Sex and the City raconte les pérégrinations et confessions amoureuses de quatre amies new-yorkaises: Carrie Bradshaw, Miranda Hobbes, Samantha Jones et Charlotte York. Bien qu’il existe des analyses thématiques (Akass et McCabe 2004) et filmiques (Jermyn 2009) de la série, rien de concret ne porte sur l’imaginaire du manger et du boire, pas même le guide et la carte des restaurants, bars et clubs réels ou fictifs (Akass et McCabe 2004: 219-227) qui tiennent plus du manuel de la parfaite New-Yorkaise que de l’analyse critique. Petits-déjeuners rituels des amies au Coffee Shop, découverte des bars et restaurants «branchés» de Manhattan, pique-niques à Central Park, grignotages, repas pris sur le pouce, dîners romantiques, cocktails et réceptions huppés, fêtes d’anniversaire, baptêmes et mariages: le motif alimentaire «nourrit» les six saisons et les quatre-vingt-quatorze épisodes que compte la série.
Le «manger ensemble» a une fonction métatextuelle et métasexuelle, car les comportements et préférences alimentaires des personnages permettent de définir leur identité et les relations qu’ils entretiennent avec les autres, la sexualité et leur propre corps: la chère et la sexualité relèvent d’actes compulsifs, d’hyperphagie, de boulimie, de dépendance et d’ascèse. En outre, le manger et le boire sous-tendent un réseau de dichotomies qui relie goût et dégoût, ingestion et rejet, solide et liquide, ordre et désordre (sentimental et alimentaire), et enfin masculin et féminin.
Dans l’imaginaire de la série, ces relations sont métaphoriques de la construction et de l’évolution des identités individuelles, sexuelles et collectives, de même qu’elles (re)cartographient les rapports entre le masculin et le féminin dans la ville de New York, que l’héroïne et narratrice homodiégétique Carrie Bradshaw nous dépeint comme étant la ville du changement par excellence («New York City is all about change», S2 E9). Dans cette vision toute simmelienne (Simmel 2004: 169-199), le «manger ensemble» devient l’espace de la vacance éphémère, une parenthèse spatiotemporelle par le biais de laquelle personnages et spectateurs partagent leurs déboires pour en faire table rase ou, au contraire, les savourer ensemble.
Qu’elle soit représentée à l’écran ou hors champ, signifiée dans les répliques ou par métonymie via les arts de la table, la nourriture est un repère diégétique qui relie appétence et appétit sexuel. Outre les objets et aliments sexuellement connotés (longues poivrières, figues, hotdogs, bouteilles de champagne dont la mousse déborde du goulot, etc.), le montage est révélateur: les scènes de sexe et de repas, et inversement, s’enchaînent par le biais de fondus enchaînés et de gros plans parfois cocasses sur les bouches de personnages dégustant leur plat. Si l’association nourriture/sexualité contribue à l’humour et au rapport de connivence protagonistes/spectateurs, elle crée aussi une harmonie visuelle et thématique.
La cohérence du tissu narratif s’illustre également dans les répliques dont l’une, très significative, de Carrie: après avoir consommé l’acte sexuel avec le dénommé Mr Big, elle craint que ce dernier – qui l’emmène dîner dans un restaurant asiatique – n’ait découvert sa «faiblesse pour le sexe et la nourriture graisseuse» («Had Mr Big discovered my weakness for great sex and greasy Chinese?», S1 E6). Dans cet extrait, le lien nourriture/sexualité est évoqué sur trois plans: le montage, qui raccorde la scène d’amour et le dîner post-coïtal, la syntaxe, via le parallélisme sexe/nourriture, et la stylistique qui, grâce aux allitérations en «g» et «r» des adjectifs great et greasy, évoque le grognement de la prédatrice. La métaphore filée se poursuit avec le lien sémantique nourriture riche/appétit sexuel, le gras évoquant une sexualité goulue fondée sur le principe de plaisir. Quelques (rares) occurrences renvoient à un imaginaire génériquement stéréotypé, comme l’association féminité/aliments sucrés/mièvrerie: aveu d’amour de Carrie devant un cupcake rose (S3 E5), et dégustation de bonbons et de chocolats de la marque Baci Perugina – «baisers» en italien (S1 E4).
De manière générale toutefois, les héroïnes paraissent indépendantes et sexuellement libérées. La plupart ne savent pas cuisiner et le revendiquent: le four de Carrie fait office de placard («I use my oven for storage», S3 E3), cuisiner est pour elle un acte contre nature («an unnatural act of my own», S2 E6), et Samantha se fait livrer des hommes comme des mini-quiches («I had them delivered», S3 E10, S3 E8). Ville de tous les possibles, où l’on peut obtenir tout et à toute heure, taxis comme nourriture («a place you can get anything any time: cabs at 2am, Chinese food at 3», S3 E8), New York est aussi la ville du changement: les rôles traditionnels sont redistribués et la séduction féminine investit l’espace public, notamment les restaurants de Manhattan que la voix off de Carrie compare à des terrains de chasse pour «hordes» de New-Yorkaises en mal de mâles («Manhattan, first date, every restaurant is full of crowds of single women», S2 E3).
L’habitus alimentaire et ses variables sociologiques permettent de définir l’identité des personnages et leur rapport au corps physique (goût/dégoût) et social (confiance/méfiance). La primesautière Carrie tient plutôt de la grignoteuse qui parle la bouche pleine, mange de tout et à toute heure. Elle avoue retomber dans des «schémas familiers» («familiar patterns») en période de célibat et commander des plats à emporter au même restaurant chinois («ordering takeout food from the same greasy Chinese», S2 E14). Plus cynique et désabusée, Miranda déteste se laisser surprendre par des «plats» inconnus, comme le cookie géant sur lequel l’un de ses amants lui déclare sa flamme (S6 E12) ou l’homme-sandwich qui l’accoste dans la rue en lui lançant un «mangez-moi» racoleur (S3 E11). Aussi reste-t-elle ancrée dans une monotonie alimentaire rassurante (S3 E7) qui rappelle son désir de contrôler la relation amoureuse.
Vamp assumée et soucieuse de sa silhouette, Samantha substitue les hommes à la nourriture, déclarant qu’il est préférable de «se régaler [avec/d’eux] plus que d’espérer qu’ils comblent [des] vides» («enjoying men not expecting them to fill you up», S2 E4). Elle se lève d’ailleurs en pleine nuit pour aller chercher un homme plutôt que le Big Mac tant désiré (S4 E2). Parangon de la housewife, Charlotte est obsédée par le mariage et la maternité, et elle est dans le don plutôt que l’ingestion: elle cuisine des muffins pour réconforter son frère tout juste sorti d’une relation chaotique, offre un panier garni à Samantha pour s’excuser de l’avoir insultée (S2 E15) et prépare un repas de Shabbat dans les règles de l’art suite à sa conversion au judaïsme (S6 E4). L’équilibre alimentaire est cependant mis à mal en période de désert sexuel et de troubles affectifs: Miranda engloutit un gâteau au chocolat (S4 E4), Carrie rend son repas (S2 E17) et Samantha a besoin de «boire outrancièrement» («drink heavily», S2 E7).
Si le «manger ensemble» a une valeur référentielle et contribue à l’américanité de la série et à l’«effet de réel» (Barthes 1968: 84-89), les convives, lieux et choix culinaires sont autant de marqueurs de «territoires du moi», avec leurs «réserves» et leurs «modes de violation» (Goffman 1973: 43-72). La chère est un prélude à la chair et les tours de table délient les langues, mais la nourriture est aussi un moyen de juger l’autre, de l’éconduire ou de s’en détourner, et de repousser l’évidence.
Ainsi, Carrie ouvre le réfrigérateur d’un inconnu avec qui elle a passé la nuit afin de savoir «ce que le type mang[e], écout[e], et fréquent[e]» («To see what the guy ate, listened to, dated», S2 E3), passe commande pour détourner la conversation lorsque celle-ci porte sur Mr Big (S3 E3, S3 E9), et Charlotte doute de l’hétérosexualité de l’un de ses amants, arguant que celui-ci est chef pâtissier, excellent cuisinier, et qu’il est féru de Martha Stewart et de sa rubrique culinaire (S2 E11). Charlotte se fait même exclure d’un groupe de lesbiennes sous prétexte qu’elle ne mange pas «de ce plat-là» («If you’re not gonna eat pussy», S2 E6). Lieux carrefours, cuisines et restaurants sont enfin des espaces de convivialité et de conflit où l’on se jette la nourriture à la figure (S2 E12) et où Carrie, préférant déguster du veau avec Mr Big, pose un lapin à Miranda. Et celle-ci de lancer un «bon veau!» à son amie («Enjoy your veal!», S2 E8) avant de lui raccrocher au nez.
«Système de caste», pour citer le titre de l’un des épisodes (S2 E10), espace transitionnel et cathartique, le «manger ensemble» est un prétexte qui sert à exposer la sexualité et à la mettre à distance. Sex and the City est donc une série hybride, au carrefour du genre, dans laquelle les hommes n’ont pas peur de se mettre aux fourneaux et les femmes, de satisfaire leurs appétits et de les partager avec les spectateurs, pour leur plus grand plaisir.
Akass K. et J. McCabe, dirigé par, Reading Sex and the City, I. B. Tauris, New York 2004.
Barthes, R., «L’effet de réel», Communications, n. 11, 1968: 84-89.
Goffman E. (1963), Behavior in Public Places, [La mise en scène de la vie quotidienne 2, Les relations en public, traduit de l’anglais par A. Kihm, Les Editions de Minuit, Paris 1973: 43-72].
Jermyn D., Sex and the City, Wayne State University Press, Detroit, 2009.
Simmel G. (1989), «La ville», Philosophie de la modernité: la femme, la ville, l’individualisme, traduit de l’allemand par Jean-Louis Veillard-Baron, Payot & Rivages, Paris 2004: 169-199.
Site officiel de la série: http://www.hbo.com/sex-and-the-city/index.html (voir en particulier la rubrique «Guide to New York City»)
Chazalon, Elodie (2013). « Plaisirs de la chair et de la chère ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/plaisirs-de-la-chair-et-de-la-chere-detours-de-table-dans-sex-and-the-city], consulté le 2024-12-21.