1948. Boris Vian fait paraître en France Et on tuera tous les affreux sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Vingt-cinq ans plus tard, en Angleterre, est publié le premier volet de la Trilogie de béton de James Graham Ballard, Crash!. Entre les deux romans, aucun lien apparent. Le premier situe ses acteurs dans le Los Angeles de l’après-guerre, et les plonge malgré eux au cœur d’une enquête policière qui les mènera à un certain Dr Schutz, pratiquant une sélection humaine rigoureuse afin de créer une société dont seront éliminés tous les affreux. Le second se déroule dans un Londres temporellement indéterminé, où la technologie a complètement envahi le paysage urbain et les vies des protagonistes. Dans ce monde d’anticipation – qui ressemble étrangement à l’univers du XXIe siècle tel que nous le connaissons – un groupe d’accidentés de la route se réunit autour de Vaughan, gourou de la collision automobile pour qui cette dernière ouvre à de nouvelles possibilités d’existence évoluant autour de la violence et la sexualité. C’est à partir d’une sorte d’hybridation s’effectuant entre l’homme et la machine que nous pouvons commencer à établir un rapport entre ce récit et celui de Vian. Ce rapport, s’effectuant davantage dans la continuité que dans la similitude, a le devenir humain – devenir-objet ou devenir-machine comme point nodal. Le quart de siècle séparant la publication des deux romans met en lumière l’évolution de la désubstantialisation de l’individu qui s’amorce avec la société de consommation moderne et la culture de masse, et qui atteint des sommets sans précédent à l’époque postmoderne de Ballard. Chez Vian, c’est donc l’instauration de ce nouveau mode d’appréhension de l’univers et de l’altérité que nous voyons se déployer. Déclassées par le culte de l’objet et de l’homme dans son existence corporelle, les questions métaphysiques sont évacuées de la vie quotidienne. Le décor hollywoodien qui préside à Et on tuera tous les affreux suggère le sentiment d’irréalité face au monde qui se propage à cette époque, et convoque le règne de l’image déjà bien implanté dans la société. Le contexte, le mode narratif, l’unidimensionnalité des personnages, concourent tous, par la déshumanisation et le culte de la beauté et de la conformité qu’ils mettent en lumière, à expliquer, voire à légitimer, les projets eugéniques du Dr Schutz. Alors que nous sommes témoins chez Vian de la généralisation de ce que Henry Miller nommait le «cauchemar climatisé», Ballard, lui, nous amène plus loin dans l’évolution des conditions d’existence de l’homme occidental. Comme le font remarquer Marianne Celka et Bertrand Vidal dans leur article sur les dystopies ballardiennes, l’auteur met en scène dans ses œuvres nos sociétés «épurées» et «aseptisées», dans lesquelles «pour éviter que le malheur ne se produise, […] rien n’arrive plus que le même, l’identique» (Celka et al.: 44). Devenu apparence, l’homme n’est plus seulement désindividualisé au milieu de la masse, mais bien assujetti au matériel et au spectacle de la violence, ne se définissant plus que par ceux-ci. Néanmoins, à travers ce désir de fusion avec l’automobile qui se dessine dans Crash! se profile une tentative de retrouver un sens «archaïque» à ce monde; de dépasser, dans une forme d’adulation de l’image et du spectacle poussés à leurs extrêmes limites, «le mouvement autonome du non-vivant» (Debord: 16) que ces derniers opèrent. En somme, si c’est par la technologie que l’homme est aliéné, c’est aussi dans celle-ci que se trouve l’espoir de nouvelles possibilités.
À travers le décor hollywoodien de Et on tuera tous les affreux et de son culte de l’image transparaît l’impression toujours grandissante d’une certaine irréalité du réel qui se développe dans la société occidentale de l’après-guerre. Ce rapport trouble à un monde devenu celui du cinéma – peuplé d’acteurs sans volonté propre que celle de jouer fidèlement le scénario prévu; images évoluant au milieu d’un décor, sous l’œil des caméras affamées de spectacle – permet implicitement de le modifier encore davantage; c’est-à-dire d’en choisir, au moyen d’un eugénisme facilité par la technologie, les acteurs qui devront y performer. Adorno et Horkheimer le notaient déjà en 1944, l’individu, sous le «règne de la pseudo-individualité» de ce qu’ils nomment l’industrie culturelle, «n’est toléré que dans la mesure où son identité totale avec le général ne fait aucun doute» (Adorno et al.: 78). Or, le goût dominant imposé par cette culture de masse « emprunte son idéal à la publicité, à la beauté comme objet de consommation» (Adorno et al.: 81). Parallèlement, avec le changement de paradigme social entraîné par l’essor de la société de consommation moderne apparue au tournant des années 1920 et 1930 et atteignant son apogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, «la vie quotidienne et l’individu n’ont plus de pesanteur propre, annexés qu’ils sont par le procès de la mode et de l’obsolescence accélérée: la réalisation définitive de l’individu coïncide avec sa désubstantialisation, avec l’émergence d’atomes flottants évidés par la circulation des modèles et de ce fait recyclables continûment» (Lipovetsky: 155). Toutes ces prémisses se retrouvent dans le choix tout à fait symbolique de placer les acteurs du roman au sein d’un scénario policier instauré dès l’incipit. De Los Angeles à une certaine île du Pacifique vendue comme surplus de guerre – dont les vestiges de la catastrophe ne sont mentionnés qu’à titre de ligne directrice de décor –, les lieux font office de fond d’écran à la cavalcade devant permettre à nos héros naïfs de mettre la main sur le Dr Schutz. Les marques de l’énonciation – telles que les adresses directes au lecteur, les apartés, les indications visuelles nécessaires pour compenser l’absence d’image – rappellent toutes le scénario de film, de même que le ton «parlé» de la narration et l’importante présence de ponctuation forte évoquent le dialogue cinématographique. Tout ceci devient significatif lorsqu’on s’attarde à l’effet produit sur le récit: l’ensemble de ces procédés accentue le caractère factice des personnages et des événements, qui perdent leur profondeur au profit de l’unidimensionnalité de l’écran. La mise en place de ce scénario établit dès lors la vacuité existentielle des protagonistes. Marionnettes clichées d’une histoire qui ne varie jamais que dans les détails, «leur seule utilité est de correspondre à la fonction qui leur a été assignée dans le schéma» (Adorno et al.: 16).
Cette dépersonnalisation de l’individu, Rock Bailey, héros narrateur, l’incarne dans toute sa splendeur. Heureusement prénommé avec ses «six pieds deux pouces» et ses 90 kg évoqués dès la troisième page du roman, Rocky est la figure type du nouveau surhomme telle que la décrira Roland Barthes dans ses Mythologies à peine dix ans plus tard. Sous le regard du critique, un nouveau lien se crée dans la société moderne entre l’homme robotisé et le surhomme. Évoluant vers une réification ultime, celui-ci est «dépouillé de tout caractère magique; en lui aucune puissance diffuse, aucun mystère autre que mécanique: il est un organe supérieur, prodigieux, mais réel, physiologique même» (Barthes: 85). C’est précisément ce culte de la corporalité vidée d’essence que représente Rocky, dernier M. Los Angeles en date, auquel on ne réfère jamais que par sa corpulence, sa force ou son physique avantageux. Ce n’est certes pas son intellect qui lui permet de mener ses comparses jusqu’au Dr Schutz – il précise lui-même: «[…] je réfléchis un petit peu. Pas longtemps… ça m’assomme de réfléchir.» (Vian: 19) –, mais bien l’utilisation de ses poings, assortie d’un peu de hasard et de l’aide d’Andy Sigman, agent double du FBI. En somme, le rock de son prénom réfère tout aussi bien à son corps qu’à son esprit: emblème de la jeunesse aliénée par le culte de l’image, Rocky n’est qu’une coquille vide; ses valeurs ne sont pas dictées par la réflexion ni par un rapport transcendant à quoi que ce soit, mais plutôt par des principes qui paraissent aléatoires. «Ce sont peut-être des préjugés qui m’ont fait agir, mais il faut bien tenir à quelque chose, même si ce sont des préjugés.» (24)
La désertion de toute métaphysique au profit d’une conscience matérielle accrue s’exprime par ailleurs dans le rapport à la sexualité, et tout d’abord dans le rapport à la virginité du héros. En effet, aucune obligation morale, religieuse ou relationnelle dans ce désir de préserver son pucelage, mais bien une contingence reliée à une «vie hygiénique», le moyen de combler les lacunes d’un ordre moral en disparition et d’une vie dénuée de sens historique. «[J]’ai décidé de rester vierge jusqu’à vingt ans. C’est peut-être complètement idiot, mais on se fixe des trucs comme ça quand on est jeune. C’est comme de marcher sur les raies des trottoirs ou de cracher dans les lavabos sans toucher les bords…» (15) La virginité de notre surhomme sert tout aussi bien la problématique de l’insémination artificielle qui se dessine derrière les projets eugéniques du Dr Schutz. Bertrand Jordan rappelle à cet effet la condamnation catégorique dont faisait les frais la nouvelle possibilité d’insémination artificielle avec sperme du donneur dans les années 1950 perçue, à la manière du clonage aujourd’hui, comme une « nouvelle et magistrale instrumentalisation du vivant» (Jordan: 154). Dans une autre perspective, l’ironie que représente la mise en scène d’un héros puceau dont on arrache le sperme à coups d’électrochocs dans le but de féconder une femme choisie témoigne aussi de l’individualisme croissant propre à l’époque et surajoute à la vacuité des rapports interpersonnels qui sous-tend le récit. En effet, que représente l’insémination artificielle, sinon la possibilité d’une reproduction sans relation sexuelle? Ce vide relationnel se dessine ici tout aussi bien dans les relations entre hommes que dans les relations hommes-femmes. Les premières relèvent typiquement du scénario policier: les hommes, quand ils ne sont pas à la poursuite de criminels, n’ont de contacts qu’autour d’un verre, dans un bar. Leurs dialogues sont laconiques ou ironiques, mais ne dévoilent jamais qu’une surface cool, détachée. Tout comme Bogart, dont les films ont enseigné à Rocky que «dans ce métier-là, on en prend sur la poire plus souvent qu’à son tour» (37), les héros de l’aventure vianesque poursuivent les bandits et échangent coup pour coup en usant d’humour noir au profit d’un public imaginé sans jamais rien laissé deviner de l’existence d’une relation intime ou d’une vie intérieure. Les relations entre personnages de sexes opposés, quant à elles, se tissent principalement autour de la drague, désirée ou repoussée, mais toujours fortement sexualisée. Dès les toutes premières pages du roman, Rocky se plaint de ces filles qui «ont toutes l’air de se figurer que l’amour c’est le but de la vie» (9). L’unique exception à ce schéma se retrouve chez Cora Leatherford, double féminin machiavélique du bandit se situant davantage du côté des jeux policiers. S’éloignant du personnage de la vamp qui caractérise les autres femmes du récit, Cora refuse le jeu de la séduction par fidélité au mafieux décédé et ne peut, de ce fait, qu’être dépouillée de sa féminité. Ce contexte, dans lequel le corps de l’homme prend une telle importance que celui-ci n’est plus représenté qu’à travers lui et dans lequel la femme n’est qu’une poupée nymphomane, ouvre la porte à une instrumentalisation de l’humain en tant que machine reproductrice en vue d’une nouvelle race physiquement améliorée.
La ressemblance qui s’observe entre les créations du Dr Schutz et les protagonistes de l’aventure ne manque pas, elle aussi, de contribuer à asseoir, sinon à justifier, les projets de l’esthète, figure à la fois du Dieu créateur et du père bienveillant. Aux propos de Mike Bokanski, qui l’accuse de supprimer les prototypes présentant des défauts d’aspect, le Dr Schutz répond: «Ils se suicident. C’est une tare, ici… Je les élève dans des idées bien particulières… Ils sont conditionnés de telle façon que l’idée même de la laideur leur est en horreur… Le jour où ils s’aperçoivent de leur imperfection, ils se suppriment…» (183) Ainsi s’explique le tableau satirique de l’imaginaire hollywoodien de la crucifixion du Christ auquel sont confrontés Bokanski et Bailey à l’entrée du domaine de Schutz. Dans une scène qui symbolise ultimement la chute du sacré dans le matériel est crucifié à un tronc d’arbre, sacrifié pour l’avenir de la race, un homme au-devant duquel on a installé une affiche: «Défaut d’aspect». L’ironie de la double utilisation des verbes «élever» et «conditionner» dans ces derniers propos du Docteur, prononcés suite à cet épisode, est d’ailleurs particulièrement révélatrice. Ces «enfants» fabriqués par celui qui se considère comme «un pauvre vieux bonhomme qui cultive les plantes humaines comme d’autres cultivent les orchidées ou le chistoperzacchio» (191) forment un tableau d’êtres confinant davantage à l’animal qu’à l’homme, désignés par numéro de série et répartis selon une hiérarchie reproductrice basée sur leurs possibilités d’amélioration de la race. Or, force est de constater que Rocky et son acolyte Mike Bokanski, envoyés en mission de repérage parmi les créations de Schutz, ne se distinguent de celles-ci à aucun point de vue. Significativement confondus pour des Série S par ceux-là mêmes élevés en bocaux, les deux héros font de cette expédition une démonstration de l’identité existant entre l’être chosifié et le prototype hollywoodien. Ainsi Adorno et Horkheimer concevaient-ils l’industrie culturelle: «Chacun n’est plus que ce par quoi il peut se substituer à un autre : il est interchangeable, un exemplaire. En tant qu’individu, il est lui-même remplaçable, pur néant.» (60) Cette pensée est appuyée par C-16, modèle manqué, et son explication des procédés utilisés dans le processus de reproduction. Tantôt fécondation régulière d’une femme sélectionnée par un homme sélectionné, tantôt fécondation directe d’ovules prélevés de façon chirurgicale, «de toute façon, dans le premier cas, l’ovule fécondé est prélevé sur la femme avant la fin du premier mois» (122). C’est dire que si la relation sexuelle n’est plus nécessaire à la reproduction, la maternité ne l’est pas davantage. Le projet eugénique du Docteur Schutz tend donc à développer une société déshumanisée en termes de rapports interpersonnels; une société dans laquelle l’homme est soit un acteur jouant un rôle prédéfini dans un scénario prédéfini, soit un spectateur de ce grand spectacle qui se déroule devant lui. «Les réactions les plus intimes des hommes envers eux-mêmes ont été à ce point réifiées, que l’idée de leur spécificité ne survit que dans sa forme la plus abstraite: pour eux, la personnalité ne signifie guère plus que des dents blanches, l’absence de taches de transpiration sous les bras et la non-émotivité.» (Adorno et al.: 104)
Poursuivant dans cette veine, Adorno et Horkheimer concluaient en 1944 que la rationalité technique était «la rationalité de la domination même»: «Elle est le caractère coercitif de la société aliénée; les autos, les bombes et les films assurent la cohésion du système jusqu’à ce que leur fonction nivelatrice se répercute sur l’injustice même qu’elle a favorisée.» (10) Presque trente ans plus tard, cet état de choses atteint un degré suprême. Les protagonistes de l’œuvre de Ballard évoluent au sein d’une société où la technologie, associée au règne de l’image, a engendré une génération d’individus dont l’identité et le sentiment du réel se sont perdus au sein de la conformité de la masse. Paradoxalement, cette même société a favorisé le surdéveloppement de la conscience narcissique de l’homme. De ces deux phénomènes naissent le sentiment d’irréalité et l’impression de désincarnation ressentis par le narrateur tout au long du récit. Le télescopage de la réalité et de la fiction qui surplombe le récit est éclatant dans cette scène où le Ballard narrateur est spectateur de tests de collision effectués par la Sécurité routière au cours d’une journée placée sous le signe d’une «logique onirique». «Pendant toute cette recréation au ralenti de l’accident, nos propres silhouettes fantomatiques étaient demeurées visibles à l’arrière-plan, mains et têtes immobiles. Ce renversement des rôles, comme dans un rêve, nous faisait paraître moins réels que les mannequins dans la voiture.» (Ballard: 201) Cette société dite postmoderne que Gilles Lipovetsky décrit dans son essai L’ère du vide, publié dix ans après Crash!, est aussi celle «où règne l’indifférence de masse, où le sentiment de ressassement et de piétinement domine» (15). Située à l’apogée de la société spectaculaire, mais ayant perdu le côté festif propre à l’après-guerre que nous voyions chez Vian, le monde postmoderne que l’on retrouve chez Ballard est écrasé par le vide «sans tragique ni apocalypse» de l’absence d’idéologie, de projet mobilisateur, d’idole ou de tabou (Lipovetsky: 16). Avant son accident, le Dr Robert Vaughan était un spécialiste de l’informatique, «l’un des plus représentatifs parmi les savants ‘’nouvelle vague’’ qui paraissaient depuis peu sur le petit écran. Il avait su se donner un style – cascade de cheveux noirs sur un visage couturé, veste de treillis américaine – le tout allant de pair avec une éloquence agressivement théâtrale et une totale foi dans son propos» (102). Malgré son statut de grand prêtre de la collision automobile, Vaughan demeure très fortement marqué par le règne de l’image et par le sentiment de désincarnation qu’il provoque. Son obsession des possibilités pouvant émerger d’une «technologie perverse» semble une quête effrénée de la découverte d’un sens autre à ce monde de la séduction de l’image et du vide existentiel qu’il entraîne dans son sillage, monde duquel il n’arrive pas à se séparer.
L’évident narcissisme de Vaughan s’étalait partout. Les murs du studio, de la salle de bain et de la cuisine étaient couverts de photos de lui […] [C]es clichés fanés semblaient absorber toute son attention tandis qu’il allait et venait dans la pièce […] Il lissait au passage le coin racorni d’une photo, craignant peut-être que l’effacement total de ces images n’entraîne la dissolution de sa propre identité. (260-261)
Dépeignant un Vaughan traçant à la craie le contour de son sexe sur la carcasse d’une voiture accidentée, Ballard ajoute: «Sur les routes, le soir même, j’ai encore été témoin de ses efforts pour se donner une identité et fixer les traits de sa personnalité en les projetant sur un événement extérieur.» (260-261)
Dans ce monde où le «soi» est l’unique valeur universelle et où, paradoxalement, chacun est à l’image de tous, les cicatrices laissées par l’accident permettent la marginalisation d’un corps autrement sans identité. Lipovetsky le notait, le narcissisme de la société postmoderne faisant du corps un «objet-sujet» de personnalisation accomplit du même mouvement «une mission de normalisation du corps» (90). Ce phénomène que nous voyions déjà poindre chez Vian, l’hybridation entre l’homme et la machine – qui se produit entre autres par le biais de la blessure infligée – tente de le subvertir. Prise au sens de Bernard Andrieu, «l’hybridation est le projet de devenir soi-même plutôt que d’être désincarné en incorporant des normes et des modèles sociaux» (Andrieu: 164). La mutilation corporelle permet alors d’ériger le corps en tant qu’«espace de possible» pour la constitution d’un sujet autre, «refus[ant] la soumission du corps, emblème du totalitarisme, et combatt[ant] l’image d’un corps parfait et d’une race idéale» (Andrieu: 166). C’est par la façon dont se produit le phénomène que nous pouvons ici parler d’hybridation, voire de fusion, entre l’humain et le non-humain de la voiture. En effet, la collision est l’occasion d’un véritable échange entre les deux, le retrait de l’un ajoutant à l’autre et vice versa. D’une part, la voiture pénètre le corps de l’homme et de la femme, créant en eux failles et blessures, autant de possibilités d’une «nouvelle sexualité, née d’une technologie perverse» (24). D’autre part, par l’expulsion des fluides corporels provoquée par le choc, l’accidenté marque lui aussi la machine. Au-delà même de l’apparence, les marques sur la chair permettent par ailleurs de redonner une signification spirituelle au corps du sujet. Ainsi le narrateur suggère-t-il que les commémorations de «l’étreinte coupante d’un habitacle effondré» couturant Vaughan forment «un langage précis de sensation et de souffrance, d’érotisme et de désir» (143). Le marquage du corps retrouve du coup un destin archaïque, celui de s’offrir en tant que signe à l’«autre» (Baudrillard et al.: 314). Comme en fait foi le cercle se tissant autour du grand gourou de l’accident qu’est Vaughan, il semble alors que cette proximité du signe et de la sexualité qui entourent la cicatrice donne lieu à la recréation de relations humaines entre individus se reconnaissant extérieurs à la masse. De la même façon, une nouvelle appartenance au monde est formée par l’alliance entre le tissu cicatriciel, la géométrie de la voiture et le réseau autoroutier. Au sortir de l’hôpital, Ballard comprend «que les humains qui peuplent ce paysage technologique n’en fournissent plus les points de référence, ne détiennent plus, zone par zone, les clés de son identité» (79). Dans cette nouvelle conjoncture, le lien improbable qui s’établit entre ces trois éléments permet à l’homme de réintégrer ce monde où les humains ne sont plus au centre de la réalité, mais gravitent plutôt autour de repères technologiques.
Au-delà donc de son excentricité et des germes de la folie qu’elle porte, l’obsession de l’accident et de la mort qui habite Vaughan constitue bien la quête folle d’un idéaliste. Pour le narrateur, ce nouveau monde tient d’ailleurs de la révélation; une révélation qui serait inhérente à l’événement traumatique. L’utilisation répétée du régime sémantique du miracle, du sacré, du religieux, qui entoure à la fois l’événement et ses victimes, est hautement symbolique. La comparaison s’impose encore une fois entre ce traitement du sacré et la satire du christianisme qui marquait Et on tuera tous les affreux. Chez Ballard, de même que la mise de l’avant de la corporalité sert à rendre à l’homme un sens déjà oublié en 1950 et à rétablir une communication significative entre les êtres, la pointe extrême de la dépendance au matériel laisse apparaître un désir de retour à la transcendance. Ballard le narrateur le déclare: «Ce monde immobile que j’avais entrevu par miracle, avec ses milliers d’automobilistes passifs derrière leur volant, concentrait en une image exceptionnelle toute la substance de ce paysage-machine, nous encourageait à nous lancer sur les viaducs encore inexplorés de nos esprits.» (87) Une dichotomie se met dès lors en place entre ce qu’il nomme explicitement l’«esprit sophistiqué» de sa femme, carburant sexuellement à une violence dématérialisée par son omniprésence et sa médiation par l’image, et la nouvelle expérience du monde et du sensible provoquée par l’accident: la seule expérience réelle que j’eusse connue depuis des années.» (64-65) La fusion avec l’automobile, considérée comme lieu de la réintégration de l’homme à son univers, explique aussi qu’elle forme la condition nécessaire d’une renaissance du désir et de l’érotisme. Si le rapport consubstantiel de la relation sexuelle et de la voiture est illustré à de multiples occasions à travers les expérimentations de Vaughan, c’est pourtant la première relation de Ballard et d’Helen Remington qui l’établit le plus significativement.
Rondeur des cuisses d’Helen contre mes hanches, son poing gauche frappant mon épaule, sa bouche happant la mienne, moiteur de l’anus que vrillait mon annulaire – tout cela répondait point par point au catalogue d’une technologie complaisante : courbes du tableau de bord coulé dans un moule, carapace saillante de la colonne de direction, extravagante poignée de pistolet du frein à main. […] L’habitacle nous enserrait comme une machine chargée d’engendrer à partir de notre coït un homoncule fait de sperme, de sang et de lubrifiant. (127-128)
Or, cette relation non seulement rapproche les deux victimes dans un rapport physique à la symbolique réunissant la sexualité et la mort – l’accident en question ayant causé le veuvage d’Helen Remington –, elle met aussi en lumière l’importance de la pénétration du corps de la femme à la fois par l’homme et par la technologie. Les mentions de son incisive en or, de la pellicule cireuse de son rouge à lèvres, de son diaphragme, «machine morte» sur laquelle se heurte le gland, en témoignent toutes de la même manière. Après le triomphe de l’image chez Vian, c’est donc un retour à la matérialité du corps dans toute sa réalité abjecte faite de sang, de sperme, de matière fécale qui s’effectue chez Ballard.
Dans cette optique, il devient significatif que les objets fantasmatiques de Vaughan se révèlent tous des célébrités et que le fantasme ultime du gourou soit d’orchestrer la mort d’Elizabeth Taylor, celle-ci devant décéder dans un dernier orgasme alors que sa limousine serait percutée par la voiture de Vaughan sous les yeux ébahis des automobilistes. Si nous nous rappelons l’omniprésence de l’image mythique de la star hollywoodienne chez Vian, et que nous la conjuguons au halo d’irréalité entourant le cinéma, la pub, et la société spectaculaire qu’ils définissent, l’obsession de Vaughan semble alors liée à un besoin de pénétrer cette image, de la rabaisser au niveau de la plus basse réalité. L’accident de la route autoriserait finalement «la réunion tant attendue de la vedette et de son public» (292), faisant fleurir sur son corps des douzaines d’«ouvertures auxiliaires » et la dotant de « multiples points de contact sexuel» avec la foule (278). À ce sujet, la réflexion de Baudrillard sur la star de cinéma – dont Elizabeth Taylor est l’emblème par excellence – peut être éclairante. Selon lui, la star demeure «[n]otre seul mythe dans une époque incapable d’engendrer de grands mythes ou de grandes figures de séduction comparables à celles de la mythologie ou de l’art». Figure de la séduction, elle acquerrait sa puissance par la fascination qu’exerce l’absence de réalité qu’elle cache, atteignant par là même «au mythe, et au rite collectif d’adulation sacrificielle» (Baudrillard: 129). La mort de la vedette ressemble alors à la mort de Dieu – ou au sacrifice du Christ sur la croix –, mais permet aussi, de par la nature des fantasmes de brutalisation génitale de Vaughan, de réaliser – au sens de rendre réelle – l’image. Apparaît alors dans ce fantasme un retour du sacré, que suggèrent en premier lieu le statut d’adorateur de Vaughan, pour qui la mort de l’actrice se présente comme une cérémonie nuptiale, et les nuées sémantiques entourant la figure de l’actrice ainsi que celles des accidentées, affublées d’une aura de Madone. Ce rapport au sacré est aussi extrêmement présent dans l’érotisme – conjuguant désir, violence et mort tel qu’on le retrouve chez Georges Bataille – associé à cet accident ultime, et qui est mentionné dès les premières pages du roman. C’est aussi cette idée de faire déchoir l’icône dans l’abject que représente le travestissement «pathétique, mais sinistre» de Seagrave en l’actrice, mélange puissant de fiction et de réel» (175) qui pose le premier jalon dans le processus de réalisation de l’image, tout en dépossédant Vaughan de son fantasme.
Force est de constater la tonalité dystopique des deux œuvres traitées ici. Vaughan, amputé de son rêve de l’accident ultime par Seagrave, meurt sans avoir atteint l’idole, laissant derrière «ceux qui s’étaient groupés autour de lui comme une foule attirée par un infirme blessé, attendant que sa posture difforme révèle l’algèbre secrète de leurs esprits» (30). Le Dr Schutz met les voiles sans inquiétude sous le nez du FBI, révélant avoir infiltré non seulement la sphère culturelle américaine, mais aussi le gouvernement et l’armée. Ne reste plus à nos héros qu’à profiter de ses largesses et de ses créations, dans une conclusion illustrant magnifiquement les propos d’Adorno et Horkheimer: «Quiconque résiste a le droit de survivre à condition de s’intégrer. Une fois que ce qui constitue sa différence est enregistré par l’industrie culturelle, il fait déjà partie d’elle comme le responsable des réformes agraires fait partie du capitalisme.» (30-31) Or, qui dit dystopie dit rapport au politique. Le besoin de réunir cette analyse de Et on tuera tous les affreux et de Crash! sous une poignée de thèmes communs a influencé le traitement de la question du post-humain dans l’optique des effets du culte de l’image et du spectacle sur l’individu, sur son rapport au monde et à autrui. Or, cette problématique, traitée séparément dans les deux œuvres, permet d’aborder de façon oblique des réflexions sociales et politiques complexes qui, peut-être par la sensibilité de leur époque respective à leur sujet, s’y déploient plus subtilement. Ainsi, le fait même que le Français Vian situe son roman en Californie, au moment de l’après-guerre, constitue un indice intrigant qu’il convient d’explorer. En y réfléchissant, il est notable que le scientifique faisant des expériences sur l’eugénisme soit allemand – comme le dénonce son nom de Schutz –, et que ses sujets d’expérience partagent tous le standard à la fois hollywoodien et aryen de blonds aux yeux bleus. Il faudrait par ailleurs tenter de recréer les liens qui s’esquissent entre le projet esthétique et le projet de contrôle politique du docteur, rapidement évoqué à la fin du roman. Mis en relation avec les figures politiques américaines du moment – dont Truman – qui se profilent derrière les hommes d’état placés au pouvoir par le scientifique, ces projets semblent offrir une nouvelle résonnance avec la situation politique de l’Europe, alors sous le coup de l’américanisation conséquente au plan Marshall. Très inscrit dans son époque, Ballard, lui, aborde par le vecteur de la sexualité «dépravée» de l’accident automobile, la relation homosexuelle hors norme au début des années 1970. Si celle-ci n’est que rarement abordée de front, et jamais sans la médiation de la mécanique technologique, le désir qui s’esquisse entre Ballard et Vaughan n’est que suggéré à demi-mot; l’amour, lui, se laisse chercher entre les lignes, à travers le langage technique de la description de l’acte sexuel.
Repensant aux photographies qui illustraient le questionnaire, j’ai compris qu’elles créaient la possibilité logique d’un acte sexuel m’unissant à Vaughan. […] La technique dépravée de l’accident donnait sa sanction à tout acte pervers. Pour la première fois, une psychopathologie complaisante – enchâssée dans les dizaines de milliers de voitures qui filaient sur l’autoroute, dans les avions géants qui s’élançaient au-dessus de nos têtes, dans les plus humbles ensembles mécaniques et les panneaux publicitaires – nous lançait ses invites. (215)
«Pour la première fois»… «La technique dépravée»… C’est peut-être ici que se noue le lien le plus fort entre les romans de Vian et de Ballard. Cette technique dépravée qui est au cœur de la réflexion des deux auteurs, outre son influence directe sur la vie humaine, ouvre la porte à des devenirs inédits, pour le meilleur et plus souvent pour le pire.
BALLARD, James Graham. 2005 [1973]. Crash! [Trad. de l’anglais par Robert Louit]. Paris: Denoël, 346p.
VIAN, Boris. 1996 [1948]. Et on tuera tous les affreux. Paris: Fayard, 222p.
ADORNO, Theodor et Max Horkheimer. 2012 [1974]. Kulturindustrie. Raison et mystification des masses [Trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz]. Paris: Allia, 104p.
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BARTHES, Roland. 1957. Mythologies. Paris: Éditions du Seuil, 233p.
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BAUDRILLARD, Jean et Arthur B. Evans. 1991. «Ballard’s ‘’Crash’’». Science Fiction Studies. Vol. 18, no. 3, nov. 1991. En ligne. http://www.jstor.org/stable/4240083
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