D’abord publié sous la forme de onze comic books sur près d’une décennie (1989-1996) (Lainé: 137), le roman graphique From Hell (1999) du scénariste Alan Moore et du graphiste Eddie Campbell dépeint les cinq meurtres canoniques associés à la figure évasive du tueur en série Jack the Ripper comme ayant été commandités par la reine Victoria d’Angleterre. La mise en scène des assassinats des prostituées Polly Nicholls, Annie Chapman, Liz Stride, Kate Eddowes et Marie Kelly, tous perpétrés à l’automne 1888, de même que leur motif, met en lumière les conditions de vie de ces femmes du quartier de Whitechapel, «éternellement défavorisées parmi les défavorisés» (Marx: 432), tout en jetant un éclairage particulier sur la ville de Londres. Du paysage urbain se détachent en effet plusieurs monuments architecturaux qui, dans le roman graphique, se voient investis d’un symbolisme macabre et qui deviennent notamment les signes visibles d’une lutte entre le féminin et le masculin, la folie et le rationnel. À ces bâtisses londoniennes, encore existantes de nos jours, sont associées maintes significations, et leur représentation contribue à la création d’un lieu particulier à l’univers diégétique de From Hell.
Ainsi que le mentionnent Marie Parent et Stéphanie Vallières, «le lieu, qu’il existe géographiquement ou non, est avant tout “une idée de lieu”, se composant de la somme des discours produits sur lui» (9). Sur la base de cette prémisse, cette étude cherchera à envisager l’espace londonien de From Hell comme une création, un amalgame de discours et de représentations esthétiques tenus sur la cité par les différentes composantes du roman graphique. Plus spécifiquement, nous nous attacherons à démontrer comment les monuments architecturaux choisis (La Tour de Londres et Christ Church Spitalfields) s’élaborent comme une métaphore de l’éternité. Il sera ainsi question d’analyser la façon dont la représentation esthétique et symbolique de ces bâtiments permet à ces derniers de dominer la ville et ses habitants, mais aussi le temps et l’espace; puis, sera mise en lumière la manière dont certains discours du personnage de William Gull (Jack the Ripper) concernant ces bâtisses ajoutent une couche de sens à la représentation de l’infini en présentant le sang comme le sceau de l’éternité.
Dans From Hell, les monuments architecturaux, parce qu’ils ne se présentent pas dans leur matérialité, n’étant que les images de bâtiments existants, sont majoritairement1 définis par les discours que suscite leur représentation dans l’œuvre. Dans cette perspective, les dessins du roman graphique peuvent être appréhendés comme une forme de discours contribuant à la formation d’une atmosphère précise: leurs traits délimitent les formes, permettent de reconnaître les silhouettes de ces bâtiments qu’ils représentent, tout en orientant leur interprétation. Les images, conséquemment, sont déjà révélatrices d’un complexe réseau de significations que nous nous emploierons à analyser.
Le monument architectural central, celui autour duquel semblent évoluer les personnages de From Hell, se révèle incontestablement être l’église de Christ Church Spitafields. Constamment, celle-ci peut être aperçue se dressant derrière les habitations et les protagonistes, surplombant ces derniers de toute sa hauteur. Ainsi, tandis que Marie Kelly parcourt Whitechapel, difficilement visible dans la foule noire des rues, le sommet de Christ Church s’élève au-dessus des édifices semi-obscurcis, blanche, clairement définie dans le ciel londonien.
Un procédé similaire est employé quelques pages plus loin, lorsque quatre des cinq futures victimes de Jack the Ripper passent dans l’ombre de Christ Church Spitafields.
En effet, dans son ouvrage sur les figures de la cathédrale, Joëlle Prungnaud explique, dans le cas de la représentation d’une cathédrale comme d’un lieu terrifiant, qu’
[a]mplifiés par la nuit, les contrastes du clair-obscur déforment le volume intérieur, modifient la répartition des masses et trompent sur les dimensions qui paraissent démesurées. Seul un objet susceptible, par son caractère d’exception, sa grandeur, sa magnificence de donner l’image de l’infini, de l’absolu, peut faire naître cet irrépressible mélange de sensations physiques violentes et d’élévation spirituelle exaltée. […] La beauté architecturale est source d’enchantement tandis que des forces inconnues éveillent une peur métaphysique. (120)
S’ajoutant à l’alliance du noir et du blanc, à la contre-plongée, au détachement de l’église sur l’arrière-plan, le symbolisme lié la dimension religieuse du monument architectural représenté serait donc indirectement mis à contribution dans la case afin de provoquer une certaine angoisse. Ce rapport à la religion n’est pas sans rappeler le discours tenu par William Gull sur Christ Church, dans le deuxième chapitre du roman graphique:
William Gull: Perfectly attuned, their monuments supposedly rang with the voices of the ages, echoes of futurity. Their acoustic secrets included passageways where you couldn’t hear your own screams; chambers that re-echoed your merest sign.
Hinton: Like St-Paul’s whispering gallery?
William Gull: Hawksmoor assisted Wren with St-Paul’s. Who knows which features were his. Such MINDS, Hinton, shaping infinity itself. (Moore et Campbell: chapitre 2, page 14)
Ces paroles, en évoquant le symbolisme se cachant derrière l’architecture des lieux de cultes de Church Church et de St-Paul’s Cathedral, démontrent de quelle manière l’art est employé afin de magnifier l’éternité, de renforcer la puissance de l’éternel. Les monuments sont présentés comme de véritables instruments de musique, dont les notes produites sont à la fois humaines et celles du temps («voices of the ages» et «your own screams»; «echoes of futurity» et «re-echoed your merest sign»). Ces instruments architecturaux sont accordés («attuned»), sonnent («rang»), et les voix qui les emplissent proviennent tant du futur que du passé («voices of the ages», «echoes of futurity»). Emplie d’incessants échos («re-echoed your merest sign»), la voix humaine du passé se répète inlassablement alors que celle du présent est inaudible («you couldn’t hear your own screams»). Les lieux de cultes décrits deviennent ainsi, grâce à l’art qui les a créés, des espaces où le temps ne se déploie plus de manière linéaire, mais où toutes les époques coexistent. Les caractéristiques mêmes de St-Paul’s («features»3) prennent la forme de l’éternité («shaping infinit»). L’espace représenté par le lieu de culte contient, grâce à l’art qui renforce sa puissance4, le temps, duquel il devient inséparable.
Cette dimension religieuse de l’église, qui permet à cette dernière de devenir métaphore de l’infini, se reflète donc également dans la case mentionnée précédemment et illustrant les quatre femmes passant sous Christ Church. Toutefois, pour reprendre les termes employés par Prungnaud, «[…] les données de l’immensité, de l’obscurité, [de l’éternité], […] sont utilisées non pas pour renforcer la dimension sacrée de l’édifice, mais pour procéder à un renversement.» (122) En effet, il l’a été démontré, la représentation esthétique ne génère pas une impression paisible. Elle donne plutôt la sensation que les prostituées sont à la merci de l’église qui les domine, non seulement en raison de sa hauteur devenue menaçante, mais aussi parce qu’elle incorpore la dimension de l’éternité. En comparaison, les humaines, minuscules sous son ombre (ou sa clarté, la couleur blême de la tour semblant même propager aux visages de certaines femmes), sont éphémères; elles trouveront bientôt la mort aux mains de Jack the Ripper.
Dans cette même case, le rapport à la religion est aussi subverti par Marie Kelly: «We’re the four whores of the Apocalypse.» Évoquant la fin de toutes choses, et donc, celle de l’éternité, la jeune femme blasphème en se comparant à un cavalier de l’Apocalypse, se donne une puissance qu’elle ne possède pas réellement 5. Ce pouvoir qu’elle se confère est automatiquement scalpé par la présence de l’église, voire transféré sur celle-ci. Symbolisant l’infini, le monument architectural s’approprie paradoxalement la capacité de faire survenir la fin. Ce renversement des propriétés religieuses de Christ Church continue de s’affirmer dans le chapitre quatre, où William Gull décrit ainsi l’église:
Its tyranny of line enslaves the nearby streets, forever in its shade. Its angles trick the eye, seem from a distance flat then swell upon approach… Its tower to topple forwards like some monstrous corpse… Its atmosphere envelopes Spitalfields, casts shadow-pictures on the minds of those whose lives are spent within its sights. (Moore et Campbell: chapitre 4, page 32)
Cette description fait paraître Christ Church dans toute sa monstruosité («tyranny», «shade», «Its angles trick», elle semble «flat» puis «sweel[s]», «monstrous corpse»), une magnifique horreur à la silhouette instable dominant tant les édifices à ses pieds («enslaves the nearby streets», «in its shade») que la population qui y vit («casts shadow-pictures on the mind of whose lives are spent within its sights»). L’église s’anime («seem […] flat then sweel») et la soudaine puissance de ses formes («lines», «angles», «Its tower topple forwards») la transforme en un puissant monstre.
Parallèlement, la dimension du dessin ajoute à la force de monument architectural. En effet, une planche presque complète est utilisée pour représenter Christ Church. Or, il convient de souligner que, en bande dessinée, «[l]es images de vastes dimensions interviennent […] à un moment particulièrement fort qu’il importe de souligner […]. Il y a expressivité de la case ou de la planche par rapport à l’action racontée.» (Peeters: 63-65) Par «expressivité», nous entendons que la taille de la case «connot[e] […] le représenté […] enferm[é].» (Groensteen: 61) En d’autres termes, en s’inscrivant dans une case couvrant presque toute la planche, Christ Church et son immensité, de même que la menace qu’elle présente, sont clairement mises en relief, ce que les minuscules ombres humaines situées au bas de la case viennent amplifier.
Toutefois, la taille du monument architectural n’est pas l’unique élément attirant le regard sur la particularité de la vaste case: le haut de celle-ci est ouvert, comme si ladite case ne pouvait contenir à elle seule la représentation de l’édifice6. Puisque «[f]ermer la vignette [la case], c’est enfermer un fragment d’espace-temps appartenant à la diégèse» (Groensteen: 50), cette ouverture ne peut ainsi qu’être significative. La case ne parvient effectivement pas à s’emparer entièrement du représenté pour le figer dans un instant fixe; Christ Church lui échappe, mais pas par tous les côtés. Tandis que le bas demeure fermé, la gauche et la droite le sont également partiellement, les bords de la case s’arrêtant avec le haut des édifices autour de l’église, comme si ces derniers, au contraire du lieu de culte, étaient éphémères. Ainsi, si le décor qui encadre Christ Church est temporaire, l’ouverture dans le haut permet à la bâtisse de s’élever davantage. L’espace-temps contenu dans la case s’élance avec la tour vers cette ouverture dans le ciel, transcende l’univers de la représentation. Il y a, pour reprendre l’expression employée par Scott McCloud, une «hémorragie temporelle» (111), laquelle contribue à la création d’une atmosphère où le temps, mais aussi le monument, s’inscrivent dans un espace sans âge. L’église de Christ Church n’appartient pas à un moment particulier et, de ce fait, devient éternelle.
Cette ouverture dans le ciel pose néanmoins un autre problème, celui de l’ellipse qui, dans la bande dessinée, «est le vecteur de la progression, du temps et du mouvement.» (McCloud: 73) Effectivement, si le visage de William Gull, apparaissant sur cette planche dans trois cases de taille traditionnelle et clairement délimitées par un cadre, appartient à plusieurs moments fixes, les gouttières qui entourent deux des trois cases, celles du haut, sont mises à mal par la présence envahissante de Christ Church. L’église paraît prendre place dans ces gouttières, court-circuitant une partie de l’ellipse, et donc entravant le mouvement, la progression et le temps du récit. Cette déstabilisation du processus de lecture et de l’espace-temps a pour conséquence de réitérer la puissance et la permanence de Christ Church, laquelle n’a de cesse, comme nous l’avons souligné précédemment, de s’imposer.
Devant cette capacité d’ébranler le temps et l’espace, il n’est pas étonnant que la représentation de Christ Church tienne davantage d’une monstruosité éternelle que d’un infini paisible. À cette menace s’ajoute l’évocation de la mort et du sang qui semble, à travers les siècles, avoir maculé le lieu où se dresse l’église.
Dans From Hell, les monuments architecturaux londoniens, que les cases semblent incapables de contenir, sont principalement enveloppés par un discours faisant appel aux notions de mort et de sang, desquelles ils semblent indissociables. Cette nouvelle «épaisseur» (Chartier: 16) se voit notamment érigée par les propos de William Gull. Elle démontre l’importance de la parole contenue dans les phylactères qui encerclent les bâtisses, forme d’écrin de significations supplémentaires dans laquelle celles-ci se nichent.7Ainsi que nous l’avons démontré, la représentation esthétique rend déjà compréhensible l’image présentée dans la case, et ce, à plusieurs niveaux; or, dans ces situations, «les mots se sentent libres d’aller voir un peu plus loin.» (McCloud: 165)
Le cas de la planche où se trouve représentée la Tour de Londres est particulièrement révélateur (Moore et Campbell: chapitre 4, page 28).
Aussi dérangeante que cette déclaration puisse paraître, elle n’en est pas moins vraie. La mort, ici, est associée à l’oubli («Dead. Forgotten.»); ainsi, si les cinq femmes ont été sauvées («saved», «safe»), c’est que, dans la logique de William Gull, elles ne sont pas réellement décédées. En effet, si le tueur les avait épargnées, si elles avaient vécu, elles seraient réellement mortes, de ces morts communes fauchant les prostituées («liver failure, men or childbirth»). Elles n’auraient été que quelques-unes parmi tant d’autres. Leur assassinat, leur sang qui a été versé à Whitechapel, les préserve indiscutablement de la mort. Leurs noms sont liés à Whitechapel, mais aussi au mythe de Jack the Ripper («we are wed in legend»), et, de ce fait, éternels («safe from time», «inextricable within eternity»).
Ces noms dont le sang forge l’histoire12, devenant ainsi immortels, se voient également qualifiés par Gull de «sacrifices » au cours de From Hell: «What BETTER sacrifice than […] Diana’s priestresses13» (Moore et Campbell: chapitre 4, page 37); «infant sacrifices even Druids might admire14» (Moore et Campbell: chapitre 4, page 28). En faisant référence à l’admiration des druides pour ce type d’offrandes («admir»), il mentionne indirectement ce qu’il rendra explicite dans la planche suivante, à savoir que le sang issu du sacrifice rituel permet de tracer un symbole utilisé afin de transformer la société («A ritual act, to shape society? A pattern of control drawn with a finger dipped in infant’s blood?» (Moore et Campbell: chapitre 4, page 29)). Or, si les cinq meurtres de Gull ont pour dessein de former «une étoile maçonnique à cinq branches dont l’Église de Christ [C]hurch, dans le quartier de Spitalfields, serait le centre» (Lainé: 140), et d’y enfermer le pouvoir féminin, ils ont aussi pour conséquence de libérer le XXe siècle15.
Ce vingtième siècle ne sera pourtant qu’explicitement défini dans la dernière planche du roman graphique par la conversation des survivants de l’époque de Jack the Ripper, Lees et Abberline, en 1923:
Lees: [In my nightmare,] I’m in London, by an old church in the Jewish quarter. It’s the Eighteen-eighties. There’s this awful grunting, like an animal. It comes from everywhere. The church doors splinter open and there’s blood. Great gallons of it, wasting everyone away. That’s where I wake up with this feeling.
Abberline: Oh? What’s that?
Lees: I think there’s going to be another war. (Moore et Campbell: épilogue, page 10)
Dernier dialogue du roman graphique, cette annonce de la Seconde Guerre mondiale peut toutefois être retracée dans les premières pages du chapitre cinq (Moore et Campbell: chapitre 5, pages 2-3), où une jeune femme et son mari font l’amour à Braunau en Autriche, en 1888.
Le cauchemar de Lees est en vérité la répétition de deux des planches du chapitre, dans lesquelles les événements sont illustrés plutôt que décrits. Alors que les paroles sont rendues partiellement incompréhensibles en raison de l’usage de la langue allemande16, les images deviennent d’autant plus importantes dans le décodage de la scène. Ainsi, la seconde case de première ligne de la planche de la page 2 révèle Christ Church Spitalfields trônant au centre de la case, dans un paysage nu, exempt de bâtisses, où seules quelques lignes noires pourraient indiquer une présence humaine. Cette représentation, en plus de présenter l’église comme un géant dominant les silhouettes à ses pieds, souligne également la permanence du monument architectural, qui, au contraire des édifices l’environnant, résiste au temps.
Permanente, Christ Church l’est doublement, ainsi que nous le démontre une comparaison du dialogue final avec ces planches. Non seulement permet-elle à un même moment de se répéter à plusieurs reprises dans l’espace même du roman graphique, mais elle est aussi le lieu où se rejoignent diverses époques. En effet, la conversation entre Lees et Abberline se déroule en 1923, la jeune femme des planches, Klara, voit Christ Church cracher du sang en août 1888, tandis que les événements en eux-mêmes semblent se dérouler entre 1880 et 1890 (« Eighteen-eighties »). Nous pouvons donc supposer que cette vision, que tous deux vivent comme un instant présent, appartient au passé pour Lees, mais à un futur proche pour Klara. Conséquemment, passé, présent et futur s’entrelacent en ce lieu que représente Christ Church; une éternité atemporelle se cristallise en elle. Parallèlement, les événements des planches, jusque dans leurs moindres détails, se reflètent dans les paroles de Lees, des grognements de l’homme, qui semblent jaillir de partout et qui transcendent le temps et l’espace pour venir s’inscrire dans la vision, aux portes qui s’ouvrent pour déverser un flot de sang sur les Juifs en contre-bas. Pour Lees, cela signifie qu’il y aura une autre guerre; or, par l’allusion aux Juifs ainsi qu’au sang tant dans l’image que dans les paroles de Lees, il devient évident qu’il fait référence à la Seconde Guerre mondiale. Soutenant cette hypothèse, certains des termes allemands de la planche de la page 3, intelligibles en raison de leur ressemblance avec leurs homologues anglais, évoquent ce même moment de l’histoire du XXe siècle («war» («war», «guerre»), « Juden» («Jews», «Juifs»)), tandis que deux prénoms se détachent du texte, «Klara» et «Alois». Or, les parents d’Adolf Hitler, né en avril 1889, neuf mois après le moment d’août 1888 présenté dans les planches au début du chapitre 5, se nommaient respectivement Alois Hitler et Klara Polzl (S.a.: s.d.). Le moment où le grognement («wful grunting») s’intensifie correspond, dans les cases, à celui où le sang suinte de la porte de Christ Church, mais également à l’approche de l’orgasme de l’homme. L’orgasme en lui-même prend la forme d’une longue case où se trouve représenté un flot de sang qui, faisant exploser les portes de l’église, déferle sur les Juifs passant devant elle. La conception d’Adolf Hitler scelle le destin du peuple juif, dont le sang écrira, notamment dans les camps de concentration, l’un des événements les plus terribles de l’histoire du XXe siècle. Bien que, à l’époque où Jack the Ripper commet ses meurtres (automne 1888), Adolf Hitler ait déjà été conçu, le sceau de sang ayant paradoxalement pour effet d’emprisonner le féminin et de libérer les prostituées en les faisant accéder à l’éternité semble également représenter la Shoah qui, près de cinquante ans plus tard, fauchera la vie de milliers de Juifs. Christ Church, dans son immuabilité infinie, devient l’endroit où se matérialisent divers événements marquants du XXe siècle, peu importe l’époque à laquelle ils sont survenus. Le monument architectural, par sa puissance, symbolise ainsi tant l’éternité que la fin, ou, pour reprendre les termes de Marie Kelly, l’Apocalypse: celle d’un peuple, celles d’individus. Une fin qui n’est que le début, puisqu’elle permet d’entrer dans l’histoire.
En conclusion, cette étude de certains monuments architecturaux présentés dans From Hell nous aura permis de démontrer comment diverses représentations contribuent à la création d’un lieu spécifique, qui se veut la métaphore de l’éternité. Il a été question des significations que l’esthétisme et le symbolisme entourant Christ Church, à savoir la domination et l’éternité, de même que de la couche de sens qu’ajoute le rapport au sang. Ce dernier est un agent de liaison entre le lieu et l’individu, et permet à celui-ci de transcender la mort en joignant son nom, gravé et écrit dans le sang, à la pierre de l’édifice, et donc de s’inscrire dans l’histoire. L’édifice devient ainsi, pour reprendre la métaphore utilisée par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, un «livre de pierre» (618); en celui-ci se matérialise l’histoire. Toutefois, Hugo ajoute que ce «livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore.» (618) Parce que l’histoire qu’il contient échappe à la matérialité même de l’objet, parce que cette même histoire ne disparaîtra pas avec la destruction de son support, au contraire de celle contenue dans le mortier des édifices, le livre permet davantage d’accéder à l’éternité que le monument. Ainsi en témoigne From Hell, écrit avec le sang des cinq prostituées de Jack the Ripper et dont la dédicace leur est adressée: par l’œuvre de papier, ces femmes peuvent revivre éternellement.
This book is dedicated to Polly Nicholls, Annie Chapman, Liz Stride, Kate Eddowes and Marie Jeannette Kelly. You and your demise: of these things alone we are certain. Goodnights, ladies. (Moore et Campbel: dédicace)
1. D’autres discours sur Londres, externes à l’œuvre, peuvent également entrer en ligne de compte dans la création du lieu. Le but du roman graphique consiste à créer une atmosphère particulière à l’élaboration de l’histoire, tout en ayant recours, comme nous le verrons, à certaines représentations externes à la diégèse.
2. Nous comprenons ainsi pourquoi, pour From Hell, il était essentiel de «faire appel à un dessinateur capable de retranscrire, notamment, les bas-fonds de Londres au XIXe siècle en noir et blanc.» (Lainé: 132) Le clair-obscur nécessaire à la formation de l’angoisse n’aurait pas eu le même impact s’il avait été entouré de couleurs. De même, le trait du dessinateur Eddie Campbell, qui «ressemble à celui de la gravure fin de siècle» (Lainé:132) ne trouve pas uniquement son utilité dans la représentation du passé. Faisant ressortir certaines formes et en brouillant d’autres, il contribue aussi à l’angoisse de ne pouvoir distinguer toujours clairement.
3. Le mot «features» rappelle aussi les traits du visage, et pourrait, dans cet extrait, faire référence aux caractéristiques mêmes de l’artiste («which features were his» [nous soulignons]), lequel fait don d’une partie de sa figure, et donc de sa chair, de son sang, dans la conception de l’édifice. Nous reviendrons plus tard sur cette notion de monument architectural bâti à partir de sang humain.
4. Prungnaud mentionne notamment que «[l]a religion chrétienne a eu recours à l’art pour renforcer sa puissance de suggestion et son rayonnement.» (14).
5. Si, comme Marie Kelly le mentionne dans la case précédente, ses amies incarnent la famine («starvation»), la maladie («plagues») et la mort («death-treats»), cela signifie qu’elle-même représente la guerre. De par sa lettre de menace, elle est l’instigatrice du chaos sur lequel repose From Hell, la source des événements menant au début du XXe siècle. Par ailleurs, sa référence à l’Apocalypse est ironique, puisque les cinq femmes seront fauchées par un cavalier montant un chariot mené par un cheval noir. Il est également impossible de ne pas établir un parallèle entre les termes «whores» et «horses». En effet, les cinq femmes sont davantage les «horses of the Apocalypse», ces montures par lesquelles arrive le malheur que les cavaliers qui les montent, lesquels sont plutôt incarnés par William Gull.
6. Il en va de même pour les cases des autres bâtiments historiques visités par William Gull et son cocher au cours du chapitre 4. Tous semblent avoir un pouvoir sur les cases, que ce soit en les étirant, en les élargissant ou en les ouvrant.
7. En effet, alors que William Gull fait le tour de Londres et s’arrête devant la façade de divers monuments historiques afin de les décrire, les phylactères ne masquent presque jamais les bâtisses, préférant occulter la ville autour. Ceci a également pour résultat de mettre visuellement en relief l’importance des édifices.
8. Première reine d’Angleterre et de la lignée des Tudors, la protestante Jane Grey a été exécutée en février 1554 sous l’ordre de sa cousine, la catholique Mary Tudor, parce que sa confession menaçait le règne de cette dernière. (Phillips: 111)
9. Juge au service du roi James II, que la guerre civile avait forcé à l’exil, Georges Jeffreys est décédé à la Tour de Londres en 1689 pendant son incarcération. (Philipps: 165)
10. Seconde femme du roi d’Angleterre Henri VIII et mère de la reine Elizabeth Ière, Anne Boleyn a été accusée d’adultère. Considérée comme une sorcière, elle a été exécutée en 1536. (Philipps: 102-103)
11. Instigateur du complot des poudres visant à faire exploser le parlement de Londres, le rebelle Guy Fawkes a été exécuté en 1606. (Philipps: 135)[/fn] et des princes de la TourLe jeune roi Edward V, douze ans, et son petit-frère ont disparu en 1483 alors qu’ils étaient emprisonnés par leur oncle à la Tour de Londres. Leur existence menaçant le règne de leur oncle, il est présumé que ce dernier les aurait fait assassiner.(Philipps: 89)
12. Londres serait ainsi forgée par le sang, ce qui confère au juron «Bloody London», prononcé par l’inspecteur Abberline à quelques reprises, une couche de sens supplémentaire. Londres est littéralement sanglante, moulée dans le sang de ceux qui y ont vécu
13. Les cinq prostituées sont les prêtresses de Diane.
14. Les princes de la Tour sont les sacrifices, bien que le terme «sacrifices» puisse englober également les noms de Jane Grey, d’Anne Boleyn, de Guy Fawkes et de Georges Jeffreys.
15. William Gull, après son cinquième et dernier meurtre, rejoint son cocher en disant: «It is beginning, Netley. Only just beginning. For better or worse, the twentieth century. I have delivered it.» (Moore et Campbell: chapitre 10, page 33)
16. Employée pour les dialogues, la langue allemande rend le texte en partie opaque pour un lecteur ne la parlant pas. Ce dernier est alors forcé de se référer aux illustrations des cases pour comprendre les événements, ce qui a pour conséquence de rendre la panique de la femme plus manifeste, de même qu’une possible grossesse (la main du mari sur le ventre de la femme symboliserait la grossesse).
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