Note: Communication prononcée dans la rencontre Mots et Images de la Résistance III, le 23 mai 2012.
Il aura suffi de 100 jours pour qu’un projet de hausse des frais de scolarité du l’enseignement supérieur aboutisse à l’érection d’une loi autoritaire aux accents proto-fascistes. On peut y voir la dérive ultime du projet électoraliste d’un politicien manipulateur et de plus en plus imbu de sa fonction quasi-monarchique, voulant incarner le Sauveur providentiel du parti de l’Ordre face aux factions turbulentes du désordre tant haï de «sa» «majorité silencieuse». Il s’agirait sans doute aussi d’un vaste écran de fumée pour couvrir les multiples scandales qui menacent ce parti combinard, ou bien plus simplement d’une concaténation de décisions incompétentes (à commencer par un mépris souverain pour le mouvement étudiant et le peuple québécois), voire le acting out d’une névrose longtemps cultivée.
Mais on peut aussi y voir quelque chose de plus profond, l’extension d’une pure logique au-delà de l’aspect caricatural (voire ubuesque) du et des politiciens en fonctions. Il s’agirait des deux étapes, voire des deux visages d’un véritable «projet inégalitaire», dénoncé entre autres par Jean Claude Guillebaud (La refondation du monde, Seuil, 1999, p. 157). Nul besoin de se perdre dans les dédales de la conspiranoïa, phénomène si consubstantiellement néobaroque, pour y voir le projet caché du club Bilderberg, de la Federal Reserve Bank voire, plus tristement, du totalitarisme en herbe d’un Nouvel Ordre mondial cryptocratique (sans parler des reptiliens et autres formes de vie intelligente infiltrées chez ces dirigeants qui, tel Charest, en ont grand besoin).
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que s’élaborait en Europe comme en Amérique un nouveau contrat social fondé sur la redistribution et la solidarité, nul n’aurait pu prévoir que l’inégalité ferait aussi puissamment retour dans nos sociétés. Et si vite!», écrit Guillebaud (id). «Le grand déséquilibre du rapport de forces sociales, s’écriait Castoriadis peu avant sa mort, a permis le retour à un «libéralisme brutal et aveugle». «On assiste au triomphe non mitigé de l’imaginaire capitaliste sous ses formes les plus grossières» (La résistible Emprise de la rationalité instrumentale, Paris, Eska 1997). Le néolibéralisme «a écarté de lui-même les quelques moyens de contrôle que 150 ans de luttes politiques, sociales et idéologiques avaient réussi à lui imposer. La domination anomique des barons prédateurs de l’industrie et de la finance aux États-Unis à la fin du XIXe siècle n’en offrait qu’un pâle précédent» (id). André Gorz propose le même constat lorsqu’il écrit «le capital entreprend d’abolir la quasi-totalité des limites que, en deux siècles de luttes, le mouvement ouvrier avait réussi à imposer à l’exploitation (Misère du présent. Richesse du possible, Galilée, 1997).
«La gravité du symptôme», écrit Guillebaud, est telle que nous cherchons confusément à en minimiser la portée». De fait on préfère parler des inégalités au pluriel se persuadant que ces dernières «sont le prix à payer pour l’immense mutation économique en cours dont nous serons tous, demain, bénéficiaires. Elles seraient la rançon –provisoire et supportable- d’une reformulation de la grande promesse néolibérale» (1999: 159). «Le discours le plus courant est de la «complexité». «Soyons réalistes et modernes, répète-t-il. Les choses ne sont plus aussi simples qu’hier»… «la plupart de ces rhétoriques sont évidemment irrecevables, pour ne pas dire mensongères. Elles tournent autour du pot en se gardant d’en soulever le couvercle (…) En réalité cette inégalité revenue (au singulier et non au pluriel) n’est ni une bavure ni un inconvénient. C’est un projet. (…) C’est sous le déguisement du modernisme et de l’adaptation raisonnable aux nouvelles données de l’économie mondiale qu’il vise à faire l’objet d’un consensus flou et mou (celui de cette mystérieuse «majorité silencieuse» dont se réclame Charest). Lassitude et panurgisme aidant, le projet inégalitaire table ainsi sur une étrange accoutumance» (1999: 160).
Nous sommes de plus en plus acculés à choisir entre deux grands types d’inégalités, qui in fine reviennent au même, l’arbitrage entre le plein emploi sans assistance (États-Unis et bientôt peut-être le Canada) ou le chômage de masse, mais assisté (Europe), deux méthodes différentes pour répartir une même inégalité globale selon Pierre-Noël Giraud (L’inégalité du monde, Gallimard, 1996). Peu à peu, à l’ombre de la paupérisation et de la fragilisation des classes moyennes érigées lors des Trente Glorieuses, se rétablissent les conditions sociales qui prévalaient lors de la Première Révolution industrielle: «les contractuels, temporaires, vacataires et autres précaires sont comparables aux tâcherons employés de façon intermittente, à la demande, et auxquels l’entreprise ne doit ni assurances sociales, ni congés payés, ni indemnités de licenciement, ni formation» (André Gorz, op cit). L’offensive néolibérale contre l’éducation supérieure s’inscrirait ainsi dans un véritable programme de restructuration du corps social. Le célèbre dumbing down, que l’on voit souvent dénoncé par des conservateurs d’ancienne mouture férus d’une haute culture partout déclinante (v. notamment le dernier essai de Vargas Llosa La civilización del espectáculo, Anagrama, 2012), et qui gave nos médias de nippelgates, de Paris Hiltons, d’Occupation Double et de vidéos virales de la plus haute débilité alors qu’on attaque de fond les fondements de l’éducation publique, est avant tout une stratégie.
C’est ce que dénonce depuis les années reaganiennes Henry A. Giroux. Spécialiste de la culture pop comme en témoignent des livres polémiques tels que sa dénonciation de l’empire Disney The Mouse That Roared (1999) et quantité d’articles (signalons ses études de Fight Club, le patriarcat et la violence masculine ou de Pulp Fiction et la violence hyper-réelle), Giroux a écrit une série d’essais et de textes d’analyse sociopolitique et pédagogique qui annonçaient admirablement les enjeux de ce que nous sommes en train de vivre en ce moment, notamment au Québec avec les dérives autoritaires de la main mise néolibérale sur les universités.
Il brossait ainsi, dès 1985, un portrait sans complaisance de l’éducation supérieure assiégée qu’il est intéressant de méditer un quart de siècle plus tard, alors que le “modèle” états-unien est en train de s’imposer partout, exporté par la “globalisation” dont il est le moteur. Il trace ainsi l’historique de l’offensive néolibérale:
The conservative assault on education at all levels began in the 1970s, following the white working- and middle-class backlash against civil rights-era programs such as affirmative action and busing. Schooling was increasingly reconfigured as a private rather than a public good. And with the shift away from public considerations to private concerns, “privatization” and “choice” became the catch phrases dominating educational reform for the next few decades. The attack on all things public was accompanied by attempts to empty the public treasury, and education became one of the first targets of neoliberals, neoconservatives, religious extremists, and fundamentalists advocating market interests over social needs and democratic values. (…) Reconceived as a “big government monopoly,” public schooling was derided as bureaucratic, inefficient, and ineffectual, generating a product (dim-witted students) that was singularly incapable of competing in the global marketplace. In short, schools had committed “an act of unthinking, unilateral educational disarmament,” the report accused.12 Schools were to blame for increased joblessness and insecurity—not the rapacious greed of corporations eager to circumvent U.S. minimum wage laws, federal taxes, and environmental regulations, while breaking the back of unions at home. Similarly, higher education was accused of harboring a hot-bed of leftist academics and promoting culture wars that derided Western civilization. Higher education was portrayed as the center of a class and race war in which the dreams of the white working class were under attack because of the ideological residue of professors tainted by the legacy of radical ’60s politics. The division and distrust between “elitist liberals” and the white working class were now complete and utterly secure. Employing a mobile army of metaphors drawn from Cold War rhetoric, the Right succeeded in a propaganda campaign to turn the popular tide against higher education. After 9/11, the trend continued at an accelerated rate as academics and educators who voiced dissent against government policies increasingly faced retaliatory accusations that equated their views with treason. The most important casualty of this attack on education was democracy itself.
Giroux analyse ensuite les caractéristiques de cette attaque frontale contre l’éducation supérieure:
As market ideals take precedence over democratic values, and individual rights outweigh collective concerns, the university is increasingly being transformed into a training ground for the corporate workforce. Anyone who spends any time on a college campus in the United States these days cannot miss how higher education is changing. Strapped for money and increasingly defined in the language of corporate culture, many universities seem less interested in higher learning than in becoming licensed storefronts for brand name corporations—selling off space, buildings, and endowed chairs to rich corporate donors. College presidents are now called “CEOs” and are known less for their intellectual leadership than for their role as fundraisers and their ability to bridge the world of academe and business. In the corporate university, academics are now valued according to the grant money they attract rather than the quality of education they offer to students.14 As the university is annexed by defense, corporate, and national security interests, critical scholarship is replaced by research for either weapons technology or commercial profits, just as the private intellectual now replaces the public intellectual, and the public relations intellectual supplants the engaged intellectual in the wider culture. In the age of money and profit, academic subjects gain stature almost exclusively through their exchange value on the market. (…) As higher education increasingly becomes a privilege rather than a right, many working-class students either find it impossible financially to enter college or because of increased costs have to drop out. Those students who have the resources to stay in school are feeling the tight pressures of the job market and rush to take courses and receive professional credentials in business and the bio-sciences as the humanities lose majors and downsize. Not surprisingly, students are now referred to as “customers,” while some university presidents even argue that professors be labeled as “academic entrepreneurs.”15 As higher education is corporatized, young people find themselves on campuses that look more like malls and they are increasingly taught by professors who are hired on a contractual basis, have obscene work loads, and can barely make enough money to pay the loans for their cars. Tenured faculty are now called upon to generate grants, establish close partnerships with corporations, and teach courses that have practical value in the marketplace. There is little in this vision of the university that imagines young people as anything other than fodder for the corporation or an appendage of the national security state. What was once the hidden curriculum of many universities—the subordination of higher education to capital—has now become an open and much celebrated policy of both public and private higher education.
Giroux tire les “dures leçons” du néolibéralisme dans l’éducation à “l’âge de la main d’oeuvre jetable” et analyse le déclin de la culture formative et démocratique dans un âge d’amnésie imposée qui installe, de fait, une “politique zombie”. Très sensible à la cause étudiante qui s’oppose à cette dérive il dénonce sa violente répression (dont nous avons de plus en plus d’exemples dans la judiciarisation de la lutte étudiante et la criminalisation de toute dissidence), qu’il considère symptomatique d’une véritable guerre contre la jeunesse par un “État suicidaire” alors que précisément les jeunes deviennent les nouveaux (et on pourrait dire les derniers) intellectuels publics. La spirale répressive du néolibéralisme en est ainsi venue à un stade proto-fasciste, voire au retour (remastérisé) de la fable humaniste de Bradbury en plein maccarthysme, Fahrenheit 451, emblème pour Giroux de cette Terreur du néolibéralisme qui donne le titre de son ouvrage tout aussi prémonitoire de 2008.
Face à cette trajectoire de dénonciation alerte et toujours combative, on peut ironiquement se demander si le postmodernisme, qui fut l’idéologie des baby-boomers des Trente Glorieuses et de la première société de consommation, n’a pas fonctionné comme l’idiot utile du néolibéralisme, appuyant sa circulation frénétique du désir orienté vers l’hyperconsommation, fut-elle d’articles et de théories académiques, des identités atomisées et des lifestyles alternatifs (le «radical chic» n’ayant nui à rien, en fin de compte au progrès sans précédent des inégalités). La vulgate postmoderne permettait de «théoriser l’individualisme à la fois hédoniste et désenchanté, ludique et anxieux, libertaire et tourmenté» qui restera le signe distinctif des sociétés post-industrielles des eighties jusqu’au tournant du millénaire. «Ironie du progrès, ruse de l’Histoire. Voilà l’individu triomphant, mais moins protégé; le voilà mieux célébré, mais beaucoup plus exploité; largement émancipé des discriminations culturelles, mais livré à la mécanique du marché. (…) Mieux accepté dans son identité, mais plus précarisé dans sa condition sociale» (Guillebaud, 1999: 182). Le triomphe de l’inégalité s’est donc produit, comme l’écrivait Paul Thibaud, sous le couvert d’un discours qui la dénonçait.
Alors que cette bien-pensance postmoderne acceptait sans joncher la fin des grands récits vaticinée par Lyotard («la fonction narrative perd ses fonctions, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but», La Condition postmoderne, 1979) on assistait, de facto, au triomphe d’un seul grand récit, celui du néolibéralisme dans sa résistible ascension du reagano-thatchérisme au bushisme (père et fils, et le Saint-Esprit sous forme de main(s) invisible(s)). Comme l’écrit Guillebaud, «le succès journalistique et mondain de cette vulgate postmoderne en a fait, pour un temps, la composante principale du discours dominant, l’autre versant du néolibéralisme» (67). Parmi les quelques détracteurs lucides, Habermas assimilait déjà en 1980 cette postmodernité plus ou moins esthétisante à la révolution néoconservatrice en cours, régression intellectuelle qui plus qu’une trahison des clercs pourrait bien être, comme l’écrira Alain Caillé, leur totale démission (La Démission des clercs, La Découverte, 1994).
La route qui va de la hausse des frais de scolarité à la loi d’exception prend ses racines dans la logique de l’économisme, devenu «discours unique» du nouvel homme unidimensionnel, homo hyper-oeconomicus. Comme le signale Pascal Bruckner l’économie tend à devenir la dernière spiritualité du monde développé, en déployant la ferveur d’un culte, «religion austère prospérant sur la ruine des totalitarismes et qui ambitionne de reconstruire l’intégralité des sociétés humaines, de se hisser au rang de principe général d’action» (Misère de la prospérité, Grasset 2002). C’est cela que l’essayiste appelle, reprenant un vieux terme du débat sur le marxisme-léninisme, «économisme» comme ultime déviation du capitalisme: «Ce n’est pas du capitalisme qu’il faut sortir, mais de l’économisme. De la glorification, par tous les camps, d’une discipline qui prétend régir la société entière, nous transformer en hamsters laborieux réduits au simple rôle de producteurs, consommateurs ou actionnaires. (…) Remettre les activités marchandes à leur place, retrouver la place de ce qui n’est pas marchand: il en va tout simplement du sens de nos vies».
Ce grand récit hégémonique qui nous régit, et qui va des décisions technocratiques de destruction de l’État social jusqu’à la tentation disciplinaire, il faut plus que jamais s’en émanciper: «Le monde actuel est en dérive, sans boussole. Et le tort est d’avoir voulu confier la boussole au marché . Il faut se soustraire à la mythologie bornée du capitalisme, faire en sorte que l’économie cesse d’être un destin, une fatalité, pour n’être qu’un instrument au service des hommes» (…) «Les hommes sont des individus qui aiment, qui souffrent et cela ne saurait être rendu par le seul marché économique. L’économie ne peut pas supporter le monde entier. L’économie n’est ni la matrice, ni le principe fondateur de l’humanité».
L’économisme montre désormais, au Québec comme en Espagne, en Grèce ou ailleurs, ses crocs. Si la social-démocratie québécoise a longtemps été épargnée, elle ploie désormais sous une offensive néolibérale de fond, cette «révolution culturelle» que le gouvernement évoque (dans un bel exemple d’ignorance ou de cynisme historique, car qui faudrait-il cette fois envoyer rééduquer dans les rizières?) pour mettre en place une logique d’utilisateur-payeur dans tous les services publics.
Mais le court chemin qui mène de cette «révolution» aux matraques (en attendant les rizières, voire les goulags du Grand Nord comme la célèbre «blague» le suggérait) montre qu’on est entré, de fait, dans un autre stade du néolibéralisme (serait-ce, comme l’auraient rêvé les marxistes d’antan, le dernier?) qu’on pourrait nommer tout simplement «néolibéral-autoritarisme», voire, avec Michel Clouscard du «néo-fascisme» de la «contre-révolution libérale libertaire». Et si le fascisme historique constituait l’apex du processus disciplinaire étudié par Foucault dans les sociétés bourgeoises de la modernité, on peut concevoir une mutation vers un fascisme d’un type nouveau, sans généraux d’opérette (mais toujours avec quelques tanks devenus «intelligents», voire davantage que ses propres manipulateurs à distance), ni grandes parades au pas d’oie. Ce fascisme mutant (et peut-être agrémenté de la musique de Lady Gaga, qui se prêterait sans doute admirablement au jeu) serait aux nouvelles sociétés de contrôle ce que l’autre fut aux sociétés disciplinaires. Il réinjecterait au besoin du disciplinaire et de l’autoritarisme au sein des mécanismes décrits par Deleuze dans son court, mais décisif texte (“Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre»). Pourrait-on dater cette mutation du tournant du millénaire, sous couvert du 11 septembre? Les historiens du futur en débattront sans doute longtemps.
On aurait ainsi une société de l’hyperconsommation «bêtifiée» (si l’on traduit le terme anglo-saxon du Dumbing Down) qui pourrait parfaitement, comme dans le Brazil de Terry Gilliam (filmé dans les temps tout aussi dystopiques de la première offensive néolibérale) s’accommoder de formes néo-rétro-autoritaires, alliage des nouvelles technologies de surveillance et de manipulation de masse avec les vieux dispositifs du dressage (dont la bonne vieille matraque que l’on abat sur nous présentement). Une route longue, mais sûre nous mènerait ainsi du Québec rêvé par Charest à cette Idiocratie future rêvée (ou plutôt cauchemardée) par Mike Judge, le créateur de la mythique série Beavis and Butt-head (tant critiquée comme catalyseur d’un dumbing down qu’elle semblait célébrer tout autant que dénoncer).
Attaquer l’éducation et les services publics c’est une autre façon de Punir les Pauvres, selon le titre provocateur de l’ouvrage du sociologue Loïc Wacquant (2004), logique sauvage incarnée par le Capitole dans la saga dystopique à succès Hunger Games. Tel est, selon Wacquant, l’objectif de la guerre déclarée à cette catégorie de la population dont l’exclusion profite au fonctionnement de l’ordre néo-libéral, basé sur une nouvelle politique de la précarité, qui en développant de nouvelles techniques inédites de gestion de la misère produit à la fois de nouvelles catégories d’exclus et les «politiques sécuritaires» qui sont officiellement promues pour les réguler. Tentation d’une sécurisation autoritaire croissante et dérégulation des marchés vont ainsi de pair, à l’encontre des discours et des mythes idéologiques du néo-libéralisme même, qui opposent l’individualisme et la démocratie capitalistes aux vieilles tyrannies étatiques. Par ailleurs, comme à Panem dans les Hunger Games, l’indifférence construite vis-à-vis des «victimes» (économiques ou autres) participe de façon centrale au dispositif sacrificiel de «l’horreur économique» qui nous régit.
Nous vivons au sein d’un leurre magistral, d’un monde disparu que des politiques artificielles prétendent perpétuer. Nos concepts du travail et par là du chômage, autour desquels la politique se joue (ou prétend se jouer) n’ont plus de substance: des millions de vies sont ravagées, des destins sont anéantis par cet anachronisme. L’imposture générale continue d’imposer les systèmes d’une société périmée afin que passe inaperçue une nouvelle forme de civilisation qui déjà pointe, où seul un très faible pourcentage de la population terrestre trouvera des fonctions. L’extinction du travail passe pour une simple éclipse alors que, pour la première fois dans l’Histoire, l’ensemble des êtres humains est de moins en moins nécessaire au petit nombre qui façonne l’économie et détient le pouvoir. Nous découvrons qu’au-delà de l’exploitation des hommes, il y avait pire, et que, devant le fait de n’être plus même exploitable, la foule des hommes tenus pour superflus peut trembler, et chaque homme dans cette foule. De l’exploitation à l’exclusion, de l’exclusion à l’élimination…? (V. Forrester, L`horreur économique, 1996, 4e de couverture)
La «théorie pure des économies de marché» (encore appelée «théorie pure de l’équilibre général de concurrence parfaite») procède clairement d’un projet inégalitaire comme l’a exposé Jean-Paul Fitoussi, qui, citant le travail de J.L. Coles et P.J. Hammond «Walrasian equilibrium without survival: existence efficiency and remedial policy» (1995), montre qu’appliqué à la lettre ladite théorie pourrait tout simplement conduire à l’extinction physique des moins aptes (9).
Rien dans le mécanisme du marché ne garantit l’inclusion, ou, si l’on préfère, rien n’empêche l’exclusion, parfois définitive. Le résultat le plus robuste de la théorie pure du capitalisme libéral peut s’énoncer ainsi: dans une économie régie par les lois de la concurrence pure et parfaite, où le gouvernement se garde de toute intervention, le plein emploi est assuré… parmi les survivants. Il ne s’agit pas d’une plaisanterie. Ce résultat a été scientifiquement et rigoureusement établi. Sa portée est considérable en ce qu’il prouve exactement le contraire de ce que les idéologues du libéralisme voudraient nous faire accroire: l’exclusion n’est pas nécessairement la conséquence du dysfonctionnement des marchés, puisqu’elle est compatible avec le fonctionnement parfait de ces marchés. (Jean-Paul Fitoussi, «Démocratie et mondialisation», Revue de l’OFCE 5/2002: 12)
Néanmoins la fusion entre le totalitarisme un peu kitsch du Capitole et le sacrifice économique des pauvres ne relève de fait pas tant de la science-fiction que de la transposition fantasmatique d’un système contemporain, bel et bien connu, celui de «l’économie de marché socialiste» de la République Populaire de Chine, ultime fusion des deux formes d’exploitation les plus radicales (totalitarisme politique, capitalisme sauvage). Et s’il peut sembler caricatural d’imaginer les États-Unis s’alignant sur le modèle de leur prétendu rival idéologique, il suffit de constater comment cet Autre est de plus en plus jalousé dans le discours social, de plus en plus insidieux (4). C’est ainsi que The New York Times publie un article intitulé «Why China’s Political Model Is Superior?» qui a lancé une vive polémique, alors que The Times publie à son tour “Why China Does Capitalism Better than the U.S.” Est-ce si difficile à imaginer, dès lors que le marché fonctionne mieux en milieu totalitaire (et de facto néo-esclavagiste), une tentation totalitaire du complexe militaro-médiatico-industriel américain?
Très curieusement des films récents tels que Hunger Games ou The Cabin in the Woods reformulent à leur façon, trois siècles plus tard, le spectre du cauchemar marchand évoqué par Jonathan Swift à l’orée de la formulation du libéralisme historique par Adam Smith. C’est par sa que modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public nous clôturons donc cette bien plus modeste réflexion nourrie par 100 jours de colère et de révolte. Vous pouvez, au choix, substituer mentalement le terme d’enfants par celui d’étudiants.
Tous les partis tombent d’accord, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants sur les bras, sur le dos ou sur les talons de leurs mères, et souvent de leurs pères, est, dans le déplorable état de ce royaume, un très grand fardeau de plus; c’est pourquoi quiconque trouverait un moyen honnête, économique et facile de faire de ces enfants des membres sains et utiles de la communauté, aurait assez bien mérité du public pour qu’on lui érigeât une statue comme sauveur de la nation. (…)Pour ma part, ayant tourné mes pensées depuis bien des années sur cet important sujet, et mûrement pesé les propositions de nos faiseurs de projets, je les ai toujours vus tomber dans des erreurs grossières de calcul. Il est vrai qu’un enfant dont la mère vient d’accoucher peut vivre de son lait pendant une année solaire, avec peu d’autre nourriture, la valeur de deux shillings au plus que la mère peut certainement se procurer, ou l’équivalent en rogatons, dans son légitime métier de mendiante; et c’est précisément lorsque les enfants sont âgés d’un an que je propose de prendre à leur égard des mesures telles qu’au lieu d’être une charge pour leurs parents ou pour la paroisse, ou de manquer d’aliments et de vêtements le reste de leur vie, ils contribuent, au contraire, à nourrir et en partie à vêtir des milliers de personnes. (…)J’expose donc humblement à la considération du public que des cent vingt mille enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs; et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance à laquelle nos sauvages font peu d’attention, c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles; que les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver…
Quelle meilleure façon, de l’Angleterre georgienne au Québec des libéraux, de dire la misère profonde de l’économisme que de dire sa nature profondément anthropophagique? Et là malheureusement je n’ai pu retrouver une des milliers de caricatures qui circulent sur Internet sur Jean-John James et qui aurait fourni un bel effet de clôture, puisqu’il y figurait en Saturne dévorant ses enfants selon la célèbre toile de Goya, témoin visionnaire de la naissance traumatique de la modernité.
Merci et … comme le disait le Prisonnier Numéro 6, ultime symbole de Résistance Pop: Bonjour Chez Vous! Be Seeing You!
Pascal Bruckner, Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis, Grasset, 2002
Cornelius Castoriadis, La résistible Emprise de la rationalité instrumentale Ed. Eska 1997
Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir. Mai 68: la contre-révolution libérale-libertaire, Paris, Delga, 2008 [1972]
Jean-Paul Fitoussi, «Perfection des modèles économiques, exclusions réelles», Les Temps modernes, 1998
Viviane Forrester L’horreur économique, Fayard, 1996
Pierre-Noël Giraud, L’Inégalité du monde, Gallimard, 1996
Jean Claude Guillebaud, La refondation du monde, Seuil, 1999
Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004
Leiva, Antonio (2012). « Misère de l’économisme (ou l’idiocratie en chantant) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/misere-de-leconomisme-ou-lidiocratie-en-chantant], consulté le 2024-12-11.