Les Années folles battent leur plein lorsque paraît le troisième roman de l’écrivain américain F. Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, en 1925. L’œuvre littéraire «[combinant] une histoire d’amour et d’ambition, une tragédie morale, une satire de mœurs et l’exposé d’un double fait divers» (Bessière, 1972: 101) a depuis fait l’objet de dizaines d’adaptations: pièces de théâtre, ballets, opéras, comédies musicales, lectures radiophoniques et, bien sûr, productions cinématographiques (Auger, 2015). Ces représentations constituent autant d’interprétations du récit de Fitzgerald, car, comme l’explique Linda Hutcheon (2006: 40),
[i]n the move from telling to showing, a performance adaptation must dramatize: description, narration, and represented thoughts must be transcoded into speech, actions, sounds, and visual images. […] In the process […] there is inevitably a certain amount of re-accentuation and refocusing of themes, characters, and plot.
Les adaptations de Gatsby les plus connues dans le domaine du cinéma, celle réalisée par Jack Clayton en 1974 et celle de Baz Luhrmann en 2013, se distinguent tant sur le plan du fond que de la forme, notamment en raison de l’approche narratologique choisie. D’une part, les différentes manières dont la narration homodiégétique du roman est transposée à l’écran mettent de l’avant une vision qui tend davantage vers l’objectivité (Clayton) ou la subjectivité (Luhrmann) selon le cas. D’autre part, le régime de focalisation adopté permet l’ajout ou la suppression de scènes par rapport au texte initial, ce qui réoriente chaque film autour d’un enjeu distinct, soit la critique sociale dans la version de 1974 et l’illusion individuelle dans celle de 2013. Dans tous les cas, la nature même du médium cinématographique implique une transformation des instances narratives et de leurs points de vue, considérant que «[o]ne now sees everything the camera “sees”» (McFarlane, 1996: 16).
Dans le roman de Fitzgerald, les événements sont racontés par Nick Carraway, voisin du mystérieux Jay Gatsby et cousin de la belle Daisy Buchanan tant convoitée par ce dernier. Il s’agit d’un narrateur au premier degré, c’est-à-dire extradiégétique, puisqu’il s’adresse au lecteur virtuel de «this book» (Fitzgerald, 2011: 6) qu’il mentionne être en train d’écrire et non à d’autres protagonistes. Sa relation à l’histoire est d’ordre homodiégétique, en tant que personnage-témoin (Genette, 1972 cité dans Limoges, 2013: paragr. 14). Dès l’incipit, Nick emploie la première personne: «In my younger and more vulnerable years my father gave me some advice that I’ve been turning over in my mind ever since.» (Fitzgerald, 2011: 5; nous soulignons) C’est ce qu’il fera tout au long du récit a posteriori et a-chronologique de ses aventures en banlieue new-yorkaise, depuis son arrivée au printemps 1922 (7) jusqu’à ce qu’il soit «back from the East last autumn» (9). De ce fait, Nick se pose «[à] la fois [comme] observateur, narrateur et commentateur», car c’est lui qui «introduit et conclut le récit, agence l’intrigue.» (Bessière, 1972: 116) Avant tout, le roman raconte le succès et la chute du personnage-titre tels que perçus par Nick, c’est-à-dire «qu’il ne se présente pas comme une description “objective” de Jay Gatsby mais comme son portrait à travers les yeux partiaux d’un narrateur» (Cléder et Jullier, 2017: 125).
Quelques marques énonciatives signalent d’ailleurs la construction du récit par Nick, et du même coup sa vision relativement subjective. Par exemple, au chapitre 3, il écrit:
Reading over what I have written so far, I see I have given the impression that the events of three nights several weeks apart were all that absorbed me. On the contrary, they were merely casual events in a crowded summer, and, until much later, they absorbed me infinitely less than my personal affairs. (Fitzgerald, 2011: 56)
D’une part, ce passage porte l’indication claire, par le narrateur, de son acte d’écriture; de l’autre, il implique que sa version des faits présente en quelque sorte une distorsion romancée de la réalité. Nick concède que les évènements en question lui sont apparus de faible intérêt à l’époque de leur occurrence, mais qu’ils ont attiré son attention par la suite en raison de ce qui est arrivé à Gatsby. Ses souvenirs peuvent donc être trompeurs, car s’ils ne l’ont pas marqué sur le moment, il a dû être difficile pour lui de se les remémorer clairement –d’autant plus que l’écriture a lieu «after two years» (Fitzgerald, 2011: 161).
En effet, ce n’est qu’après le traumatisme de la perte de Gatsby que Nick s’institue comme son biographe et devient «involved in a close and complex way with a man who cannot tell his own story because he is dead.» (Tredell, 2007: 25) Si le narrateur-personnage s’est trouvé au cœur des évènements alors qu’ils se produisaient, son acte de les raconter sous-tend un certain détachement «because of the distance in time which separates him from the events he describes; […] he is, supposedly, recreating those events through the act of writing» (Tredell, 2007: 26). Nick n’hésite pas à jouer avec la trame temporelle de la diégèse pour constituer la trame narrative du récit, ce dont il ne se cache pas (toujours). Entre autres, il admet au chapitre 6 que «[Gatsby] told me all this very much later, but I’ve put it down here with the idea of exploding those first wild rumors about his antecedents» (Fitzgerald, 2011: 99). Ce n’est que deux chapitres plus tard que Nick replacera les confidences de Gatsby dans le fil chronologique des évènements (147). Bessière (1972) soulève ainsi que «[s]on discours prend la forme d’une médiation, donne ordre et signification à une suite d’évènements» (116) et que son «processus de sélection et de concentration est celui d’une analyse et d’une recréation, qui présentent les aventures comme un tout achevé, clos. Nick traite ce qu’il a vu comme une fiction» (117), dont il tente de percer le mystère. Les marques énonciatives demeurent toutefois limitées, car, comme l’explique Barbara Hochman, «[f]or a story to enlist the belief of its audience, the manipulations of plot and language—the presence of craft—must not be readily apparent.» (2010: 30) En somme, le roman analysé présente un narrateur extra-homodiégétique à qui le lecteur doit faire confiance pour connaître les faits, malgré qu’il soit partial et non fiable (unreliable) et que sa version «trafiquée» de l’histoire de Jay Gatsby soit rédigée avec un décalage temporel.
Dans l’adaptation de 1974, cependant, nous avons affaire à un narrateur délégué, puisque, contrairement à son homologue littéraire, «la complexité de l’acte énonciatif [au cinéma] empêche de le rapporter à une seule instance, et a fortiori de le réduire à une figure anthropomorphique» (Cléder et Jullier, 2017: 93). La narration de Nick occupe une position extradiégétique –l’acte narratif n’est pas visualisé– et s’adresse à un narrataire également extradiégétique (au «spectateur»). Sa relation à l’histoire est d’ordre homodiégétique comme dans le roman. Selon Jean-Marc Limoges, cette configuration «extra-extra-homodiégétique» est «propre aux souvenirs, et propice à la nostalgie» (2013: paragr. 40). Cet aspect, nous le verrons plus loin, a son importance particulière dans le traitement de la relation entre Gatsby et Daisy, qui se retrouve au cœur du film. Cette adaptation met l’accent sur l’histoire en «[donnant] préséance au monde raconté» (Gaudreault, 1988: 78) plutôt qu’à la façon dont il est mis en récit. En effet, outre cinq interventions de Nick en voix off, les événements semblent se dérouler tout seuls, selon une chronologie linéaire. Ce sont ces interventions qui instituent le personnage comme narrateur, à commencer par la reprise textuelle de l’incipit du roman: «In my younger and more vulnerable years, my father gave me some advice that I’ve been considering ever since.» (Clayton, 1974) Si l’ouverture du film inscrit la narration dans un régime subjectif par l’emploi de la première personne, le caractère sporadique des voix off insuffle plutôt une impression d’objectivité. Celle-ci est soulignée d’emblée par le conseil d’impartialité que Nick a reçu de son père: «”When you feel like criticising anyone,” he told me, “remember that all the people in this world haven’t had your advantages.” In consequence, I’m inclined to reserve all my judgements.» (Clayton, 1974) Le spectateur peut donc s’attendre à un récit sans parti pris, puisque «[l]e narrateur […] se fai[t] tout petit pour se mettre au service de la description la plus neutre possible des événements de l’histoire qu’il raconte» (Cléder et Jullier, 2017: 88).
Par ailleurs, les «advantages» d’ouverture renvoient à la notion de privilèges, plus précisément aux privilèges de classe dont Nick a bénéficié en grandissant dans une famille nantie. Dans le film de Clayton, le principal écart de statut socioéconomique concerne les personnages de Gatsby et de Daisy, le «poor boy» et la «rich girl» dont l’amour est impossible. Le narrateur a conscience de sa position aisée, que sa cousine partage d’autant plus qu’elle a épousé «Mr Tom Buchanan, son of Mr Torn Buchanan of Chicago, Illinois, [who] blew into [her] life with more pomp and circumstance than Louisville ever knew before» (Clayton, 1974), de même que de la difficulté pour un individu étranger à ce milieu d’y acquérir une légitimité. Ainsi, bien que Gatsby ait su faire sa place comme hôte de fastes fêtes fréquentées par le tout New York, il n’en demeure pas moins l’un de ces «newly rich people» (Clayton, 1974) dont la fortune mystérieuse est par le fait même illégitime. L’incompatibilité entre les classes, qui empêche Gatsby et Daisy de vivre leur amour au grand jour, est introduite dès la première scène lorsque Daisy annonce son intention d’arranger un mariage entre Jordan et Nick, ce à quoi il répond: «Would Jordan marry a man with no money? –[Jordan:] Of course not! –[Daisy:] Oh well… It’ll just have to be an affair, then.» (Clayton, 1974) Tandis que la Jordan du roman feint seulement d’ignorer le commentaire de son amie, celle du film manifeste son refus d’épouser quelqu’un de statut inférieur; Daisy confirme quant à elle le destin qui attend Gatsby, soit une simple liaison. Par conséquent, le thème de cette adaptation se situe davantage dans l’observation des mœurs sociales.
L’esthétique filmique s’inscrit en outre sous le signe du réalisme, qui «cherche […] à mettre en lumière la réalité pour nous la faire saisir profondément.» («Le réalisme au cinéma»: 10) Au point de vue technique, les plans de caméra sont sobres et classiques tandis que le montage se veut discret, voire invisible. La linéarité temporelle des évènements racontés semble aller de soi, le cinéaste ayant opté pour «a much more straightforward chronological structure than […] the novel […]; there is only one extended flashback to Gatsby and Daisy’s Louisville romance» (Tredell, 2007: 101). Quant à l’environnement visuel et sonore de la diégèse, la production agence décors art déco, costumes de flappers et musique jazz d’époque pour correspondre fidèlement au cadre référentiel des Années folles. Ces considérations, auxquelles s’ajoute une narration effacée, font en sorte que le Great Gatsby de Clayton tende à donner au spectateur l’impression qu’il s’agit d’une histoire mise en récit de façon impartiale et aussi naturaliste que possible, comme un portrait reconstitué de la société américaine en 1922.
L’adaptation de 2013 prend le pari inverse: les effets en trois dimensions et la bande-son produite par le rappeur Jay-Z contribuent à donner une allure résolument contemporaine au classique de Fitzgerald, en plus de sa cinématographie ostentatoire. En effet, «Luhrmann’s film sets out to incarnate an extreme, even excessive, experience of cinema per se: whirling camera! abrupt changes of scale!! frenetic montage!!! pounding hip-hop score!!!! slo mo!!!!! fast mo!!!!!! and on and on», résume Dana Polan (2013: 397). Le défilé des images et des sons n’apparaît plus comme autonome, indépendant de toute manipulation; au contraire, les mécanismes de sa fabrication sont bien visibles et le spectateur est conscient de se faire raconter –et non simplement montrer– une histoire.
L’esthétique traduit ainsi les choix narratologiques effectués par le cinéaste. Dans cette adaptation, un narrateur délégué intradiégétique –l’acte narratif est visualisé– s’adresse à un narrataire intradiégétique (à un personnage), soit son docteur ou lui-même lorsqu’il écrit. La scène d’ouverture donne à entendre ses réminiscences en voix off, jusqu’à ce qu’on le voie discuter avec un psychiatre au Perkins Sanitorium. Il s’agit, comme l’expliquent Cléder et Jullien, d’un de ces «personnages choisis pour raconter un événement, une histoire, et dont parfois le récit verbal se transforme en récit audiovisuel.» (2017: 93) Sa relation à l’histoire est homodiégétique comme dans les versions de Fitzgerald et de Clayton. Cette configuration «intra-intra-homodiégétique» donne alors lieu à un récit emboîté qui se transsémiotise (Gaudreault, 1988) devant les yeux du spectateur et offre une impression d’intimité et de confidence, «au plus près de la psyché du personnage.» (Limoges, 2013: paragr. 68) Ainsi, le film accorde une grande importance au discours, «[donnant] préséance à l’instance racontante» (Gaudreault, 1988: 79) grâce à la narration quasi-constante de Nick en voix over ou off. Il y alternance entre les plans où ce dernier effectue l’acte narratif à l’oral ou à l’écrit, suivant les conseils de son docteur («Whatever you can’t quite talk about; a memory; a thought; a place… Write it down.»), et ceux où ses souvenirs le mettent en scène aux côtés des autres personnages. Ses commentaires à la première personne interviennent tout au long de l’adaptation, imitant l’esprit du roman. Brian McFarlane (1996: 15) souligne toutefois que
[t]here is only a precarious analogy between the attempts at first-person narration offered by films and the novel’s first-person narration, comprising the individual discourses of each character surrounded by a continuing (generally past-tense) discourse which is attributed to a known and named narrator […].
Si, selon cet auteur, «[t]he device of oral narration, or voice-over, […] cannot be more than intermittent» (16), Luhrmann tente le contraire avec une narration quasi continue par Nick. À plusieurs reprises, même, les mots que ce dernier écrit se superposent à l’écran, ce qui participe de l’insistance sur le fait que le récit provient de ses mémoires.
Conséquemment, cette version de The Great Gatsby est fortement marquée par la subjectivité du narrateur. La vision partiale de Nick met en doute la fiabilité de la narration, tandis que le déséquilibre mental suggéré par l’asile psychiatrique, une invention de Luhrmann par rapport au roman, a pour effet d’accentuer ce sentiment chez le spectateur. En outre, dans le film, le délai est encore plus grand entre le moment des évènements et celui de leur remémoration: le scénario indique que Nick a 37 ans dans les scènes au sanatorium, et 29 dans les flashbacks de New York (Luhrmann et Pearce, [s.d.]: 2-3), ce qui se voit à l’écran par le maquillage «vieilli» de l’acteur. Près d’une dizaine d’années s’étant écoulées, la mémoire du narrateur risque certainement d’avoir subi des déformations, d’autant plus qu’il souffre de «morbid alcoholism». Le conseil qui ouvre le récit est d’ailleurs modifié pour souligner le caractère «glorifiant» du point de vue de Nick: «In my younger and more vulnerable years my father gave me some advice: “always try to see the best in people,” he would say.» (Luhrmann, 2013) Le narrateur affiche un parti pris pour son voisin, puisqu’il confie que «[o]nly one man was exempt from my disgust. […] Gatsby. […] He was the single most hopeful person I have ever met. […] There was something about him.» (Luhrmann, 2013) Il s’agit d’un des légers changements que le cinéaste a apportés aux commentaires de Nick afin de souligner son admiration envers Gatsby, puisqu’originalement ce dernier «represented everything for which I have an unaffected scorn.» (Fitzgerald, 2011: 6) L’enjeu de cette adaptation se concentre plus sur le personnage-titre, et moins sur sa relation avec Daisy ou sur les rapports de classes. À travers le récit tendancieux de Nick, Luhrmann met l’accent sur l’espoir chimérique et le rêve inaccessible de Gatsby, présenté comme un homme déconnecté de la réalité. La cinématographie presque surréaliste du film rejoint alors les illusions qu’il entretient ainsi que l’aspect construit de l’histoire.
Pour en revenir au roman de Fitzgerald, celui-ci s’inscrit dans un régime de focalisation interne, qui «suppose d’une part qu’on vive les événements comme le personnage [qui, dans le cas étudié, est aussi le narrateur] les vit, d’autre part que nous soyons admis à pénétrer dans sa tête» (Jost, 1987: 72). Le lecteur en sait autant que Nick au moment des faits, mais évidemment ce dernier connaît déjà la fin de l’histoire puisqu’il rédige son livre après coup. Le narrateur ne décrit que ce à quoi il a assisté personnellement, à l’exception de quelques évènements dont il a pris connaissance par le biais d’autres personnages. C’est le cas des souvenirs racontés par Gatsby: «he told me the strange story of his youth with Dan Cody» (Fitzgerald, 2011: 147), ou encore Jordan Baker: «One October day in nineteen-seventeen —— (said Jordan Baker that afternoon, sitting up very straight on a straight chair in the tea-garden at the Plaza Hotel)» (73). D’autres informations, notamment à propos de l’accident de Myrtle Wilson et du meurtre de Gatsby, proviennent des journaux et des rapports de police (chap. 7-8).
De son côté, l’adaptation de Clayton présente une focalisation spectatorielle: le public en sait davantage que Nick, entre autres lorsque le récit effectue des «sauts dans l’espace et dans le temps» (Cléder et Jullier, 2017: 85) indépendamment de lui. Plus précisément, François Jost observe ce type de focalisation «lorsque le montage permet au spectateur d’accéder à des fonctions narratives que le personnage ignore.» (1987: 71; l’auteur souligne) Dans le cas à l’étude, en témoigne l’ajout de scènes auxquelles le narrateur-personnage n’a pu avoir connaissance ni directement ni de seconde main. Par exemple, Clayton met en scène les moments où Daisy et Gatsby, enfin réunis, se retrouvent seuls chez ce dernier. Le couple pique-nique, danse, se rappelle des souvenirs de leur rencontre cinq ans plus tôt. Ces nouveautés par rapport au roman «enabl[e] the couple to elaborate on aspects of their relationship that would normally be limited by Nick’s absence from the action.» (Auger, 2015: 95) Cela permet d’expliquer leur malheur par leur différence de statut social: «Rich girls don’t marry poor boys, Jay Gatsby. Haven’t you heard? Rich girls don’t marry poor boys!» (Clayton, 1974) Leur amour est présenté comme véritable et pur, surtout en comparaison avec l’ajout d’un plan intercalaire montrant la liaison vulgaire du mari de Daisy et excusant l’infidélité de cette dernière. En effet, alors que les amants maudits disent partager des sentiments authentiques, Tom et Myrtle ont des rapports essentiellement sexuels. Malgré cela, et en dépit de la richesse accumulée par Gatsby au fil des ans, le héros demeure un de ces arrivistes dénigrés par les Buchanan ainsi qu’un criminel. Cet aspect est d’ailleurs mis de l’avant par la modification de la scène de la première rencontre entre Nick et Gatsby, où un majordome armé escorte le premier au bureau du second.
Enfin, l’adaptation de Luhrmann est construite à partir d’une focalisation interne, à l’instar du roman, puisque la caméra «[s]’interdi[t] d’aller voir ce que notre héros [narrateur] ne peut pas percevoir[, ce qui] est bien entendu la condition d’une égalité avec lui» (Cléder et Jullier, 2017: 86). Le public n’en sait pas plus que le narrateur, si ce ne sont les exceptions de seconde main mentionnées précédemment. Le film restitue l’action du roman de façon très fidèle (en termes d’histoire, sinon de mise en récit en raison de l’internement inventé de Nick); cela rend les digressions d’autant plus significatives dans leur présentation du caractère illusoire de ce dont est convaincu Gatsby. Par exemple, il ne rencontre pas la fille de Tom et Daisy, Pammy, ce qui fait qu’il peut continuer à croire que le couple Buchanan n’est pas réel et qu’ils n’ont jamais consommé leur union. De plus, après l’accident final, Nick regarde par la fenêtre des Buchanan et surprend Daisy en train d’avouer à Tom qu’elle est responsable de la mort de Myrtle; le mari se fait alors rassurant: «Listen, she was in the wrong, running out on the road. Sweetheart, you have nothing to worry about. Let me take care of things. take care of you. I’ll make some calls. We’ll […] just go away, get out of town. Get some rest. Don’t worry. It’ll be all right.» (Luhrmann, 2013) Le plan se termine avec Daisy posant tendrement sa tête sur l’épaule de Tom, qui l’enlace, et le couple semble plus uni que dans l’œuvre de départ. Enfin, le cinéaste a supprimé la présence de Mr. Gatz des funérailles de son fils, ce qui faire paraître Gatsby comme encore plus seul. Le spectateur, invité à s’y identifier depuis le début du film, a donc encore davantage de pitié pour lui. Christine Anne Auger note en outre que «his arrival for Gatsby’s funeral could have reinforced the image of Gatsby as a fraudulent man who abandoned his family in pursuit of a fortune, and rendered him less sympathetic as a result.» (2015: 119) Les libertés prises par Luhrmann ont donc pour effet, toujours à travers le point de vue de Nick, de présenter Gatsby sous le jour d’un homme victime de ses propres idéaux démesurés.
Dans les deux cas analysés, la nature polyphonique du médium filmographique fait en sorte que «la fonction narrative que nous pouvons identifier ne remplit jamais la totalité de l’acte énonciatif: contrairement à ce qui se passe en littérature, les mots prononcés sont toujours en relation avec autre chose que des mots (des images, des bruits, un écran noir)» (Cléder et Jullier, 2017: 93-95). Quel que soit le régime de focalisation adopté, le spectateur reçoit ipso facto davantage d’information que le lecteur, puisque la caméra (et les perches de son, etc.) capte –à moins d’une restriction volontaire– l’intégralité des détails d’une scène et non seulement ce qui s’est imprégné dans la mémoire du narrateur scriptural (Gaudreault, 1988) pour être transposé en mots. François Vanoye abonde en ce sens lorsqu’il écrit que cette transposition «entraîne inéluctablement des métamorphoses: il faut donner un vissage [sic] singulier aux protagonistes, choisir le décor de leurs chambres, montrer des gestes, faire entendre des sons et des voix.» (2011: 33) L’adaptation littéraire au cinéma, dans le cas d’un roman à la première personne comme The Great Gatsby, implique donc un dépassement de la focalisation interne initiale, vu que «[o]ne no longer has the sense of everything’s being filtered through the consciousness of the protagonist-speaker» (McFarlane, 1996: 16) et ce malgré l’emploi de point-of-view shots ou d’une narration orale. Une fidélité exacte au texte écrit est impossible –et c’est ce qui fait l’originalité des films.
En conclusion, les différences sur le plan narratologique entre les adaptations cinématographiques du roman The Great Gatsby réalisées par Jack Clayton et Baz Luhrmann ont pour effet de mettre en relief des enjeux spécifiques. À partir du type de narrateur extra-homodiégétique à focalisation interne présent dans l’œuvre scripturale, Clayton propose un narrateur délégué extra-extra-homodiégétique qui s’efface au profit de l’histoire et offre ainsi une impression d’objectivité renforcée par la focalisation spectatorielle. Cela permet au film de faire ressortir une observation critique des mœurs sociales, dans laquelle le malheur du personnage-titre est imputable à de stricts rapports de classes. Quant à Luhrmann, son long métrage met en scène un narrateur délégué intra-intra-diégétique donnant lieu à un récit emboîté sous le signe de la confidence, et dont la fiabilité est mise en cause par sa focalisation interne d’un fort degré de subjectivité. Cette version du texte de Fitzgerald se concentre sur l’illusion qu’entretient Jay Gatsby vis-à-vis de la femme qu’il aime et présente son obsession obstinée comme la principale cause de sa chute (et de sa mort). Après avoir posé les limites inhérentes au médium de destination, notons que les progrès techniques permettent de réactualiser les œuvres littéraires sous un nouveau jour au cinéma, comme ce fut le cas pour l’arrivée du parlant ou des caméras mobiles. Considérant la difficulté de représenter un point de vue entièrement subjectif avec une caméra «as a kind of moving third-person narrator» (Hutcheon, 2006: 54), comme le veut la norme hollywoodienne, il reste à voir –littéralement– ce que la démocratisation des technologies entourant la réalité virtuelle ou augmentée pourra apporter à la fiction. Aurons-nous droit à un Great Gatsby dont vous êtes le héros?
AUGER, Christine Anne. 2015. Representations of Gatsby: Ninety Years of Retrospective. Thèse de doctorat. Department of English, University of South Florida. En ligne. http://scholarcommons.usf.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=6836&context=etd.
BESSIÈRE, Jean. 1972. Fitzgerald: la vocation de l’échec. Paris: Larousse, «Thèmes et textes», 256p.
CLÉDER, Jean et Laurent JULLIER. 2017. Analyser une adaptation: du texte à l’écran. Paris: Flammarion, «Champs arts», 410p.
COLLECTIF. 1959. «Le réalisme au cinéma.» Séquences. No. 18, p.10-13. En ligne. http://id.erudit.org/iderudit/52165ac.
FITZGERALD, F. Scott. 2011/1925. The Great Gatsby. Los Angeles: Green Light. Gallimard, 200p. Version iBooks.
GAUDREAULT, André. 1988. Du littéraire au filmique: système du récit. Québec: Presses de l’Université Laval, 200p.
HOCHMAN, Barbara. 2010. «Disembodied Voices and Narrating Bodies in The Great Gatsby.» In Harold Bloom (dir.). Bloom’s Modern Critical Interpretations: F. Scott Fitzgerald’s The Great Gatsby, nouv. éd. New York: Infobase, p.13-38.
HUTCHEON, Linda. 2006. A Theory of Adaptation. New York: Routledge, 232p.
JOST, François. 1987. L’œil-caméra: entre film et roman. Lyon: Presses universitaires de Lyon, «Linguistique et sémiologie», 162p.
LIMOGES, Jean-Marc. 2013. «De l’écrit à l’écran.» Cahiers de Narratologie. No. 25. En ligne. doi: 10.4000/narratologie.6795.
LUHRMANN, Baz et Craig PEARCE. [s.d.]. «The Great Gatsby: Screenplay.» Stephen Follows – Film industry data and education. En ligne. https://stephenfollows.com/ resource-docs/scripts/greatgatsby_sp.pdf
McFARLANE, Brian. 1996. Novel to Film: An Introduction to the Theory of Adaptation. New York: Oxford University Press, 279p.
POLAN, Dana. 2013. «Film Review: The “Great American Novel” as Pop-up Book: Baz Luhrmann’s The Great Gatsby.» Adaptation. Vol. 6, no. 3, p.397-399. En ligne. doi:10.1093/adaptation/apt018
TREDELL, Nicolas. 2007. Fitzgerald’s The Great Gatsby: A Reader’s Guide. Londres/New York: Continuum, 134p.
VANOYE, Francis. 2011. L’adaptation littéraire au cinéma: formes, usages, problèmes. Paris: Armand Colin, «Cinéma/Arts visuels», 143p. Format Adobe Digital Editions.
CLAYTON, Jack (réal.) et Francis F. COPPOLA (scén.). The Great Gatsby, [DVD], États-Unis, Paramount Pictures, 146 minutes.
LUHRMANN, Baz (réal. et scén.) et Craig PEARCE (scén.). The Great Gatsby, [DVD], États-Unis/Australie, Warner Bros. Pictures/Roadshow Entertainment, 2013, 142 minutes.
Levasseur, Julie (2018). « Narration et focalisation du texte à l’écran ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/narration-et-focalisation-du-texte-a-lecran-lexemple-de-the-great-gatsby], consulté le 2024-12-26.