Le roman policier contemporain comporte une large part métafictionnelle qui influe sur l’activité de lecture. Un auteur tel que Somoza effectue un retour aux sources en réinventant le roman policier classique, soit le roman à énigme, pour construire un jeu dans lequel le lecteur trouve sa part participative à un second niveau, où il serait encore plus actif. Qui plus est, la littérature contemporaine tente de transformer le rapport du lecteur au texte en l’incluant littéralement dans l’œuvre. C’est dire que le roman policier métafictionnel repose sur une structure orientée vers son lecteur. À partir du roman La Caverne des idées, de José Carlos Somoza, nous verrons comment la métafiction, en tant que jeu sur les frontières fictionnelles, produit des effets de lectures qui poussent le lecteur à confondre réel et imaginaire, texte et hors-texte.
La Caverne des idées de Somoza est une oeuvre métafictionnelle d’abord en ce qu’elle joue sur deux niveaux de réalités qui reposent sur le principe de mise en abyme. En effet, le roman comporte un texte dans un texte. Ces deux récits entrent en relation selon un principe de réflexivité. Il est possible de les distinguer typographiquement, l’un s’inscrivant dans le corps du texte tandis que l’autre envahit les notes infrapaginales. Le corps du texte relate un récit policier qui se passe dans le temps de la Grèce Antique, à Athènes, à l’époque de Platon. D’un auteur anonyme, ce récit s’intitule La Caverne des idées. Il est traduit et commenté par le traducteur en note de bas de page. Le traducteur, ce «personnage» n’ayant pas de nom et se faisant appeler par sa fonction, travaille lui-même à partir d’une édition déjà annotée et traduite du grecque par Montalo. La Caverne des idées nous est donc offerte avec une lecture, et même à la limite avec une double lecture, puisque le traducteur commente souvent la traduction de Montalo en indiquant ses erreurs et les failles dans son interprétation:
[…] penser que de «multiples serpents lovés» nichaient par terre dans la pièce d’Héraclès et que le dialogue précédent entre Diagoras et le Déchiffreur d’Énigmes s’est donc déroulé dans un «endroit plein d’ophidiens qui glissent avec une lenteur froide le long des bras ou des jambes des protagonistes pendant que ces derniers, par inadvertance, continuent à parler», comme le pense Montalo, c’est pousser trop loin les choses — l’explication que fournit cet illustre expert en littérature grecque est absurde (Somoza, 2011: 43).
Il y a plusieurs niveaux diégétiques à La Caverne des idées de Somoza:
Tous ces niveaux seront vite confondus, puisque la frontière qui sépare les différents univers fictionnels est poreuse.
Comme presque tout récit policier, le début se fait in media res: au moment où débute la lecture, l’histoire est déjà entamée. Le meurtre a déjà eu lieu. En effet, la toute première ligne mentionne le cadavre: «Le cadavre reposait sur de fragiles brancards en bois de bouleau.» (Somoza, 2011: 9) Au moment où s’instaure notre lecture, ce n’est pas seulement l’histoire qui est déjà commencée, mais le texte lui-même, puisqu’une note nous indique qu’il manque les cinq premières lignes de l’édition originale:
Les cinq premières lignes sont manquantes. Dans son édition du texte original, Montalo affirme que le papyrus a été déchiré à cet endroit. Je commence ma traduction de La Caverne des idées à la première phrase du texte de Montalo, qui est le seul que nous ayons à notre disposition. (Somoza, 2011: 9)
Il y a donc, déjà en partant, un effet de dédoublement propre au genre policier qui fait que, selon Mellier, «[l]e récit policier est inséparable de son double-fond, de ses coulisses.» (Mellier, 1998: 190) Autrement dit, il y a un lien à faire entre la forme du texte, son rapport à l’écriture et à la lecture, et la structure du récit. D’ailleurs, ce lien se voit confirmé dès la première page lorsque le travail d’autopsie du médecin légiste est comparé à l’activité de lecture:
Le Silence gardait les yeux ouverts: les regards étaient suspendus à la terrible exploration clinique d’Aschilos, qui, avec des gestes de sage-femme, écartait les lèvres des blessures ou plongeait les doigts dans les effrayantes cavités avec l’attention minutieuse d’un lecteur qui glisse son index sur les inscriptions portées sur un papyrus (Somoza, 2011: 9).
Cet écho qu’entretient le travail d’écriture et de lecture qui entoure le texte avec l’activité de détection se concrétise par la lecture particulièrement assidue du traducteur. Comme Mellier le fait remarquer, il existe un parallélisme entre l’activité de lecture et de détection: «Détecter, interpréter, c’est en fait lire, et l’activité du détective se trouve donc indexée sur le paradigme sémiologique de la lecture et de l’interprétation. Son objet — le monde, le crime, l’énigme — métaphorise le déchiffrement du signe, du texte, du livre» (Mellier, 1995: 83). En ce sens, le lecteur se pose comme double du détective, puisque, comme lui, il pratique l’activité sémiotique. Le travail de Déchiffreur d’énigme (terme utilisé par Somoza pour parler du détective) est décrit en termes littéraires, ce qui prouve la correspondance entre les deux pratiques: «— Que dit ma renommée? — Que les Déchiffreurs d’Énigmes peuvent lire sur le visage des hommes et dans l’aspect des choses comme sur du papyrus. Qu’ils connaissent le langage des apparences et savent le traduire.» (Somoza, 2011: 29)
Dans La Caverne des idées, le lecteur qu’est le traducteur va encore plus loin. Non seulement il pratique l’acte de lecture, qui consiste à rendre intelligible un texte en interprétant les signes, mais il cherche une signification plus profonde. Il croit fermement que le texte renferme des images eidétiques. Il définit l’eidesis comme
[…] une technique littéraire inventée par les écrivains grecs classiques pour transmettre des clés ou des messages secrets dans leurs œuvres. Elle consiste à répéter des métaphores ou des mots qui, isolés par un lecteur averti, forment une idée ou une image indépendante du texte originel. (Somoza, 2011: 22)
Pour lui, le texte cache donc un mystère, une signification profonde. Il ne se contente pas d’une simple lecture, il cherche la clé de l’œuvre. Ce qui est intéressant, c’est que nous, lecteurs réels, une fois informés de ce procédé, nous mettons à chercher avec le traducteur les images eidétiques produites par La Caverne des idées. La façon qu’a le traducteur de s’adresser à un possible lecteur, de l’inviter à participer à la recherche d’indices eidétiques ne peut que renforcer la participation du lecteur réel. Le traducteur nous donne des indices, nous apprend à les trouver (il croit que les douze chapitres sont associés aux travaux d’Hercule). Notre lecture est donc guidée par celle du traducteur, suivant une technique littéraire complètement fictive, puisque l’eidesis est inventée par Somoza.
Le traducteur se fait une idée précise de son lecteur qui correspond assez bien à l’idée du lecteur modèle d’Eco. Pour Eco, le lecteur modèle est celui qui possède des compétences équivalentes à celle de l’auteur: «C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait, et capable d’agir interprétativement comme lui a agi générativement.» (Eco, 2010: 68) Le lecteur modèle du traducteur devrait, pour sa part, posséder des compétences interprétatives qui correspondraient aux siennes. Il le défini comme un «lecteur averti» (Somoza, 2011: 21) et lui pose des questions: «Mais, et la qualité, si souvent répétée, d’onctueux?» (Somoza, 2011: 28) Il anticipe ses réactions qui, soit dit en passant, sont exactement les mêmes que les siennes: «Ces dernières lignes ont certainement surpris le lecteur autant que moi!» (Somoza, 2011: 43) Finalement, il va même jusqu’à le rassurer et à orienter ses interprétations:
Mais le lecteur n’a pas de raison de s’inquiéter: cette dernière phrase sur les serpents est pure fantaisie. Bien sûr, toutes les précédentes le sont également, puisqu’il s’agit d’une œuvre de fiction, mais, entendons-nous bien, cette phrase est une fantaisie que le lecteur ne doit pas croire, puisque les autres, également fictives, doivent être crues, au moins pendant le temps de la lecture, pour que le récit revête un certain sens. (Somoza, 2011: 43)
Nous voyons donc comment le traducteur produit son lecteur modèle, qui est en même temps son reflet, de la même manière qu’il est lui-même le reflet du détective.
Ces cas de réflexivité, de double au niveau des personnages sont à l’origine de la porosité des frontières fictionnelles. En effet, la réflexivité produit une identification entre les personnages et les lecteurs (entre Héraclès et le traducteur, mais aussi entre le traducteur et le lecteur réel) qui peut aller jusqu’à la confusion. La recherche effrénée d’images eidétiques par le lecteur qu’est le traducteur en vient à l’obséder à un tel point que son monde entre en conflit avec l’univers fictionnel. Les deux se mélangent dans sa tête, si bien que son amie l’accuse de tomber amoureux de la jeune fille au lys, une image eidétique qui revient constamment dans le texte: «Tu es amoureux de la jeune fille au lys? […] Rappelle-toi que ce n’est même pas un personnage de roman: c’est une idée que tu as recréée avec ta traduction…» (Somoza, 2011: 69) L’œuvre l’obsède tellement que le traducteur a constamment l’impression d’y entrer, d’en faire partie: «les images en viennent à obséder à tel point le lecteur qu’elles l’impliquent d’une certaine façon dans l’œuvre. Nous ne pouvons pas être obsédés par quelque chose sans ressentir en même temps que nous faisons partie de ce quelque chose.» (Somoza, 2011: 257)
Avec le temps, l’identification du traducteur au personnage d’Héraclès Pontor ne cesse de croître, si bien qu’elle s’incruste littéralement dans l’œuvre. Dans un passage où Yasintra et Héraclès ont une relation sexuelle, la description du physique d’Héraclès est remplacée par celle du traducteur: «C’est moi. Ce n’est pas la description du corps d’Héraclès mais du mien. C’est moi, qui suis allongé auprès de Yasintra!» (Somoza, 2011: 278) Il a donc, par l’entremise de la fiction, une relation physique avec un personnage. D’ailleurs, le traducteur écrit qu’il ressent réellement du plaisir. Les mots qu’il a employés pour décrire son plaisir montant concordent avec ceux que le narrateur utilise pour décrire celui d’Héraclès:
Mes propres mots! Ceux que je viens d’écrire dans une note précédente! (Je les ai soulignés dans le texte pour que le lecteur le vérifie.) Je les ai bien sûr écrits avant de traduire cette phrase. N’est-ce pas presque une fusion? N’est-ce pas un acte d’amour? Qu’est-ce que faire l’amour, sinon unir fantaisie et réalité? Oh, merveilleux plaisir textuel: caresser le texte, jouir du texte, frotter ma plume contre le texte! Peu importe que ma découverte soit fortuite: il n’y a plus de doute, je suis lui; je suis là, avec elle… (Somoza, 2011: 279)
Ainsi, il y a bel et bien fusion entre les deux univers, (con)fusion entre les deux personnages.
Un autre exemple qui montre le bris des frontières, c’est que certains personnages de La Caverne des idées perçoivent la présence du traducteur. Le personnage de Crantor est celui qui en est le plus conscient, puisqu’il adhère à cette croyance selon laquelle le monde ne serait pas réel, l’univers ne serait rien d’autre qu’un livre:
C’est une croyance très répandue dans certaines régions éloignées de Grèce, dit-il. D’après elle, tout ce que nous faisons et disons sont des mots écrits dans une autre langue sur un immense papyrus. Et il y a Quelqu’un qui en ce moment même est en train de lire ce papyrus et qui déchiffre nos actions et nos pensées, en découvrant les clés occultes dans le texte de notre vie. Ce quelqu’un s’appelle l’Interprète ou le Traducteur… (Somoza, 2011: 102)
Crantor mentionne aussi la possibilité d’un dialogue entre le traducteur et les personnages:
Eh bien, il y a des gens qui pensent qu’il est possible de parler avec le Traducteur. Crantor sourit malicieusement. Ils disent que nous pouvons nous adresser à lui en sachant qu’il nous écoute, car il lit et traduit toutes nos paroles.
— Et ceux qui pensent cela, que disent-ils à ce… Traducteur? demanda Diagoras, à qui cette croyance ne semblait pas moins ridicule qu’à Héraclès.
— Cela dépend, dit Crantor. Certains le flattent ou lui demandent des choses comme, par exemple, de leur dire ce qu’il va leur arriver dans les prochains chapitres… D’autres le défient, car ils savent, ou croient savoir, que le Traducteur, en réalité, n’existe pas… (Somoza, 2011: 103)
Bien sûr, Crantor est de ceux qui le défient. Il sait que le Traducteur, bien qu’il perçoive sa présence, n’existe pas en réalité (car nous apprenons à la fin du récit que le Traducteur est également une construction de l’auteur de La Caverne des idées, qu’il fait partie de l’œuvre .
Crantor possède la faculté de voir au-delà de la fiction. Non seulement il s’adresse au Traducteur, mais il le regarde:
Il leva soudain le regard vers le plafond sombre de la pièce. Il semblait chercher quelque chose.
Il te cherchait toi.
— Écoute Traducteur! cria-t-il de sa voix puissante. Toi, qui te sens si sûr d’exister! Dis-moi qui je suis!… Interprète mon langage et définis-moi!… Je te défie de me comprendre!… Toi, qui crois que nous ne sommes que des mots écrits il y a très longtemps!… Toi, qui penses que notre histoire cache une clé finale!… Raisonne-moi, Traducteur!… Dis-moi qui je suis… si, en me lisant, tu es aussi capable de me déchiffrer!… (Somoza, 2011:103)
Si Crantor possède la faculté de voir au-delà de l’œuvre, c’est parce que ce personnage se situe sur la frontière entre le réel et la fiction. Grâce à cette faculté que n’ont pas les autres personnages, il peut voir les images eidétiques qui ne sont normalement visibles que du lecteur. C’est ce que constate le traducteur:
Mais il est également certain que Crantor se tient toujours sur la ligne qui sépare la fiction du réel… Ou plutôt, sur la ligne qui sépare le littéraire du non-littéraire. Crantor ne se soucie pas d’être crédible: il se plaît même à révéler l’artifice verbal qui l’entoure, comme lorsqu’il a insisté opiniâtrement sur les mots eidétiques. (Somoza, 2011: 197)
Si Héraclès Pontor est en quelque sorte le double du traducteur, il n’est pas étonnant qu’il puisse lui aussi percevoir sa présence. Toutefois, Héraclès ne possède pas le pouvoir de Crantor qui lui permet de voir au-delà de la fiction. Leur contact se fait de manière plus subtile, de sorte qu’Héraclès n’en est pas même conscient. Les commentaires du traducteur lui parviennent comme une voix intérieure: «Soudain il crut entendre quelque chose de semblable à une voix intérieure qui lui criait: “Retourne-toi!” Il en eut juste le temps.» (Somoza, 2011: 282) Par ses avertissements, le traducteur parvient à sauver Héraclès: «Je t’ai sauvé la vie, mon vieil ami, Héraclès Pontor! C’est incroyable, mais je crois que je t’ai sauvé la vie! […] En traduisant, j’ai remarqué mon propre cri, et tu l’as entendu.» (Somoza, 2011: 287)
C’est la portion (para)textuelle qu’occupe le traducteur, c’est-à-dire les notes infrapaginales, qui lui permet d’entrer en contact avec les personnages. Selon Richard Saint-Gelais,
[…] l’«histoire» de La Caverne des idées, ce n’est pas seulement celle de l’enquête policière de Pontor, ou celle de la traduction du texte qui raconte cette enquête, mais aussi, et de plus en plus à mesure que le lecteur avance dans le livre, l’histoire des rapports entre texte et paratexte. (Saint-Gelais, 2006: 15)
Dans La Caverne des idées de Somoza, le paratexte n’occupe pas, comme à l’ordinaire, une fonction argumentative, interprétative ou informative. (Saint-Gelais, 2006: 4) Il occupe plutôt une fonction narrative, c’est-à-dire qu’il fait partie du récit et de l’univers fictionnel. Il fait office de lieu intermédiaire, puisque c’est par ses notes infrapaginales que le traducteur s’immisce dans la fiction. D’abord, il dialogue avec les personnages à travers celles-ci: «Je dois être devenu fou. J’ai dialogué avec un personnage! Soudain il m’a semblé qu’il s’adressait à moi, et je lui ai répondu dans mes notes.» (Somoza, 2011: 196) De toute évidence, le traducteur ressent la porosité des frontières. Il sent la fragilité de son existence, c’est pourquoi il compense par une abondance de notes de bas de page:
Aujourd’hui je comprends partiellement ce qui m’est arrivé: cela provient peut-être de l’angoisse de traduire, de cette horrible sensation de porosité, comme si mon existence m’avait été révélée, soudain, comme quelque chose de beaucoup plus fragile que le texte que je traduis et qui se manifeste à travers moi dans la partie supérieure de ces pages. J’ai pensé que j’avais besoin, pour cette raison, de renforcer ces notes marginales, d’équilibrer d’une certaine façon le poids d’Atlas du texte supérieur. (Somoza, 2011: 179)
Il veut se redonner de la consistance, et cherche en quelque sorte à supplanter le récit. C’est d’ailleurs ce qui se produit dans le chapitre 8, où le récit du traducteur prend la place du récit traduit dans le corps du texte. Toutefois, il retrouve rapidement sa place de récit second, puisqu’il s’avère que ce chapitre 8 était en fait un faux, et que le récit se poursuit comme si de rien n’était avec le véritable chapitre 8 de La Caverne des idées.
Il est possible aussi de remarquer une certaine évanescence des personnages. Dès le troisième chapitre, l’identité des protagonistes est remise en question:
Il semble adéquat d’interrompre un instant le cours rapide de cette histoire pour dire brièvement quelques mots sur ses principaux protagonistes: Héraclès, fils de Phrinicos, du dêmos de Pontor, et Diagoras, fils de Jampsacos, du dêmos de Medonte. Qui étaient-ils? Qui croyaient-ils être? Qui les autres croyaient-ils qu’ils étaient?
En ce qui concerne Héraclès, nous dirons que**
En ce qui concerne Diagoras*** (Somoza, 2011: 47)
Ces deux dernières phrases sont accompagnées de notes disant que les descriptions des personnages sont illisibles. La calligraphie étant trop mauvaise, Motalo n’a pu en tirer que quatre mots pour Héraclès («”énigme”, “vécut”, “épouse” et “gros”» (Somoza, 2011: 47)) et trois pour Diagoras («”vécut?” […] “esprit” et “passion”»(Somoza, 2011: 47)), à partir desquels le lecteur doit compléter la biographie des personnages. Mentionnons également que le narrateur de La Caverne des idées brise l’illusion en interrompant brutalement le récit pour parler des personnages. D’ailleurs, il ne se contente pas de s’interroger sur qui ils sont, il nous amène aussi à nous questionner sur qui ils croyaient être et qui les autres croyaient qu’ils étaient, ce qui en plus de briser l’illusion fictionnelle dévoile l’artifice et donc nous amène à penser qu’ils ne sont pas autre chose que des personnages de roman.
Aussi l’évanescence des personnages est-elle marquée notamment par le fait qu’Héraclès, le personnage principal, est constamment en train de disparaître: «Diagoras, qui commençait à être transi de froid, découvrit qu’il parlait à voix basse avec l’ombre robuste du Déchiffreur, dont il ne pouvait plus voir le visage […]. Tais-toi, dit soudain l’ombre d’Héraclès.» (Somoza, 2011: 54) Non seulement il n’est plus visible, mais l’ombre qu’est devenu Héraclès déborde aussi sur l’instance d’énonciation, puisque ce n’est plus Héraclès qui parle, mais son ombre.
La disparition progressive des personnages déborde véritablement du texte puisqu’elle contamine également les lecteurs. À la fin du roman, nous découvrons que Montalo et le traducteur n’ont jamais existé, qu’ils ont eux-mêmes été inventés par l’auteur de La Caverne des idées. Avec cette découverte concorde leur disparition:
Abasourdi, furieux, je me jette sur Montalo. J’essaie de le frapper pour pouvoir m’enfuir, mais tout ce que je parviens à faire est de lui arracher le visage. Son visage est un nouveau masque. Derrière, cependant, il n’y a rien: l’obscurité. Ses vêtements, mous, glissent à terre. La table sur laquelle j’ai travaillé disparaît, de même que le lit et la chaise. Puis les murs de la cellule s’estompent. Je me trouve plongé dans les ténèbres.
Je demande: Pourquoi?… Pourquoi?… Pourquoi?…
L’espace réservé à mes paroles se réduit. Je deviens aussi marginal que mes notes.
L’auteur décide de m’achever ici. (Somoza, 2011: 344)
Cet ultime exemple confirme en même temps la porosité des frontières fictionnelles et textuelles, puisqu’il montre comment la disparition du traducteur est doublée de celle de l’espace textuel qu’il occupait! Non content d’avoir perdu la «réalité» de son existence, le traducteur perd également son existence fictionnelle.
En conclusion, si la porosité des frontières fictionnelles trouve son point de départ dans le texte, elle parvient à abolir les frontières qui différencient généralement texte et hors-texte. Le fait d’implanter le personnage du traducteur comme lecteur, en lui attribuant une place dans le paratexte, de manière à ce qu’il garde un pied à la fois dans l’œuvre et à l’extérieur de l’œuvre, bouleverse le rapport qu’entretient le lecteur réel avec l’univers de fiction. En tant que double de ce personnage-lecteur, le lecteur réel se voit lui aussi immergé dans la fiction. Peut-être pas au point de disparaître, mais il est évident que son activité de lecture connaît un nouveau degré d’implication, notamment avec la recherche d’images eidétiques, ou simplement avec les émotions que le texte provoque. C’est d’ailleurs ce que veut dire Montalo, au final, lorsqu’il affirme que la clé de l’œuvre n’est pas dans le texte, mais dans les réactions qu’il provoque chez son lecteur. (Somoza, 2011: 340)
ECO, Umberto. 2010. Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris: Grasset, 315 p.
MELLIER, Denis. 1998. «Double policier et Trilogie New-Yorkaise: Paul Auster et la littérature policière», In MELLIER, Denis et MENEGALDO, Gilles (dir.), Formes policières du roman contemporain. Poitiers: La Licorne, p. 183-207, 350 p.
MELLIER, Denis. 1995. «L’illusion logique du récit policier», In DUFLO, Colas (dir.), Philosophies du roman policier. Fontenay-Saint-Cloud: École normale de Fontenay-Saint-Cloud, coll. «Feuillets de l’E.N.S. de Fontenay-Saint- Cloud», p. 77-99, 133 p.
SAINT-GELAIS, Richard. 2006. «Récits par la bande: enquête sur la narrativité paratextuelle». Protée. vol 34, n° 2-3, p. 77-89, [En ligne]. http://id.erudit.org/iderudit/014267ar. (Consulté le 12 janvier 2015)
SOMOZA, José Carlos. 2011. La Caverne des idées. Paris: Acte Sud, coll. «Babel», 346 p.
Goulet, Mélissa (2015). « Porosité des frontières fictionnelles dans le roman policier contemporain «La Caverne des idées» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/porosite-des-frontieres-fictionnelles-dans-le-roman-policier-contemporain-la-caverne-des-idees], consulté le 2024-12-22.