La notion de genre en littérature est, comme toute entreprise de catégorisation, fortement marquée par la contrainte. Les genres littéraires constituent une norme dont découle une série de présupposés auxquels les œuvres doivent correspondre pour intégrer le pacte générique. L’histoire littéraire, en regroupant la production romanesque en différentes catégories fondées sur des traits communs, a constitué un canon spécifique à chaque type de productions. Le roman policier n’échappe pas à cette logique et lui est peut-être même plus soumis puisqu’il est issu d’une tradition particulièrement codée, celle des récits sériels. Descendant du roman-feuilleton et d’une lignée d’œuvres populaires basées sur l’intrigue, le roman policier est singulièrement marqué par une structure normative. Heureusement, un tel canevas permet à certains auteurs avides de changements de procéder aux transgressions les plus audacieuses afin d’expérimenter des schémas inédits. C’est le cas notamment de Roberto Bolaño, qui, dans Amuleto, explore certaines possibilités induites par le décalage générique. Ce récit, situé aux frontières du genre policier et de la littérature dite «classique» entremêle meurtre, histoire et culture d’une façon que ne laisse présager le paratexte. Afin d’aborder certains motifs de cette réappropriation des formules associées au roman policier, un inventaire des préceptes du genre sera d’abord établi. Ensuite, nous aborderons le traitement formel de ceux-ci dans le récit de Bolaño. Cela permettra entre autres de montrer les influences d’un tel traitement sur la réception et sur les mécanismes de consolation qui sont normalement à l’œuvre dans le roman d’enquête.
De prime abord, on observe que le roman policier repose sur un schéma générique précis, comme c’est le cas des autres récits sériels, mais aussi de la plupart des formes dites «populaires». Ce code est connu du lecteur type, qui en use notamment pour orienter ses choix de lecture, mais aussi pour évaluer la réussite des ouvrages, leur conformité aux normes établies. Le genre est donc une notion aux effets bidirectionnels: qui d’une part qualifie les œuvres, les regroupe, tout en les influençant, les restreignant en quelque sorte à un modèle préétabli. Dans Lire le roman policier, Frank Évrard a ainsi décrit la structure type du polar et les attentes que celle-ci crée chez le lecteur:
Le roman policier est fondé sur un contrat qui lie la forme au fond, avec la promesse pour le lecteur d’une formule textuelle précise, d’une expérience prévisible dans son déroulement et dans sa durée. Le contrat tacite implique l’élucidation de l’énigme et l’éveil de la curiosité et de la tension chez le lecteur. (Évrard, 1996: 27)
Ainsi, le contrat générique consiste en une série de termes devant être observés à la fois par convention, mais aussi par souci des attentes du lecteur. L’extrait souligne en outre l’existence d’une esthétique typique du roman policier. L’intrigue est certes nécessaire, mais, comme l’indique Évrard, le traitement stylistique dont elle fait l’objet est aussi codifié. Cette spécificité narrative et formelle, donc générique, est marquée physiquement par les éditeurs. Dans un segment de son analyse consacré à «la réception du public», Évrard signalera certaines des particularités du paratexte policier ainsi que leur fonction:
Le réseau de signes codés, que Gérard Genette appelle le paratexte, qui comprend l’éditeur, la collection, le format, la couverture […], la date de publication, la dédicace, l’épigraphe, permet une identification facile et immédiate par le lecteur. Tel est le cas pour les ouvrages de la «Série noire» après 1948 qui se distinguent par leur volume cartonné, jaune et noir, par l’élégante jaquette noire à filets blancs et lettres jaunes pour le titre et le nom de l’auteur. (Évrard, 1996: 27-28)
Voici donc le modèle graphique qui vint cristalliser l’esthétique du roman policier, et ce depuis la seconde moitié du XXe siècle: la «Série noire» des éditions Gallimard. Même si Évrard mentionne, dès 1996, que «cette transparence du paratexte tend à s’estomper […] avec le lancement de romans policiers en éditions ordinaires» (Évrard, 1996: 28), l’édition française d’Amuleto, parue en 2002 chez Les Allusifs, se réapproprie la facture visuelle canonique et marque ainsi graphiquement son adhésion au pacte policier. La jaquette jaune, noire et blanche correspond en effet à la gamme chromatique de la célèbre collection et le cercle blanc cintrant le titre n’est pas sans rappeler les filets qu’évoquait Évrard. De plus, au cas où les indices picturaux ne seraient pas manifestes, un extrait de l’incipit insistant sur l’appartenance du récit au genre policier est retranscrit sur la couverture. On dit: «Ça va être une histoire policière, un récit de série noire, et d’effroi. Mais ça n’en aura pas l’air.» (Bolaño, 2002: couverture) Voilà qui résume très fidèlement Amuleto, qui, bien qu’il puisse être considéré comme un roman policier sur la base de ses thématiques, n’est absolument pas construit comme tel. Cependant, c’est justement parce que le paratexte et l’incipit revendiquent une adhésion au genre policier que le récit suscite ensuite un effet de surprise en transgressant les codes génériques qu’il s’était lui-même fixé. Si Évrard montre que les romans policiers sont déjà, au XXe siècle, publiés dans des formats de littérature «classique», il ne fait point mention d’une tendance inverse, où des œuvres littéraires courantes revêtiraient les couleurs du roman noir. Donc, si Amuleto opte pour cette facture visuelle et transgresse ensuite les normes lui étant associées, ce doit sans doute être dans le bus de susciter un effet stylistique rendant justice au registre thématique de l’œuvre. Nous aborderons donc certaines de ces transgressions formelles pour ensuite tenter de les justifier par des aspects du contenu.
Dans De Superman au Surhomme, Umberto Eco soutient qu’une des caractéristiques du roman populaire est de «[jouer] sur des caractères préfabriqués, d’autant plus acceptables et appréciés qu’ils sont connus, et en tout cas vierge de toute pénétration psychologique, à l’instar des personnages des fables.» (Eco, 1993: 25-26) Ces archétypes sont aussi bien présents dans le roman policier, qui, selon Eco, descend du roman-feuilleton et dont «[le retour à la mode est] immanquablement corollaire [d’une] aversion envers [la] société de consommation et de bien-être.» (Eco, 1993: 139) Nous verrons plus tard que cette critique sociale est réinvestie dans Amuleto, mais, avant cela, il convient d’aborder le travail de mise en scène des personnages topiques et l’omission volontaire de certains d’entre eux des plus incontournables. La prémisse du polar est un crime, «ce crime pris dans une thématique du mystère et du secret fonde l’assassin qui, par son acte violent et planifié, a rompu le pacte social, pris la place de Dieu et attiré sur lui la fascination». (Évrard, 1996: 8) De cet acte violent découlent toutes les autres instances topiques associées au genre policier; la victime, le témoin, le détective, le système judiciaire, le juge, la prison, et cætera. Or, si ce groupe se mobilise (à l’exception de la victime bien sûr), c’est dans le but avéré de découvrir l’identité de l’assassin pour le punir et ainsi réparer le tort causé, rétablir l’ordre social bafoué par le meurtre. La figure la plus charismatique de ce groupe est sans contredit le détective à qui la société a délégué la tâche de faire la lumière sur le crime. Même si Évrard soutient que l’assassin est la figure moderne exerçant la fascination qui jadis était dévolue au héros traditionnel (idem.), nous pensons que le héros se situe encore, dans nos fictions consolatrices, dans l’axe du bien et donc, qu’il n’est pas personnifié par l’assassin, mais par le détective. Or, dans Amuleto, il n’y a nulle trace de cette figure. Le récit du meurtre nous est transmis par un témoin, Auxilio Lacouture, une émigrante uruguayenne sans papiers qui resta cachée treize jours dans les toilettes des femmes de la faculté de philosophie et lettres de l’UNAM1 durant un siège organisé par l’armée mexicaine. Elle livre ainsi au lecteur son témoignage:
J’ai tout vu mais en même temps je n’ai rien vu […] J’étais à la faculté ce fameux 18 septembre quand l’armée viola l’autonomie et entra sur le campus pour arrêter ou tuer tout le monde. Non, à l’université, il n’y a pas eu beaucoup de morts. Ce fut plutôt à Tlatelolco. Que ce nom reste dans notre mémoire pour toujours! Mais moi, j’étais à la faculté quand l’armée et les granaderos sont entrés et ont embarqué tout le monde. (Bolaño, 2002: 24-25)
Ici, le meurtre est évoqué, mais aucun détail n’est donné sur les circonstances ou encore sur le nombre de personnes impliquées, même si l’on sous-entend qu’il y en a eu plusieurs. Quant à Auxilio Lacouture, sa situation lors des évènements la confine au rôle de témoin et aussi, dans une moindre mesure, de victime. Elle ne se présente d’ailleurs jamais comme telle, se considérant plutôt comme une résistante. Elle dit:
J’ai su ce que j’avais à faire. Je l’ai su. J’ai su que je devais résister. Alors je me suis assise sur le carrelage des toilettes des femmes et j’ai profité des derniers rayons de lumière pour lire encore trois poèmes de Pedro Garfias et ensuite j’ai fermé le livre et j’ai fermé les yeux et je me suis dit: Auxilio Lacouture, citoyenne de l’Uruguay, Latino-Américaine, poète et voyageuse, résiste. Rien que ça. (Bolaño, 2002: 31)
En tant que narratrice autodiégétique, Auxilio focalise le récit sur son expérience, celle d’être confinée dans les toilettes de l’UNAM. Le récit du crime est ainsi tu puisque la narratrice «n’[a] rien vu», ou plutôt n’a pas assisté au réel massacre, celui survenu sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco. Sa résistance consiste alors en l’évocation d’œuvres des poètes et des écrivains mexicains du passé et de l’avenir: pour survivre au siège, pour contrecarrer ce viol de l’autonomie universitaire, elle redonnera vie à la culture en l’évoquant. Une dilation du temps survient d’ailleurs au moment où Auxilio décide de résister aux assaillants. Dès lors, «l’année 68 [se] déforme en l’année 64 et en l’année 60 et en l’année 56. Et elle [se transforme] aussi en l’année 70 et en l’année 73 et en l’année 75 et 76. Comme si [elle] était morte et qu’[elle] contemplait les années à partir d’une perspective inédite.» (Bolaño, 2002: 31) Le récit bifurque alors de la trajectoire proprement policière pour s’inscrire dans la littérature stricto sensu. Après cette dilatation du temps, outre certaines allusions ponctuelles à la toilette des femmes, qui se font de plus en plus floues au fil des jours du fait de la faim, le récit s’attarde plus spécifiquement aux poètes et aux relations qu’ils entretiennent, entretiendront ou ont entretenues avec Auxilio. La temporalité ne reprend vraiment son cours qu’à la toute fin du texte, lorsqu’une secrétaire, de retour au travail après la fin du siège, découvre la cachette de l’Uruguayenne. Ce n’est qu’alors que ressurgit l’image «d’une génération entière de jeunes Latino-Américains sacrifiés». (Bolaño, 2002: 143) L’œuvre est donc éminemment problématique puisqu’elle ne fournit jamais d’explication au massacre de Tlatelolco. Tout au plus, elle l’évoque en soulignant la nécessité de faire œuvre de mémoire, tout comme Auxilio résiste à l’armée en évoquant les poètes mexicains. Sur le plan formel, cette remémoration est soutenue par un vaste réseau intertextuel. Cependant, au niveau de la réception, l’absence de la figure du détective et son remplacement par un témoignage situé en marge des évènements transposent sur le lecteur la nécessité de reconstituer le récit du meurtre. Le lecteur devient donc le détective, il lui revient de se renseigner sur les luttes étudiantes mexicaines de 1968 et sur le tristement célèbre massacre de Tlatelolco. Quant aux autres figures archétypales, soit l’assassin et le système judiciaire, non seulement sont-ils connus, mais ils fonctionnent de pair. Normalement, le genre impliquerait l’ignorance de l’identité du meurtrier et la punition de celui-ci par l’État et ses représentants. Dans ce cas-ci, selon toute vraisemblance, le meurtre fut commandé par le gouvernement ce qui rapproche l’histoire des thématiques du roman noir, où la corruption est chose courante.
Outre les personnages canoniques, le roman policier se fonde aussi sur un code herméneutique, qui en constitue l’un des attraits majeurs pour le lecteur. L’intrigue captive et l’éventualité de sa résolution amène à vouloir connaître la fin du récit. Dans son essai, Évrard expose ainsi cette prémisse située au fondement même du genre:
L’enjeu du roman policier est la possibilité même du récit, un récit qui soit complet et non lacunaire. Le problème de l’enquêteur est, à partir de fragments matériels (les indices) et narratifs (les témoignages) le plus souvent énigmatiques et contradictoires, de reconstituer le récit véridique d’un scénario caché. (Évrard, 1996: 11)
Comme nous l’avons déjà mentionné, puisque l’instance narrative ne réinscrit pas les informations relatives au massacre dans la chronologie du crime, cette tâche revient au lecteur. N’ayant obtenu du texte qu’un témoignage «énigmatique» marqué entre autres par la folie, il tentera par lui-même de répondre aux questions «Qui a tué? Comment? Pourquoi?» (Évrard, 1996: 10) Ici, l’absence d’un protagoniste assumant le rôle du détective projette dans le hors-texte la version non lacunaire du récit du crime. Évrard distingue en effet le récit du crime du récit de l’enquête, qui est retransmis par le roman et dont le but est de reconstituer la chronique du meurtre. Sur le roman policier, toujours, il dit:
Il s’agit d’un récit double, le texte premier des évènements […] apparaissant en effet comme l’indice d’un autre texte caché à la première lecture. Ce sont les indices et les témoignages, c’est-à-dire les reliquats de l’histoire cachée du crime dans celle de l’enquête, qui offrent la possibilité de restituer l’histoire perdue du crime. (Évrard, 1996: 16)
Si le genre policier est normalement marqué par la duplicité –avec, d’une part l’enquête et, d’autre part, les annales du crime dont on essaie de reconstituer le fil– dans Amuleto, cette bipartition n’est point respectée. On donne certes la prémisse du récit du meurtre, évoquant l’existence d’un massacre, mais sans ensuite développer ni l’histoire du crime ni l’histoire de l’enquête. Le lecteur est ainsi pris avec une enquête à mener, un crime à élucider. De toute évidence, Amuleto ne permet pas de s’adonner à la jouissance de l’itération, au «plaisir régressif du retour à l’attendu» (Eco, 1993: 25) Le bris du code herméneutique contrecarre les mécanismes de plaisir normalement associés à l’intrigue, empêche une réception béate causée par la répétition et la «dégustation [du] schéma [générique]: du crime au dénouement à travers la chaîne des déductions» (Eco, 1993: 200)
Les transgressions génériques évoquées ci-haut sont appuyées par des procédés poétiques qui confèrent une cohérence à la proposition de l’auteur et permettent de susciter l’effet voulu sur le lecteur. Le langage poursuit ici des visées de nature performative. Nous reviendrons donc sur les procédés narratifs et leur traitement de l’intrigue ainsi que sur le motif de la recomposition mémorielle pour aboutir au constat de la fin des mécanismes de consolation et réfléchir aux conséquences de celle-ci.
En temps normal, la narration se place au service de l’intrigue. Elle encadre les dialogues et prend en charge les descriptions, qui contiennent les indices nécessaires à la compréhension du mystère. Cependant, l’entreprise narrative repose sur une contrainte: l’auteur connaît évidemment l’issue du récit, mais le lecteur, lui, ne doit pas la deviner trop facilement. La solution consiste souvent en la découverte de l’identité du meurtrier. Pour exposer les procédés permettant une juste mesure entre le maintien de la tension narrative et le dévoilement d’indices mettant le lecteur sur la piste du meurtrier, Évrard s’exprime ainsi:
Entre la question et la réponse, il s’agit de dilater l’espace-temps de la lecture par des «leurres», des «équivoques», des «réponses partielles», des «réponses suspendues» ou des «blocages». Ce dédoublement de la structure narrative a pour effet de créer une tension sur le plan de la forme entre la structuration logique de l’énigme et la structuration chronologique du récit de l’enquête, entre le raisonnement déductif et le développement narratif. (Évrard, 1996: 18)
En premier lieu, il faut donc trouver la question que pose le texte pour être ainsi en mesure de repérer les différents indices fournis par la narration et, inversement, les procédés travaillant à dilater l’espace-temps en fournissant de fausses pistes. L’une des particularités d’Amuleto sur ce plan est de ne pas opter pour une intrigue reposant sur la figure de l’assassin. Il ne s’agit pas de savoir Qui a tué?, puisque cette information est sue dès les premières pages, mais plutôt Qui a été tué?, Comment? et Pour quels motifs? Ce choix narratif empêche une magnification de l’assassin, une figure de contrepoids aux forces du bien personnifiées par le détective et dont on aime prédire si elle déjouera ou non le système. Ce choix enraye aussi la création d’une tension narrative portant sur l’identité du meurtrier, reportant plutôt l’intérêt sur les victimes. Il semblerait qu’on ait ainsi voulu dépasser le cadre historique situé au fondement du récit en préférant la fiction à l’exposé historique. Pour ce faire, les évènements réels, soit le massacre de la place des Trois Cultures et le siège de l’UNAM, ont été insérés dans une intrigue, ce qui a pour effet de captiver l’attention. Cependant, après l’évocation du meurtre et la mise en branle des mécanismes de l’énigme, on laisse de côté la trame policière pour privilégier un parcours mémoriel. Il y a bien une dilatation de l’espace-temps, mais sans que celle-ci vise à retarder le dévoilement. On contourne plutôt sciemment les récits du meurtre et de l’enquête. Que peut donc être le but d’une telle manœuvre? Nous pensons que le texte mime en quelque sorte la réponse. À la suite de la prise de possession du campus universitaire par l’armée, Auxilio explicite sa volonté de résister aux assaillants et se lance ensuite dans un long monologue anachronique sur la communauté littéraire mexicaine. Ainsi, comme il en serait d’un rêve, elle tourne autour du trauma sans jamais en atteindre l’ombilic, le noyau de signification soulevant le voile du mystère et offrant enfin la réponse aux questions énoncées par le texte. En outre, l’œuvre s’achève sur une représentation métaphorique positive, celle d’un chant «parl[ant] de guerre, des hauts faits héroïques d’une génération entière de jeunes Latino-Américains sacrifiés, [un chant dont Auxilio sait qu’il parle] de la bravoure et des miroirs, du désir et du plaisir.» (Bolaño, 2002: 143) De ce chant, elle dira qu’il est leur amulette. Ce petit objet qui préserve des dangers représente le souvenir de cette génération sacrifiée qui, tel un chant, fut transmis à la communauté. Donc, si la narration se consacre plus amplement au récit des poètes mexicains et moins au récit du meurtre, c’est que l’exercice de remémoration est plus salutaire que la désignation des assassins. De plus, la justice traditionnelle ne peut s’appliquer dans ce cas précis puisque le gouvernement est l’auteur du crime. Ainsi, il ne sert à rien d’alimenter un mystère au sujet du meurtrier, d’où le dévoilement de son identité dès les premières pages du récit. Cependant, la revendication d’une esthétique policière implique «la possibilité d’une élucidation» (Évrard : 18), qui, à cause du peu d’informations fournies par le texte, est appelée à dépasser les frontières de la fiction. En effet, pour déjouer le code herméneutique, le lecteur devra puiser dans l’Histoire, faire son propre exercice mémoriel.
Amuleto ne privilégie donc pas une lecture passive et véhicule encore moins une idéologie de consolation, comme c’est souvent le cas des romans policiers. Dans son analyse du roman populaire basée sur le modèle aristotélicien, Umberto Eco en est venu à séparer la littérature en deux catégories, fort pertinentes dans le cas qui nous occupe : les œuvres problématiques et les œuvres consolatrices (aussi appelées œuvres ouvertes et œuvres fermées). Selon lui:
Il existe une constante permettant de distinguer le roman populaire du roman problématique: dans le premier, il y aura toujours une lutte du bien contre le mal qui se résoudra toujours ou en tout cas (selon que le dénouement sera pétri de douleur ou de joie) en faveur du bien, le mal continuant à être défini en terme de moralité, de valeurs, d’idéologie courante. Le roman problématique propose au contraire des fins ambigües, justement parce que tant le bonheur de Rastignac que le désespoir d’Emma Bovary mettent exactement et férocement en question la notion acquise de «Bien» (et de «Mal»). En un mot, le roman problématique place le lecteur en guerre contre lui-même. (Eco, 1993: 26-27)
Le roman de Bolaño est ainsi éminemment problématique puisqu’il laisse au lecteur non seulement le soin de se renseigner sur les évènements de 1968, mais aussi de s’en faire une idée et de les situer par lui-même dans son échelle de valeurs. Certes, le récit ne dépeint pas l’armée de façon très positive, mais hormis quelques termes axiologiques servant à définir les granaderos, le texte ne tombe pas dans une dichotomisation des forces en présence. La lutte parait se jouer sur un autre plan. Entre autres, en réponse aux affres de la répression, on propose le contrepoids de la culture. L’œuvre regorge en effet de références intertextuelles des plus variées. Ces voix s’ajoutent au chant de la génération sacrifiée, elles s’offrent au lecteur comme une issue au climat social corrompu. Nous avons vu que le meurtre engendre une rupture du pacte social et ne peut être vengé dans ce cas-ci puisqu’il fut perpétré par le gouvernement. Ainsi, tout comme la responsabilité de l’enquête et de la remémoration est transmise au lecteur, il lui revient de reporter sur le hors-texte le portrait de la société. Ce dispositif est d’autant plus efficace puisque l’évènement dépeint dans ces pages repose sur un fait historique. C’est donc grâce à la revendication du pacte générique policier et par la transgression successive des mécanismes du genre qu’Amuleto arrive à rompre avec l’idéologie de consolation qui serait normalement véhiculée. Ici, «on [ne] console [pas] le lecteur en lui montrant que la situation dramatique est résolue ou résoluble». (Eco, 1993: 97) On rompt donc spécifiquement avec le roman policier, mais aussi, plus largement, avec l’esthétique du roman populaire.
En somme, il apparaît désormais que la notion de genre engendre inévitablement une appréhension chez le lecteur. Le code institué par la tradition littéraire peut ainsi offrir d’intéressantes pistes de transgression qui susciteront nécessairement un effet de surprise et pourront, comme dans le cas d’Amuleto, induire des réflexions qui n’auraient pas émergé du schéma classique. Pour exposer ceci, nous avons d’abord abordé certaines particularités du récit policier, soit le paratexte, les personnages archétypaux ainsi que le code herméneutique, afin de situer notre corpus face à la norme établie. Nous avons ainsi montré que, pour opérer le renversement, l’auteur et l’éditeur avaient d’abord dû se réclamer d’une adhésion au pacte générique en adoptant, entre autres, la facture visuelle de la célèbre «Série noire». Nous avons ensuite recherché les différents archétypes du roman policier pour nous apercevoir que plusieurs d’entre eux étaient absents ou alors situés différemment sur l’axe du bien et du mal. Le manque le plus marquant, engendrant le plus d’effets, est sans contredit la figure du détective. De ce fait, la responsabilité de l’enquête est transmise au lecteur, qui ne peut désormais s’adonner à une lecture passive fondée sur les mécanismes de la consolation. En choisissant un évènement historique comme prémisse, l’auteur s’est assuré de pouvoir projeter la réflexion suscitée par le livre à l’extérieur des frontières de la diégèse. Cependant, si un élément reste bien présent dans Amuleto c’est certainement l’esthétique du roman noir. En effet, la corruption dépeinte en ces pages n’offre pas un portrait de société des plus glorieux. En outre, ce constat est poussé à son paroxysme puisque même l’intrigue n’est pas résolue. Le roman, comme toute œuvre ouverte, crée ainsi plus de questions que de réponses.
1. Université nationale autonome de Mexico
BOLAÑO, Roberto. 2002. Amuleto. Montréal: Les Allusifs, 145p.
ECO Umberto. 1993. De Superman au Surhomme. Paris: Grasset & Fasquelle, 322p.
ÉVRARD, Frank. 1996. Lire le roman policier. Paris: Dunod, 183p.
Lavoie, Valérie (2015). « Pour une esthétique de la transgression ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/pour-une-esthetique-de-la-transgression-le-roman-policier-selon-roberto-bolano], consulté le 2024-12-26.