Depuis quelques années, la culture populaire est de plus en plus ancrée dans une forme de nostalgie populaire. La montée des technologies du web a permis une plus grande accessibilité des œuvres du passé, nécessitant moins d’espace que les formats physiques qui s’accumulaient dans les boutiques spécialisées. Ainsi, il devenait plus facile de découvrir et redécouvrir la culture d’autrefois. Ces développements technologiques ont mené à « a steady encroachment by past productions on the window of attention that current production had hitherto dominated. » [1] Cette évolution marque particulièrement le milieu de la musique. Celui-ci a vu de nombreuses modifications, à la suite de ces développements, qui influencent notre lecture des œuvres. Les chansons sont de plus en plus consommées individuellement et mises en parallèle sur des listes de lectures éclectiques, plutôt qu’en albums construits pour une expérience optimale. Un des résultats de cette évolution technologique est la montée en popularité de la culture du mashup : ces pièces musicales qui ne sont composées que de citations d’œuvres préexistantes. Nous tenterons de voir comment les albums de mashups de Neil Cicierega forment des réponses à ce contexte culturel du web contemporain. Cette série est composée de quatre albums : Mouth Sounds et Mouth Silence, sortis en 2014, Mouth Moods, sorti en 2017 et Mouth Dreams, sorti en 2020 [2]. Dans un premier temps, nous explorerons le développement du genre et son influence sur cette production spécifique. Puis, dans une deuxième partie, nous verrons comment la relation entre les textes musicaux cités par l’artiste forment un imaginaire spécifique, une neutralisation des valeurs données aux musiques populaires, dans une forme de palimpseste sonore. Ceci nous permettra de dévoiler l’aspect carnavalesque de ces mashups. Finalement, nous explorerons la manière dont cette série d’albums répond à une montée culturelle de la nostalgie et joue avec nos attentes et nos souvenirs. Nous y travaillerons la théorie de l’hantologie, dérivée d’un concept de Derrida, développée par Simon Reynolds.
Pour commencer, nous devrons comprendre les mécanismes plus généraux qui dirigent la production du genre du mashup et voir comment ceux-ci influencent la production des œuvres de Cicierega. Historiquement, les origines du mashup remontent à deux traditions musicales différentes :
the concept has roots in both the hip-hop world, which since its infancy has sampled aggressively in building beats, and also the disco and subsequent electronica scenes, which require a continuous flow of sound piped onto the dance floor and feature seamless segues built upon songs bleeding into one another. [3]
Le sample avait l’avantage d’être une technique peu coûteuse pour produire des musiques d’arrière-plan pour des chansons en modifiant et réutilisant des extraits musicaux préexistants. De l’autre côté, les milieux de la musique dansante développaient des méthodes permettant également de superposer des sources sonores différentes. Ces techniques modifiaient ainsi le sens premier d’une œuvre pour correspondre mieux à un milieu second de réception, soit pour permettre une lecture plus fluide ou pour carrément réinterpréter ces extraits dans une nouvelle chanson. Le mashup prend donc ces idées et les mène plus loin. En effet, la production d’un mashup permet à des artistes de faire des pièces plus expérimentales, en termes de structures ou de contenu, mais n’ajoute pratiquement plus d’éléments originaux à l’œuvre finale. Ainsi, le « goal was to have as little original music added as possible, just enough to glue the two halves together » [4] et c’est exactement ce que l’on retrouve dans les albums Mouth. La grande majorité des pistes sur ces albums sont uniquement composées d’extraits d’œuvres antérieures. La pièce Wow Wow est possiblement la seule exception majeure puisqu’elle ajoute une trame musicale originale en arrière des paroles de Will Smith, tirées de la chanson Wild Wild West.
De plus, comme une grande partie des productions culturelles populaires contemporaines, les mashups de Neil Cicierega sont influencés par les évolutions technologiques récentes. En effet, la production et distribution de ces œuvres ne seraient probablement pas aussi importantes sans le contexte technologique lié à la popularisation du web moderne. La tradition du mashup remonte donc avant la pratique de Neil Cicierega et, « for the mash-up to proliferate, two key technological developments were necessary: an abundance of available source material, which, by the late 1990s, had amassed on the Internet, and cheaper music software that facilitated the deconstruction and reconstruction of songs » [5]. Ainsi, l’arrivée de plateformes comme YouTube a mené à « the astronomic expansion of humanity’s resources of memory » [6], la plateforme devenant une source quasi infinie d’extraits des cultures d’autrefois. Ainsi, bien qu’elle ne soit pas la seule plateforme responsable de cette évolution culturelle, la facilité d’utilisation et d’accès de ces extraits sur YouTube a su accélérer le processus culturel qui avait déjà été perçu dans les années précédentes. La possibilité de reprendre et redistribuer facilement des éléments de la culture du passé crée un imaginaire de plus en plus ancré dans ces références. De plus, les différents formats de distribution de musique (principalement le MP3) et de vidéos sur le web ont permis un transfert et une copie à un rythme pratiquement instantané. Cette esthétique du MP3 est visible à même certaines pièces de Neil Cicierega. Comme « an extremely short mix-tape or playlist, so short that two songs are heard concurrently rather than consecutively » [7], la pièce « The Starting Line » de l’album Mouth Sounds ne présente que les premières phrases d’un regroupement de chansons pop qui reviendront plus tard dans l’album. La pièce servant également d’introduction à cet album, son titre joue sur le double sens de l’expression « ligne de départ » : ligne de départ de l’album ou lignes (phrases) de départ de chansons. Nous assistons, grâce à cette augmentation de l’accessibilité, à un changement de paradigme : « consumer becomes producer and formerly rigid lines demarcating more strict roles along the traditional culture continuum blur as reader re-authors digital music text. » [8] Cette nouvelle forme d’échange créatif peut être lue comme une forme de démocratisation de la culture musicale. Les producteurs de ces mashups n’ont pas besoin d’autant de matériel qu’autrefois pour ajouter leur voix à l’univers grandissant de la culture populaire.
Finalement, les mashups se placent dans « une période historique où l’itération et la répétition semblent dominer tout l’univers de la créativité artistique, et où il devient difficile de distinguer entre la répétition des médias et celle des arts dits majeurs. » [9] Ici, cependant, la répétition ne se forme pas dans la structure, comme dans l’analyse d’Eco citée, mais par une répétition des éléments culturels qui sont refondus dans de nouvelles formes. Les mashups permettent donc de jouer avec la nature même de ce sentiment de confort lié à la répétition. Cette méthode de la reprise, qui se retrouve un peu partout dans notre univers culturel a su se trouver une réception positive dans le milieu intellectuel puisqu’elle cadre avec une vision postmoderne de l’imaginaire musical :
Media theorists more sympathetic to postmodern utopias have, since the appearance of The Grey Album, devoted special attention to the mashup in praise of its politically challenging format, heralding it as the exemplar sensible of shifting cultural patterns in the digital revolution, facilitating a necessary change in copyright law because it blurs the boundaries between producer and consumer while challenging the traditional notion of ownership.[10]
The Grey Album, un album de mashups mélangeant le White Album des Beatles et le Black Album de Jay-Z avait donc réussi à s’attirer une réception critique très positive. Plusieurs critiques soulignaient une valeur pratiquement révolutionnaire de la démarche puisqu’elle se dégageait de la perspective plus traditionnelle de la production musicale, où les œuvres sont propriétés complètes de leurs auteurs. La citation permettait donc de souligner certaines problématiques de la culture actuelle, dont, entre autres, une déconstruction de la figure de l’auteur. Ce changement se produisait à un autre niveau que si les artistes faisaient une cover d’une pièce. En réutilisant des extraits préenregistrés, l’artiste peut s’approprier tels quels des objets de la culture du passé. Les albums de Neil Cicierega participent également à cette démarche de dénaturalisation des œuvres musicales en jouant sur le sens premier des œuvres citées.
En jouant sur la citation d’œuvres connues, les albums de mashup de Neil Cicierega démontrent de manière très directe la théorie de Gérard Genette de la transtextualité, la manière dont des textes en influencent d’autres. Plus précisément, les différentes pièces utilisent principalement la relation d’intertextualité, cette « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, […] la présence effective d’un texte dans un autre. » [11] L’artiste utilise donc ici la méthode de la citation d’autres œuvres pour développer un autre propos. Il se crée dans l’entièreté de l’album une forme de relation de « double lecture où se superpose au moins un hypertexte et un hypotexte. »[12] Pour vivre complètement l’expérience proposée par les mashups, il faut donc avoir une connaissance préalable des œuvres sources qui sont exploitées. Le rapport architextuel, ces différentes catégories que l’on donne aux œuvres culturelles, permet également de créer un rapport de commentaire et jouer avec ces sens attendus des œuvres originales. Ainsi, lorsque Cicierega reprend des extraits de la chanson « Mambo No.5 » de Lou Bega pour en faire une référence à « Revolution 9 » des Beatles, il déconstruit la première afin de citer la seconde. Les catégories différentes de ces deux œuvres, entre la pop plus contemporaine inspirée du mambo et le rock expérimental, créent l’effet comique dans « Revolution #5 ». Cette remise en question des horizons d’attentes créés par ces œuvres nous rapproche également d’une des définitions ressorties par Genette de la parodie antique où « le « parodiste » détourne un texte de son objet en le modifiant juste autant qu’il est nécessaire. »[13] Cette méthode de reprise d’autres textes crée un ton comique par le jeu sur le sujet de l’œuvre. Les mashups reconstruisent les objets normalisés de la culture populaire et les fait signifier autre chose. Dans la pièce « Wow Wow », il utilise le double sens du mot « draw » présent dans le rap original de Will Smith et le renverse. Plutôt que d’utiliser comme sens premier le mot « draw » pour signifier l’acte de retirer son fusil de son étui, Neil Cicierega recoupe les phrases de Smith pour que les paroles ne parlent que du sens second, l’acte de dessiner : « Any outlaw tryin’ to draw with a pen and a pad / Can draw Jim West with a pen and a pad / Don’t even think about a pen and a pad weighin’ a ton / Just tryin’ to draw just for fun ». Ainsi, le texte modifié crée un détachement comique avec l’œuvre originale, remplaçant son sens violent pour en valoriser le sens créatif. En jouant avec les sens des œuvres, l’artiste s’approprie les éléments sonores et crée une voix qui lui est propre. Dans la majorité des cas, le but est de rendre comiques des œuvres pop différentes en les rapprochant, démontrant dans l’absurde les ressemblances entre des œuvres qui proviendraient de milieux opposés : « a dialectic of sorts that deconstructs both songs and sonically demonstrates that they have more in common than it appears at first blush. »[14] Dans son analyse du Grey Album, James M. Decker souligne que ce type de construction d’un mashup relève du travail de l’adaptation. En effet, l’artiste de mashup « must recognize both the narrative and musical content of each work and also navigate within his own musical space »[15] et créer sa propre proposition artistique. Les albums de la série Mouth jouent constamment, et de manières distinctes, avec ces niveaux de contenus. Lorsque Neil Cicierega compose ces mashups, il agit donc en tant qu’interprète des nouvelles pièces qui en résultent.
Ainsi, nous pouvons percevoir un type d’effets dans les albums Mouth qui participe à cette démarche de réinterprétation des oeuvres. Il s’agit ici de créer un autre sens aux œuvres musicales, sonores, qui sont citées par Cicierega et, ainsi, s’approprier les textes. L’une des techniques les plus directes d’adaptation dans le milieu du mashup consiste en une mise en parallèle de deux pièces musicales qui présentent à première vue peu ou pas de similarités. De cette manière, le mashup se permettait de « not merely combining two songs, but combining two vastly different songs—melting down the meaning of each and melding it together like a mad pop alchemist. »[16] C’est le même genre de technique qui était utilisée par The Grey Album de Danger Mouse, cité plus tôt comme étant une des œuvres les plus populaires du genre, mettant côte à côte les œuvres du rock des années 60 et du rap des années 2000. Dans les albums de Neil Cicierega, beaucoup de pièces utilisent cette technique, mais créent un renversement de lecture : les œuvres mélangées perdent leur aura. Le premier album de la série comporte un nombre important de ce genre d’effet. Nous avons pu voir des exemples de cette technique appliquée dans les nouveaux textes musicaux faits par Cicierega plus tôt, mais d’autres extraits présentent cette particularité. Cicierega utilise, dans la huitième pièce musicale de Mouth Sounds, « Imagine All Star People », la chanson « All Star » de Smash Mouth, qui deviendra une référence récurrente dans les albums suivants, et la recoupe avec la mélodie de piano de la légendaire chanson de John Lennon, « Imagine ». Le choix de « All-Star » comme pièce récurrente provient d’une exploration de l’univers culturel propre au web. Comme le souligne Pete Gofton dans un chapitre dédié aux memes musicaux:
The of-its-time ‘telephone vocal’ processing and cheesy DJ scratching – production choices to make the song sound current, ironically plant it firmly in a late 90s milieu. For an ostensibly ‘rock’ song, it barely rocks. […] It exists in a tranche of late nineties US hits […] that, while wearing the clothes of alternative, are tailor-made for poking out of drive-time radio speakers, or over the end credits of a coming-of-age romantic comedy. Sunny production, sample augmented, click-tracked drums, flags planted firmly in major or minor key territory.[17]
Cette chanson était donc très représentative de la musique populaire qui est satirisée par Cicierega. Le mashup suivant de l’album, « Imma Let It Be », réutilisera la figure de Lennon, mais cette fois juste avant sa séparation des Beatles, pour créer un effet similaire. En mélangeant les paroles et le piano de McCartney sur « Let It Be » et les sons pop plus contemporains des Black Eyed Peas, Neil Cicierega déconstruit volontairement les canons musicaux. Il met à un même niveau les œuvres pop contemporaines et le rock institutionnalisé des années 60 et 70. Ainsi, les mécanismes mis en place dans ces pièces relèvent d’une forme de renversement des cadres de valeurs institutionnels traditionnels : le « sérieux, officiel, intimidant, se voit davantage rabaissé dans ses aspects proprement institutionnels que dans ses fondements idéologiques. »[18] Une forme de carnavalesque de la musique populaire se produit donc dans l’album. Les œuvres en elles-mêmes ne perdent pas leur fonction, mais les mélanger leur enlève leur allure d’importance et la valeur institutionnelle que le temps a pu leur donner. Le mashup prend ainsi la forme de :
a self-reflexive and digitally generated parody of the text(s) that it signifies, it reorganizes and re-codifies otherwise unrelated historical epochs with jocular and sardonic results, breaking through established modernist narratives to (re)place them in novel (anti)narrative contexts that launch political critiques against high culture’s claims for autonomy.[19]
Cette technique de jeu sur le sens permettant de déjouer les séparations entre « haute » et « basse » culture est perçue un peu partout lors de l’écoute des albums, mettant à un même niveau d’importance la musique de Queen et la chanson thème de Bob l’Éponge (dans « Spongerock ») ou Beethoven et Britney Spears (dans « Brithoven »). Les pièces qui utilisent cette technique le soulignent souvent en utilisant un titre combinatoire, comme nous pouvons le voir dans les exemples précédents. Neil Cicierega mélange les titres ou les noms des artistes qui participent, involontairement, à la création de sa nouvelle œuvre.
De plus, nous retrouvons dans d’autres pièces de ces albums la « création du corps grotesque par les mots »[20] qui est une autre caractéristique du carnavalesque telle que décrit par Bakhtine. Plusieurs sources sont retravaillées par l’artiste afin de mettre en importance des éléments de corporalité. Par exemple, « My Mouth » de l’album Mouth Dreams recoupe la chanson « Brain Stew » de Green Day, afin de répéter des éléments liés à la corporalité : la bouche sèche, rappelant aussi le titre de l’album, la colonne crochie, etc. De manière plus cruciale, nous retrouvons un nombre important de pistes qui découpent des paroles de chansons populaires pour leur faire faire des références scatologiques. Entre autres, dans la pièce « Just a Baby » aussi dans Mouth Dreams, Cicierega tranche les paroles de « Folsom Prison Blues » de Johnny Cash pour qu’il dise « I hang my head and pee », remplaçant le « cry » de la version originale. De plus, les deux pièces conclusives des albums Mouth Silence et Mouth Moods sont respectivement appelées « Piss » et « Shit » et utilisent la même technique de recoupage de paroles et de rythmes musicaux pour ajouter des propos scatologiques à des chansons qui ne les présentaient pas de manière aussi importante originalement. Dans la pièce « Piss », l’artiste retravaille la chanson « Tubthumping » de Chumbawamba, transformant le chant de boisson en hymne à l’urine. Il crée ainsi des « permutations de type binaire : le cul et la tête »[21]. De l’autre côté, la piste « Shit » utilise des moments de silences ajoutés afin de signifier la présence de l’acte scatologique. Ces mashups de Neil Cicierega se prêtent donc bien à une lecture carnavalesque où cette représentation des aspects bas du corps humain est mise de l’avant pour déglorifier des figures notables de la culture populaire. Le milieu de parution de ces mashups, « à la fois publié et non publié, clandestin et public »[22], un milieu pratiquement imposé par les réalités politiques liées à la question des droits d’auteurs, permet de se placer dans ce type de perspective. En effet, ces pièces musicales sont distribuées gratuitement sur les sites web de l’artiste. Comme nous l’avons vu plus tôt, le format MP3 et le web a permis une plus grande accessibilité de matériaux culturels de nombreux horizons géographiques et historiques [23], défaisant, même si légèrement, « : la privatisation croissante de la vie inséparable de la montée de l’idéologie bourgeoise »[24].
Dans un second mouvement, par les actions de citation et d’adaptation que nous avons vues dans la partie précédente, les albums Mouth présentent un jeu sur la reconnaissance nostalgique des œuvres citées. Dans son livre Retromania, Simon Reynolds explore l’obsession de notre époque envers les « products of yesteryear, the novelties and distractions that filled up our youth. »[25] Une grande partie des références culturelles trouvées dans ces albums proviennent d’une période spécifique qui passe des années 90 aux premières années des années 2000. Cette période est celle qui a créé les produits culturels qui ont fait partie de l’enfance et adolescence de l’artiste, expliquant ce jeu nostalgique. Ainsi, par exemple, la pièce « Pokémon » est composée d’une série d’extraits d’enregistrements tirés de reportages télévisuels. Le propos de ces extraits, comme le laisse sous-entendre le titre de la pièce, tourne autour de la folie pop culturelle à propos des Pokémons durant la seconde moitié des années 90. En les mettant ensemble, l’artiste fait ressentir l’intensité culturelle de ce moment. Ces références tournent autour d’une ère spécifique qui, déjà, était elle-même influencée par les développements culturels que nous avons décrits plus tôt et qui ont mené à une augmentation graduelle de cette culture de la nostalgie. L’augmentation de l’accessibilité des sources musicales par la voie du web était déjà en route.
De plus, c’est à cette période que la culture du sampling avait réussi à s’implanter dans l’imaginaire populaire. Cette méthode de reprise d’éléments culturels qui avait fait école à l’époque avait été décrite par Reynolds dans sa théorie de l’hantologie, reprise de la notion avancée par Derrida, publiée pour la première fois dans cette même période du début des années 2000. Déjà, à ce moment, Reynolds avait décrit les hantologistes qui « trawl through charity shops, street markets and jumble sales for delectable morsels of decaying culture-matter »[26]. Ces éléments de matière-culture que Reynolds décrit se transforment évidemment selon le contexte d’adaptation des œuvres. Si ce qui est expliqué par le théoricien décrit une recherche d’éléments de cultures anciennes, d’une ère d’enregistrements analogiques d’autrefois, la démarche de Cicierega se trouve déjà dans une seconde couche de nostalgie. Son travail se tourne autour d’une période qui a déjà donné une place à la culture digitale. La nostalgie se forme autour de cette période de transition culturelle. Plusieurs pièces des albums de mashups de Neil Cicierega font donc référence à cet univers technologique, aujourd’hui désuet, créant un effet de détachement face à la période récitée de loin. La pièce « 300MB » de l’album Mouth Moods utilise des extraits d’une publicité télévisuelle afin de souligner cette relation à la technologie passée. La présentatrice y vante le développement du CD-ROM et la capacité de disque dur d’un ordinateur à la fine pointe de la technologie de l’époque, soit le début des années 90. L’enthousiasme de celle-ci face à cette machine paraît complètement absurde à une oreille contemporaine qui serait habituée à voir des ordinateurs plusieurs fois plus puissants à une fraction du prix. D’autres références à des objets culturels de cette époque nourrissent le ton absurde de ces albums et le sentiment de nostalgie. Les cinq dernières secondes de « Ain’t », la dernière pièce de Mouth Dreams, reproduisent les sons typiques de modems de cette période, concluant, au moment de l’écriture, la série d’albums. Ce jeu sur la technologie passée renforce également le jeu de sens : « face à des textes qui constituent des citations d’autres textes, et la connaissance des textes antérieurs – censée aller de soi – est supposée nécessaire à l’appréciation du nouveau texte. »[27] Il serait donc difficile de croire que quelqu’un qui n’aurait jamais été mis en contact avec les œuvres musicales, l’univers référentiel et les objets culturels cités dans ces albums aurait le même type de réaction face à ces mashups.
Un autre aspect de l’hantologie décrite par Reynolds, dans son rapport à la mémoire, est la « memory’s fragility (destined to become distorted, to fade then finally disappear). »[28] Ainsi, si certaines pièces jouent sur les références à des objets culturels du passé, d’autres jouent sur la distorsion de nos souvenirs. L’un des meilleurs exemples, dans le travail de Cicierega, de ce jeu sur les échecs de la mémoire virtuelle est probablement « Wndrwll ». Cette pièce coupe et recoupe la chanson « Wonderwall » de Oasis, sortie en 1995, pour qu’elle devienne complètement incompréhensible. La voix du chanteur est reconstruite en échos, ne terminant jamais une phrase complète, comme un disque qui sauterait ou un enregistrement tordu par le temps. L’expérience se concluant par la musique de Full House, une série télévisée américaine de la même période, nous rappelle encore ce trop-plein culturel qui caractérise le travail de ces albums. Ainsi, il se construit dans ces albums une forme fantomatique du passé nostalgique de l’artiste, comme s’il était impossible de reconnecter complètement avec cette époque. Cette forme fantomatique, ce sentiment de semi-mortalité culturelle est le cœur de ce que Reynolds décrivait : « records are ghosts you can control »[29]. Les mashups présentent un second niveau de hantise en réduisant davantage la liberté de ces extraits du vivant. L’enregistrement en est réduit à une expression contrôlée qui est à son tour contrôlée par l’auditeur du mashup. Cet aspect fantomatique dans l’œuvre de Cicierega est augmenté par l’utilisation paratextuelle de références aux œuvres citées.
Ainsi, l’entièreté de l’album Mouth Silence, le deuxième de la série, est un jeu sur l’absence. Puisque Mouth Sounds, le premier album, citait beaucoup le groupe Smash Mouth, le deuxième retire complètement cette référence, d’où l’idée du silence. Du moins, c’est ce qui semble à première vue. L’artiste utilise les éléments paratextuels, des éléments qui entourent ou sont cachés dans les pièces musicales, pour faire ressentir la présence du silence de Smash Mouth. Ainsi, parmi d’autres exemples, des lettres cachées dans les descriptions des fichiers MP3 de l’album, distribués sur le site de l’artiste, créent une connexion avec le groupe absent. Une fois replacées dans l’ordre, celles-ci lisent « SO MUCH 2 DO SO MUCH 2 SEE ». Ceci est une citation directe de la chanson « All Star », la référence manquante. Cet album devient donc un jeu sur le fantôme d’une référence attendue, mais qui ne reviendra pas avant l’album suivant, trois ans plus tard. La suite d’albums Mouth joue donc constamment avec ce sentiment de détachement face à la culture d’autrefois. Cette nostalgie, le mal d’un chez-soi temporel, d’une époque de l’enfance, est un thème central qui y est exploré constamment. Cet effet est aussi souligné par la pièce « Bustin » qui recoupe la chanson thème du film Ghostbusters en y enlevant complètement les références au film. Ces références s’y font donc attendre également. Ce sentiment est amplifié par l’utilisation en boucle d’extraits musicaux utilisables de la chanson originale, ce qui ajoute à l’aspect artificiel et au manque de la conclusion attendue, musicale cette fois. Les fantômes cachés dans l’album construisent un réseau sémiotique de références culturelles qui joue avec ce sentiment de nostalgie qui peut être partagé avec un public qui a de plus en plus accès à ces éléments de matière-culture.
En conclusion, les œuvres présentées par Neil Cicierega dans ses albums de mashups forment un corpus qui répondent aux mutations contemporaines de la culture populaire, y présentant une évolution vers l’avenir en citant des éléments du passé. En effet, l’état actuel des technologies de communications, dont le développement du web et des formats informatiques de plus en plus efficaces, le partage d’information culturelle devient de plus en plus facile et rapide. Cette efficacité crée un univers médiatique qui se nourrit constamment de nostalgie et de reprise d’œuvres populaires d’autrefois, soulignant le rapport conflictuel entre répétitions et innovations qui travaille la culture populaire. Ces références sont de plus en plus accessibles et la sérialité devient la norme culturelle. Face à cette situation, le mashup devient un produit d’hyperconnexion intertextuelle. L’innovation dans ce nouveau genre se trouve dans les jeux à l’intérieur de ces citations et les changements de sens qui peuvent être faits par l’adaptation de ces objets primaires. Par cette analyse des albums de Neil Cicierega, nous avons tenté de montrer que, contrairement à ce qu’énonçait Reynolds dans Retromania, le mashup n’était pas « a barren genre – nothing will come from it »[30]. Plutôt, même si à première vue le genre peut sembler un simple outil de récupération, il est possible d’utiliser celui-ci pour faire des propositions artistiques, une adaptation culturelle, qui répondent à ce contexte. Les pièces de ces albums utilisent cette technique contemporaine pour déconstruire les différentes valeurs données aux œuvres culturelles, n’hésitant pas à mélanger des citations provenant de milieux canoniques et populaires. La musique de Mussorgsky et de Weezer, celle de Danny Elfman, de Gorillaz, des Beatles ou de Smash Mouth se côtoient à un même niveau d’interchangeabilité pop. Il se crée ainsi une forme populaire de régression de la norme musicale, un carnavalesque culturel. De plus, les albums utilisent la figure d’un passé nostalgique en soulignant son aspect périmé. Les références culturelles deviennent ridicules lorsque l’artiste souligne l’intensité culturelle qui entourait ces développements technologiques désuets. Il se crée ainsi une forme de fantôme du populaire d’autrefois. Les albums cachent un jeu ironique sur cet univers nostalgique, démontrant son incapacité à retenir seul sa force. Les thématiques récurrentes et le jeu ouvert sur ces références nostalgiques ouvrent une opportunité de faire dire autre chose à ces œuvres du passé. Puisque, les albums de Neil Cicierega ont réussi à atteindre un certain niveau de popularité dans l’univers culturel du web, il serait possible d’espérer que d’autres verront une possibilité culturelle de produire un autre sens avec la technologie du mashup. Ce genre pourrait donc dépasser le statut d’exploration de références culturelles et le contexte très américain des œuvres travaillées par Neil Cicierega. Il pourrait apporter de nouvelles propositions sur notre culture nourrie de références.
[1] Simon Reynolds, Retromania: Pop Culture’s Addiction to Its Own Past, New York, Faber and Faber, 2011, p. 68.
[2] Nous nommerons parfois ces albums comme étant les albums Mouth, en référence à la récurrence de ce mot dans les titres, pour simplifier la lecture.
[3] Michael Serazio, « The Apolitical Irony of Generation Mash-Up: A Cultural Case Study in Popular Music », Popular Music and Society, Vol. 31, No. 1, Février 2008, p.80.
[4] Simon Reynolds, op. cit., p.343.
[5] Michael Serazio, op. cit., p.81.
[6] Simon Reynolds, op. cit., p.56.
[7] Ibid., p. 358.
[8] Michael Serazio, op. cit., p.82.
[9] Umberto Eco, traduit par Gamberini, Marie-Christine. « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne. » Réseaux, vol. 12, n°68, 1994, p.14.
[10] Mickey Vallee, « The Media Contingencies of Generation Mashup: A Žižekian Critique », Popular Music and Society, vol. 36, no.1, p.77.
[11] Gérard Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré. France, Éditions du Seuil, 1982 [1992], p.8.
[12] Pierre-Marc de Biaisi, « GENETTE GÉRARD – (1930-2018) », Encyclopædia Universalis [en ligne]
[13] Gérard Genette, op. cit., p.22.
[14] James M. Decker, « “You can’t shut up me”: The Grey Album as Adaptation », Interdisciplinary Literary Studies, vol. 22, no. 1-2, 2020, p.180
[15] Ibid., p.181.
[16] Michael Serazio, op. cit., p.80
[17] Pete Gofton, « Music, Memes and Meaning : A Semiotic Analysis », dans Music on Screen : From Cinema Screens to Touchscreens, édité par Sarah Hall et James B. Williams, Musicology Research, 2017 [en ligne], p.31
[18] André Belleau, « Carnavalesque pas mort? » Études françaises, vol. 20 no.1, 1984, p.40.
[19] Mickey Vallee, op. cit., p.81.
[20] André Belleau, op. cit., p.43
[21] Ibid., p.39.
[22] Ibid., p.41.
[23] Simon Reynolds, op. cit., p. XXI
[24] André Belleau, op. cit., p.42
[25] Simon Reynolds, op. cit., p.XXIX
[26] Ibid., p.328
[27] Umberto Eco, op. cit., p.17
[28] Simon Reynolds, op. cit., p.335
[29] Ibid., p. 313.
[30] Ibid., p. 360.
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