Adapté du roman éponyme de Hubert Selby Jr., le second long métrage du réalisateur américain Darren Aronofsky, Requiem for a Dream, fait partie de ces films qui marquent la mémoire des spectateurs. Considéré par plusieurs critiques comme un film culte, le drame psychologique paru en 2000 présente la descente aux enfers de quatre protagonistes aux prises avec une dépendance. Le présent article vise à analyser le film d’Aronofsky selon la perspective d’une critique postmoderne du «rêve américain». Au-delà d’une mise en garde contre les conséquences de la dépendance à la drogue, Requiem présente avant tout une critique de la dépendance à l’image associée à la culture de masse des États-Unis. Plus précisément, nous aborderons cette problématique à la fois sur le plan du contenu et de la forme, c’est-à-dire par le biais des procédés cinématographiques employés pour présenter l’intériorité des personnages, leurs dépendances et leurs motivations; ainsi que le refus des conventions hollywoodiennes du cinéaste dans le courant des théories de la postmodernité, incluant l’autoréflexivité.
Dans les suppléments qui accompagnent le DVD du film, Aronofsky décrit son style de montage comme «hip-hop» (2000). Celui-ci se caractérise par des enchaînements saccadés et des plans très courts, pour un résultat dynamique. Il s’agit de ce que Jacques Aumont et al. qualifient de montage expressif, c’est-à-dire «la mise en présence de deux [ou plusieurs] éléments filmiques, entraînant la production d’un effet spécifique que chacun de ces deux éléments, pris isolément, ne produit pas» (46). Cette technique de postproduction permet de générer certains affects à partir de la confrontation entre des images différentes, ce qui n’est pas sans rappeler le formalisme russe. Selon le cinéaste Sergueï Eisenstein, le montage «a à charge d’influencer, de “façonner” le spectateur […] et donc maîtriser l’effet psychologique produit par le film» (61). Il estime que ce procédé technique sert à créer de nouvelles idées et pour faire prendre conscience au spectateur de réalités autres. Vsevolod Poudovkine avance quant à lui que «[s]i le montage est coordonné en fonction d’une suite d’évènements choisis avec précision, ou d’une ligne conceptuelle, soit agitée soit calme, il aura respectivement un effet excitant ou calmant sur le spectateur.» (163) Ainsi, ce type de montage symbolique ne fait pas que supporter la narration, il va plus loin et conduit à un autre niveau de significations.
Dans Requiem, l’assemblage hip-hop permet de mettre en évidence le point de vue subjectif des protagonistes et amène le spectateur à ressentir lui-même les émotions qu’ils vivent. Janiskan Caron résume la méthode ainsi: «Empruntant le schème du paradoxe, Aronofsky abuse volontairement de la matérialité du dispositif afin de rendre compte des effets ravageurs provoqués par la démesure des personnages. En d’autres termes, il dénonce l’excès par l’excès.» (78) L’exemple le plus flagrant consiste en la séquence qui illustre le processus de consommation de drogue des jeunes Harry Goldfarb, Tyrone Love et Marion Silver: plusieurs images filmées en très gros plan se succèdent rapidement, accompagnées d’effets sonores exagérés, montrant chacune des étapes depuis la poudre blanche jusqu’à la dilatation de la pupille, en passant par la circulation de la drogue dans l’organisme (fig. 1). Cela permet d’attirer l’attention du spectateur sur les détails et de lui faire voir les effets de la drogue littéralement de l’intérieur. La vitesse avec laquelle les plans défilent imite l’affluence d’adrénaline occasionnée par la substance. Un procédé similaire est employé dans le récit de Sara Goldfarb, afin de présenter sa consommation de médicaments amaigrissants et de contenus télévisuels (fig. 2). D’une manière exclusivement visuelle, le cinéaste place les différentes dépendances sur un même pied d’égalité, accordant un traitement équipotent aux drogues dures ainsi qu’à l’industrie médiatique et au culte de l’image. Il souligne ainsi les dangers similaires qui guettent les deux types «d’accros», bien que la dépendance à l’image soit plus insidieuse.
Avant d’en arriver à la déchéance de la dépendance, Sara, Harry, Marion et Tyrone ont d’abord des rêves. Le film débute alors que les protagonistes projettent un certain sentiment d’espoir et d’ambition, un désir de changement personnel. D’abord, Sara Goldfarb souhaite plus que tout passer à la télévision afin d’être reconnue socialement, comme elle l’explique à son fils:
I’m somebody now, Harry. Everyone likes me. Soon millions of people will see me and like me. […] It’s like a reason to get up in the morning. It’s a reason to lose weight so I can be healthy. It’s a reason to fit in the red dress. It’s a reason to smile, already. It makes tomorrow alright. (Aronofsky, 2000)
De son côté, Harry Goldfarb rêve de réussir facilement dans le monde des affaires, à commencer par le trafic de stupéfiants, et de vivre heureux dans sa relation amoureuse. Son acolyte Tyrone Love cherche à sortir rapidement de sa situation précaire et à faire quelque chose d’important de sa vie, dans le but de tenir la promesse faite à sa défunte mère: des flashbacks de son enfance le montrent sur les genoux de sa mère, lui disant «I told ya, Ma. One day I’d make it.» (Aronofsky, 2000) Enfin, Marion Silver espère s’émanciper financièrement de ses riches parents en ouvrant sa propre boutique de vêtements dont elle serait la designer.
Les quatre personnages principaux représentent l’Amérique moyenne, couvrant des démographies variées: la jeunesse et la vieillesse, les Noirs et les Blancs, les hommes et les femmes, la bourgeoisie et la classe moyenne, etc. Chacun à sa façon aspire (sans succès) à la réalisation du rêve américain, défini pour la première fois par James Truslow Adams comme «that American dream of a better, richer, and happier life for all our citizens of every rank» (Adams: xx). En d’autres termes, il s’agit de l’idéal d’une société assurant la prospérité matérielle et l’égalité des chances. Selon Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, de l’École de Francfort, cette «religion du succès» se modifie pour valoriser une ascension rapide, voire une loterie à gagner:
L’idéologie se dissimule dans le calcul des probabilités. Tout le monde ne peut pas avoir de la chance, elle est réservée à celui qui tire le bon numéro, ou plus exactement à celui qui sera désigné par un pouvoir supérieur – le plus souvent par l’industrie même du divertissement que l’on représente toujours à la recherche de cet individu. (154)
Le personnage de Sara Goldfarb illustre bien ce phénomène où le spectateur peut aisément imaginer la possibilité de se retrouver lui-même à l’écran. De pair avec le rêve américain, la culture de masse est associée à la société postmoderne, soit «une société flexible fondée sur l’information et la stimulation des besoins, le sexe et la prise en compte des “facteurs humains”» ainsi que les «valeurs hédonistes» et le «culte de la libération personnelle», selon Gilles Lipovetsky (9-10). Les pseudo-besoins et le désir constant de sentir «plus» pour combler le sentiment de vide établissent un pont entre la culture de masse incitant à la consommation matérielle, et la consommation de drogue qui suscite la dépendance.
Dans l’œuvre d’Aronofsky, tous les protagonistes font l’expérience du monde par l’intervention d’une substance ou d’un objet, que ce soit la drogue ou la télévision. Ils en arrivent à confondre la réalité et la perception déformée qu’ils en ont, illustrant le contexte de la postmodernité selon Laurent Jullien: «Bombardé d’images et de messages quels que soient l’heure de la journée et l’endroit du monde où il se trouve, l’homme occidental se trouve moins en contact avec la réalité qu’avec une représentation aspirant à la remplacer.» (14-15) À ce sujet, Jean Baudrillard soutient que toute distinction du réel et de l’imaginaire a disparu en laissant place à des produits de synthèse; la récurrence des simulacres dans la culture de masse finit par devenir plus réelle que la réalité même, «comme un leurre – auquel s’attache la force d’un mythe.» (122) Dans cette optique, le slogan «prenez vos rêves pour la réalité» représente l’ultime arme de l’industrie pour flouer les spectateurs, qui s’y accrochent faute de mieux. Les personnages de Requiem se laissent emportés par l’idéal du rêve américain véhiculé dans la société, qui façonne leurs pensées ainsi que leurs actions malgré le mal que cela leur fait.
Requiem exploite le médium filmique au maximum pour immerger le spectateur dans la réalité déformée perçue par les personnages sous l’effet de substances chimiques. Par exemple, la première scène de consommation de drogue de Harry, Tyrone et Marion est filmée en accéléré avec un objectif fish-eye, ce qui a pour effet de déformer la prise de vue et d’instaurer un air irréel aux images présentées (fig. 3). Par ailleurs, Aronofsky fait appel à l’image composée pour montrer les hallucinations alimentaires de Sara qui souffre de son régime strict (fig. 4). Ces séquences visiblement altérées permettent au spectateur de se mettre à la place subjective des protagonistes pour mieux comprendre leur situation de toxicomane, mais aussi, par métaphore, afin de saisir leur incapacité à former une vision du monde claire et cohérente, et non pas embrouillée par les valeurs qu’impose le discours social.
Non seulement le récit diégétique de l’œuvre étudiée se veut-il une critique de la culture de masse et du simulacre médiatique, sa narration même se pose en opposition aux pratiques conventionnelles du cinéma hollywoodien. Aumont et al. comparent les codes narratifs cinématographiques à un rituel où chaque production reprendrait foncièrement la même histoire. «Lorsqu’on va voir un film de fiction, on va toujours dans le même temps voir le même film et un film différent» (86), écrivent-ils, ajoutant que «toute histoire est homéostatique: elle ne fait que retracer la réduction d’un désordre, elle remet en place.» (91) Horkheimer et Adorno abondent en ce sens dans leur analyse de l’industrie culturelle: «Dès le début d’un film, on sait comment il se terminera, qui sera récompensé, puni, oublié […]» (134). Dans Requiem, cependant, aucun ordre n’est présenté ni conservé: dès la situation initiale trouble (Harry qui vole le téléviseur de sa mère, Sara intimidée par son fils), tout n’est que dégradation. Malgré le pessimisme qui se dégage des premières séquences, il demeure difficile de réellement anticiper la conclusion. L’absence de fin heureuse ou d’une quelconque forme de justice, contrairement aux attentes du spectateur conditionné depuis toujours par les films grand public, présente un écart significatif par rapport aux normes établies. Dans sa thèse de doctorat sur la filmographie d’Aronofsky, Jadranka Skorin-Kapov remarque:
Suppose that at least one of them succeeds in freeing himself – the movie would then convey the standard type of movie magic: there are problems and obstacles, not everybody can make it, but somebody can, so keep trying. This would approach a standard ending shown in many movies, and the audience would be satisfied because such a feel-good ending would be soothing for the audience. However, Aronofsky is not that kind of director […] (33)
Le refus du cinéaste de se conformer à la promesse du happy end (fig. 5) met en évidence la fatalité de la trajectoire des personnages toxicomanes et, plus globalement, des conséquences de l’aspiration à un idéal impossible. De cette façon, Aronofsky déforme les clichés habituels de l’American way of life, «la formidable ingéniosité des États-Unis à vendre, sur pellicule, […] une vision du monde rassurante où l’on sait où on s’en va» (Lavoie: 18). Il recherche ainsi à atteindre une certaine forme de réalisme dans le contenu de son œuvre: «As we all know, it doesn’t always work out in the end. Anyone who’s lived 20 years on this planet knows that things get fucked up, and they stay that way.» (Aronofsky, 2000) Sa représentation dystopique de l’individualisme constitue une transgression des normes autant formelles que morales des films mainstream.
En conclusion, Requiem for a Dream de Darren Aronofsky présente une critique du rêve américain véhiculé par la culture de masse. Tant la forme que le contenu mettent en parallèle la toxicomanie et l’obsession de l’image, la dépendance aux médias. Le film dresse un portrait des personnages en présentant leurs aspirations et leurs contraintes, ainsi que leurs échappatoires. Leur point de vue subjectif est montré par le biais de procédés techniques qui imitent leur perception altérée de la réalité. De plus, le réalisateur subvertit les normes filmiques mainstream dans une approche postmoderne qui renchérit sur l’opposition aux discours de l’industrie culturelle. Aronofsky va jusqu’à interpeller directement le spectateur et son expérience filmique dans une démarche autoréflexive. Cet aspect de l’œuvre n’ayant été que sommairement abordé, faute d’espace, il serait pertinent de se pencher davantage sur la pulsion scopique, c’est-à-dire le plaisir de regarder, associée au regard du spectateur tel que le conçoit Laura Mulvey1.
1. Cf. MULVEY, Laura. 1999. «Visual Pleasure and Narrative Cinema.» In Leo Braudy et Marshall Cohen (dir.) Film Theory and Criticism: Introductory Readings. New York: Oxford University Press, 928p. En ligne. http://www.composingdigitalmedia.org/f15_mca/mca_reads/mulvey.pdf.
ADAMS, James Truslow. 2012 [1931]. The Epic of America. New Brunswick: Transaction Publishers, 433p.
ARONOFSKY, Darren (réal.). 2000. Requiem for a Dream. [s.l.] Artisan Home Entertainment. DVD.
AUMONT, Jacques, et al. 2004. Esthétique du film, 3e éd. rev. et augm. Paris: Armand Colin, 238p.
BAUDRILLARD, Jean. 1981. Simulacres et simulation. Paris: Galilée, 234p.
CARON, Janiskan. 2009. «Requiem for a Dream: herméneutique de la dépendance.» In Danielle Aubry et Gilles Visy (dir.) Les œuvres cultes: entre la transgression et la transtextualité. Montréal: Publibook, 205p.
HORKHEIMER, Max et Theodor W. ADORNO. 1974 [1944]. La dialectique de la Raison: Fragments philosophiques. Paris: Gallimard, 294p.
JAMESON, Fredric. 1983. «Postmodernism and Consumer Society.» In Hal Foster (dir.) The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture. Seattle: Bay Press, 159p.
JULLIEN, Laurent. 1997. L’écran post-moderne: Un cinéma de l’illusion et du feu d’artifice. Paris: L’Harmattan, 203p.
LAVOIE, André. Printemps 2000. «Un plaidoyer pour la ciné-diversité / À l’ombre d’Hollywood.» Ciné-Bulles. Vol. 18, no 3, p.18-19. En ligne. http://id.erudit.org./iderudit/33501ac
LIPOVETSKY, Gilles. 1983. L’ère du vide. Paris: Gallimard, 246p.
SKORIN-KAPOV, Jadranka. «On Darren Aronofsky’s Filmography from 1998 to 2014: Obsessions, Addictions, and the Pursuit of Perfection.» Thèse de doctorat. Department of Art, State University of New York at Stony Brook. En ligne. http://search.proquest.com/docview/1667442832
Levasseur, Julie (2017). « «Requiem for a Dream» de Darren Aronofsky ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/requiem-for-a-dream-de-darren-aronofsky-une-critique-postmoderne-du-reve-americain], consulté le 2025-01-02.