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Pour un carnavalesque féministe
La question du grotesque féminin dans les fanzines Dirty Plotte de Julie Doucet
Vincent Cliche
2025-05-23

Les fanzines Dirty Plotte [1] de Julie Doucet, publiés entre 1988 et 1990 [2], marquent une rupture avec les conventions de la bande dessinée traditionnelle. Mélangeant récit autobiographique, humour noir et exploration subversive de la féminité, ces fanzines reflètent l’univers intérieur de l’autrice à travers un style graphique brut, parfois chaotique. Publiée de manière autonome « pour la très modique somme de 25 sous l’exemplaire [3] », dans le mouvement du « Do-it-Yourself », l’œuvre jouit d’une très grande liberté dans le traitement des représentations et de l’humour transgressif, permettant une nouvelle conception de la féminité qui n’aurait pas été possible par les circuits d’éditions conventionnels. Dans Dirty Plotte, Julie Doucet explore une approche du corps qui puise profondément dans la notion de grotesque, un concept qui trouve ses racines dans les travaux de Mikhail Bakhtine et dans la tradition populaire du carnaval médiéval. Le corps grotesque chez Doucet n’est pas simplement une question d’exagération physique, mais un espace où se jouent des tensions, des ruptures et des transformations qui permettent de déconstruire les normes sociales, corporelles et de genre. Ce corps, loin d’être idéal ou esthétique, est avant tout un lieu d’expression de la singularité et du questionnement sur les rôles imposés par la société, notamment pour les femmes. Les représentations du corps chez Doucet sont marquées par des transformations, des mutations, des monstrifications, des mutilations ; les corps sont recouverts de fluides : menstruations, défécations, urines, sperme. « La peau se fait élastique, elle peut être montrée, déchirée, souillée [4]. » Ainsi, « Doucet contribue fortement à produire un corps grotesque qui déconstruit les normes qui régissent le corps féminin [5]. » Le présent texte questionnera cette notion de grotesque féminin dans l’œuvre de Doucet en passant par les réflexions de Lucie Joubert et Mary Russo. Nous analyserons les planches de doucet en pointant les motifs de l’autoreprésentation, de la mutilation, du bas corporel tout en montrant qu’une réutilisation féministe du grotesque participe à resémantiser le corps féminin, mais également à relire et critiquer le sexisme inhérent au modèle de Bakhtine.

Un grotesque au féminin. S’inventer par le grotesque

Dans un texte qui s’intitule « Les gâcheuses de party ou les femmes et le carnaval : question théorique, applications pratiques », Lucie Joubert, dans la lignée d’autres critiques féministes, avance que le carnaval est « une manifestation populaire à laquelle les femmes ne sont pas conviées [6]. » Pour Joubert, lors des célébrations de types carnavalesques, cette liberté et cette folie à laquelle s’adonnent le peuple, et que Bakhtine décrit comme universelle, n’est pas la même pour les hommes et les femmes. « Les femmes, en effet, éprouveront une retenue même dans le débordement, elles répugneront au laisser-aller total [7]. » Cette réserve à prendre part aux festivités proviendrait d’un double standard qui délimiterait ce qui est permis aux hommes et les comportements que l’on attend de la femme. Les femmes sont donc exclues du mouvement dialogique du carnaval. « En d’autres termes, le renversement des pouvoirs et des hiérarchies inhérents au carnaval, le mouvement du bas vers le haut si cher à Bakhtine, se fera non pas entre les hommes et les femmes (dans un rapport dominante-dominé) mais plutôt entre les hommes [8]. » Ainsi, après cette mise au point, Joubert en vient à poser la question : mais si les femmes sont rejetées par les hommes du carnaval, qu’en est-il de l’écriture carnavalesque au féminin ? Ne prenant pas part aux célébrations, il est plus difficile pour les femmes de s’écrire de manière carnavalesque. Elles doivent inventer leur propre rapport au carnaval. Ainsi Joubert écrit : « Le carnavalesque que l’on relève dans l’écriture au féminin, part de plus loin puisque, spectatrices plus que participantes, les écrivaines doivent pressentir la licence et l’inventer avant de l’éprouver. Par la force des choses, on lira donc, chez les femmes, un carnaval marqué qui traduira jusqu’à un certain point, un carnaval manqué [9]. » Ce carnaval marqué par le féminin ne se fait plus dans le rabaissement de l’officiel et du sérieux, par le populaire et le comique, comme Bakhtine l’avait analysé dans son Rabelais, mais il se déplace sémantiquement en fonction d’une nouvelle exclusion qu’il veut subsumer. Pour le carnavalesque féminin, c’est le masculin — et le patriarcat dans son ensemble — associé au « haut » qui est rabaissé par le « bas » féminin. « Car le carnaval au féminin, pour s’exprimer librement, nécessite encore le rejet [du masculin], dans un confinement volontaire qui permet enfin aux femmes d’aller trop loin[10] », écrit Joubert.

C’est dans cette optique que Mary Russo écrit The Female Grotesque[11]en 1994. Elle croit qu’il est impératif de reconfigurer le corps des femmes. En s’appuyant sur les travaux de Bakhtine, elle théorise le potentiel subversif ou transgressif du grotesque féminin dans la littérature et dans la vie réelle. Le corps grotesque s’oppose à la norme, et dans cette mesure, il remet en question les systèmes sociaux et symboliques qui maintiennent les femmes à leur place. Russo croit que l’histoire des représentations littéraire et artistique a renforcé le stéréotype de la femme peu visible, petite, qui ne prend pas de place. Ainsi, elle croit qu’il y a un potentiel subversif chez les femmes flamboyantes, bruyantes, prodigieuses. Cela passera, selon elle, par un réinvestissement des formes du carnaval et du grotesque. Elle écrit dans cette optique :

The reintroduction of the body and categories (in the case of carnival, the «grotesque body») into the realm of what is called the « political » has been a central concern of feminism. What is of great interest at this critical conjuncture is the assessment of how materials on carnival as historical performance may be configured with materials on carnival as a semiotic performance; in other words, how the relation between the symbolic and cultural constructs of femininity and Womanness, and the experience of women (as variously identified and subject to multiple determinations), might be brought together towards a dynamic model of a new social subjectivity[12].

Pour Mary Russo, les femmes ont tout intérêt à se réfléchir dans l’excès, l’outrance et l’abondance puisque ça leur ouvre de nouvelles possibilités ontologiques et esthétiques.

Ce nouveau rapport au carnavalesque nous semble important à comprendre si on veut bien cerner l’approche du corps grotesque, du trash et de l’humour grossier présent chez Julie Doucet. En effet, on retrouve dans Dirty Plotte une mise en scène « des corps qui renversent les normes et qui subvertissent les situations de dominations[13]. » Doucet tourne en dérision les contraintes associées au corps féminin, elle parodie un regard masculin, elle montre des corps trashs, grotesques, qui déstabilisent les représentations normatives. Comme l’écrit Julie Vincent :

L’imagerie proposée par Doucet présente des corps indisciplinés ancrés dans des situations de désordre excessif. Elle récupère le concept du corps féminin grotesque pour articuler une critique « […] dans la forme et le contenu des représentations normatives et restrictives du corps féminin ». En repoussant les limites et en transgressant les interdits, elle parvient à construire d’autres modèles de personnages féminins[14].

Une approche de l’autoreprésentation chez Julie Doucet

La majorité des critiques s’entendent pour dire que l’œuvre de Julie Doucet est autobiographique ou autofictionnelle. Izabeau Legendre et Julien Lefort-Favreau écrivent même qu’elle a contribué grandement au renouveau du genre autobiographique en bande dessinée dans les années 1990[15]. Julie Vincent, pour sa part, croit que l’œuvre répond aux dynamiques de l’autofiction et qu’elle s’en sert pour mettre « en image sa propre intimité par laquelle elle communique ses réflexions et ses critiques sur les contraintes de la féminité[16]. » Dans son approche de l’autoreprésentation, Julie Doucet utilise souvent le motif gore de la mutilation pour ouvrir son intérieur à nous lecteurs et lectrices, mais également pour altérer son corps et l’ouvrir à des possibilités ontologiques. Ainsi, chez Doucet la mutilation ne semble pas avoir la connotation négative qu’on lui retrouve habituellement, mais semble plutôt joyeuse, carnavalisée et participe à cette esthétique d’un corps grotesque en constante transformation.

Dans la première planche, qui ouvre l’édition Fantastic Plotte ! de 2013 par L’Oie de Cravan, et qui s’intitule « Dans la série l’artiste cet inconnu nous vous présentons Dulie Joucet “Les trippes à l’air…” » (voir Figure 1), on voit Dulie Joucet, habillée d’un large manteau rappelant l’esthétique du théâtre vaudeville qui entre sur scène et commence un striptease. Elle enlève son manteau, sa brassière, puis sa culotte. Une fois nue, elle s’arrache les seins, prend un couteau et s’éventre. Ce n’est pas un hasard, il nous semble, si cette planche ouvre la série de zines à venir. Elle met en place le rapport autofictionnel de l’œuvre. Nous comprenons que Dulie Joucet est l’alter ego fictif de l’autrice[17] et qu’elle nous livre à nous lecteurs et lectrices une intimité qui provient du plus profond de ses tripes. Sandrine Galand analyse cette planche en ces mots : « [l’autrice] met non seulement en place l’esthétique provocatrice et trash qui lui sera propre, mais instaure également la déconstruction qui occupera tout le reste du livre. Du féminin au masculin, du dehors au dedans, la quête de soi est sans fin. Doucet nous montre que le corps peut s’ouvrir et s’ouvrir encore[18]. » Ainsi, le corps grotesque sert non seulement de procédé humoristique, mais il illustre également une déconstruction identitaire à laquelle se livre l’autrice. 

Bakhtine note à juste titre que le corps grotesque s’oppose à l’idée selon laquelle le corps serait sans faille, délimité ou achevé. Il absorbe ce qui lui est extérieur et se renouvelle constamment. Il hyperbolise, fusionne, allie différentes formes et opère ainsi un mouvement dialogique entre différentes esthétiques. Il écrit notamment : « Le corps grotesque est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création et lui-même construit un autre corps ; de plus ce corps absorbe le monde et est absorbé par ce dernier[19]. » Dans une approche féministe, et suivant la pensée de Mary Russo, ce corps grotesque défie donc les représentations cloisonnées auquel il est soumis par le regard masculin. Comme l’écrit Erica McWilliam à ce sujet :

The possibilities that the grotesque female body opens up for generating new so- cial categories between and beyond performer and spectator are particularly im- portant to enactments of feminism because they allow women to imagine new pleasures in performing the feminine and in female spectatorship, while at the same time drawing attention to the fact that the meaning and performance of the pleasure of gender and sexuality can and will continue to change[20].

Dans une autre planche intitulée « Self Portrait in a Possible Situation » (voir Figure 2), Julie se montre dans diverses positions en train de se couper à l’aide d’une lame de rasoir. La dernière vignette la représente assise à sa table à dessin, mais ses outils, au lieu d’être des crayons et des plumes, sont des couteaux, des lames et autres accessoires tranchants. Ainsi, nous comprenons que cette planche représente le rapport qu’entretient la bédéiste face à l’autoreprésentation picturale. Pour elle, se dessiner, faire son autoportrait, c’est avant tout se charcuter, se transformer.

Mutiler c’est en quelque sorte altérer, dégrader, falsifier ; c’est détruire une représentation obligatoire, un corps tracé par le masculin. Les coupures, les déchirures, les éventrements ou les décapitations auxquelles s’adonne Julie Doucet sont les images d’une réification des identités sexuelles et de genre construite par la représentation, mais qui se réinvestit par cette même représentation pour une libération du désir, une émancipation ontologique. Se mutiler, dans l’approche de l’autofiction et de l’autoreprésentation de Julie Doucet, c’est resémantiser sa subjectivité, c’est s’ouvrir à des possibilités pour se dire, pour s’écrire et pour se penser autrement.

Le bas corporel, les fluides et le sexe

Dans une planche qui s’intitule « Plotte ? » (voir Figure 3) nous pouvons voir Julie enseigner l’origine de ce mot, « expression made in Quebec », écrit-elle, en présentant la carte géographique du Québec. Ensuite, nous la voyons présenter un schéma médical écrit en chinois qui représente la vulve. Julie Vincent écrit à ce propos : « Le choix du chinois est un clin d’œil humoristique qui sert probablement à tourner en dérision le peu de connaissances que les gens ont encore de la génitalité féminine[21]. » On constate déjà l’importance que le bas corporel[22] féminin va prendre dans l’œuvre bédéesque de Julie Doucet. Doucet montre, par l’image de la carte du Québec, que le mot « Plotte » a été « colonisé » sémantiquement par les hommes. « Doucet dénonce l’idée d’un corps féminin qu’il faudrait défricher, catégoriser et cartographier[23]. » La plotte est donc le lieu d’une déterritorialisation[24] avec Doucet. Frederik Byrn Køhlert analyse cette planche en ces mots : « Speaking from the point of view of the grotesque, Doucet resists the regulatory effects of the masculine ideology through a joyful and unapologetic graphic embodiment that concretizes all of the possible meaning of “plotte” as drawings on the page and thereby reclaims the word for herself[25]. » On sent que Doucet veut rendre le sexe féminin aux femmes. En usant du motif grotesque du bas corporel féminin de la « plotte », Julie Doucet rabaisse et se moque d’un certain Male Gaze[26] sur le corps et la sexualité féminine. Nous constatons, dans les dernières vignettes, des hommes interpeller des femmes dans la rue et les traiter de plottes. Par cette représentation, la bédéiste semble vouloir prendre en charge sa propre signification de ce mot et l’enlever de la bouche des hommes.

Dans le sketch qui est probablement le plus célèbre et le plus analysé de la série de zines Dirty Plotte et qui s’intitule « En manque » (voir Figure 4), on retrouve Julie le matin, menstruée, réalisant qu’elle manque de tampons. Elle se transforme progressivement en monstre immense en référence à King Kong ou Godzilla. Puis, peu à peu, nous la voyons surplomber la ville par sa grandeur. Son sang menstruel coule et inonde les rues. Les pompiers et la police tentent de la neutraliser. Le sketch s’achève sur Julie détruisant une pharmacie pour se procurer des Tampax. Une fois en leur possession, elle retrouve sa taille normale et se fait arrêter par des policiers. Cette conclusion peut paraitre décevante ou insatisfaisante, mais nous croyons que l’autrice voulait surtout caricaturer une vision masculine des menstruations comme quelque chose de monstrueux, abject, qui doit être contrôlé ou purifié. Comme l’explique Vincent, « Doucet, avec beaucoup d’humour, se réapproprie le stéréotype de la femme menstruée, émotionnellement instable, de manière à produire une image qui expose un corps de femme désobéissant à souhait[27]. »

Mais il semble qu’il nous est possible d’y voir un deuxième niveau de critique. Suivant les propos de Julia Kristeva dans Le pouvoir de l’horreur : essai sur l’abjection[28], le sang menstruel représente une souillure, une pollution[29]. Les menstrues seraient la force corruptrice de la société, à l’intérieur même de celle-ci. Pour Kristeva, il existerait deux types de souillures ou d’« objets polluants » : « excrémentiel et menstruel[30]. » Elle écrit notamment à ce propos :

L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. Le sang menstruel, au contraire, représente le danger venant de l’intérieur de l’identité (sociale ou sexuelle) ; il menace le rapport entre les sexes dans un ensemble social et, par intériorisation, l’identité de chaque sexe face à la différence sexuelle[31].

Nous savons l’importance que Bakhtine accorde au thème scatologique. Pour lui, l’excrément est un motif purement humaniste puisqu’il symbolise un devenir populaire, cyclique, naturel, qui s’incarne dans l’idée de la vie qui se régénère constamment. Mais cette fonction du bas corporel, du grotesque, et du thème scatologique comme mouvement régénérateur de la vie, exclue les femmes de son « universel ». Comme l’écrit Joubert : « Parmi [l]es fonctions récusées [du carnaval] se trouve celle, bien spécifiquement féminine, du cycle menstruel. Il n’est pas surprenant que Bakhtine, dans son optique universelle, ait négligé de l’étudier comme possibilité de manifestation corporelle[32]. » Il semble qu’en associant la menstruation à la monstruosité, Julie Doucet intègre par la force des choses le sang menstruel à une vision carnavalesque, là où Bakthine avait négligé cet aspect important. Doucet féminise les notions de bas corporel et de grotesque en critiquant, par le fait même, le sexisme inhérent au modèle de Bakhtine. Si le carnavalesque bakhtinien était excrémentiel, le carnavalesque féministe de Doucet est menstruel ; l’un transpose une bordure entre un ordre symbolique et son extérieur, l’autre fait voir les bordures internes propres à la différence sexuelle.  

Dans un sketch intitulé « Le striptease du lecteur » (voir Figure 5), Julie reçoit Steve, personnifiant la figure du lecteur. Celui-ci donne son corps volontairement à Julie qui commencera une scène de torture. Après l’avoir décapité, elle le marquera de plusieurs lacérations avec une lame de rasoir. « Le striptease se termine par l’émasculation du lecteur, qui marque alors littéralement la fin du jeu par son sang alors que Doucet inscrit “Fin” avec l’organe arraché[33]. » Dans ces planches, le striptease s’effectue sur le corps masculin. Il est tranquillement dénudé et mutilé, à l’instar du premier sketch que nous avons analysé. Mais cette fois, Julie Doucet s’en prend à l’entité « Lecteur » incarnée par un homme. Par la castration de ce personnage de lecteur, c’est aux modes de représentation masculine et au Male Gaze que l’autrice fait violence. Ainsi, les références au bas corporel, aux fluides et au sexe féminin, dans la bande dessinée de Julie Doucet, peuvent être interprétées comme les symboles d’une féminité qui vient semer le désordre dans l’ordre du discours hégémonique. Les bas corporels — féminin et masculin — symbolisent, dans une certaine mesure, deux visions, deux lectures ou deux régimes sémiotiques, qui s’opposent et s’affrontent au profit d’une subversion du premier sur le deuxième. La « plotte » est donc l’arène dans laquelle se joue une dialectique entre la norme et ses processus de subversion. L’ambigüité générée par le grotesque et contre les dispositifs de pouvoir normatif a l’avantage, au niveau micropolitique, de déstabiliser le champ des significations sociales de genre, et donc de produire des nouvelles représentations.

Pour conclure, et pour boucler la boucle en quelque sorte, Lucie Joubert termine son texte « Les gâcheuses de party » sur ces mots :

C’est là que se cache, finalement, le défi du carnaval au féminin : il reste aux [autrices] la lourde de tâche de transcender ce quotidien qui les définit et qui imprègne leur écriture pour s’adonner ensuite à la licence, à l’exagération et au débordement. Les femmes doivent apprendre à écrire un carnaval universel — celui qui inclut et rassemble — pour, paradoxalement, en proposer une vision féminine. Elles doivent s’inviter au banquet une fois pour toutes[34].

Il nous semble que Julie Doucet parvient tout à fait à atteindre cette écriture carnavalesque au féminin dont Joubert parle. La bédéiste impose son droit au débordement et au laisser-aller total par l’utilisation d’un humour transgressif, décapant, d’une parodie d’une vision masculine du corps féminin, d’une exagération corporelle qui laisse entrevoir les possibilités d’autres représentations pour les femmes. Mais, au-delà, de proposer une critique sur le plan des représentations de genre propre au patriarcat, Doucet incarne dans son imagerie et dans ses textes une alternative au modèle théorique de Bakhtine. Elle s’inscrit, en quelque sorte, dans la lignée d’artistes telles que Carolee Schneemann, Cindy Sherman, Diane Arbus, et bien d’autres[35], qui dépeignent des corps féminins échappant aux représentations dominantes du genre. Ces artistes vont au-delà des normes établies, explorent des désirs inassouvis et interrogent leur identité à travers l’excès, la démesure et l’outrance.

Annexe — Figures

1. « Les trippes à l’air… »

2. « Self Portrait in a Possible Situation »

3.« Plotte ? »

4. « En manque ! »

5. « Le striptease du lecteur »

[1] Pour ce travail, nous travaillons à partir de l’édition Fantastic Plotte ! paru chez L’oie de Cravan en 2013. Comme le notent Izabeau Legendre et Julien Lefort-Favreau : « Cette édition bilingue […] fait le pari de publier les planches dans leur langue originale, puis de les reproduire en version traduite dans le même livre. » Voir : Izabeau Legendre et Julien Lefort-Favreau, « Des centres et des marges. La trajectoire de Julie Doucet », Mémoire du livre/Studies in Book Culture, vol. 14, no 1, printemps 2023, p. 13.

[2] « Plus exactement au mois de septembre 1988, jusqu’au mois de juin 1990. Quatorze numéros en tout, à raison de un par mois. » Voir : « Préface », Julie Doucet, Fantastic Plotte !, Montréal, L’Oie de Cravan, 2013, n.p.

[3] Julie Vincent, « Matérialité et transgression du corps obscène dans les œuvres de Catherine Millet, Catherine Breillat et Julie Doucet », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2018, p. 72.

[4] Sandrine Galand, « Fantastic Plotte, le corps en déterritoire/Fantastic Plotte, de Julie Doucet, L’Oie de Cravan, 144 p. », Spirale, no 247, hiver 2014, p. 57.

[5] Julie Vincent, « Matérialité et transgression du corps obscène dans les œuvres de Catherine Millet, Catherine Breillat et Julie Doucet », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2018, p. 91.

[6] Lucie Joubert, « Les gâcheuses de party ou les femmes et le carnaval : question théorique, applications pratiques », dans Denis Bourque et Anne Brown (dir.), Les littératures d’expression française d’Amérique du Nord et le carnavalesque, Moncton, Éditions d’Acadie, 1998, p. 298.

[7] Ibid., p. 299.

[8] Ibid., p. 300.

[9] Ibid., p. 301. L’autrice souligne.

[10] Ibid., p. 313. L’autrice souligne.

[11] Mary Russo, The Female Grotesque. Risk, Excess and Modernity, New York, Routledge, 1995, 233 p.

[12] Ibid., p. 54.

[13] Julie Vincent, « Matérialité et transgression du corps obscène dans les œuvres de Catherine Millet, Catherine Breillat et Julie Doucet », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2018, p. 86.

[14] Ibid., p. 92-93.

[15] Izabeau Legendre et Julien Lefort-Favreau, « Des centres et des marges. La trajectoire de Julie Doucet », Mémoire du livre/Studies in Book Culture, vol. 14, no 1, printemps 2023, p. 6.

[16] Julie Vincent, « Matérialité et transgression du corps obscène dans les œuvres de Catherine Millet, Catherine Breillat et Julie Doucet », op. cit., p. 84.

[17] Il est important de noter que dans ses autres zines, son alter ego s’appelle Julie. Nous la nommerons ainsi pour le reste du texte. Lorsque nous référerons à l’autrice, nous référerons à « Julie Doucet » ou « Doucet ».

[18] Sandrine Galand, « Fantastic Plotte, le corps en déterritoire/Fantastic Plotte, de Julie Doucet, L’Oie de Cravan, 144 p. », art. cit., p. 56-57.

[19] Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p. 315. L’auteur souligne.

[20] Erica McWilliam, « The Grotesque Body as a Feminist Aesthetic », Counterpoints, vol. 168, 2003, p. 219. Nous soulignons.

[21] Julie Vincent, « Matérialité et transgression du corps obscène dans les œuvres de Catherine Millet, Catherine Breillat et Julie Doucet », op. cit., p. 75.

[22] Mary Russo suggère que les représentations du corps féminin sont spécifiquement associées au « bas », au « caché », au « terrestre », au « sombre » ou au « viscéral ». Elle souligne le lien théorique avec la monstruosité en référant à la grotte comme métaphore corporelle des femmes. À ce titre, Barbara Creed, dans son essai Monstrous Feminine. Film, Feminism, Psychoanalysis, reprend le mythe du Vagin denté pour traiter l’idée d’une paranoïa masculine dans les représentations monstrueuses de femmes dans les films d’horreur américains. On pourrait dès lors se demander ce qu’il se passerait lorsque le monstre du bas corporel féminin sortirait de la grotte où il a été rangé. Le modèle du carnavalesque bakhtinien permet donc d’imaginer un « sortir de cette grotte », un renversement du haut et du bas. C’est dans cette optique que le réinvestissement du grotesque est subversif ; il permet au monstre de sortir de là où il a été confiné, de se montrer dans toute son extravagance, mais également de prendre la place, la parole, de s’énoncer dans l’espace public, et de se dire par lui-même. Voir : Creed, Barbara, Monstrous Feminine. Film, Feminism, Psychoanalysis, New York, Routledge, coll. « Popular fiction series », 2023, 266 p.

[23] Sandrine Galand, « Fantastic Plotte, le corps en déterritoire/Fantastic Plotte, de Julie Doucet, L’Oie de Cravan, 144 p. », art. cit., p. 57.

[24] Idem.

[25] Federik Byrn Køhlert, « Female Grotesque : Carnivalesque Subversion in the Comic of Julie Doucet », Journal of Graphic Novels and Comics, vol. 3, no 1, 2012, p. 22.

[26] Le concept a été formulé pour la première fois par la théoricienne britannique du cinéma féministe Laura Mulvey dans son essai de 1975 Visual Pleasure and Narrative Cinema.

[27] Julie Vincent, « Matérialité et transgression du corps obscène dans les œuvres de Catherine Millet, Catherine Breillat et Julie Doucet », op. cit., p. 90.

[28] Julia Kristeva, Le pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1980, 247 p. 

[29] Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspero, 1971, 193 p. Cherchant à séparer l’universel des particularités culturelles autour des questions de souillure et de pollution, Mary Douglas porte l’analyse bien au-delà des considérations d’hygiène. Pour elle, la notion de souillure n’a rien à voir avec des considérations médicales propres aux peuples « primitifs ». Elle renvoie à quelque chose qui se définit en priorité par ses ressorts et ses fonctions symboliques. La souillure, symbole du désordre, n’aurait de sens que dans un rapport avec l’ordre et en serait l’envers indispensable. La souille circonscrit le corps et agit comme un discours sur l’ordre normatif des choses. Judith Butler écrit en ce sens : « Son analyse [celle de Douglas] montre que ce qui constitue les limites du corps n’est jamais simplement matériel. Des tabous et transgressions attendus donnent toujours sens à la surface, la peau. Dans son analyse, les frontières du corps constituent même les limites du social en tant que tel. Si l’on reprenait sa conception dans une perspective poststructuraliste, on pourrait dire que les frontières du corps constituent les limites de ce qui est socialement hégémonique. » Voir : Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, traduction de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2006, p. 252.

[30] Julia Kristeva, Le pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection, op. cit., p. 86.

[31] Idem.

[32] Lucie Joubert, « Les gâcheuses de party ou les femmes et le carnaval : question théorique, applications pratiques », op. cit., p. 306.

[33] Sandrine Galand, « Fantastic Plotte, le corps en déterritoire/Fantastic Plotte, de Julie Doucet, L’Oie de Cravan, 144 p. », art. cit., p. 57.

[34] Lucie Joubert, « Les gâcheuses de party ou les femmes et le carnaval : question théorique, applications pratiques », op. cit., p. 298.

[35] À ce sujet nous invitons à aller lire Lauren Elkin, Art Monsters : Unruly Bodies in Feminist Art, Londre, Chatto & Windus, 2023, 354 p. Elle se base sur le postulat selon lequel il est difficile de se permettre d’être monstrueuse pour une femme. Elle a donc décidé de faire l’histoire des corporéités féminines non dominantes dans une perspective d’historienne de l’art.

Bibliographie

Bakhtine, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970, 471 p.

Booth, Wayne C., « Freedom of Interpretation: Bakhtin and the Challenge of Feminism Criticism », Critical Inquiry, vol. 9, 1982, p. 45-75.

Butler, Judith, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, traduction de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2006, 283 p.

Creed, Barbara, Monstrous Feminine. Film, Feminism, Psychoanalysis, New York, Routledge, coll. « Popular fiction series », 2023, 266 p.

Doucet, Julie, Fantastic Plotte !, Montréal, L’Oie de Cravan, 2013, 144 p.

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Elkin, Lauren, Art Monsters: Unruly Bodies in Feminist Art, Londre, Chatto & Windus, 2023, 354 p.

Fortin, Catherine, « La chienne de Pavlov ; suivi de De joyeux sabbats : l’écriture et l’ajbection pour annihiler l’abjection », Mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2020.

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Pour citer

Cliche, Vincent (2025). « Pour un carnavalesque féministe ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/pour-un-carnavalesque-feministe], consulté le 2025-06-24.