Elle «était une frêle adolescente de dix-neuf ans; elle avait des cheveux clairs et soyeux, et une petite bouche pulpeuse. Ses yeux gris, traversés d’une ombre verte, ne manquaient jamais, lorsqu’elle parlait à quelqu’un, de regarder en l’air, la faisant ressembler à une petite madone perverse.»1 C’est en ces termes que Joyce évoque Polly Mooney, l’héroïne de «La Pension de famille», nouvelle écrite en 1905 et publiée, considérablement remaniée, en 1914, dans Dublinois. Cette manière de fable irlandaise est aussi simple que l’écriture en est lapidaire: Mrs Mooney, la mère de Polly et la tenancière de la pension de famille où vit Mr Doran, le contraint à demander sa fille en mariage, après que celle-ci a mis en branle tous les ressorts de la séduction et l’a, enfin, possédé. C’est avec le sentiment d’avoir été dupé que Doran, réapparaissant, cocu, dans Ulysse (1922)2, se souvient des «premières caresses que, fortuitement, sa robe, son souffle, ses doigts lui avaient données» et qu’il se remémore comment «une nuit, tard, alors qu’il se déshabillait pour aller au lit, elle avait frappé à sa porte, timidement»: «elle voulait rallumer sa bougie, éteinte par un courant d’air, à la sienne. C’était son jour de bain. Elle portait ouvert un peignoir flottant de flanelle imprimée. Son pied cambré, blanc, brillait dans l’entrebâillement de ses pantoufles fourrées et sous sa peau parfumée son sang chaud rayonnait». Tout est mis en œuvre pour que le lecteur comprenne que Doran, décidément, n’est «pas complètement responsable de ce qui lui est arrivé»3. Fidèle à son projet de mettre en place de nouveaux types littéraires, Joyce, après avoir imaginé les parangons du prêtre dégénérescent («Les Sœurs»), du politicien ahuri («Dans la salle du comité») ou de la beauté pensive et gauche («Eveline»), s’attache ici à la représentation de la jeune fille funeste. Celle-ci est très clairement figurée: sa puissance vipérine tient à son charme canaille, à sa jeunesse, à sa vigueur, à ses attitudes libertines, à une innocence bouleversante– quoique, comme celle de la Sonia de L’Exploit (1932) de Nabokov4, probablement feinte–, à ses poses corruptrices, à son penchant prononcé pour le marivaudage, à une douce manière de dire à mi-voix (W. Gombrowicz, Ferdydurke, p.170/254) des chansons caressantes: «I’m a naughty girl. You needn’t sham: You know I am» 5. Ces attributs –auxquels il faut ajouter une certaine habileté à dévoiler «ses jambes de jeune fille» en portant de «courtes robes de baby» 6– apparaissent comme autant d’invariants d’un motif qu’il sera possible de définir peu à peu comme un mythe, étant entendu que toute structure mythique se fonde sur le langage et le sens communs pour transmettre au lecteur des valeurs parasitaires présentées comme spontanées et inéluctables et, en même temps, que «l’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction» fn]C. Lévi-Strauss, «La Structure des mythes» in Anthropologie structurale, Paris, Grasset, 1958, p.254. sociale, narrative, historique ou subjective. Ces contradictions, ces tensions, réapparaissent au cœur du personnage masculin que séduit l’adolescente libidineuse et qui, lui aussi, se définit par quelques grands traits de caractère. Ceux-ci le déterminent conjointement comme un jouet et comme le parfait envers de la nymphette, déterminé qu’il est par une apparente indifférence, une formidable inertie, la grande solitude qui l’habite, une «angoissante dépression», «une grande culpabilité» 7, la sensation d’avoir manqué à tous ses devoirs, la peur d’être raillé, d’être évincé de la belle société, de voir sa carrière brisée et sa réputation à jamais ternie –même si, comme le note le Raoul de Gabriel Matzneff, il est distrayant d’«être haï par les cons, jalousé par les aigris, exclu par les hypocrites» (G. Matzneff, Mamma li Turchi, p.105), et même si «déconcerter les imbéciles est un des plus grands plaisirs simples que puisse s’offrir un homme d’esprit» 8. Ainsi, Ramiro Bernárdez, le héros de Luna caliente qui entretient une relation secrète avec une jolie fille de treize ans, n’est pas tant heurté d’être l’assassin du père de cette dernière qu’épouvanté à l’idée d’être «rejeté par les autres, par sa famille, ses amis» qui jusqu’alors l’aimaient «avec une affection intacte et cette espèce d’admiration que provoque, chez les provinciaux, l’enfant du pays qui a parcouru le monde» (M. Giardinelli, Luna Caliente, p.25/24). Le voilà «fini, abattu en pleine ascension sociale». Tous ses projets sont ruinés: «son intégration à l’université, sa probable nomination de fonctionnaire du gouvernement, de juge, de ministre» (ibid. p.89/84). À cause d’une «gamine» adorable, en «jeans serrés et en petit tee-shirt vert à manches courtes, moulant ses formes encore naissantes […] les mains croisées sur son pubis et le regard languissant» (ibid. p.111-112/106), il voit «tous ses rêves se bris[er]» (ibid. p.84). A cause «d’une fillette espiègle» –il est vrai très «belle dans sa jupe en toile de jean et sa chemise écossaise déboutonnée entre ses seins» (ibid. p.122/115)– il doit désormais affronter le «scandale», «la mise au ban de la société par des médiocres et des mesquins qui le maudiraient tant qu’il ferait la une des journaux, puis l’oublieraient et parleraient d’autre chose» (ibid. p.141/133). Ses amours coupables vont faire de lui, selon l’expression de Gabriel Matzneff, «un lépreux auquel il ne manque que la crécelle» (Mamma li Turchi, p.103).
Ce personnage masculin, devenu une simple proie, un homme-objet, ne peut être décrit que comme un héros tragique et dérisoire. En effet, c’est bien d’abord la faute qui le caractérise: si Doran ou Humbert Humbert excitent la pitié et la sympathie du lecteur, c’est qu’ils sont dans l’erreur et portent en eux cette harmatia qui cause leur malheur, les entraîne irrémédiablement à la catastrophe et provoque la colère de ces dieux modernes que représentent, entre autres, la famille, la police ou la presse. Non seulement la passion amoureuse y est traitée à la fois comme souffrance et comme sacrifice, mais le personnage qui y succombe est également en butte à des forces qui, parce qu’elles lui échappent, le poussent à commettre des actes irréparables dont les conséquences le dépassent. Ces forces sont naturellement fort diverses au fil de l’histoire littéraire et peuvent renvoyer tour à tour à la fatalité, à la loi morale ou à des troubles inconscients. Il n’en demeure pas moins que le récit d’amour pour la petite libertine est invariablement fondé sur un principe tragique, au sens où toutes ces notions, en dépit de leurs différences, introduisent toujours la transcendance d’un idéal impérieux – idéal que représente précisément la petite madone dépravée et qui explique l’affirmation provocante du Dulaurier de Gabriel Matzneff selon lequel «il y a plus de théologie dans les seins d’une jolie fille que dans toute l’œuvre de Teilhard de Chardin» (Nous n’irons plus au Luxembourg, p.130-131). La nymphette à «la peau tendre, tiède, veloutée, odorante» (ibid. p.131) est en effet paradoxalement liée à la fois au profane et au sacré, ces deux univers dont Bataille a naguère montré qu’ils sont plus complémentaires qu’antinomiques. Ce rapprochement de l’érotisme, du sacré et du profane est au reste bien souvent signifié en littérature, notamment par les discours mêmes qui sont prêtés aux personnages –la comtesse Martin du Lys rouge (1894) d’Anatole France convenait ainsi ne pas être «assez savante pour admirer Giotto et son école», mais s’avouait frappée par «la sensualité de cet art du XVe siècle, qu’on dit chrétien». Elle n’avait jamais «vu de piété et de pureté que dans les images, pourtant bien jolies, de Fra Angelico». Pour «le reste, ces figures de vierges et d’anges sont voluptueuses, caressantes, et parfois d’une ingénuité perverse»9. Mais on retrouve cette confusion à travers un certain nombre de types dont la jeune religieuse impudique et lascive est sans doute le plus connu. L’analyse de ce motif, extrêmement fréquent de L’Amour apostat (1739) d’Augustin Delmas à La Religieuse (1796) de Diderot, de Vénus dans le cloître (1672) à La Confirmation (1969) de Gianni Segré, conduit à penser, dans une perspective anthropologique, que la petite madone perverse est, dans la sphère actancielle, le lien qui unit le désir à cette transgression «form[ant] avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale» 10.
Ce lien indissoluble au sacré et à l’idéal engendre au moins deux conséquences directes. D’une part, il explique que le désordre induit par l’apparition de la jeune séductrice dans l’existence du personnage masculin semble à ce dernier à la fois supérieur et intérieur. Supérieur, en ce que les agissements et la scélératesse de l’enjôleuse lui paraissent improbables de complexité: la métamorphose qui s’opère en lui tend à le nier en tant que sujet, à le réduire à l’état de choses –le narrateur, hétérodiégétique, choisissant alors sciemment de fournir au lecteur le moins de renseignements possibles sur la psychologie et les mobiles d’un personnage réifié tant par les structures sociales que par son désir. Lorsque, a contrario, les troubles du personnage procèdent de ses propres pensées, de la conscience exacerbée qu’il a de lui-même, ce sont généralement le soliloque et le monologue intérieur qui l’emportent –la dimension tragique qui fonde la relation extravagante du héros adulte à la nymphette, cette très jeune fille au physique attirant, aux manières aguicheuses et à l’air faussement candide, justifie alors l’importance qu’acquiert la thématique du délire dans les récits. Mais, l’art du roman étant essentiellement ludique, il importe de noter que les écrivains n’ont pas manqué de jouer de ces deux modes: dans Lolita, Nabokov adopte une manière de monologue remémoratif dans lequel Humbert Humbert, devant la cour, quoique surtout menacé par les principes relevant d’une pureté morale rigoureuse, «essaie d’analyser [s]es désirs secrets, [s]es mobiles, [s]es actes», «succomb[ant] aussitôt à une sorte de rêverie rétrospective où mille hypothèses s’offrent à [s]a raison, où chaque voie proposée se coupe et se recoupe sans fin dans l’affolant labyrinthe de [s]on passé» (Lolita, p.13-14/23). Reprenant l’idée, issue de Kant, de Poe et d’Aubrey Beardsley, que l’expérience esthétique est une contemplation désintéressée de l’œuvre d’art et que celle-ci ne vaut que par sa perfection formelle et ne dépend nullement de valeurs utilitaires et sociales, Nabokov dénie à la fiction tout objectif moral: la littérature ne se juge pour lui, comme pour Oscar Wilde, qu’en termes d’esthétique (ibid. p.313/499) 11. Dans cette perspective, il était intéressant de mettre en scène un personnage réclamant l’indulgence d’un jury auquel le lecteur s’identifie au moins partiellement, refusant la responsabilité de ses actes en jetant les bases d’une philosophie du destin, minimisant son libre arbitre et affirmant qu’aucun châtiment – fût-ce la prison – ne lui infligera jamais une douleur aussi vive que la perte de Lo. Lolita ne serait rien d’autre qu’une fiction dont l’enjeu est de conduire le lecteur à une extase esthétique, laquelle ne peut advenir qu’à la condition que le texte nie et entrave toute lecture édifiante – type de lecture précisément écarté dès la préface. En effet, dissimulé derrière le personnage de John Ray, Nabokov y rejette l’interprétation éthique de son roman. Usant de toutes les ressources de l’antiphrase, il indique ainsi que Lolita n’est pas «un récit dramatique qui tend sans relâche vers une véritable apothéose morale», et que ce n’est en aucun cas le «rejaillissement moral du livre […] qui retiendra l’attention du lecteur sérieux». Pour lui, Lolita n’est nullement un apologue qui enseignerait au lecteur les dangers encourus à poser le regard et les mains sur les corps des jeunes filles. L’assertion de John Ray est naturellement ironique selon laquelle «à travers cette poignante expérience personnelle transparaît une leçon universelle; cette enfant réfractaire, cette mère égoïste et cet obsédé pantelant ne sont pas seulement les personnages hauts en couleur d’un drame exceptionnel: ils nous mettent en garde contre de périlleuses tendances, ils nous montrent du doigt d’horribles déchéances» (ibid. p.6-7/9-11). Rappelons d’ailleurs que peu après la première parution du livre, Nabokov l’affirmait haut et clair: «Lolita ne contient aucune leçon morale» (ibid. p.313/499). A l’inverse des choix narratifs de Nabokov – et bien que David Kepesh, jadis hanté par les jeunes filles «en jupe courte plissée blanche et en gros sweater blanc» 12, se trouve transformé en glande mammaire et que l’ensemble du récit apparaisse comme une démarque de La Métamorphose (1912) de Kafka13 –le lecteur du Sein (1972) attend une narration omnisciente, mieux à même, sans nul doute, de souligner la dimension grotesque et métaphysique de cette transmutation qui «n’est pas plus une tragédie qu’une farce»14. Pourtant, le choix de Philip Roth s’est porté sur le soliloque, ce qui place au premier plan la recherche des causes de la métamorphose et les interrogations identitaires du narrateur-personnage.
Néanmoins, au contraire de ce que pourraient laisser supposer de tels exemples, la dimension tragique des récits de séduction de l’adulte par la nymphette ne doit pas être considérée comme l’apanage d’une modernité s’attachant à l’absurdité et au développement d’une culpabilité supposée sans faute. Il convient de se souvenir que cette situation tragique –étroitement liée à la question de l’expiation, à l’éclatement du sujet, à la dégradation de l’héroïsme en marginalité, à la quête herméneutique du personnage principal qui rêve toujours de déchiffrer le monde et de résoudre l’énigme du désir féminin– était déjà au cœur de nombreux romans du XVIIIe siècle, ce dont Manon Lescaut (1731) est un exemple éclairant. Au contraire de ce que voudrait y faire accroire, par vengeance, le vieux G… M…, au contraire de ce que pourraient laisser penser au lecteur érudit son enfermement à la Salpêtrière et sa déportation en Louisiane, et au contraire, enfin, de l’affirmation de Montesquieu, Manon en effet n’est en rien une «catin»: elle est simplement une jeune fille de seize ans à peine, adroite et avisée, dont les «charmes surpassent tout ce qu’on peut décrire» 15 et qui, se rêvant omnipotente, érige le principe de plaisir en valeur cardinale. Joueuse, impudique, émancipée, elle est une hypocrite réduisant la vie de ceux qui l’aiment à une tragédie16. Tragique, le roman de l’abbé Prévost l’est d’abord en ce qu’il se présente comme un conflit entre l’honneur, la raison et la passion, ce que résume du reste à merveille le père du Chevalier gourmandant son fils après l’avoir fait enlever par des laquais17. Tragique, il l’est également du fait que cette noble et inexorable passion elle-même relève du registre du sublime et induit le développement des thèmes et motifs du sacrifice, de l’abnégation et de l’héroïsme, au sens où celui-ci est dépassement de la peur, de la faim, de la souffrance et de la crainte de la mort. Cette sublimité s’exprime dans l’éloquence même de Des Grieux, dans son récit propre «à élever et à ravir l’âme» –ravissement qui «provient de la grandeur de la pensée, de la noblesse du sentiment, de la magnificence des paroles ou du tour harmonieux, vif et animé de l’expression» 18. Il convient de noter, en effet, que les discours de Des Grieux ne sauraient être réduits au vocabulaire dont usent habituellement les amants littéraires outragés, ni même aux hyperboles de la passion déçue. Certes, Manon est tour à tour «coquine et perfide», «ingrate», «infidèle», «inconstante», «volage et cruelle»; et Des Grieux, sous le coup du «cruel outrage» qui lui est fait, affirme, à maintes reprises, avoir «le cœur mortellement affligé» et accuse les «revers funestes» de la Fortune. Néanmoins, ces discours sont aussi empreints de simplicité, de mesure, d’harmonie, comme si au contraire de Humbert, Des Grieux, emblème de l’artiste classique, savait parfaitement –le temps ayant heureusement passé depuis ses désenchantements –discipliner sa fureur et ses dérèglements. Le discours se fait alors élégiaque et insiste sur la douceur de Manon, sur sa candide cruauté mâtinée de complaisance. A cet égard, l’ambiguïté tonale des propos de Des Grieux ne fait que souligner l’importance de la duplicité, thème central du roman, qui certes affecte Lescaut et M. de G… M…, mais est, naturellement, d’abord celle de Manon (avant d’être celle de Lo ou d’Araceli).
La critique l’a souvent remarqué, le roman de l’Abbé Prévost ne donne pourtant de Manon qu’un portrait évanescent et bien peu détaillé. Des Grieux insiste sur l’étrangeté qui émane d’un personnage «dont l’air et la figure [sont] si peu conformes à sa condition» qu’il semble un «enchantement», l’épiphanie «de l’Amour même». Elle apparaît comme un être magique qui, par son apparence et la séduction qu’elle exerce, nie les classes sociales, ce qui est peut-être bien la première et la plus grave des fautes qu’elle commet. Énigmatique, elle envoûte aussi bien la vieille femme de Pacy que les hôtes de l’auberge de Saint-Denis, Synnelet que le jeune G… M…, Renoncour que Des Grieux. Son caractère mystérieux, constituant l’essentiel de son charme, se trouve renforcé par les nombreuses contradictions de son tempérament. En effet, adorable et diabolique, elle conjugue lascivité et innocence, tromperie et loyauté: «elle est légère et imprudente, mais elle est droite et sincère». Certes, elle est une créature de luxe, sensuelle, amorale, élégante, «occupée par le plaisir»19. Mais elle est également sensible, franche et semble parfois authentiquement amoureuse. Au gré de ses propres humeurs, Des Grieux s’insurge: ses déclarations passionnées ne sont qu’une «horrible dissimulation» 20, elle n’est, «volage» 21, qu’une fraîche gourgandine pour laquelle «c’est une sotte vertu que la fidélité» 22. Mais à peine son désir est-il revenu qu’il clame à qui veut l’entendre que dans sa candeur, «elle pèche sans malice» –équivoque qui n’est pas dénuée d’attraits.
C’est cette ambiguïté commune à toutes les petites madones perverses qui détermine les séquences principales des récits qui rapportent leurs aventures –mythèmes qui, le plus souvent, sont à leur tour, contradictoires entre eux. Ces jolies demoiselles faussement inexpérimentées, ces «jeunes vierges», ces «ingénues libertines», selon l’expression que Colette vulgarisera en 1908, ces «créatures élues» qui, comme Lolita, «révèlent à certains voyageurs ensorcelés, qui comptent le double ou le quintuple de leur âge, leur nature véritable – non pas humaine, mais nymphique, c’est-à-dire démoniaque» (Lolita, p.16/26), abondaient déjà, nous l’avons signalé, dans le roman européen des Lumières. A Manon Lescaut dont il vient d’être question, il faudrait évidemment ajouter, entre autres, la «petite» et «attachante» Cécile de Volanges des Liaisons dangereuses (1782) en laquelle Baudelaire voyait le «type parfait de la détestable jeune fille naïve», «stupide», «tout près de l’ordure originelle» 23, indiquant au passage que la jeune fille est «une petite sotte et une petite salope […] la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation»: il y a en elle «toute l’abjection du voyou et du collégien»24, elle est un «épouvantail», un «monstre», l’«assassin de l’art». Sans oublier cette «aimable enfant» qu’est la Laure du Rideau levé (1788) de Mirabeau, «favorisée de la nature», «sortie des mains de l’Amour», «une figure régulière et prévenante», «des grâces, des formes bien prises et dégagées, la taille noble et svelte», «beaucoup d’éclat et de blancheur»25. On se souvient, de ses aînées sadiennes, Augustine, «quinze ans, minois fin et éveillé», Fanny, «quatorze ans, l’air doux et tendre», Zelmire «quinze ans, l’air noble et l’âme très sensible» et Hébé, «l’air très libertin et les yeux charmants»26. Quant à Justine, cette parodie des jeunes héroïnes vertueuses de Florian, elle est non seulement «d’un caractère sombre et mélancolique», mais également «douée d’une tendresse, d’une sensibilité surprenantes», d’«une ingénuité», d’«une candeur» troublantes27. Mais ces demoiselles à la «taille de nymphe» 28 et qu’aucune expression «dans le monde» ne peut peindre29 ne sont pas le propre de l’aménité française. Il faut leur adjoindre des personnages comme La Belle Andalouse (1528) de Francesco Delicado30 ou comme Fanny Hill, l’héroïne anglaise des Mémoires d’une femme de volupté (1748-1749) de John Cleland31. Ce Bildungsroman épistolaire –qui est une manière d’adaptation littéraire de la célèbre série de gravures de Hogarth, La Carrière d’une prostituée (1732) 32 –entrelace légendes et philosophie des Lumières, parodies de Moll Flanders (1722) et critiques de Pamela (1740) de Richardson. Directement inspiré des doctrines philosophiques de La Mettrie et des hypothèses pédagogiques de John Locke, il place le plaisir et l’expérience au premier plan. Pour ce faire, il suit les méandres du désir adolescent, indique la nécessité d’accorder l’esprit, le cœur et le corps et érige conjointement les fondements de la conception actuelle de la sexualité et du roman moderne. L’hypothèse suivante, dont il nous faudra mesurer la pertinence tout au long de cette étude, se doit alors d’être posée: par l’âge et la position sociale de son héroïne, le roman construit autour de la petite madone perverse, conjoignant une éducation sentimentale et une initiation sexuelle, s’apparente toujours, peu ou prou, au grand modèle occidental du Bildungsroman – tout en satisfaisant aux exigences picaresques. Il peut toutefois sembler étonnant que cette formation –tantôt douce, tantôt laborieuse, mais toujours bouleversée et durative– coexiste avec une rhétorique du portrait précisément codifiée et absolument immuable. Julie, la nièce du narrateur du Libertin de qualité (1787) de Mirabeau, en résume les grands traits: une «jeune personne» en «négligé modeste», d’une «simplicité naïve», avec «des charmes qui n’attendent pour éclore que les hommages de l’amour», «d’un gauche inconcevable», mais débordant de «détails délicieux». De même, Fanny, jeune fille d’à peine quinze ans, correspond, de son propre aveu, aux «critères de beauté qui sont le plus universellement reconnus»: une «silhouette parfaitement droite, une taille mince», une «resplendissante chevelure cuivrée, aussi douce que la soie et ruisselant dans [s]on cou», une «peau lisse et pâle», un «teint incarnat», une «fossette au menton», «de petites dents blanches», «une poitrine naissante et fine» promettant «pour bientôt des seins ronds et fermes», «des yeux aussi noirs qu’il est possible d’en imaginer et plus languissants que brillants, sauf en quelques occasions» «où ils semblent jeter des flammes» 33. Curieusement, même des auteurs aussi inventifs que Nabokov et Bryce-Echenique reprendront ces motifs lorsqu’ils évoqueront, deux siècles plus tard, Annabelle Leigh, Monique, Lolita Haze ou Claire, la «jeune fille» «éternellement vêtue de noir, toujours avec le même pantalon de velours et le même pull de laine fine»34.
Il faudra bien entendu revenir longuement sur cette rhétorique du portrait, dont les éléments, mobiles et plastiques, peuvent au reste être disséminés sur plusieurs personnages. Notons simplement pour l’heure qu’elle est à l’origine d’une passion présentée comme dévastatrice, toute spirituelle ou parfaitement impure –traits que l’on retrouve jusqu’à nos jours dans l’évocation des doctes innocentes qui font se damner tous les hommes qui ont le malheur de croiser leur route. Celles-ci sont d’abord rapprochées d’anciennes figures mythiques avant que de devenir, en elles-mêmes, un mythe moderne directement associé à l’essor de la société de consommation et à l’irruption de la culture de masse. C’est pourquoi elles sont si étroitement liées aux caractéristiques et aux grandes oppositions fondatrices de cette dernière: la joie, le plaisir, la gratuité contre l’utilitarisme, la spontanéité contre l’obligation, la sensibilité contre la rationalité formelle, l’actualité contre la mémoire et la pensée de l’avenir, une manière de créativité stéréotypée s’opposant prétendument à l’ordre établi. Ces dichotomies règlent les antagonismes actanciels des personnages gravitant autour de la jeune séductrice et du personnage masculin qui en est entiché et qui est, bien plus qu’elle, déterminé par les obligations familiales, religieuses et professionnelles. Ce conflit se fonde sur le principe, au reste parfaitement idéologique, selon lequel le modèle imposé par la société de consommation exige des jeunes filles la quête complaisante du plaisir –sollicitude narcissique qui les engage à se gratifier elles-mêmes afin de mieux exister non comme sujet, mais comme simples objets de compétition35. Deux préceptes parcourent alors les œuvres: d’abord, la petite madone perverse cherche à se plaire pour mieux plaire. Ensuite, elle n’a pas de représentation, elle est les représentations que l’idéologie lui prescrit –et cela ne compte pas pour rien dans la fascination qu’elle exerce. Il est significatif à cet égard qu’elle soit au centre de ce double processus d’identification et de projection qui est le rouage majeur de la société massmédiatique de consommation36: d’une part, absolument perméable aux idéologies dominantes, elle absorbe tout ce qui est smart, ce qui est en vogue; en foi de quoi une grande partie de son charme est très souvent rattachée par les personnages et les narrateurs à une certaine congruence, obtuse, à la mode. L’évocation dans Ulysse de Gerty MacDowell –l’onomastique indiquant combien elle sait y faire!– est traversée par les lieux communs que les magazines féminins et les romans sentimentaux ont érigés en valeurs– magazines dans lesquels elle a appris les mille tours dont elle use pour séduire Bloom qui, pris sous le charme, ne peut détourner ni son regard, ni son désir. De même, les caprices sentimentaux de Lolita proviennent directement des livres de sa mère, ses désirs sont ceux des magazines féminins dont les héroïnes, comme elle, rêvassent à de belles toilettes, à de merveilleux ice-creams, à des héros hollywoodiens, à des amours en cinémascope. D’autre part, elle expulse vers le monde, et en particulier vers le barbon abattu qui la chérit, ses aspirations et ses obsessions. Elle vit ainsi dans un royaume magique dans lequel le subjectif et l’objectif, l’illusion et la réalité forment une ronde incessante où la raison peu à peu s’efface, laissant la place à une folie plus ou moins douce, à une aliénation plus ou moins poignante.
Agrégat de fables anciennes et modernes, la petite madone perverse devient bientôt un mythe autonome susceptible de se réaliser dans le cadre, soit de la culture savante, soit de la culture de masse. Schématiquement: d’un côté la Gerty de Joyce, de l’autre les chansons désormais célèbres de Serge Gainsbourg, en particulier celles qui, dans l’album Melody Nelson, sont directement issues du poème «Wanted» de Humbert Humbert que le chanteur avait proposé à Nabokov de mettre en musique au moment où Kubrick réalisait Lolita (1962)37. D’un côté, les jeunes filles en fleurs de Proust, ce «flot de matière ductile pétrie à tout moment par l’impression passagère qui les domine»38, de l’autre celles que les journalistes anglo-américains ont désormais coutume de désigner sous le nom de media Lolitas. Certes, celles-ci –parmi lesquelles se côtoient pêle-mêle chanteuses, mannequins, lycéennes et étudiantes posant nues, sur l’Internet et en direct –intéressent bien davantage la sociologie que la critique littéraire, même pénétrée qu’elle est aujourd’hui de «physique sociale». Il n’en demeure pas moins remarquable que ces préadolescentes extraordinairement sexuées aient systématiquement fait, depuis une quinzaine d’années, la une des magazines de divertissement où elles ont, peu à peu, détrôné les vedettes scandaleuses et les mannequins milliardaires. Et si Greta Garbo, Ava Gardner, Louise Brooks ou Vivian Leigh pouvaient naguère apparaître comme autant d’avatars modernes du mythe littéraire de la femme fatale, Taylor Momsen, Vanessa Hudgens ou Lindsay Lohan s’inscrivent dans le sillage des Cassandre, Fanny et autres pensionnaires verlainiennes dont elles ne sont finalement qu’un précipité dans une culture de masse réglée par le «passage de la stabilité à l’instabilité», par la «transformation des complémentarités en oppositions et en antagonismes», par l’irruption dans la vie quotidienne «de déviances qui se transforment rapidement en tendances», par «la promotion des valeurs juvéniles [et] des valeurs féminines», par «la promotion de la libidinalité et du principe de plaisir»39. L’irruption de ces jeunes filles dans la société contemporaine est si massive que les sociologues italiens ont imaginé le terme de lolitismo pour décrire l’invasion de la culture populaire par la mode et les valeurs des jeunes adolescentes. Parallèlement, au Japon a dû être forgée l’expression de lolikon (abréviation, à la fois, de manière significative, de lolita complex et de lolita consciousness) afin de rendre compte de l’obsession pour la féminité à peine pubère qui peu à peu s’est imposée dans la culture de masse nippone –avant de gagner progressivement l’Amérique du Nord, puis l’Europe, en dépit des différentes censures intervenant à l’importation. C’est ainsi que, depuis les années 1980, s’est abondamment développé le genre du hentaï, variante érotique ou pornographique des dessins animés et des mangas qui en sont issus, jusqu’alors destinés en priorité aux enfants. Candides (Sakura Diaries) ou violentes (La Blue Girl), ces productions se fondent invariablement sur les tabous de la sexualité adolescente: obnubilées par leur propension fétichiste pour les potaches en uniforme40, elles mettent invariablement en scène des lycéennes prétendument en dessous de l’âge légal de la majorité sexuelle. Prétendument, car les lois américaines et européennes sur la pornographie obligent producteurs et éditeurs à indiquer explicitement dans les génériques et sur les couvertures que ces élèves –qui pourtant semblent n’avoir guère redoublé– ont bien l’âge de faire ce qu’elles font. L’incessante répétition de la curieuse mention «barely legal» prête elle-même à sourire, d’autant qu’elle dissone avec la reprise continuelle des lieux les plus éculés de l’érotisme et du merveilleux.
N’en demeure pas moins que le plus souvent, le personnage littéraire de la petite madone perverse reprend les éléments du culte hygiénique, diététique et thérapeutique que les sociétés modernes et postmodernes vouent à la jeunesse, à la mode, à l’élégance, au plaisir, aux soins du corps –culte qui dissimule mal le «caractère anal» sur lequel se fondent lesdites sociétés41 et dont Lacan, dès 1972, a analysé les ressorts discursifs42. Le rapport au corps, devenu progressivement objet de salut, est à l’image des relations sociales dominant la société capitaliste, ce «grand agent de libidinisation moderne» 43 fondé sur le négoce et la contrainte, la manie de la persécution et la névrose, l’investissement narcissique et la religion du spectaculaire qui lui est ipso facto liée. Ces tensions et ces conflits ne laissent pas de réapparaître dans les romans de la jeune séductrice qui indiquent toujours, plus ou moins obliquement, une profonde désunion dans la manière dont la nymphette perçoit son propre corps à la fois comme capital, comme simple objet de consommation, et comme base d’un double investissement, économique et psychique. La forme même du Bildungsroman se trouve profondément bouleversée par ces nouveaux clivages, car à l’inverse de ce que les romans de l’époque des Lumières ou des différents romantismes mettaient en avant, il ne s’agit plus toujours pour la jeune fille –tant s’en faut– d’apprendre à connaître son corps pour le mieux maîtriser et mieux en jouir. A contrario, selon une logique toute fétichiste, aliénante et pathologique, il lui faut le transformer en spectacle, en un objet toujours plus lisse, plus parfait, plus désirable, mais aussi plus fonctionnel. Dans cette perspective, ouverte par Baudrillard, il semble bien que les romans construits autour de l’adolescente affriolante, en dépit de leurs différences, servent toujours une critique radicale du mode que revêt, dans la société capitaliste, l’investissement narcissique. Celui-ci, présenté comme un moyen de libération et d’accomplissement de soi, ne serait en réalité qu’un investissement fondé sur la concurrence et l’économie. Il ne s’agit désormais plus tant, comme chez Cleland, Mirabeau ou Sophie Cottin, d’éprouver son corps, d’expérimenter les lois naturelles ou de suivre les phases complexes d’une initiation au plaisir que de faire fructifier son bien en fonction des codes et des normes de la société de production et de consommation dirigées. Décrit au XVIIIe et au XIXe siècles comme un formidable instrument de jouissance, le jeune corps qui s’éveille à la sensualité et à l’amour devient au fil du XXe siècle un patrimoine qu’il faut administrer d’une main de fer, un pur signifiant de statut social. Comme si la séduction était simple synonyme de prestige, et la beauté de chic, le corps est décrit comme le produit d’un travail aliénant, d’un constant investissement –la sollicitude et la complaisance que consacre la jeune héroïne à s’occuper d’elle-même et de son image conduisant à renforcer les obsessions paranoïaques du «vilain crapoussin» 44 qui l’adore. Ce que ces romans indiquent alors, c’est comment la beauté a pu progressivement s’ériger en signe d’élection, de salut, comment elle est devenue au corps féminin ce que la réussite est aux affaires, comment les «valeurs d’usage» du corps se sont trouvées réduites à une simple «valeur d’échange». Bridget Jones –qui n’est certes plus une toute jeune fille, mais se perçoit absolument comme une adolescente– est obnubilée autant par son poids que par son désir de rester fraîche à jamais, par sa soif d’être à la mode et de plaire toujours. Elle délaisse ensemble tous les plaisirs et, négligeant le fameux adage moliéresque selon lequel il faut manger pour vivre, elle oublie cette évidence que déjeuner, dîner et souper sont des actions vitales, que les aliments ne peuvent pas être décrits uniquement en termes de calories, d’amplification pondérale ou d’amaigrissement: son corps n’existe plus, à ses yeux, que pour être marié, en vogue et dépendant45.
Néanmoins, contrairement à ce que pourraient laisser croire les nombreux procès qui, de longtemps, ont frappé les romans de la petite madone perverse, le corps de celle-ci, si jeune et si joli soit-il, n’est pas seulement présenté comme matériellement désirable. Il est avant tout une abstraction où se mêlent la mode et l’érotisme. Fascinant le personnage masculin, et en apparence fascinée par lui, la lolita manifeste le désir et signifie son empêchement, voire son interdiction. Comme la femme fatale de la Décadence, elle est une jeune Méduse, une fillette corruptrice et adorable dont les yeux éblouissants sont cernés autant par d’absurdes fards bon marché que par les exténuations de «voluptueux câlins» (Mamma li Turchi, p.40). Nulle surprise dès lors qu’elle soit entourée d’objets, de produits, de babioles, d’accessoires frivoles, ni qu’elle soit placée sous le signe de la sophistication (Ferdydurke, p.150 sqq./224 sqq.)! Ainsi Noctambulisme aggravé, qui à bien des égards est une œuvre charnière, est tout entier construit autour de l’opposition de l’artificialité et de la mièvrerie d’une part et, d’autre part, de la simplicité et de l’authenticité – conflit exposé, entre autres, dans l’opposition d’Ornella et de Claire. Le roman de la petite madone perverse apparaît de fait comme un genre où s’inversent volontiers valeurs anciennes, vieilles certitudes et lieux communs: c’était jadis, dans la comédie, le barbon qui manquait de raison, c’est aujourd’hui la «jeune fille» qui est désignée comme irréfléchie et inconséquente; l’éthique traditionnelle réclamait que le corps servît à quelque chose, la petite madone en est purement et simplement la serve; la liberté sexuelle prônée par l’adolescente avisée devient bien vite un assujettissement dont elle fait les frais autant que le personnage masculin qu’elle a séduit; l’affranchissement à l’égard de la morale familiale et religieuse n’occupe qu’une place réduite dans l’histoire des personnages et leurs parcours narratifs: bientôt un autre étouffement apparaît dans le même temps que dominent dans le roman les motifs hygiénistes, les fantasmes d’asepsie, de prophylaxie, et, étonnamment, un goût prononcé pour la promiscuité.
Les écrivains semblent avoir eu très tôt une conscience aiguë –quoique modulée selon l’époque de rédaction de leurs romans, leur pays d’origine et la place qu’ils occupent sur le plan social autant que littéraire– de la vocation de la jeune fille à s’imposer comme personnage romanesque, toutefois moins affranchie que déterminée par une idéologie dont la mode n’est qu’une des incarnations. L’exécration de ce «narcissisme dirigé» 46 et la compréhension de ses mécanismes retors expliquent que le roman rapportant les manœuvres amoureuses de la petite madone est aussi presque toujours le roman de la découverte progressive –réussie ou manquée– de l’altérité, de l’étranger. En dépit des allégations de Nabokov (Lolita, p.312/498), Lolita semble bien exprimer le conflit entre la «vieille Europe» représentée par Humbert Humbert et «la jeune Amérique» symbolisée par la famille Haze. Tandis que Charlotte peut être interprétée comme une métaphore transparente de la classe moyenne des États-Unis s’efforçant de s’élever vers ce qu’elle s’imagine être l’élégance européenne, Lolita quant à elle, prototype de l’ «American girl» (Diario di Lo, p.136), est absolument soumise à la culture populaire américaine, à ses grandes productions, à sa course effrénée à la consommation, et, comme le note Humbert, à ses films ineptes. Quant à Noctambulisme aggravé, il rapporte minutieusement les errances européennes d’un universitaire péruvien égaré dans les gargotes de Montpellier et dans les couloirs de l’Université de cette même ville, où il doit dispenser des cours à «des étudiants si bêtes qu’ils ne se connaiss[ent] même pas entre eux, qui ne s’entraid[ent] jamais et qui ne mèn[ent] absolument pas une vie d’étudiants»47.
Innombrables sont les productions culturelles où apparaissent, mutatis mutandis, ces petites madones perverses dont nous venons d’esquisser le portrait. Mais par-delà leur diversité, celles-ci sont, dans tous les cas, décrites comme des créatures magiques, et permettent en cela une profonde réactualisation de mythes anciens. Tour à tour Daphné et Callisto, Ophélie et Vénus, elles sont présentées comme des Sirènes modernes ou des nymphes avant-gardistes. Ainsi, se dévoilant aux yeux de Bloom, dans la baie de Dublin, sur la plage de Sandymount, Gerty est décrite comme l’avatar de Nausicaa, la jeune fille «aux beaux bras blancs» qui, au chant VI de L’Odyssée, joue au ballon avec ses amies sur une grève de Corfou et découvre, ravie, Ulysse nu sur le rivage. Un tel rapprochement ne doit pas être considéré comme une figure obsédante de la poétique du seul Joyce, pas plus que comme le propre de cette méthode mythique grâce à laquelle il établit des parallèles entre les situations contemporaines et les fables mythologiques –parallèles sur lesquels s’appuie la conception moderniste de la fiction. En effet, par exemple, la Mona du Balcon en forêt (1958) sera pareillement présentée par Julien Gracq à la fois comme une «enfant-fée»48, comme une «sibylle enfant»49, comme une Ondine enfin, d’une extrême beauté49. Cette dimension mythique a-t-elle de quoi surprendre? Non, sans doute, si l’on considère qu’un mythe n’est jamais rien d’autre que la tension régnant entre les éléments qui le constituent –en l’occurrence entre la petite madone et un personnage adulte qui, séduit autant que séducteur, est un héros problématique, ni coupable ni innocent, ni aveugle ni lucide, libre et soumis à la fatalité, joueur et joué. Tragique, le récit de séduction de l’adulte par la nymphette apparaît aussi paradoxalement comme une exaltation de la liberté, comme une transfiguration du personnage à travers la souffrance, comme s’il lui était nécessaire d’affronter de grands malheurs et de grandes épreuves amoureuses pour prendre la mesure de lui-même et de sa destinée.
1. J. Joyce, Dublinois, trad. de J. Aubert, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 2 vol., t. I, 1982, p.159.
2. J. Joyce, Ulysse, trad. de V. Larbaud et J. Joyce, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 2 vol., t. II, 1995, p.338 sqq.
3. J. Joyce, Dublinois, éd. cit, p.163.
4. V. Nabokov, L’Exploit, trad. de M. Couturier, Paris, Presses Pocket, 1983.
5. J. Joyce, op.cit., p.159.
6. J. Péladan, Le Vice suprême, Paris, Laurent, 1886, p.6.
7. A. Bryce-Echenique, Noctambulisme aggravé, trad. de J.-M. Saint-Lu, Paris, Métailié, 1999, p.120.
8. G. Matzneff, La Diététique de Lord Byron (1984), Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1987, p.165.
9. A. France, Le Lys rouge, Paris, Presses Pocket, 1988, p.93.
10. G. Bataille, L’Érotisme (1957), Paris, Minuit, 1992, p.71 sqq.
11. Cf. aussi O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, trad. de J. Gattégno in Œuvres, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 2004, p.347.
12. Ph. Roth, Professeur de désir, trad. d’H. Robillot, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1990, p.35.
13. G. Green, «Metamorphosing Kafka: The Example of Philip Roth» in R. Gottesman & L. Moshe (éd.), The Dove and the Mole: Kafka’s Journey into Darkness and Creativity, Malibu, Undena, 1987, p.35-46.
14. Ph. Roth, Le Sein, trad. de G. Magnane, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1991, p.111.
15. Prévost, Manon Lescaut, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1997, p.76-77.
16. Voir J. Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1968.
17. Prévost, op.cit., p.64 sqq.
18. Cf. Longin, Du Sublime, trad. de J. Pigeaud, Paris, Rivages, «Poche», 1993, p.52 sqq.
19. Abbé Prévost, Manon Lescaut, éd. cit., p.60.
20. Ibid., p.162.
21. Ibid., p.135.
22. Ibid., p.98.
23. C. Baudelaire, Critique littéraire in Œuvres complètes, Robert Laffont, 1989, p.474.
24. C. Baudelaire, Mon Coeur mis à nu (1887), éd. cit., p.419.
25. Mirabeau, Le Rideau levé, Arles, Actes Sud, coll. «Babel», 1994, p.20.
26. D.A.F. de Sade, Les cent vingt journées de Sodome ou l’école du libertinage, Paris, Pol, 1992, p.82.
27. D.A.F. de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu (1791), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p.10.
28. Ibid., p.118.
29. Ibid., p.402.
30. F. Delicado, La Belle Andalouse, trad. d’A. Tonneau, Paris, Tchou, 1981.
31. J. Cleland, Fanny Hill, la Fille de joie, trad. de Fougeret de Montbron, Arles, Actes Sud, 1993.
32. Hogarth, Harot’s Progress, 6 gravures (31,5 cm x 37,8 cm), British Museum.
33. «I was tall, yet not too tall for my age, which, as I before remark’d, was barely turned of fifteen; my shape perfectly straight, thin waisted, and light and free, without owing any thing to stays; my hair was a glossy auburn, and as soft as silk, flowing down my neck in natural buckles, and did not a little set off the whiteness of a smooth skin; my face was rather too ruddy, though its features were delicate, and the shape a roundish oval, except where a pit on my chin had far from a disagreeable effect; my eyes were as black as can be imagin’d, and rather languishing than sparkling, except on certain occasions, when I have been told they struck fire fast enough; my teeth, which I ever carefully perserv’d, were small, even and white; my bosom was finely rais’d, and one might then discern rather the promise, than the actual growth, of the round, firm breasts, that in a little time made that promise good». J. Cleland, Fanny Hill. Memoirs of a Woman of Pleasure, Londres, Penguin, 1985, p.7.
34. A. Bryce-Echenique, op.cit., p.43.
35. Cf. J. Baudrillard, La société de consommation: ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1974.
36. E. Morin, Le Cinéma et l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 1956.
37. Cf. l’interview de S. Gainsbourg in Rock and Folk, juin 1971.
38. M. Proust, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs (1919), Paris, Le Livre de poche, 1992, p.493.
39. E. Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 2 vol., t. II, 1975, p.224.
40. Voir, bien avant les mangas, le film de Karl Frölich et Leontine Sagan, Mädchen in Uniform (1931) ainsi que son remake par Geza Radvanyi (1958).
41. S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1989, p.46.
42. Cf. J. Lacan, conférence du 12 mai 1972 à l’Université de Milan, Lacan in Italia/ En Italie Lacan (1953-1978), Milan, La Salamandra, 1978, p.32-55.
43. E. Morin, op.cit., p.206-207.
44. G. Matzneff, Voici venir le Fiancé, Paris, La Table ronde, 2006, p.287.
45. H. Fielding, Bridget Jones’s Diary, Londres, Penguin, 1996; The Edge of Reason, Londres, Penguin, 1999.
46. J. Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», 1976, p.171-173.
47. A. Bryce-Echenique, op.cit., p.40.
48. J. Gracq, Un Balcon en forêt, Paris, Corti, 1998, p.119.
Hubier, Sébastien (2012). « Petites madones perverses ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/petites-madones-perverses], consulté le 2024-12-26.