« The Golden Age of porn, when pornographic movies were regulary shown in mainstream cinemas, had high production value and were discussed by distinguished film critics… » [2]
En matière de sexe, je serais tenté de dire que les années 1970 commencent en 1968 dans les salles indépendantes de San Francisco avec l’exploitation, inédite, de films hard. Malgré l’opposition furibonde de l’administration Nixon [3], dès 1969, le phénomène gagne New York où est projeté, à l’Avon Theatre de la sixième avenue, le premier film X et où Censorship in Denmark et History of the Blue Movie sont diffusés dans les sex-shops et les live-shows de la quarante-deuxième rue. Des courts films pornographiques non clandestins y sont désormais commercialisés en 8 millimètres et en Super 8. Ces documentaires-prétextes ne tardent pas à laisser la place aux films de fiction dont ils ont préparé la venue. Les films de Bill Osco (The Virgin Nymph [1970]), de Gerard Damiano (Deep Throat [1972]) ou d’Artie et Jim Mitchell (Behind the Green Door [1972], The Resurrection of Eve [1973], Autobiography of a Flea [1976] adapté d’un chef-d’œuvre de la littérature pornographique victorienne [1887]) provoquent ainsi une véritable révolution en matière de figuration cinématographique de la sexualité et inventent le pornstar system (Linda Lovelace).
Au seuil des années 1970, la France, elle, ne produisait tout au plus qu’une vingtaine de films érotiques et de pornographie softcore. Quelques années plus tard, le longs-métrages narratifs, tournés en 16 ou 35 mm, se comptent par centaines – une production très importante qui se maintiendra jusqu’au début des années 1980 où nombre de réalisateurs – Francis Leroi (Je suis à prendre [1977] avec Brigitte Lahaie), Gérard Kikoïne, dit Kiko, qui découvrit Pénélope Lamour, Claude Mulot l’auteur de La Femme objet (1980) avec Marilyn Jess – commencent à déserter le genre. Se dessine ainsi une sorte d’Âge d’or courant de 1969 à 1984. À y regarder de près, pourtant, la situation paraît plus embrouillée. Certes, sous l’influence libérale, au double sens du terme, de Michel Guy, secrétaire d’État à la Culture de 1974 à 1976, la censure s’est, effectivement beaucoup adoucie et des films soft comme Emmanuelle (1974) ou même comme Histoire d’O (1975) attirent un public nombreux, entraînant dans les statistiques une augmentation spectaculaire de la fréquentation des salles de cinéma, diffusant des films érotiques, puis pornographiques.
De fait, dès 1975, déferlent sur les écrans français les films hard américains et Paris occupe une place centrale sur le marché de la distribution de films pornographiques, comptant quantité de cinéma X dans des quartiers bien identifiables – Gare du Nord, Gare de l’Est, Saint Lazare, Clichy, Pigalle, les Halles, Barbès, Belleville ou La Goutte d’Or ; et, pour les salles gay, la rue du Dragon, la rue Vivienne ou la rue Fontaine. Dans ces quartiers populaires d’avant la gentrification, les cinémas X constituaient à la fois un repère et un lieu notable d’interaction sociale car ils n’étaient point seulement des lieux de visionnage de fictions pornographiques, mais aussi des lieux de rencontres sexuelles, jouant, de ce point de vue, un rôle important dans la culture underground parisienne – ce que mettent d’ailleurs en évidence deux films intéressants ce me semble : La Chatte à deux têtes (2002) et Simone Barbès ou la vertu (1980) qu’il serait, au passage, passionnant de comparer, point par point, avec l’excellent Boogie Nights (1997) de Paul Thomas Anderson et avec l’extraordinaire série HBO, The Deuce (2017-2019) mettant en scène Times Square et Midtown lors de la révolution pornographique des années 1970-1980.
Cependant, par un effet bien connu de backlash, un nouvel ordre moral s’impose bientôt. Du Nouvel Observateur à Valeurs actuelles, la presse s’insurge contre la pornification de la société, et, sous la pression des bigots, est promulguée la loi du 30 décembre 1975 qui établit un nouveau code de censure : c’est l’invention du code X (interdiction aux moins de 18 ans et interdiction d’affichage notamment). La loi de finances de 1976 impose, elle, une augmentation de la TVA sur les films pornographiques et décrète une ségrégation entre les cinémas qui diffusent des films X et ceux qui projettent des films qui ne le sont pas. Un film de Serge Korber, L’Essayeuse (1975), est purement et simplement détruit – aucun film ne l’avait été depuis l’Occupation ! –, et la fréquentation des salles spécialisées progressivement diminue, alors même qu’UGC, Pathé-Gaumont et Parafrance décident d’eux-mêmes de ne plus diffuser de hardcore dans leurs salles. On le comprend, la situation devenait toujours plus fragile pour le cinéma pornographique qui avait connu, en salle du moins, son âge d’or auquel l’avènement de la VHS mettra, bien avant l’éclosion du porn en ligne, un terme définitif – âge d’or dont la fin correspond aussi à la conclusion de la liberté sexuelle qui avait régné une quinzaine d’années sur l’Occident et dont la pornographie avait grandement bénéficié.
Malgré toutes ces avanies, le cinéma pornographique des années 1970 a inventé un mode de fonctionnement auquel le porn d’aujourd’hui doit encore beaucoup : un langage filmique (plan d’ensemble pour les scènes orgiaques, gros plans sur les organes sexuels et les visages orgasmiques), une typologie de figures inlassablement reprises (fellation, levrette, triolisme, creampie, etc.), une starification, enfin, qui place sur le devant de la scène hardeurs et surtout hardeuses (Tracey Adams, Claudine Beccarie, Sylvia Bourdon, Marilyn Chambers, Serena). Comme le note Didier Roth-Bettoni, le cinéma des années 1970 répugne pourtant « à s’affranchir d’une approche assez bourgeoise de la sexualité », et cela « est tangible tant dans les univers (décors, costumes, milieux sociaux évoqués dans le minimalisme d’intrigues qui pourraient être celles de pièces de boulevards dessalées) où se déroulent les films que dans la palette réduite des positions, des combinaisons voire des “perversions” sexuelles qui y sont proposées. Là aussi, le cinéma X peine à s’affranchir : s’y retrouve, en un miroir déformé, une vision “moyenne” d’une sexualité “normale” gentiment débridée. Tout ce qui se situe aux marges de cette sexualité-là est rejeté dans l’enfer de l’irreprésentable, pour ne pas dire de l’immontrable » [4].
Il me semble cependant que les roaring seventies, nouvelles Années Folles, voient la pornographie connaître un changement notoire dans sa manière de figurer la sexualité : le hardcore, cette représentation dont l’objectif est de représenter l’acte sexuel dans sa vérité physique, biologique, l’emporte – phénomène qui s’accentuera, vingt ans plus tard, avec l’arrivée de l’internet, lequel conduira à une maximalisation des caractéristiques du hardcore, ce qu’incarnera justement le gonzo. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, si cette forme brute de la sexualité, désormais au cœur de la pornographie de masse, est tellement appréciée par les cinéastes, c’est d’abord parce qu’elle minimise les coûts de production.
C’est sur sur ces bases – fragiles certes, mais stables – que les années 1980 voient se produire un bouleversement sans précédent : l’apparition, ou plutôt la démocratisation, de la vidéo. En effet, dans la seconde moitié des seventies, la VHS connaît rapidement un développement irrésistible. Bien sûr, les cassettes pré-enregistrées sont, dans un premier temps, hors de prix. Mais la parade à ce problème est vite trouvée, et les réseaux de vidéo-clubs se déploient sans tarder, et ce, pas seulement dans les métropoles mais aussi dans les banlieues et les villes moyennes. Le spectacle du sexe s’invite alors jusque dans les foyers, jusque dans les familles. La demande s’accroissant sans cesse, de nouvelles vedettes s’attirent les faveurs d’un public en quête de nouvelles têtes et de nouveaux corps, plus jeunes et jolis : Brigitte Lahaie, Vanessa Del Rio, Sharon Mitchell, Yókó ou encore Teresa Orlowski. Soutenue par d’intenses campagnes publicitaires et par une presse spécialisée en plein essor (pour la France, songeons, par exemple, à Vidéo 7, à Hot Vidéos ou à Vertiges et pulsions), par l’organisation de festivals de l’érotisme, par l’adaptation de magazines en cassettes à l’instar de New Look, par la parodie de séries ou de films grand public, le X connaît un succès grandissant et, pour tout dire, une forme de banalisation qui s’effectue, au demeurant, à partir des standards californiens fort bien incarnées par Amber et Ginger Lynn.
Grâce à l’apparition du caméscope puis à la démocratisation de la vidéo portable apparaissent et se développent les courts ou longs métrages mettant en scène des amateurs et, surtout, des amatrices qui touchent le cœur d’un public lassé des scènes spectaculaires des actrices et des acteurs professionnels. Ainsi, la mode des castings donne naissance à la série des Newcummers (où débutent d’ailleurs Tabata Cash et Zara Whites), lesquels présentent un double intérêt. D’une part, le budget de ces vidéos est extrêmement réduit, de sorte qu’elles ne peuvent jamais, au fond, qu’être rentables ; et, d’autre part, le public y trouve une certaine fraîcheur et une certaine nouveauté. C’est sans doute cet attrait pour la nouveauté – voire la bizarrerie – qui explique la naissance du hard trash. Dès le mitan des années 1980 paraissent en effet des vidéos mettant en scène des types (de personnages et/ou d’actions) pour le moins marginaux – obèses, nains (Sex Horror Show [1988]), femmes enceintes, fist fucking, etc. – qui viennent rompre avec le porn bon chic bon genre que j’expliquais être dominant dans les années 1970 et qui est, encore aujourd’hui, central, dans les vidéos Dan Jones ou Vixen (et dans toutes celles qui mettent en scène Faye Reagan et Dani Jensen par exemple). Mais si ce genre du hard trash est tellement important, c’est surtout qu’il met en place des traits stylistiques qu’on retrouvera au cœur du porn des années 1990 et 2000 : montage abandonnant toutes les scènes transitoires (notamment les scènes de déshabillage), mise en lumière de hardeuses prêtes à tout (Yasmina, Melody Kiss), dialogues explicites qui déboucheront sur le type du dirty talk. Ces années 1980, qui marquèrent la fin du 35mm et l’avènement de la vidéo annonçant le triomphe du porn domestique, furent aussi celles du sida et des scandales – ce marketing des scandales étant alors loin d’être l’exclusivité du monde de la pornographie : scandale, en France, de Catherine Ringer, la chanteuse des Rita Mitsouko qui avait tourné des films hard lorsqu’elle était étudiante à Paris 8-Vincennes, scandale, « politiX », en Italie, de la Cicciolina, scandale aux États-Unis quand il apparut clairement que Traci Lords avait commencé sa carrière pornographique en étant encore absolument mineure (née en mai 1968, elle avait à peine seize ans lorsqu’elle tourna dans What Gets Me Hot! [1984], Breaking it [1984], Sister Dearest [1984], Those Young Girls! Tight is Tight [1984] ou Love Bites [1985]).
Les années 1990, dont Michela Marzano remarque avec raison qu’elle voit passer le porn de l’hyperréalisme à la surexposition, poursuit le mouvement amorcé plus de dix ans auparavant : les films sont désormais presque exclusivement tournés sur support magnétique et le X représente, même dans une France pourtant à la traîne, trente à quarante pour cents du marché de la VHS. Le hard trash continue son expansion, de surenchère en surenchère, et les gang bangs deviennent de plus en plus fréquents à partir de 1991, année où le terme fait sa première apparition aux États-Unis sur une jaquette vidéo. En réaction à ce courant, profond et durable, du hard trash, un hard glamour se développe qui, sans être en rien soft, reprend, par exemple, les expérimentations des frères Mitchell, les pionniers, dès 1969, de la pornographie à San Francisco, et tend à esthétiser l’image pornographique par un recours systématique aux ralentis, aux fondus enchaînés, au noir et blanc, au morphing et aux effets spéciaux à la mode ailleurs dans la culture pop, notamment dans les clips MTV et les thrillers érotiques de NBC.
Dans le vaste mouvement de popification de la pornographie, deux genres ont joué, me semble-t-il, un rôle majeur : les fumetti et, plus globalement, la bande dessinée érotico-pornographique d’une part, et, de l’autre, les parodies cinématographiques X des grands chef-d’œuvres de la culture de masse. En effet, les fumetti per adulti furent centraux dans l’émergence et la diffusion de la pornographie postmoderne, distrayante, pop. Non seulement ces bandes dessinées de petit format ont révélé des grands noms comme Milo Manara, Alessandro Biffignandi, Leone Frollo, Averardo Ciriello ou Aslan, mais elles ont surtout vulgarisé ou, si l’on préfère, massifié, de nouveaux types de scénarios pornographiques. En novembre 1962, sort le premier numéro de Diabolik, reprise italienne du français Fantômas et de l’américain Shadow. Dès lors, les kiosques à journaux d’Italie seront envahis par ces BD de poche aux titres les plus abracadabrants les uns que les autres : Fantasm (1964-1966), Satanik (1964-1984) ou Sadik (1965-1967) ne se contentent pas de montrer des étreintes passionnées ou des fesses et des seins dénudés, elles associent directement érotisme et violence – sur un mode qui n’est pas sans évoquer les pulps des années 1930-1950. Les cinq numéros de Masokis, en 1966, montrent ainsi une journaliste (dont le lecteur apprendra qu’elle est également une espionne), Barbara Brown, qui n’a jamais de plaisir sexuel que forcée, battue et fouettée. La même prégnance du sadomasochisme se retrouve au cœur d’Isabella (1966-1976), de Jacula (1973-1984), de Lucrezia (1969-1794), de Lucifera (1971-1980) ou de Maghella (1974-1981) où ce que la morale regroupe sous le terme de perversions – voyeurisme et fétichisme – est présenté comme une forme de contrôle masculin de la sexualité des femmes. Il faudrait consacrer une étude entière à la manière donc ces représentations sadomasochistes des fumetti neri et des tascabili per adulti sont liées à des figurations antérieures du BDSM telles que, par exemple, les dessins de René Giffey pour Cuir et peau (1934). Et aussi avec certaines bandes dessinées britanniques, lesquelles ont connu une grande effervescence dans les années pop-rock des années 1960-1970 (Oh, Wicked Wanda [1973] de Ron Embleton). Je noterai simplement ici que les leitmotive de la confidence, de l’effraction, de l’étrange alliance de la douceur et de la brutalité, et de l’attrait pour la douleur sont essentiels dans ces fictions où ils rejoignent les anciens motifs de la chronique libertine (affranchissement des mœurs et scènes nocturnes de flagellation) et du roman gothique (innocence et beauté des victimes, solitude, univers clos, persécution, tourments physiques et moraux). Tous ces motifs sont du reste essentiels tant dans les fumetti pornographiques que dans la nunsploitation, ce genre du cinéma érotique qui connut un succès considérable en Italie, en Espagne et au Japon dans les années 1970 [5]. La bande dessinée érotico-pornographique actuelle, des grands cycles de Milo Manara à Akelarre (2022) et autres Universitarias [6] (2008-2015) de Manolo Carot, pour ne rien dire des quatre volumes consacrées aux aventures de la superbe Twenty d’Erich von Götha, doit beaucoup à ce genre du fumetto italien dont les productions, bon marché, connurent en Europe, et notamment en France, un succès retentissant : Terrificolor ou Oltretomba [7].
Cependant, l’intérêt de ces fumetti tenait aussi à un usage immodéré et ludique de la parodie. La société postmoderne, à la fois néo-baroque et schizophrénique, apprécie, au-delà de toute mesure, ce style de la parodie qui est le signe formel d’un manque de congruence entre la réalité et sa représentation médiatique, le signe, également, d’un goût pour la contradiction, voire l’incohérence.
J’émettrai même l’hypothèse qu’il existe un rapport étroit, intrinsèque, entre la pornographie et la parodie que je pourrais résumer ainsi : le porn est à l’érotisme, ce que la parodie est au prétendu grand art. D’un côté, l’érotisme, art, métaphorique, de l’allusion, de l’évocation, des chuchotements, de l’entrelacs du nu et du vêtement, de l’autre, le porn, exposition, détaillée, des ardeurs coïtales marquée par les éclairages artificiels, la stéréotypie des gestes et des postures, les prouesses athlétiques des acteurs et des actrices, leurs cris, le spectacle exubérant des organes sexuels. Dans le premier cas, la culture et les parties hautes du corps, réservées aux classes dominantes ; dans le second, la barbarie, « l’axe bouche-anus, tube digestif et tube intestinal » [8] destinés aux gueux. De même, dans le « grand art » : l’ancien, prétendument fondateur, la source, le propre, le sérieux, le la mesure, la retenue, la bienséance ; de l’autre, l’humour, le comique, le grotesque, la trivialité, la vulgarité, l’infériorité en somme. D’un côté, le chef-d’œuvre originel qui, soi-disant intemporel et universel, élève l’esprit : de l’autre, des œuvres secondes qui, travesties et dénuées d’invention, auraient l’impudence de rabaisser à des plaisanteries douteuses les trésors, les modèles du passé. Et si la pornographie est, comme je le suppose ici, essentiellement parodique, il existe en son cœur des parodies poussées dans leur ultime retranchement, des parodies comme au carré en quelque sorte.
C’est cette dimension qu’on trouve au cœur de quantité de films X de l’âge d’or français des années 1975-1981 dont je parlais précédemment ; et même, au-delà, jusqu’au seuil des années 1990. Certes, il existe encore aujourd’hui des productions pornographiques parodiques : du Twilight Vampire porn au Scooby-Doo porn, en passant par les contrefaçons hard des princesses Disney, les plagiats érotiques de Game of Thrones (2011-2019) ou les Zombie Deepthroats, contrefaisant sur le mode de l’obscénité les films de Romero. Il n’empêche que ce n’est plus un genre dominant et que la parodie – kitsch ou camp, j’y reviendrai – n’occupe plus dans le cadre des fictions excitantes d’aujourd’hui la place centrale qui était la sienne dans les années 1970 ; et ce, aussi bien en France que dans l’ensemble des productions occidentales.
Dès le tournant des années 1960-1970, quantité de réalisateurs s’étaient lancés dans l’adaptation érotico-pornographique des classiques du cinéma. Le brigand de la forêt de Sherwood fut une des premières figures, clé, de ces transpositions, et, en 1969, deux fictions paraissent sur les écrans en Italie (Le avventure amorose di Robin Hood) et aux États-Unis (The Ribald Tales of Robin Hood) qui dessinent pour longtemps l’horizon d’attente sur lequel se détacheront les films et vidéos pornographiques parodiques, y compris le Throbbin Hood de 1987 avec Brittany Morgan, une porn star fameuse qui tourna près de deux-cents films dans la petite dizaine d’années que dura sa carrière. De Robin des bois, le geste parodique en matière d’obscénité gagna bientôt toutes les figures majeures de la culture populaire qui passèrent dans l’univers de la pornographie : Pinocchio (The Erotic Adventures of Pinocchio en 1971 précise « It’s not his nose that grows! »), Alice (Alice in Wonderland, an X-Rated Musical Comedy date 1976), Cendrillon (1977), dans un softcore musical qui met en vedette Cheryl Smith, actrice récurrente des films d’exploitation des années 1970-1980, Blanche Neige (1977), la Belle au Bois Dormant (1988), Le Petit Chaperon rouge de Luca Damiano (1993), Peter Pan, devenant Peter Porn en 1987, Romeo et Juliette, dont la vie sexuelle est mise en scène dès 1969, occupent tour à tour les grands écrans, avant d’être vendus en VHS. Cependant, ces films ne visent pas à une simple fonction masturbatoire : ils révèlent aussi le goût de l’époque de la contre-culture pour le jeu, le comique, l’obscène, le kitsch, la subversion, la réflexivité, l’incongruité, les cocasseries, le grotesque, l’auto-dérision, l’appropriation, les enfantillages, la critique impitoyable et pourtant amusée d’une culture patrimoniale ossifiée.
De ce point de vue, il me semble que tous ces films pornographiques manifestent plusieurs tendances dont il convient de souligner la portée en termes théoriques. D’abord, parce qu’elle reprend une œuvre originale pour la détourner de son sens premier et en livrer ainsi une version dégradée, la parodie entretient un lien étroit avec le kitsch. Kitsch, c’est bien l’esthétique à laquelle appartiennent tous ces films soft ou hardcore des années 1970-1980. À cet égard, ces derniers me semblent avoir été tournés par des réalisateurs qui ont en commun d’être, pour reprendre la manière dont Frederic Jameson analyse « la logique culturelle du capitalisme tardif », « fascinés par [le] paysage dégradé de la pacotille et du kitsch » [9]. Cette attitude est directement liée au désir d’effacer « la vieille opposition (essentiellement moderniste) entre la grande culture et la culture dite commerciale, la culture de masse » ; et le kitsch pornographique serait dans l’esprit des grands réalisateurs de l’époque, conçu comme une arme humoristique et destructrice contre l’élitisme moderniste. Voilà qui me conduit à une émettre une autre hypothèse : cette esthétique du kitsch cochon n’est peut-être rien d’autre qu’une parodie des fondements et des grandes figures de l’avant-garde. On comprend mieux en ce sens, par exemple, que Sheena in Wonderland (1987) soit prétendument cadré par un certain Jean-Cul Groddard s’amusant à parodier les tics formels de la Nouvelle Vague, de Godard, bien sûr, mais aussi de Rohmer, de Chabrol, de Truffaut. Le kitsch, en matière sexuelle et obscène, serait ainsi lié non seulement à l’hybridation mais aussi à la réflexivité dont je soulignais l’importance précédemment.
Cependant, pour que le phénomène de récupération caractéristique de la culture pop fonctionne à plein, il est judicieux que le mouvement parodique – qu’il convient de ne pas confondre ni avec celui du pastiche, ni avec celui de la citation postmoderne puisque, comme l’a indiqué Judith Butler dans son analyse des drag queens, le premier est nécessairement subversif ce qui n’est nullement le cas des seconds[10] – porte sur les formes médiatiques dominantes, en l’occurrence, dans les années 1970-1980, sur la télévision et les comics et/ou sur les genres d’ores et déjà considérés comme majeurs au sein de la pop culture : science-fiction, musicals, horror movies, films d’espionnage, westerns, fictions d’aventures.
De fait, la pornographie des années 1970-1980 s’est très rapidement saisie des grandes séries télévisées de l’époque : dès 1981 sort un DallaX (Hot Dallas Nights en VO) qui passe en revue toutes les combinaisons sexuelles possibles au sein de la famille Ewing, ou plus exactement Brewing. On comprend que la structure même du soap opera, qui multiplie les infidélités, les séparations et les réconciliations, se prête à merveille au détournement pornographique et bientôt paraissent des reprises intitulées Falcon Breast (1987) ou Dy-Nasty (1988). Peu à peu, c’est l’ensemble de la production télévisuelle qui se trouve sexualisée, pornifiée. Cagney et Lacey (qui, du reste, était perçue par une partie non négligeable du téléspectatorat, comme une série à l’arrière-plan saphique) donne lieu à un travestissement pornographique avec Stacey Donovan et Erica Boyer en 1984 ; un film réalisé par Roy Karch à qui on devra, d’ailleurs, un Funky Brewster (1986), parodie obscène, avec la même Erica Boyer, de Punky Brewster, la célèbre sitcom enfantine de NBC. Mais si on peut s’étonner de cette dernière reprise, transgressive à plus d’un titre, on s’attendait en revanche aux reprises sexuelles de Charlie’s Angels (1976-1981) qui se multiplient de 1977 à 1985, ou à celles de Miami Vice (1984-1990) dont les variations sont si nombreuses qu’on pourrait presque parler de vicexploitation comme d’un genre autonome en 1984 et 1985. Quantité de séries sont ainsi traitées sur un mode qui doit être interprété comme le symptôme du déclin, voire de la dégénérescence, de certains types de fictions – y compris de fictions pop qui semblaient pourtant connaître leur période de gloire mais qui, en réalité, commençaient déjà à tomber en désuétude. Cependant, ce symptôme de déclin est aussi un hommage rendu à des œuvres qui sont vues comme cruciales dans la pop postmoderne.
De ce point de vue, la parodie est directement lié au détournement et à l’appropriation, deux idées fixes de la culture de masse ; et ce sont tous les bijoux de la sérialité télévisuelle qui sont in fine contrefaits dans le registre pornographique : Chocolate C.H.I.P.S. (1987) reprend la série que Rick Rosner avait créée pour NBC (1977-1983), Love Boat (1977-1987) devient Sex Boat (1980) et, en France La Croisière s’encule, The T & A Team (1984) ou The Girls of A Team (1985) transposent dans un univers hypersexuel les aventures qui composaient la célèbre série de Frank Lupo et Stephen J. Cannell ; et les mêmes processus s’appliquent à Super Jaimie (avec Amber Lynn) ou à Muffy the Vampire Layer (1992) avec Lacey Rose, la célèbre brunette de Laguna Beach. Même les sitcoms d’AB Productions sont brocardées et paraîtra ainsi, en 1994, un Elen et les cochons qui, réalisé par Gil Viennet, met en scène Vally Verdy et Rebecca Lord, deux pornstars montantes de l’époque (Vally Verdy reçut un hot d’or cette année-là, et Rebecca Lord jouera dans une centaine de films et en a réalisera une vingtaine dans les années 2000). Il me semble que des questions d’importance pointent là qui méritent d’être explicitement posées : ces parodies ont-elles bien encore cette fonction d’excitation sexuelle qui définit la pornographie ? Et si tel n’est pas le cas, à quel moment peut-on considérer qu’elles basculent dans le ridicule – ridicule qui ne fait pas bon ménage avec le sexe ? Quand passent-elles, au juste, du côté du kitsch ? Et puis, du kitsch, ou du camp, registre lié à l’ironie, cette pratique courante dans notre société du simulacre ? Si, on peut concevoir que les scènes orgiaques de 69 Pump Street (1988), parodie de la série que Stephen J. Cannell avait inventé pour la FOX, puissent exciter spectateurs et spectatrices, il est tout de même plus difficile – même si tous les goûts sont dans la nature ! – d’imaginer que The Red Hot Roadrunner (1987), dans lequel le hardeur porte un costume en mousse à l’effigie du célèbre coyote, puisse susciter le désir, même si, convenons-en, Elle Rio ou Angel Kelly sont bien jolies dans le rôle de Bip-Bip. La mise en scène de cette sexualité, comiquement hiérogamique, tend ouvertement vers le grotesque – mais un grotesque qui, contrairement à ce qui se passe dans l’univers des comics ou dans les fictions de Tim Burton ou de Terry Gilliam – n’est pas opposé à cet ennemi sérieux qu’est le capitalisme bourgeois. La parodie, le grotesque en matière pornographique n’ont rien d’un Verfremdungseffekt qui obligerait spectateurs et spectatrices, dont l’identification serait enrayée (comment s’identifier à un gros coyote déguisé sodomisant une hardeuse costumée en volaille?), à réfléchir à l’exploitation dont ils sont victimes, à se façonner peu à peu une conscience de classe, à développer une imagerie utopique, à appeler à la rébellion. Il me semble plutôt qu’il s’agit de développer une pornographie camp, ce registre qui, prégnant dans la culture depuis les sixties, consiste à poser un regard artistique sur des formes que l’on peut considérer comme kitsch ou dépourvues d’intérêt esthétique. Esthétique du second degré, cette fiction pornographique camp se prive elle-même de réalisme, ce réalisme qui est au cœur de la pornographie filmée depuis les stagfilms des Années folles.
Cette incongruité est particulièrement sensible dans les parodies X de films de science-fiction qui, à l’instar de ce qui se passe dans le cas de Wile E. Coyote and the Road Runner, sapent, par une forme étonnante de trivialisation et de travestissement burlesque, le sérieux des scènes sexuelles, rompant ainsi l’illusion nécessaire à l’efficacité excitatoire du spectacle pornographique. Ces productions paradoxales, sans cesse prises entre identification et écart, continuité et rupture, n’en sont pas moins extrêmement nombreuses et touchent d’abord le genre, très important à l’époque, de la science-fiction.
Dès 1974 sort en effet sur les écrans allemands un 2069. A Sex Odyssey qui, parodiant le titre du film de Kubrick, est en réalité une comédie fantastique – ce qui me semble devoir être souligné car cela rejoint par un autre biais la question de savoir s’il peut exister une pornographie comique. 1974 est une année très importante en matière de popification de la mise en scène de la sexualité. Paraît en effet dans les salles, puis en VHS, Flesh Gordon (d’ailleurs diffusé au Japon sous le tire de Space Wars) qui, renouant avec les comics, s’oriente résolument vers le soft, éliminant toutes les scènes hard. Le téléscopage du space opera et de la SF s’intensifie et se poursuit jusqu’aux années 1990 où quantité de productions marquent l’histoire du cinéma érotico-pornographique. Star Babe paraît en 1977, Starship Eros en 1979, Sex Wars en 1985, avec, à chaque fois, la mise en scène sexuelle explicite des icônes de George Lucas : Darth Vader, R2-D2, C-3Po, les stormtroopers, et, bien sûr, la princesse Leia qu’on retrouve aujourd’hui encore au cœur de bien des vidéos sur les tubes, avec ses célèbres macarons cache-oreilles. Ce cinéma pornographique loufoque qui aimait à prendre, dans les années 1970, l’épopée Skywalker pour modèle ouvrira sur une véritable tradition de la parodie science-fictionnelle qui se concentrera bientôt sur Terminator puis sur Star Trek donnant naissance à une saga de cinq épisodes tournée au début des années 1990. Mais la encore, on assiste à une double surenchère. Surenchère d’abord dans l’exhibition sexuelle. Il me semble que c’est d’ailleurs là une des lois du hardcore qui cherche à en faire toujours plus en montrant toujours, au fond, la même chose. Tout se passe comme si les fictions pornographiques devaient se faire toujours plus provocatrices, plus transgressives, repoussant les limites du montrable et enfreignant toujours davantage les normes sociales. Surenchère ensuite dans l’extravagance. Ces deux propensions à la surenchère et à l’excentricité se trouvent associés dans Aguenta Tesão (Quanto Mais Sexo Melhor), un film brésilien de 1986 dans lequel un cousin d’E.T. arrive sur terre et découvre, étonné, tous les possibles de la sexualité humaine.
C’est un type voisin de bizarrerie qui réapparaît dans plusieurs parodies non plus de films de science-fiction cette fois, mais de films musicaux et même de clips. En effet, non seulement paraissent des parodies très célèbres comme Fleshdance (1985), Flash Pants (1983), Fleshdance Fever (1984), Night Fever (1978) avec Brigitte Lahaie, Very Dirty Dancing (1988), mais encore les clips les plus célèbres de l’époque se trouvent-ils à la fois brocardés et sexualisés. C’est le cas, sans surprise, des clips de Madonna qui possédaient eux-mêmes une forte charge érotique et engendrent des longs métrages X : Like a Virgin, avec Christy Canyon qui était au tout début de sa carrière, sort dès 1985 – film auquel répondra une suite l’année suivante. Autour de la reine de la pop, le porn et la culture de masse qui s’étaient rapprochés dans les seventies, s’agrègent désormais jusqu’à se confondre ; mouvement que je voudrais regarder d’un tout petit peu plus près pour conclure rapidement.
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Dès les années 1970 se lève une nouvelle vague de divertissement dans la culture occidentale d’abord, mondiale ensuite : un entertainment porn, une pornographie populaire, un pop porn. Loin d’être contenue dans les librairies, les cinémas spécialisés et les clubs de strip-tease classés X, cet entertainment porn industriel dissémine dans tout le tissu culturel, tantôt sur le mode du hardcore, tantôt sur celui de l’érotisme soft mais qui, dans tous les cas, exerce une influence déterminante sur la vie quotidienne, les stéréotypes de genre, les conceptions ethniques, les relations intergénérationnelles, les conflits de classes sociales. Cette dissémination concerne désormais tous les genres et supports de la culture pop : télé-réalité, tubes internet, jeux vidéos, magazines, mode, etc. Elle a même induit la naissance de nouveaux types comme la sex tape qui s’inscrit dans des stratégies d’autopromotion compliquées, ce dont le déjà ancien One Night in Paris (2004) était la marque et qu’on retrouve dans les mises en scènes, plus ou moins volées, plus ou moins assumées, des exploits sexuels de Kim Kardashian, de Tonya Harding ou même de Colin Farrell. Devenue centrale dans la pop culture, la figuration pornographique de la sexualité est aussi passée dans des œuvres qui, loin de se vouloir pop, visent à être rattachées au corpus de la culture savante, y compris en littérature comme en attestent les romans et autofictions de Nina Leger ou d’Emma Becker. C’est le cas, me semble-t-il, pour des films qui, comme La Vie d’Adèle (2013) d’Abdellatif Kechiche ou Love (2015) de Gaspar Noé, Lucia y el sexo (2001) de Julio Medem, Intimacy (2001) de Patrice Chéreau ou Baise-moi (2000) de Virginie Despentes. Chez Larry Clark ou Catherine Breillat, innombrables sont les productions qui reprennent à leur compte, pour les troubler, les codes du pop porn – codes qui demeurent inchangés au cœur de bien des œuvres et performances de la culture pop, expliquant même le succès d’artistes qui associent indissolublement monstration explicite du sexe et culture de masse.
C’est le cas, ce me semble, de Miley Cyrus, l’inénarrable serial twerker and tongue wagger. On a bien connu celle-ci à califourchon sur sa boule de démolition géante et mimant une fellation à un marteau dans le clip Wrecking Ball (2013). On l’a connue tirant sur son body et révélant, son pubis, à quatre pattes, sous l’objectif de Terry Richardson dans des photographies qui sont d’ailleurs autant de pastiches et de parodies des clichés des grands magazines de charmes de la deuxième moitié du XXe siècle. On l’a même connue chanter les louanges du GHB, suggérant à quiconque aurait du mal à conclure sexuellement d’en glisser dans le verre de sa proie. Elle est devenue une figure centrale de la pop culture actuelle (avec son titre Flowers [2023], elle vient de pulvériser tous les records avec cent millions d’écoutes sur Spotify) : née du Mickey Mouse Club, elle est un pur produit hollywoodien, mais, à la fois lubrique, glaciale, puérile et blasée, elle appelle à la révolte contre cette même pop culture qui l’a façonnée, et rejette ce qu’elle fut, la blonde et joufflue Hannah Montana, l’héroïne Disney de la bienséance normative à qui elle doit sa célébrité. Si Hannah Montana[11] était l’emblème d’une féminité réduite à la douceur et à la passivité, Miley Cyrus prône une sexualité extrême qui doit beaucoup à la pornosphère. D’un côté, en effet, elle aime à exposer son corps dont elle fait un spectacle sexuel permanent. Mais, d’un autre côté, cette ob/scénité littérale[12] lui sert à construire un discours idéologico-politique sur les nouvelles frontières identitaires, l’émancipation sociale, la sexualité 3.0, la fluidité des genres. De ce point de vue, elle est à la fois le reflet et le produit fascinant de la société hypermoderne et de notre culture pop actuelle – comme Madonna ou Britney Spears furent, pour des raisons sexuelles analogues, les reflets et produits de la société postmoderne triomphante puis déclinante des années 1980-2000. Car pour pointer la pornification actuelle du showbiz, Miley Cyrus récupère, trouble et intensifie des attitudes dont l’émergence s’est produite eighties – et, pour ce faire, elle reprend à son compte la manière dont les chanteuses punk transformaient les références prostibulaires en armes subversives. Après tout, déjà, Debbie Harry donnait des concerts en sous-vêtements de vinyle ; Linder Sterling brandissait sur scène un godemiché géant tandis que Nina Hagen dispensait en 1979, en direct, sur une chaîne de télévision autrichienne à une heure de grande écoute, une leçon de masturbation féminine. Théâtraliser la sexualité pour en dénoncer la réification, c’est aussi ce que fait Miley Cyrus, sur un mode qui n’est pas sans évoquer les anciens freakshows ou le New Burlesque ; et tout se passe comme si, en poussant dans ses derniers retranchements la sexualisation de la société du spectacle américaine, elle parvenait à créer un nouveau type de monstre sexuel. Un monstre qui renouvellerait le féminisme dans notre ère postféministe. À l’instar de Beyoncé ou de Rihanna (dont la performance au Super Bowl, en février 2023, mériterait tout un article), elle représente à la fois un nouvel engagement de la pop et une nouvelle étape dans la sexualisation de cette dernière. Car si les chanteuses s’étaient naguère appropriées les codes masculins pour les subvertir (Patti Smith), c’est désormais la nudité et l’hypersexualisation qui jouent un rôle contestataire. C’est ainsi qu’il convient d’interpréter jusques à ses costumes, son uniforme pop trash, à la fois hétéro-normé et crypto-queer (je pense notamment aux photographies du numéro de V Magazine de mai 2013 où elle pose, lascive et hypermaquillée, en slip kangourou et combat boots). Se revendiquant bisexuelle et libérée d’un système patriarcal qu’elle moque sans pitié et dont pourtant elle respecte les règles, reprenant les standards de la musique country mais chantant en duo avec Dolly Parton aussi bien qu’avec le rappeur Wiz Khalifa, recherchant à la fois l’approbation de la pensée phallocentrée et les encouragements des féministes, Miley Cyrus met régulièrement en scène une sexualité qui tient du spectacle pornographique.
Des films X à succès de Brigitte Lahaie aux clips ultra-érotiques de Nicki Minaj (Regret In Your Tears [2017]), des fumetti porno-fantastiques de Mario Jannì aux parodies de Hunger Games sur Youporn, les frontières entre exhibition de la sexualité et entertainment pop devient sans cesse plus évanescentes. Pornhub a produit et diffusé Loner le clip de Mykki Blanco dès 2016 et a permis à la chanteuse Brooke Candy de réaliser un film porno queer intitulé I Love You ; et, au-delà, le projet Visionaries Director’s Club vise à diversifier la production porno. Xhamster proposait de son côté de produire la saison 3 de la série Sense8, alors annulée par Netflix. L’idée d’un porno pop, accolée aux enjeux sociétaux d’aujourd’hui est un phénomène essentiel dans la culture actuelle. Il s’agit d’offrir aux Zoomers, la fameuse génération Z née entre 1997 et 2010, les contenus qui correspondent à ses attentes et que permettent les nouvelles technologies, au premier rang desquels le swipe et le scroll qui ont gagné tous les domaines de la vie.
Ce que l’on voit se produire au cœur des rapports entre pornographie et culture pop ne peut être réduit à un simple système d’influences, mais plutôt à une logique d’échanges, de transferts culturels, c’est-à-dire de circulation et de mutation d’images, de procédés techniques et de fantasmes. Si l’on accepte d’appliquer à la pornosphère les notions et concepts de l’histoire croisée, de la médiation artistique et des transfer studies[13], lesquelles, remettant en question la vieille esthétique de la réception, poussent à repenser de fond en comble les imbrications et tensions qui existent entre les aires culturelles, on s’aperçoit que c’est un double mouvement qui se produit simultanément à partir des années 1960-1970 en matière de représentations fictionnelles de la sexualité. D’un côté, une popification du porn qui se fait sur le mode du pastiche ou de la parodie sexuels des grandes œuvres de la culture de masse. D’un autre côté, ou plutôt conjointement, une pornification de la pop culture, ce phénomène que Virginie Despentes a pointé en mettant en évidence « la déferlante de “chaudasserie” dans l’entreprise pop » : « qu’on se promène en ville, qu’on regarde MTV, une émission de variétés sur la première chaîne ou qu’on feuillette un magazine féminin, on est frappés par l’explosion du look chienne de l’extrême, par ailleurs très seyant, adopté par beaucoup de jeunes filles ». Selon l’auteure de King Kong Theory (2006), la cause de ce phénomène correspondrait à « une façon de s’excuser, de rassurer les hommes : “regarde comme je suis bonne, malgré mon autonomie, ma culture, mon intelligence, je ne vise encore qu’à te plaire” semblent clamer les gosses en string. J’ai les moyens de vivre autre chose, mais je décide de vivre l’aliénation via les stratégies de séduction les plus efficaces »[14]. C’est là une intuition percutante, et l’étude des conséquences de cette hypothèse mériterait, me semble-t-il, d’être poussée plus avant dans un ouvrage tout entier. Cependant, dans ce double mouvement du porn au pop et du pop au porn, il se joue aussi, je crois, quelque chose d’autre – quelque chose qui tient du jeu, du trouble, de la déconstruction et du renforcement pourtant des stéréotypes de genre, au double sens de construction sociale du sexe, bien sûr, mais aussi de production sémiotique construisant, à travers une réception en série et en toute liberté, une communauté d’amateurs qui sont aussi des herméneutes[15].
[1]J’emprunte bien sûr ce terme de pop-porn à Ann C. Hall & Mardia J. Bishop (éd.), Pop-Porn: Pornography in American Culture, Westport, Praeger, 2007. Mais je pense aussi à Porn’ Pop, collection supervisée par Céline Tran, ancienne star du X plus connue sous le pseudonyme de Katsuni et qui a pour ambition d’utiliser les possibilités narratives de la bande dessinée pour parler de sexe. Il faudrait ajouter à cette courte liste le documentaire Pop Porn, réalisé par les journalistes Vincent Coquebert et Olivier Lemaire puis diffusé en 2016 sur Arte.
[2] Cf. Katie Van Syckle, « What It’s Like to Report About the Porn Industry », in New York Times, 26 mars, 2018.
[3]On sait l’importance des commissions de censure et des obscenity trials aux États-Unis sous Nixon.
[4] Didier Roth-Bettoni, « Les Années soixante-dix » in Jacques Zimmer (éd.), Le Cinéma X, Paris, La Musardine, 2012, p.68-82, p.82.
[5]Et dont on trouvait auparavant des traces, en France, dans l’œuvre peint de Clovis Trouille, proche de Dalí et de Breton (voir, par exemple, Dans le Cloître, 1952).
[6]Il y aurait, assurément, toute une étude à consacrer à la bande dessinée érotico-pornographique espagnole qui, depuis la fin de la movida madrileña, a exercé une influence déterminante sur les comics sexuels de bien d’autres pays européeens et sud-américains. Je pense notamment aux albums d’Horacio Altuna, de Jordi Bernet, de Francisco Solano López, de Boccère (alias Igor) et à ses Pequeñas viciosas (2001) – sans oublier des magazines très importants comme Wet Comix et Lolitas (lancés tous les deux en 1999).
[7]Voir Christophe Bier, Pulsions graphiques. Elvifrance 1970-1992, Paris, Cernunos, 2018.
[8] Voir Marcel Hénaff, L’Invention du corps libertin, Paris, PuF, 1978, p.236-237.
[9]Frederic Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, (1991), [trad. par Florence Nevoltry], Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-arts, 2007, p. 35.
[10]« The parody is of the very notion of an original; just as the psychoanalytic notion of gender identification is constituted by a fantasy of a fantasy, the transfiguration of an Other who is always already a “figure” in that double sense ». « La parodie est directement lié à la notion même d’original; tout comme la notion psychanalytique d’identification de genre renvoie au fantasme d’un fantasme – la transfiguration d’un Autre qui est toujours déjà une « figure » au double terme ». Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York & Londres, Routledge, 1990, p.175.
[11]La série Hannah Montana était déjà une histoire de schize, de double vie.
[12]Cf. Linda Williams (éd.), Porn Studies, Durham, Duke University Press, 2004, p.3
[13] Voir Laurence Dumoulin & Sabine Saurugger. « Les Policy transfer studies : analyse critique et perspectives » in Critique internationale, XLVIII , n°3, 2010, p. 9-24.
[14]Virginie Despentes, King Kong Theorie, Paris, Grasset, 2006, p.13.
[15]Stanley Fish, Is There a Text in This Class? The Authority of Interpretive Communities, Cambridge, Harvard University Press, 1982.
Hubier, Sébastien (2023). « Pop porn ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/pop-porn], consulté le 2024-11-21.