrement la Passion (id, 112)…
Mais autant dire qu’il est Tout le Monde, cet Everyman des Mystères médiévaux. Comme lui il est une parfaite case vide où se projettent tous les rêves et toutes les angoisses de l’époque. «Signifiant libre», JB serait dès lors le mythe d’une société où, selon Boorstin (avant Baudrillard), tout est devenu simulacre, «pseudo-mythe» donc pour une société de «pseudo-événements». D’où son incroyable plasticité, miroir vide où peut se réfléchir, à l’infini, la société qui l’a créé. D’où aussi, bien entendu, son pouvoir viral et «mémétique».
Le nom lui-même est une réussite, sorte d’oxymore qui réunit la banalité (il s’agit du «nom le plus ennuyeux» que l’auteur a pu trouver, dégotte dans un livre d’ornithologie1) et les résonances chic de Bond Street ainsi que des valeurs sûres des bons d’État pour dire «un homme ordinaire voué à des aventures extraordinaires» (K. Amis). Mais la nomination ne trouve tout son sens que lorsqu’elle est rituellement réaffirmée par son héros dans une des répliques-cultes de la saga («mon nom est Bond… James Bond»). C’est alors qu’il devient un véritable signe chevaleresque, selon le régime médiéval où, pour avoir un “vrai” nom, le chevalier doit d’abord faire preuve de prouesse et de courtoisie, partant en aventure (Le Bel Inconnu, etc.). L’on sait comment, dans la littérature arthurienne, les chevaliers doivent défendre leur nom face aux multiples adversaires qui le mettent au défi: c’est bien ce sens archaïque qu’incarne la réplique de Bond, véritable parole-blason qui fonctionne comme un défi aux Méchants et au monde (car, selon la devise aristocratique du lignage de Bond «le monde ne suffit pas). Par là le mythe montre de façon éclatante tout ce qui l’éloigne du simple espion, qui ne saurait, sans détruire sa fausse identité, proclamer son véritable nom à tout vent. En s’affirmant avec panache comme le héros qu’il est, Bond s’offre à la violence de ses antagonistes (il est toujours, comme le montre le «gun barrel», une cible mouvante), au désir de ses futures conquêtes et à la gloire des salles obscures que nous, humbles spectateurs, confirmons, répétant à l’envi sa réplique qu’il nous offre en partage.
À la nomination s’ajoute, véritable épithète homérique, la matricule 007. Quelque soit l’origine de ce chiffre devenu synthèse ultime du mythe (beaucoup de sources s’accordent pour signaler la filiation avec le code secret employé par l’espion alchimiste John Dee «rien que pour les yeux» de la reine Elizabeth –d’où les zéros en globes oculaires-), ce sigle efficace incarne l’imaginaire du secret, la bureaucratie de «l’homme organisationnel» devenant sésame pour l’aventure dans un univers où la dissimulation et les masques ont force de loi et légitimation sociale du pur instinct de mort freudien (“permis de tuer”):
Le double zéro est, donc, le mode illusoire et magique, mais psycho-dynamiquement actif, par lequel, à travers Bond, le spectateur et le lecteur vivent leur propre libération de l’instinct de mort. (Antonini, ICB)
Le sigle est bel et bien un embrayeur de fantasmes comme l’étaient les formules incantatoires d’antan: c’est lui qui permet la transformation du héros qui trouve, dans l’assujettissement à une bureaucratie la libération totale qui nous est, nous autres matriculés, inaccessible. Passeport pour le luxe (Bond, qui n’est pas riche, peut vivre, le temps de ses missions, en milliardaire), la gloire (au service secret de Sa Majesté), le sexe et la mort (le permis de tuer est aussi, indissolublement, permis pour séduire).
Dès ses premières descriptions romanesques, il est placé tout entier sous le régime de l’image. «C’est un bel homme qui rappelle Hoagy Carmichael, l’auteur de Star Dust. Mais il y a en Bond quelque chose de froid et d’implacable» Casino Royale). La référence à ce chanteur-acteur reviendra régulièrement dans l’œuvre, d’autant plus significative qu’il s’agit d’une version idéalisée du visage de Fleming lui-même, qui lèguera aussi son physique à sa créature (nous savons que JB mesure 1,83 mètre et pèse 76 kilos). Mais, plus importante encore, l’insistance sur la froideur, devenue par la suite véritable cruauté, vise à inscrire Bond dans l’archétype richardsonien de l’Homme fatal: «Son visage était beau, dans un certain sens, un peu sombre, presque cruel: une cicatrice blanche traversait sa joue gauche (…) Ses yeux à demi-clos et toujours en alerte donnaient à ses yeux une qualité dangereuse, presque cruelle» lit-on dans The Spy Who Loved Me. Là encore, nous retrouvons un élément autofictionnel (l’algolagnie de Fleming) qui devra, pour que le mythe triomphe, devenir image (de Connery à Craig, en passant par Dalton). De fait la qualité morale (la cruauté) est ici, avant tout, un signe physionomique que l’on peut lire, inscrit dans une longue tradition qui va d’Aristote à Lavater.
C’est d’ailleurs à cet archétype visuel de l’Homme fatal que se réduit toute considération sur l’intériorité de Bond. Traumatisé par la mort des deux seules femmes dont il aura été amoureux (la comtesse corse Teresa de Vicenzo qu’il marie le 1er janvier 1962 et qui est assassinée deux heures après par le SMERSH, l’espionne russe Vesper Lynd qui se suicide), il pourra devenir le séducteur sombre et l’exécuteur implacable qu’il est, déjà toujours, en tant que signe («Deviens ce que tu es»). Outre cette motivation minimale interne, le personnage ne sera identifié que par ses goûts pour certaines activités physiques: nous saurons par exemple qu’il a appris le ski dans la célèbre Hannes Schneider School de Stanton, qu’il joue très bien au bridge selon la méthode Culbertson, qu’il joue bien au golf (bien qu’il devrait corriger ses sorties et modérer ses ardeurs, son handicap étant de neuf), qu’il est un bon nageur, un bon joueur et un bon conducteur. On sait aussi qu’il ne lit jamais que le Times ou le Daily Express, ou encore des manuels sportifs qui renforcent ses habilités précédemment décrites tels que, par exemple, «Comment toujours bien jouer au golf» de Tommy Armour. Plus encore, Bond sera identifié avant tout par ce qu’il consomme, comme on le verra plus longuement par la suite.
Ici encore le mythe était parfaitement mûr pour être transposé dans le médium cinématographique qui avait par ailleurs alimenté comme l’on sait la tradition littéraire de l’extrospection behavioriste. C’est là qu’il va véritablement devenir une simple et pure image, voire incarner le «triomphe de l’image» (J. Hoberman, 2003, 62), au moment même où J.Boorstin analyse le culte de l’image et McLuhan la naissance de la nouvelle médiasphère. Les films font enfin coïncider le mythe avec son image (jusqu’à le rendre une pure silhouette dans la séquence du «gun barrel», à l’instar de la Panthère rose) et avec ses gestes, image de rêve au milieu d’autres images de rêve (de voitures, de femmes, de voyages).
Image qui par ailleurs s’affranchit de toute incarnation corporelle fixe, faisant de Bond l’homme aux mille visages (et, de façon assez emphatique, aux mille corps). Fait significatif de cet infléchissement et de cette libération, le décalage entre le portrait littéraire de Bond et ses successives incarnations cinématographiques le transforme en plus et moins qu’un simple personnage: «une sorte de halo ou d’aura mythique qui semble entourer à l’écran les hommes qui lui prêtent vie» (Hache-Bissette, 2008, 57). La continuité iconique ne relèvera donc pas d’une imago fixe, mais, là aussi, d’une série de signes qui confèrent aux différents avatars du corps bondien le statut d’une identité mythique, prête à séduire l’époque qui la génère tout en raffermissant le statut paradoxal de cette créature immortelle. Dans cette faculté d’adaptation réside l’élixir de jouvence du personnage, se nourrissant sans cesse des différentes images qui condensent l’air du temps, toujours en mutation.
Mais dans ce cycle quasi hindouiste de réincarnations, nulle place pour une quelconque «essentialité» du personnage. Le cinéma réussit ainsi l’éviction de toute velléité d’intériorité du héros, qui était déjà réduite à un pur régime de signes et placée toute entière sous le régime de l’acédie dans les romans du mélancolique et autodestructeur Ian Fleming. Nous découvrons, à la lecture de ceux-ci (qui succède maintenant, presque inévitablement, à la vision des films, a contrario de la chronologie historique des récits), que son équilibre nerveux est fragile et que, comme Sherlock Holmes dont il est un avatar, l’inactivité pousse cette prodigieuse machine à toutes sortes d’excès de substitution (tabagisme, alcoolisme, etc.), au point que son chef M doit l’envoyer dans une clinique de désintoxication à Sussex dans Thunderball, puis à une véritable cure psychanalytique (!) dans You Only Live Twice. Nous savons aussi que, pour tenir debout, il prend des pilules de benzédrine et qu’il ne peut dormir sans ses pilules de seconal (Moonraker). C’est que la réflexion, comme le doute, ne peut-être qu’un signe de maladie chez notre héros, la «fatigue nerveuse» qui hante le professionnel de la société organisationnelle (et qui se paiera la vie de l’auteur lui-même).
Par ailleurs si JB connaît parfois (dans les romans, jamais dans les films) l’amertume, la nostalgie, voire le doute (il est après tout l’héritier du héros hard-boiled, fut-ce sous la forme spillanienne), la nécessité de l’action s’impose à lui par un assassinat, une menace, une vengeance ou une intrigue qui «le sortent du limbe des pensées maladives et le restituent à la lumière du soleil (…) où il possède son royaume et son destin» (F. Antonini, ICB). Il s’agit donc de rares moments d’humanisation qui tendent à moduler l’identification lectrice sans jamais mettre en danger l’axiome par lequel la pensée, dans JB, est une pure maladie (l’on pourrait dès lors parler d’un nietzschéisme de JB autant que d’un marcusianisme, reflet de l’homme unidimensionnel analysé en 1964 par le philosophe de l’école de Francfort).
Emporté par le choix stylistique du behaviorisme hard-boiled, dominé par le régime de l’extrospection propre au récit d’aventures, réduit à être un instrument efficace au service secret de Sa Majesté JB ne peut avoir, véritablement, d’âme. Il risque dès lors de devenir, selon son sévère analyste Furio Colombo «l’homme sans dimension intérieure, sans histoire, sans créativité spirituelle, sans curiosité philosophique»: «Il est la radicale antithèse du interior homo augustinien, dans lequel «habitat veritas». Il est la logique pure, l’aventure pure, l’action pure, le calcul pur d’un côté et l’émotion pure (essentiellement érotique) de l’autre» (ICB). Il incarne en cela un rêve profond de l’homme contemporain:
De quoi Bond nous sauve-t-il? De l’insécurité, de l’infériorité, de la peur, bien sûr, mais cela au niveau le plus superficiel. Plus profondément Bond nous sauve de l’intériorité, du sentiment de culpabilité, du souci et la fatigue de la pensée, du trou noir de l’auto-conscience (…) Bond est le symbole de la réaction contre l’intériorité- masochiste, l’expression de la volonté de s’affranchir du sentiment de la Faute. (id)
Pour Antonini aussi Bond est un «héros cybernétique et comportementaliste», qui, sans jamais devenir simplement robotique, ne peut avoir d’épaisseur émotive ni rationnelle2. «Hétérodirigé, aliéné et aliénant», il n’est lui-même que quand il ne l’est pas, son être coïncidant avec sa «mission» (jusque dans l’érotisme même). Sa seule raison d’être (et sa seule rationalité) est celle de la raison cybernétique, se dissolvant dans l’action même où il se dépense. Être foncièrement absurde selon cette lecture existentialiste ou la normalité est devenue synonyme de non-sens, il vit «des aventures limpidement absurdes et normales» à son image qui illustrent «l’absurde de la normalité ou la normalité de l’absurde» (id).
Bond serait alors le héros vide d’un temps sans idéaux, mais non exempt de “mythes, espoirs et tensions spasmodiques”. D’idéaux, au sens propre et traditionnel, il n’en a guère. Son «idéal» est le service et la victoire (qui est aussi légitime défense: vita tua mors mea, mors tua vita mea). Du professionnalisme froid de Sean Connery (qui abat, geste auparavant tabou, un ennemi désarmé dans une des scènes les plus choquantes de Goldfinger) à la détermination de Craig, si appropriée au contexte de la «Guerre à la Terreur», le culte de l’efficacité bondienne incarne bel et bien un mythe de la violence étatique. Les ennemis sont éliminés sans broncher, comme les femmes sont séduites, les explosifs démontés, les voitures pilotées et les gadgets manipulés.
Tueur efficace au Service Secret de Sa Majesté, JB est la version idéologiquement sublimée de la banalité du Mal dénoncée par Hannah Arendt. Son instrumentalisation aux mains du gouvernement, sans états d’âme (ou si peu), a d’ailleurs été rapprochée des analyses du phénomène fasciste menées par l’école de Francfort. L’accusation est lancée par Charles Stainsby dans une célèbre diatribe parue dans Today, au titre explicite “Why Britain Should Say ‘No’ to ‘Dr. No’ And To All The Other Nasty Things His Creator Writes About” (21 avril 1962). Accusant Fleming d’écrire “les pages les plus méchantes et les plus sadiques de notre temps” et Bond d’être «un voyou de la haute classe bon marché et très méchant» («a cheap and very nasty upper class thug») il conclut «ce que tout ceci veut véritablement dire c’est que Bond ferait un petit nazillon bien méchant» («a nasty little Nazi»).
L’analogie revient sous la plume de quantité de critiques, de l’article de Moravia dans L’Espresso (1964) aux déclarations du réalisateur Terence Young lui-même («C’est un horrible type, un sadique (…). Monsieur Bond a la conduite d’un fasciste; il aurait fait merveille chez les SS»3) ou la revue Avanti! pour laquelle
de même que les livres pornographiques s’appuient sur l’érotisme, l’agent 007 (et ses semblables dont il n’est ni le premier ni le dernier) se constitue sur les tendances fascistes de l’esprit humain. Qu’est-ce que 007 sinon le symbole, littéraire puis cinématographique, du mythe de la violence comme résolution de tous les conflits (…) de la pratique de la matraque qui, mise à jour, devient laser, gaz vénéneux, ogive atomique? Pensez à ceci et vous verrez comme tout s’explique. Enfinl la façon dont 007 possède et domestique la femme, considérée comme un petit animal inférieur à soumettre avec la carotte d’un peu de sexe, entre parfaitement dans le cadre clinique d’une psychologie fasciste. (cit in L. Lilli, ICB)
On retrouvera l’accusation de l’autre côté du Mur, dans le journal officiel soviétique:
JB vit dans un monde de cauchemar où les lois sont écrites à la pointe du canon, où la coercition et le viol sont considérés comme du courage et où le meurtre est une tour amusant (…) Le travail de Bond est de garder les intérêts de la classe des propriétaires et il n’est pas mieux que les Jeunesses que Hitler proclamait éduquer comme des bêtes sauvages qui seraient capables de tuer sans penser. (Yuri Zhukov, Pravda, 30 Sept 1965)
Comme le signale Violette Morin, un tournant s’est opéré dans la perception du «héros», dont le statut même est d’emblée contesté.
James Bond Connery est le premier héros justicier dont les convictions politiques fassent problème. Faut-il que ses aventures aient renouvelé le style des massacres, la nature des massacrés, et la conscience des spectateurs de massacres pour que le héros-massacreur soit mis en question. Avec Tarzan, les héros de western, les légionnaires du désert, les Lemmy Caution de toute latitude, les spectateurs étaient heureux sans remords en voyant tomber comme des mouches les sauvages rouges, noirs et blancs. (…) Avec James Bond Connery, ce même plaisir, pris par l’écrasante masse des spectateurs, se retourne politiquement sur lui-même et provoque la mise en question du héros modèle. (V. Morin, 94)
Ian Fleming dira par ailleurs lui-même que son héros «n’est ni bon ni méchant», réflexion nietzschéenne qui, le plaçant au-delà du Bien et du Mal confirme la théorie gramscienne des racines populaires du surhomme réapproprié et exalté par les fascistes (Gramsci ne pouvait oublier que Mussolini avait commencé comme auteur de romans-feuilletons) auxquelles, dans la société de masse, celui-ci retourne. Réflexion qui se présente par ailleurs, selon V. Morin, sous une forme
presque rassurante. Les minables de l’intelligence artisanale et du cœur gros, avec leurs alibis pour conte de fées, leurs alizés pour navigation à voiles, leurs rêveries de promeneurs solitaires finiront par ne faire que des bêtises, et par devenir, puisque l’honneur en héroïsme va toujours au plus fort, les coupables de l’histoire, les méchants et les vaincus. C’est une forme de la névrose montante: on est de moins en moins puissant avec son intelligence et son cœur. Il y a autour de l’homme trop d’éléments qui n’en dépendent plus.
Réflexion aussi qui va dans le sens de l’affranchissement du mythe, qui ne saurait être réduit aux simples archétypes de l’héroïcité morale et qui peut dès lors se parer des signes contradictoires de la Bonté et d’une certaine Vilainie (notamment la séduction et la cruauté). Il pourra ainsi alterner l’empathie (du professionnalisme conneryen à l’humorisme de Moore, de la vengeance pathétique de Lazenby ou de Dalton aux tortures de Craig) et un détachement inaliénable qui le rendit à la fois choquant et antipathique à sa naissance et qui continue à alimenter bon nombre de détracteurs. À la fois intense et bureaucratique, passionné et professionnel, salvateur et exécuteur, Bond allie le pragmatisme fonctionnaliste au rêve d’une libération vitale totale où se dirait «l’évasion dans l’action, la négation immédiate et radicale du sentiment de culpabilité, la prévalence de l’énergie musculaire sur la réflexion, des sens sur la conscience, de l’érotisme sur toute autre chose (l’érotisme est devenu la certitude absolue: on peut aimer sexuellement même face à un danger de mort» (Antonini, ICB).
L’indétermination constitutive du mythe permet cette résolution fantasmatique des contradictions qui nous menacent. Car comme le signale C. Girard, 007 n’est que «le lieu vide sur lequel se projettent les fantasmes du public, le point d’identification par lequel nous nous rattachons à la fiction» (in Hache-Bissette, 2007, 80). Et du coup nous voyons, subsumées dans cette surface vide l’abîme de notre propre flottement: «son indétermination n’est, en définitive, que le reflet de nos propres incertitudes, nous qui ne sommes pas certains de savoir quel est ce personnage que nous voudrions être, et dont nous ne connaissons que le nom et le numéro» (id, 87).
De fait, si l’image de Bond est en constante mutation, c’est non par ce qu’il change lui-même (ici il n’est nulle Bildung possible), mais bel et bien parce qu’il «évolue dans une société qui se transforme sans cesse et dont il reflète fidèlement les fantasmes, les besoins, les soucis et les peurs» (M. Baumgartner, id, 155). Moins prédateur sexuel lors des années Sida, moins misogyne face aux avancées du féminisme, moins réactionnaire et plus ironique avec la Détente, Bond est une véritable créature de la Mimesis au point d’être le plus fidèle reflet «d’une société privée de mémoire collective, dénuée de toute capacité de guérison, constamment au bord de la rupture» (id, 172). C’est ainsi que lorsque Skyfall entreprend une véritable psychanalyse du héros elle fait, de facto, celle de son époque.
Mais il reste que, comme Ulysse, Bond ne feint d’être Personne que pour mieux cacher sa redoutable stratégie. Car si Bond fonctionne en effet comme un pur schéma identificatoire, il reste avant tout l’incarnation fantasmatique d’un pur instinct de mort (sa «licence pour tuer») et d’une pure pulsion sexuelle (sa «licence pour séduire») qui seraient cautionnés et légitimés socialement («au Service Secret de Sa Majesté») au lieu d’être, comme pour le commun des mortels, soumis au travail répressif d’un double interdit sociétal, intériorisé dans nos psychés selon le schéma freudien. Affranchi ultime, il est ce vivant oxymore: une brute sur-civilisée.
D’où sa différence inaliénable envers la cohorte des autres action heroes qui tentent de le concurrencer et qui manquent cruellement, dans tout l’éclat de leurs «corps durs», de classe. Souvent des simples brutes salvatrices (que l’on pense par exemple à ce rêve d’inexpressivité qu’est Vin Diesel), elles ne peuvent être, comme Bond, des signes du luxe meurtrier. Un attribut essentiel signale cette différence ontologique, le smoking bondien, qui relève à la fois de l’indéfferentiation dans l’élégance intemporelle des classes dominantes, de l’armure mythique, du funèbre et du viril. Ayant fait corps avec lui, Bond devient ainsi une pure silhouette, articulant le flux des différents interprètes («l’habit fait le Bond»). À un journaliste qui l’interrogeait sur son travail pour la psychologie de 007, Roger Moore fit cette réponse mémorable, et très juste: «Élementaire. Parfois je porte un smoking blanc, parfois j’en porte un noir».
Objet de fétichisme, le smoking signale la reconquête par le le «white collar action hero» de l’intégrité de ses attributs dans la dernière image de Casino Royale. «En complet», le héros est à nouveau complet et la saga peut recommencer (c’est alors qu’il prononce son nom redoublé et que la séquence de «gun barrel» peut se déployer, en finale héroïque et non pas, comme toutes les autres fois, en ouverture).
On comprend dès lors pourquoi Bond, «l’homme qui n’était qu’une silhouette» selon K. Amis, ne saurait, tel un véritable agent secret, se déguiser. N’ayant pas d’intériorité à protéger en la dissimulant, «le matricule, le nom martelé et le smoking sont autant de signes d’identification d’une personnalité absente, signes qu’il s’agit, surtout de ne pas masquer derrière un déguisement, car ce serait alors le personnage tout entier qui disparaîtrait» (C. Girard, in Hache-Bissette, 2007, 82).
D’où la spirale qui pousse ce «pur signifiant» vers la panoplie des attributs. Pour articuler la véritable constellation de signes qui seuls le forment, ce mythe en apesanteur va puiser sa force dans un régime de l’extériorité pure, celui qui fonde la société de consommation dont il devient peu à peu l’emblème.
1. “When I wrote the first one in 1953, I wanted Bond to be an extremely dull, uninteresting man to whom things happened; I wanted him to be a blunt instrument … when I was casting around for a name for my protagonist I thought by God, [James Bond] is the dullest name I ever heard”. Ian Fleming, The New Yorker, 21 Avril 1962
2. “Bond es un héroe «cibernético», además de conductista: reacciona a los estímulos seleccionando con precisión los útiles de los inútiles o dañosos (estos últimos no llegan siquiera, puede decirse, a su corteza); sabe calcular, evaluar, medir cada circunstancia, cada acción con la exactitud de una calculadora electrónica. Cuando se equivoca, y cuando no se trata, también en este caso, de la excepción que confirma la regla, es una equivocación inevitable y por tanto no es error, sino fatalidad o imprevisible casualidad. Bond es de hecho invencible; lo es tan sólo de hecho: siempre podría sucumbir: su invencibilidad es la del invicto, no del invencible, es la del hombre (aunque extraordinariamente hábil y afortunado), no del superhombre” (Antonini, ICB)
3. «El señor Bond es un tipo horrible, un sádico que mata fríamente a sus adversarios cuando están desarmados, un bruto que se comporta como un bellaco con las mujeres. En el fondo el señor Bond tiene la conducta de un fascista: habría hecho maravillas con la S.S. Con su permiso para matar puede dar libre curso a su imaginación criminal sin ser criticado; al contrario, será condecorado. El señor Bond es un policía al servicio de Su Majestad, pero un policía. Es un funcionario sin personalidad que intenta crearse una a base de gadgets. Su maletín no es verdaderamente una cosa seria. Además no he visto nunca al señor Bond leer, ir al teatro o a un concierto. Creo que es un retrasado mental.» (Terence Young, «Portrait de Monsieur Bond». Le Nouvel Observateur, 25 février 1965, cit in L. Lilli ICB)
E. P. Comentale, Ian Fleming and James Bond: The Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005
U. Eco, ‘James Bond: une combinatoire narrative’, L’analyse stucturale du recit, Communication 8, Paris: Seuil, 1966
U. Eco et al, Il Caso Bond, Bompiani, Milan, 1965, édition électronique Proceso a James Bond
F. Hache-Bissette et al, James Bond, Figure mythique, Paris, Autrement, 2008
F. Hache-Bissette et al, James Bond, (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, Paris, Belin, 2007
V. Morin, “James Bond Connery: un mobile” Communication 6, Paris: Seuil, 1965
Leiva, Antonio (2012). « Son nom est Personne ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/son-nom-est-personne], consulté le 2024-12-21.