Si nous avons tous l’impression de nous retrouver «dans un film» c’est, comme nous en avons l’intuition, que nous y sommes. «La simulation se caractérise par une précession du modèle, de tous les modèles sur le moindre fait —les modèles sont là d’abord, leur circulation, orbitale comme celle de la bombe, constitue le véritable champ magnétique de l’événement»: la célèbre formule de Baudrillard dans son tout aussi célèbre Simulacres et simulation (1981, p. 32) nous vient tout naturellement à l’esprit. S’il fallait encore une preuve de cette «précession», la pandémie aura été massivement simulée avant de se produire, au point d’en faire une figure parfaite de la simulation elle-même.
En effet, notre culture populaire a été véritablement obsédée par les figures pandémiques dont celle que nous vivons semble être une énième variation. Les origines littéraires de l’apocalypse pandémique remontent comme l’on sait au roman de Mary Shelley The Last Man (1826), éclipsé par le triomphe de son monstre mythique, jusqu’à sa redécouverte dans les sixties, en plein revivalisme romantique. Publié l’année où la première pandémie de choléra ravage l’Asie, le roman fantasmagorise la menace de la peste (qui, après avoir façonné pendant quatre siècles l’histoire de l’Occident avait connu sa dernière éclosion en 1720), extrapolant le Journal d’un an de la peste de Defoe (nommément cité) à une dimension planétaire [1]. Shelley imagine ainsi la première apocalypse sécularisée à partir du modèle pandémique, sur fond d’esthétique des ruines et de déconstruction des théories romantiques du « Sublime naturel ».
Paule Petitier souligne la particularité de cette invention de Shelley, le fait que la peste
« soit un fléau sans cause, sans justification, absolument dépourvu de sens, l’inversion de l’Histoire, de l’idée moderne d’une Histoire portée par une dynamique téléologique vers l’accomplissement de l’humain ». « Fantôme métaphysique » qui « au lieu de porter le sens, elle le détruit », brisant « l’illusion de l’anthropocentrisme sur laquelle repose la philosophie moderne de l’Histoire, pour laquelle la nature est seulement le support et le moyen de la réalisation de l’homme » : « La peste révèle l’absence d’un destin commun de l’homme et la nature. Elle ne s’en prend qu’aux hommes. Et, pendant toute la durée de l’épidémie, la nature reste inchangée, complètement neutre, ni bienveillante ni malveillante à l’égard des derniers survivants. L’expérience de cette indifférence, la révision nécessaire de l’idée que l’homme serait le maître et le but ultime de la nature, violentes blessures narcissiques, nourrissent le long thrène qui occupe la seconde moitié du roman » [2].
Ces thèmes continueront à hanter les fictions pandémiques futures et jusqu’à certains « corona-mèmes » contemporains. Que la fin de l’humanité en tant qu’espèce devienne possible alors que s’affirme, selon le schéma foucaultien, la biopolitique moderne est en soi symptomatique.
Toutefois ce fut l’émergence de la bactériologie à la fin du XIXe siècle [3] qui entraîna un engouement culturel et transmédiatique pour les fictions pandémiques, créant un dialectique dont se nourrira l’âge de la simulation :
“this particular period in the history of contagionism [saw] the concurrence of two different revolutions: firstly, the ‘laboratory revolution’ with its most spectacular achievement – the discovery of specific, living microbes that cause terrifying diseases such as tuberculosis, cholera and typhoid fever. The coincidence of bacteriological discoveries and mass media development within the postindustrial societies produced a ‘media hype’ that has been circumscribed as “epidemic entertainment” (Tomes 2002): people were fascinated by the idea of ubiquitous microscopic killers that no one can see, hear or smell” [4].
Paraissent alors quantité de fictions pandémiques alors que la Fin de siècle se plaît à s’imaginer sous les traits d’une fin du monde. Le sous-genre de la guerre future, extrapolation fantasmatique de la rivalité entre les grandes puissances à « l’âge de l’impérialisme » (Hobsbawn) qui allait, un demi-siècle plus tard, déboucher sur la Première Guerre Mondiale, introduit très vite la pandémie comme horizon bactériologique de la « guerre totale ». C’est dans La guerre au vingtième siècle, album qui parut en 1887 que Robida emploie pour la première fois les microbes comme arme offensive [5]. La guerre bactériologique continuera à hanter les fictions suite au traumatisme des gaz chimiques de la Première guerre mondiale (citons L’offensive des microbes, roman d’une guerre future d’un certain « professeur Motus » en 1923 ou La république des muets de Saint-Granier, en 1925, où un germe microbien allemand réussit à littéralement faire taire les Français). Fait intéressant, un roman postule déjà une théorie du complot pour expliquer la terrible pandémie d’après-guerre, affirmant son soupçon dès son titre quelque peu disgracieux : Grippe espagnole?… (Abel Sibrès, 1921)
Parallèlement, la figure du « bioterroriste » émerge dans ces années de « propagande par le fait » anarchiste. Tout un cycle britannique exploite cette thématique, étudié par Peter Fifield, alternant menace anarchiste et cinquièmes colonnes germaniques [6]. L’idée de l’accident fatal qui répand la pandémie meurtrière émerge dans le conte satirique d’ Epheyre Charles, « Le Microbe du professeur Bakermann. Récit des temps futurs » (1890) tandis qu’un véritable savant fou met au point une peste visant à réduire la population afin de lutter de façon über-malthusienne contre la pauvreté dans « La peste rouge » de Jean Bruyère (1898), thème que reprendra Marcel Aymé dans « Pastorale » (1931). Des pandémies causent des millions de morts et bouleversent la société dans Histoire de quatre ans, 1997-2001 de Daniel Halévy (1903) et The Scarlet Plague de Jack London (1912). Dans leur sillage la pandémie occupera une place de choix dans les fictions apocalyptiques, dont le grand classique de George R. Stewart, Earth Abides (1949), entièrement traversé par l’impact dévastateur de la Seconde Guerre mondiale.
Les diverses ramifications du sujet sont déjà là, bien plus anciennes, on le voit, que ce que notre perspective contemporaine nous laisserait croire. L’éclosion virale des pulps d’entre-guerre va essaimer le sujet dans divers genres, que ce soient les pandémies apocalyptiques de la « science-fiction » baptisée par Hugo Gernsback, les menaces « bioterroristes » que déjouent les Justiciers surhumains du type Secret Agent « X » ou l’étrange viralité (über-xénophobe) qui hante l’œuvre lovecraftienne, influencée par le traumatisme de la Grippe (dite) espagnole [7].
Les années 1950 connaîtront, sur fond de Guerre Froide, une réactivation de l’imaginaire pandémique, à commencer par le discours alarmiste des autorités sur l’éventualité de la guerre biologique :
“Public discussions of germ warfare on all sides intensified during the first year of the new decade. (…) Brock Chisholm, director general of the WHO, told Britain’s most prominent nuclear scientists that ‘‘‘biological science had perfected new diseases that were much more powerful weapons of death than the atomic bomb’’’ and that germ warfare ‘‘‘could eliminate more than 50 per cent of human life in a continental population against which they were directed.’’ Such weapons, he explained, rendered ‘‘‘the atomic bomb . . . obsolete.’’’ Although atomic warfare nonetheless remained the more pressing and debated threat, the two threats increasingly intertwined” (P. Wald, 2008, p. 165).
Le contexte de la lutte anti-communiste va « contaminer » et être « contaminée » à son tour par cette rhétorique [8]. « Increasing representations of viral invasion (…) coincided with the growing concerns about espionage and brainwashing that characterized the Cold War, and they registered the merging of these two powerful cultural preoccupations”, écrit Priscilla Wald. “As descriptions of viruses began to sound more and more like they were penned by Cold Warriors, disease-inflected political threats conformed to the specific mechanisms of viral infection” (2008, p. 171). Ce nouveau paradigme va essaimer la rhétorique virale dans quantité d’autres domaines, ce dont les fictions se feront écho, s’éloignant du modèle strictement pandémique pour explorer –voire « contaminer »- d’autres genres et d’autres figures : le célèbre roman I Am Legend de Richard Matheson transforme ainsi dès 1954 l’ancien folklore vampirique en véritable épidémie, tandis que William Burroughs explore la notion de virus dans une série de romans ultraparanoïaques inaugurés en 1962 par The Ticket That Exploded.
La hantise pandémique continuera à alimenter un nombre croissant d’œuvres malgré le déclin relatif de l’épidémologie dans les Swinging Sixties (qui toutefois découvrent le coronavirus). « The miracle of antibiotics and other medical victories (such as the eradication of naturally occurring smallpox in 1977) seemed to have made infectious disease a relatively minor inconvenience in the global North”, résume Priscilla Wald, au point que le Chirurgien Général des États-Unis désigne en 1969 le problème des maladies infectieuses une question “marginale” (2008, p.30-1). Le discours social et la culture populaire ne démordent toutefois pas et maintiennent vivant le spectre de la pandémie au moment où les « disaster movies » et leurs extensions télévisuelles et littéraires font fureur (et littéralement feu de tout bois) [9].
Se succèdent ainsi en un cycle rapproché le techno-thriller paranoïaque d’Alistair MacLean The Satan Bug (1962), adapté au grand écran par John Sturges en 1965, l’adaptation de Matheson dans Last Man on Earth en 1964 (avec Vincent Price, qui incarnait aussi la même année le roi de la pandémie poesque The masque of the Red Death), le roman dystopique de Sakyo Komatsu Virus (1964), le roman de Crichton The Andromeda Strain (1969) qu’adaptera Robert Wise en 1971, la série télé Quarantined (1970), The Crazies de George A. Romero (1973), la série culte Survivors (1975-77), The Cassandra Crossing (1976, novellisé l’année suivante par Robert Katz), le roman sensationnaliste Black Death de Gwyneth Cravens et John S. Marr (1977), le roman-fleuve de Stephen King The Stand (1978), la fiction bioterroriste de Clive Cussler Vixen 03 (1978), le très étrange -et contre-culturel- The Hamburg Syndrome (1979), le film canadien Plague (1979), l’adaptation de Virus par Kinji Fukasaku (1980), la série écossaise The Mad Death (1981), le roman The Eyes of Darkness de Dean Koontz (1981), le film yugoslave Variola Vera (1982, inspiré de l’épidémie de variole de 1972), le roman gynécide The White Plague de Frank Herbert (1982) et l’horrifique (au double sens du terme) Warning Sign (1985), clairement épigonique.
Écrivant au cœur de ce cycle, Baudrillard fait précisément du film catastrophe alors à son déclin un modèle de la « précession de simulacres » : « La crise de l’énergie, la mise en scène écologique sont elles-mêmes, dans leur ensemble, un film de catastrophe, du même style (et de la même valeur) que ceux qui font actuellement les beaux jours d’Hollywood. Inutile d’interpréter laborieusement ces films dans leur rapport à une crise sociale « objective » ou même à un phantasme « objectif » de catastrophe. C’est dans l’autre sens qu’il faut dire que c’est le social lui-même qui, dans le discours actuel, s’organise selon un scénario de film de catastrophe » (1981, p.39).
Comme pour illustrer sa théorie de la simulation, la critique s’est plu à signaler que le roman cité de Dean Koontz, surnommé “the poor man’s Stephen King », envisageait (la même année où paraissait Simulacres et simulation) un virus nommé “Wuhan-400”…
« They call the stuff Wuhan-400 because it was developed at their RDNA labs outside of the city of Wuhan, and it was the four-hundredth viable strain of man-made microorganisms created at that research center. (…) “Wuhan-400 is a perfect weapon. It afflicts only human beings. No other living creature can carry it. And like syphilis, Wuhan-400 can’t survive outside a living human body for longer than a minute, which means it can’t permanently contaminate objects or entire places the way anthrax and other virulent microorganisms can,” one character says. And when the host expires, the Wuhan-400 within him perishes a short while later, as soon as the temperature of the corpse drops below eighty-six degrees Fahrenheit. Do you see the advantage of all this?”[10].
Plus qu’une quelconque “précognition”, ce que cette « précession » montre c’est à quel point le coronavirus s’inscrit dans ce que Priscilla Wald nomme le «récit épidémique » (outbreak narrative)[11].
En fait ce terme, devenu à son tour viral dans les publications académiques récentes, vise plus spécifiquement un type de récit qui s’articule dans une grande offensive de l’épidémiologie à la fin des années 1980; ultérieur, donc, au grand cycle pandémique que nous venons d’évoquer, en un chassé-croisé intéressant : serait-ce la survivance massive des peurs pandémiques dans la culture populaire qui a fini par réactiver le discours scientifique?
“Following the introduction of the human immunodeficiency virus (HIV) in the mid-1980s, accounts of newly surfacing diseases began to appear with increasing frequency in scientific publications and the mainstream media worldwide. These accounts put the vocabulary of disease outbreaks into circulation and introduced the concept of ‘‘emerging infections.’’ The repetition of particular phrases, images, and story lines produced a formula that was amplified by the extended treatment of these themes in the popular novels and films that proliferated in the mid-1990s. Collectively, they drew out what was implicit in all of the accounts: a fascination not just with the novelty and danger of the microbes but also with the changing social formations of a shrinking world” (Wald, 2008, p.2)
C’est alors que la notion de « virus émergents », introduite par Stephen S. Morse dans sa conférence éponyme de 1989, acquiert un statut conceptuel en tant que menace biopolitique majeure. En 1991 la National Academy of Sciences (NAS) invite Morse et son collègue Joshua Lederberg à participer à un rapport collectif sur les effets de la globalisation sur la santé publique et la sécurité états-uniennes. C’est là que les thèses de Morse deviennent un vrai programme institutionnel dont les médias vont se faire très vite l’écho : un an après, l’article du journaliste Richard Preston “Crisis in the Hot Zone” paru dans le New Yorker cite le rapport et explore un des cas les plus inquiétants qui y sont référés (l’éclosion d’une souche d’Ébola dans un laboratoire de primates à Renton), lançant l’”Ebola Craze”, qui va prendre le relais de la panique du Sida. Comme le signale Peter Stearns, la pandémie va prendre dès lors le relais de la Guerre Froide dans le discours anxiogène des médias[12].
Pour preuve, cet article intitule “The Killers All Around,” publié dans Time magazine par Michael Lemonick:
“Protozoans, bacteria, viruses—a whole menagerie of microscopic pests constantly assaults every part of our body, looking for a way inside. Many are harmless or easy to fight off. Others—as we are now so often reminded—are merciless killers . . . The danger is greatest, of course, in the underdeveloped world, where epidemics of cholera, dysentery and malaria are spawned by war, poverty, overcrowding and poor sanitation. But the microbial world knows no boundaries. For all the vaunted power of modern medicine, deadly infections are a growing threat to everyone, everywhere” (12/ 09/ 1994).
Cette année 1994 marque de fait
“the “‘coming out’ ceremony for infectious diseases in the popular media.” These diseases would now be placed firmly on the public agenda, possibly catapulted “ahead of nuclear war and climate change as the primordial source of apocalyptic anxieties.” (…) Viruses now had mass significance. While it is difficult to argue whether the books and articles on emerging viruses fueled attention for the viral outbreaks or the viral outbreaks fueled attention for the books and articles, (…) what tied everything together was a converging element: the “Hollywood factor.” (D. Schweitzer, 2018, p. 28-9)
Un an plus tard, le film Outbreak synthétise cette convergence des discours et des peurs, s’ouvrant par une citation de Lederberg qui résume la nouvelle mythologie en passe de se cristalliser: “The single biggest threat to man’s continued dominance on the planet is the virus.”[13] Transitant entre le discours scientifique, journalistique et fictionnel, ce « récit épidémique » établit ainsi un « script » homogène, renforcé par toute une série de topoï rhétoriques :
« The outbreak narrative—in its scientific, journalistic, and fictional incarnations—follows a formulaic plot that begins with the identification of an emerging infection, includes discussion of the global networks throughout which it travels, and chronicles the epidemiological work that ends with its containment. As epidemiologists trace the routes of the microbes, they catalog the spaces and interactions of global modernity. Microbes, spaces, and interactions blend together as they animate the landscape and motivate the plot of the outbreak narrative: a contradictory but compelling story of the perils of human interdependence and the triumph of human connection and cooperation, scientific authority and the evolutionary advantages of the microbe, ecological balance and impending disaster” (Wald, 2018, p.2)
Six grands thèmes se dégagent, que l’on retrouve à la fois dans les récits à prétention scientifique ou journalistique (selon la catégorie marchande pour le moins hétérogène –voire hétérotopique- de « non-fiction ») et dans les fictions :
“There are six key thematic tropes that have shaped visual depictions of infectious disease on-screen and off: one, the idea of the necessary accident; two, the othering, which creates the “them” in the first place, stigmatizing individuals, geographic areas, and/or lifestyles deemed threatening; three, establishing and policing security where these others pose a threat; four, contagious diseases bringing us together, unifying “us” versus “them”—the infected versus the uninfected; five, a constant emphasis on making the invisible visible, using maps, charts, or microscopes; and six, a fear of progress, with globalization as one form of progress” (D. Schweitzer, 2018, p. 53)
L’on reconnaît là aisément le « script » narratif où s’inscrit notre épidémie présente, à la façon d’une parfaite déclinaison : l’accident fondateur, l’altérité géographique et culturelle, les mesures prises pour la contenir, la refondation de la communauté face à la menace, l’obsession graphique et la mise en question de la globalisation.
Le pouvoir de simulation de ce modèle entraîne tout un nouveau cycle de productions pandémiques, amplifiant ce récit avec qui elles sont en dialogue constant : ainsi Preston tire de son article, inspiré par Lederberg, un best-seller, The Hot Zone (1994), « non-fiction thriller » qui, après une adaptation filmique avortée (de par la sortie d’Outbreak, qui fictionnalisait de façon spectaculaire la fuite de Renton), deviendra une minisérie en 2019. Le scénariste Scott Z. Burns, quant à lui, inspiré par un autre best-seller de « non-fiction » (The Coming Plague de Laurie Garrett, 1994), consulte des représentants de l’OMS et des experts tels que W. Ian Lipkin et L. “Larry” Brillant pour écrire Contagion (2011), etc.
La continuité entre les « scripts » est parfaite, renforcée par une même série de topoï rhétoriques. Qu’il suffise de citer cet extrait du roman de Michael Kanaly Virus clans où l’anthropomorphisation maléfique du virus parachève celle opérée par l’article cité de Lemonick et quantité d’autres émules. Les virus, ici, sont les véritables vecteurs (et contrôleurs) de l’évolution humaine, poussant jusqu’à l’extrême la « germ theory of history » illustrée par McNeill, Christopher Wills ou Jared Diamond :
“Within the bodies of their hosts, the virus clans worked. Mutating, manipulating the DNA structures, using the knowledge gained over billions of years (…). While it was true that many of the hosts would need to be sacrificed before the key sequences could be found, the hosts were plentiful. Their numbers building over the generations, until the earth was filled with their species” (1999, p. 121).
Par ailleurs, le succès de la métaphorisation du « virus » dans tous les domaines de la vie sociale est lui aussi la preuve du succès du récit qui l’accompagne : « The United States has become infected with virus metaphors », écrivait Heather Schell en 1997. « Authors compare destructive computer programs, non-normative sexual behaviors, illegal drug use, gangs, overpopulation, governmental economic intervention, 5 and even unequal personal relationships 6 to viruses to convey the idea of danger efficiently. Lethal new viruses have become a hot topic for science best-sellers, medical research, action movies, and science fiction”[14].
La réitération de ces topoï dérive en une série de clichés, au point que la Bible mythocritique geek TVTROPES consacre un Trope vernaculaire à « THE PLAGUE » (à ne pas confondre avec « The Virus », plus spécifiquement consacré aux pandémies métamorphes du type vampirique/zombiesque) :
« An epidemic (or even pandemic) disease with lethal or at least very serious consequences for the infected. The Plague stories come in several different types. In the first, the protagonists are usually trying to find a cure or preventing it from spreading further. Expect Storyboarding the Apocalypse and a Spreading Disaster Map Graphic from such stories. The second is where the Plague is the cause of an After the End plot. Either the disease happened before the beginning of the story or the story begins with The End of the World as We Know It. In both cases the heroes are usually just naturally immune and are unable to stop the Plague killing everyone who isn’t. Sometimes, the Plague overlaps with The Virus and turns its victims into horrible degenerate mutants. It’s also a common cause of the Zombie Apocalypse, if the story wants to empty the world and then fill it with monsters”
La centaine de références qui illustrent cette entrée encyclopédique, allant du manga 20th century Boys à la série d’animation Supernoobs attestent le terreau mythopoétique fertile dans lequel vient s’inscrire la pandémie actuelle.
Suivant le modèle établi par Richard Nowell dans son étude du « teen slasher cycle » (reparti entre « Pioneer Production, Speculator Productions, Trailblazer Hits, Prospector Cash-ins, Reinforcing Hits » et « Carpetbagger Cash-ins »)[15] D. Schweitzer analyse quatre vagues successives de fictions pandémiques (audiovisuelles), chacune suivant ce cycle d’exploitation commerciale. La première est articulée autour de l’émergence du récit épidémique tandis que la deuxième, marquée par les attentats du 11 septembre, inscrit ce récit au sein de la nouvelle menace terroriste. La troisième s’intéresse aux conséquences de l’épidémie, fusionnant avec le genre post-apocalyptique, alors qu’une dernière étape marque les parodies de ce récit devenu trop envahissant.
Symptomatiquement, la première vague est marquée par deux adaptations d’œuvres du cycle précédent (celui des années 1960-1980) : le téléfilm Black Death (1992) et la minisérie The Stand (1994). Le grand succès vient avec Outbreak (1995), alors que plusieurs autres œuvres répondent aux phobies médiatiques induites par le récit épidémique: ainsi les romans très paranoïaques Carriers (Patrick Lynch, 1995) et Contagion (Robin Cook, 1995), suivis de The Blood Artists (Chuck Hogan, 1998) qui littéralise l’anthropomorphisation du virus. Plus dérivatives, d’autres productions essaient simplement de rentabiliser les modèles qui ont déjà réussi (Pandora’s Clock, 1996; Pandemic, 2007, etc.). Plutôt que disparaître, cette vague va accompagner les autres qui la succèdent, voire s’y imbriquer, se répandant dans divers médias : que ce soit dans la trilogie dystopique de Margaret Atwood (2003-13) ou le jeu vidéo Plague Inc (2002) le récit épidémique triomphe, façonnant l’imaginaire du Village Global de plus en plus hanté par le retour réel des pandémies.
Il en va de même pour les autres vagues, alternant grands succès tels que 12 Monkeys (1995, déclinée en télésérie en 2015-8) ou la troisième saison de 24 (Fox, 2003–2004) avec quantité d’œuvres mineures jusqu’à ce que le cycle connaisse un nouveau succès qui le redéfinisse ou au contraire s’estompe. Il faudrait ajouter que les chaînes de vidéo sur commande et de streaming établissent un nouveau mode de consommation de ces cycles, leur offrant une deuxième vie selon le principe même de leur sérialité. L’on peut désormais « binge-watcher » aisément ces productions, jadis séparées de par leurs formats, leurs circuits de diffusion et leurs dates de production, en un continuum qui fut longtemps réservé aux productions imprimées (les fans « collectionneurs » de comics, de magazines ou de collections spécialisées). Depuis le début du confinement, nombreux sont ceux qui ont ainsi plongé dans ces fictions pandémiques, au gré de recommandations et de listes telle celle des « Top 20 outbreak movies » compilée par WatchMojo.com.
Fait significatif, l’œuvre la plus plébiscitée dans ce nouveau contexte de réception est celle qui avait parachevé le cycle du « récit épidémique » comme tel, et qui du coup fonctionne le mieux comme véritable simulation de notre situation présente (en espérant que le « death toll » final soit moins mortifère »): Contagion de Soderbergh (2011) a ainsi connu une deuxième vie bien plus « virale » qu’à sa sortie. Sa force de simulation vient, comme on l’a dit, de son ancrage très appuyé dans le récit des experts et des institutions (la collaboration entre le scénariste et l’OMS se situe dans la lignée des anciens films de propagande du FBI ou du Ministère de la Défense), ainsi que de la vision chorale et globalisée de la menace, dans le droit fil des préoccupations qui animent l’œuvre de Soderbergh. Alors qu’Outbreak reste ancré dans les coordonnées de la première mouture du « récit épidémique » (et de « l’Ebola craze » qui en fut l’amplificateur), Contagion reflète la vision qui est encore la nôtre[16].
Le film constitue à la fois une mutation intéressante (notamment par son incorporation de la structure du roman d’enquête qui le situe dans le sous-genre hybride du « medical thriller ») et une actualisation quasi-documentaire du « outbreak narrative » : l’accident initial est, de par la structure policière du récit, expliqué à la fin de celui-ci (« day 1 ») mais il renvoie bel et bien à une altérité géographique et culturelle. Les mesures prises pour la contenir constituent l’essentiel du récit, présenté de façon agonistique comme la lutte contre le virus des fonctionnaires du Department of Homeland Security (DHS), de l’OMS et du CDC qui doivent établir ses caractéristiques (et déterminer s’il s’agit ou non d’une arme biologique), sa provenance et comment l’arrêter.
Une figure d’antagoniste prend le contre-pied du type hollywoodien du « whistleblower », le plus souvent représenté de façon positive comme l’individu rebelle qui s’oppose aux mensonges du Big Government et permet de refonder la communauté. Ici, Alan Krumwiede est un théoricien du complot pathétique qui ne fait qu’entraver la quête des personnages véritablement en charge de chasser le virus (héritiers des « Microbe Hunters » des premiers panégyriques de la bactériologie[17]) et qui incarne un autre type de viralité (celle, sémiotique, des mèmes et des fake news), présentée comme tout aussi toxique que celle du MEV-1. Il est difficile de ne pas voir en lui un des (futurs) électeurs de Donald Trump, qui, cette année 2011, connaissait une cuisante humiliation face à un Obama en gloire lors du White House Correspondents’ Association dinner[18]. Comble de la dégradation, ce complotiste est en fait l’agent corrompu d’une compagnie qui essaie de capitaliser un faux remède contre le virus.
Par contraste l’héroïsme de la docteure Hextall, qui s’injecte elle-même le vaccin afin d’accélérer la lutte contre la pandémie, contournant les différents protocoles sanitaires, est d’autant plus éclatant. Elle permet aussi de refonder un sens de communauté face à la menace en visitant son père infecté (alors que le complotiste ne faisait que diviser la communauté en arborant le spectre de la guerre civile). Enfin, la question de la visibilité du virus est présente dans différentes stratégies de mise en scène (notamment la séquence où l’un des docteurs observe de plus en plus paniqué les diverses interactions non-protégées des clients d’un café, se transmettant le virus à travers les objets les plus familiers), tandis que la mise en question des formes de la globalisation telles que le capitalisme néolibéral les a établies forme l’enjeu même du récit.
Les parallélismes avec la pandémie actuelle sont évidents, de par leur commune inscription dans ce « récit épidémique » devenu hégémonique mais aussi de par le choix de certains motifs spécifiques. Nous allons maintenant nous concentrer sur un de ceux qui nous semble le plus représentatif, celui par lequel tout a commencé.
[1] “The novel’s account of global pandemic draws on her reading of Daniel Defoe’s The Journal of the Plague Year (1722), a work which tries to capture the impact of contagious disease by shifting between bare enumeration, anecdote, and the isolated perspective of its first-person narrator – the quasi-anonymous H.F. Yet if Journal of the Plague Year provides Shelley with an historical account of the paranoia, confusion, and horror of contagious disease, it also furnishes her with a sense of individual alienation peculiar to Defoe”, R. Barr, “Pandemic and the horrors of solitude”, https://solitudes.qmul.ac.uk/blog/pandemic-and-the-horrors-of-absolute-solitude/
[2] P. Peletier, “Le dernier homme et la fin de l’histoire : Grainville, Shelley, Michelet » https://journals.openedition.org/elh/615
[3] De 1871 à 1882, huit agents infectieux majeurs sont identifiés par les microbiologistes : le bacille de la lèpre (Hansen, 1871), celui de la blennorragie (Neisser, 1879), le parasite du paludisme (Laveran , 1880), le staphylocoque et le streptocoque (Pasteur, 1880), l’agent de la fièvre jaune (Ross et Finlay, 1881), le bacille de la tuberculose (Koch, 1882), de la diphtérie (Klebs, 1882) et du tétanos (Nicolaïer, 1884)
[4] Thomas Rutten et Martina King, Contagionism and Contagious Diseases: Medicine and Literature 1880-1933, De Gruyter, 2013, p.5
[5] “Un sous-officier le mit en faction dans une grande salle où le corps médical offensif, composé d’ingénieurs chimistes, médecins et apothicaires, discutait les dernières mesures à prendre pour faire éclater sous les pas de l’armée française douze mines chargées des miasmes concentrés et des microbes de la fièvre maligne, du farcin, de la dysenterie, de la rougeole, de l’odontalgie aigüe et autres maladies. Les mines étaient préparées, des caissons allaient emporter les obus de zinc chargés de miasmes et les boîtes à microbes nécessaires” (p.17). L’idée, déjà présente dans les « boîtes à variole » de Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul, continuera à hanter Robida jusqu’à L’ingénieur von Satanas (1919), alors que la guerre chimique est devenue une triste réalité dans les tranchées.
[6] Les oeuvres étudiées sont: H. G. Wells’s ‘The Stolen Bacillus’ (1894), T. Mullett Ellis’s Zalma (1895), W. L. Alden’s ‘The Purple Death’ (1895), Algernon Blackwood’s ‘Max Hensig’ (1907), and Arthur Conan Doyle’s ‘The Adventure of the Dying Detective’ (1913).La these de Fifield est que “the distinctive qualities of bacteriological science inflect the plot and style of these tales, as well as the nature of their fictional antagonists. These qualities include the magnification of an otherwise invisible threat and the ensuing distortion of the scientist’s moral judgement, the discrepancy between microbial size and potency, and German dominance in the field. The formal mechanisms of the texts, their patterns of tension and revelation, are also shown to interact with the new dynamics of bacteriological science and its play of visibility and invisibility”, Peter Fifield, “On the Invisible Threat: Bacteriologists in Fiction and Periodical Advertisements, 1894–1913”, Journal of Victorian Culture, Volume 24, Issue 1, January 2019, Pp. 33–52
[7] v. E. Outka, Viral Modernism: The Influenza Pandemic and Interwar Literature, Columbia University Press, 2019
[8] « Cumulative evidence shows an amplification in the metaphors of aggression from the mid-1950s on. As early as 1953, William Laurence, whose earlier articles about viruses had reveled in the language of wonder, offered detailed accounts ‘‘of viruses attacking and devouring’’ or ‘‘destroying’’ host cells. Among these viruses ‘‘are many of mankind’s most serious enemies,’’ and ‘‘each virus particle penetrates into one of the tissue cells’’ to ‘‘give birth to . . . new particles’’ that ‘‘invade’’ the neighboring cells’’ which they ‘‘kill.’ (P. Wald, p. 170)
[9] Il n’est sans doute pas anodin que The Last Man de Shelley soit enfin redécouvert après un siècle et demi d’ostracisme en 1965. Le climat désenchanté (d’après la révolution) et la menace de l’oblitération de l’espèce résonnaient d’une façon particulière dans cette époque hantée par l’assassinat de Kennedy et la persistance de la menace atomique, sur laquelle vient se superposer celle de la guerre biologique.
[10] The Eyes of Darkness, Fontana, 1989, [1981] p.333
[11] Le South China Morning Post (20/02/2020) a par ailleurs fait remarquer que l’édition originale du roman nommait le virus « Gorki-400 » du nom de la ville russe dont il était originaire (les Russes maléfiques ayant fait des tests sur des prisonniers politiques). Ce n’est qu’après la chute de l’URSS que, dans la réédition de 1989, Koontz fait migrer le virus à Wuhan, détail symptomatique de la mutation de l’imaginaire géopolitique de la menace pandémique.
[12] “As foreign news declined on nightly telecasts during the 1990s—a fruit of the cold war’s end—health news increased, catching American fear where it now seemed to live.” Cela est d’autant plus efficace que “growing numbers of Americans had become accustomed to taking media presentations for reality, blurring the lines between entertainment and news and accepting an ever mounting diet of fear in the process.” (P. Stearns, American Fear: The Causes and Consequences of High Anxiety, New York: Routledge, 2006, p. 210.
[13] Cette dimension mythologique est affirmée par Priscilla Wald : “These narratives are critiques of socioeconomic inequities and titillating tales of apocalyptic struggles with primordial earth demons, hard-headed analyses of environmental exhaustion and hopeful stories of timeless renewal. As they simultaneously forecast the imminent destruction and affirm the enduring foundations of community, they offer myths for the contemporary moment, which explains the imaginative hold and the persistence of the story that I am calling ‘‘the outbreak narrative.’’ (op. cit, p.10-11)
[14] H. Schell, “Outburst! A Chilling True Story about Emerging-Virus Narratives and Pandemic Social Change”, Configurations, v. 5, n. 1, hiver 1997
[15] Richard Nowell, Blood Money: A History of the First Teen Slasher Film, Bloomsbury, 2010
[16] “Soderbergh’s Contagion (2011) depicts the now traditional outbreak narrative in which the Centers for Disease Control (CDC) and the World Health Organization (WHO) struggle to keep up with a terrifying epidemic, demonstrating both the failure of global boundaries and our anxieties surrounding the revelation that these constructed barriers are not as real as we wish them to be. In contrast, older films like Outbreak (…) paint a localized understanding of the world that feels dated by comparison.” (D. Schweitzer, “Going Viral in a World Gone Global. How Contagion Reinvents the Outbreak Narrative” in L. A. Clark, A. Firestone et M. F. Pharr, The Last Midnight, McFarland, 2016, p. 79-80)
[17] Pensons au best-seller éponyme de Paul de Kruif, Microbe Hunters (1926), qui ouvrit la porte aux récits héroïques de recherches scientifiques.
[18] Les blagues du président à son égard s’appuyaient justement sur sa crédulité face aux théories du complot. “I know that he’s taken some flack lately—no one is prouder to put this birth-certificate matter to rest than the Donald. And that’s because he can finally get back to the issues that matter, like: did we fake the moon landing? What really happened in Roswell? And—where are Biggie and Tupac?”. Adam Gopnik, qui restitue ces phrases, émet l’hypothèse qu’il s’agit peut-être là du “breaking point” à partir duquel la haine de Trump a bascule: “One can’t help but suspect that, on that night, Trump’s own sense of public humiliation became so overwhelming that he decided, perhaps at first unconsciously, that he would, somehow, get his own back—perhaps even pursue the Presidency after all, no matter how nihilistically or absurdly, and redeem himself. Though he gave up the hunt for office in that campaign, it does not seem too far-fetched to imagine that the rage—Lukacs’s fear and hatred—implanted in him that night has fuelled him ever since.” (“Trump and Obama: A Night To Remember”, New Yorker, 12/09/2015)
Baudrillard, Jean, Simulacres et simulation, Galilée, 1981
Schweitzer, Dahlia, “Going Viral: Outbreak Narratives in Contemporary American Film and Television”, UCLA, Thèse, 2018,
Wald, Priscilla, Contagious: Cultures, Carriers, and the Outbreak Narrative, Duke University Press, 2008
Leiva, Antonio (2020). « Mémétiques du coronavirus (2) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/memetiques-du-coronavirus-2-a-lombre-du-recit-epidemique], consulté le 2024-12-11.