Dédié à Herwann Mahaud, survivant, et à tous les amis qui ont perdu des êtres chers
De la souveraineté mortifère de son nom jusqu’au cortège de mèmes qui l’accompagne depuis son éclosion ou les espoirs millénaristes et les théories du complot qu’il éveille, le coronavirus semble déclencher un processus de mythologisation encore incertain. L’on sait que pour Claude Levi-Strauss la véritable fonction d’un mythe est de «fournir un modèle logique capable de surmonter une contradiction (tâche irréalisable, quand la contradiction est réelle)1»; nous tenterons de montrer que celle qui est en jeu dans la mythologisation (qui est aussi une «mémétisation») de la présente pandémie se situe entre le tabou sur la mort qui régit nos sociétés médicalisées et le retour en force de strates archaïques de sa représentation.
Comme le rappelle Gaelle Clavandier, «[c]e sont les travaux de G. Gorer, puis de P. Ariès et L.-V. Thomas qui accréditent les premiers la thèse du tabou de la mort. La mort est selon eux reléguée, voire disparaît. La société capitaliste marchande qui promeut la vie, la consommation, les modes ludiques du vivre-ensemble et plus que jamais l’individu, serait peu à même de prendre en charge les mourants et leurs proches» (2009, p.95).
Au XXesiècle, […] il semble s’être produit dans la pudibonderie un changement passé inaperçu; tandis que l’on commençait à pouvoir parler de la copulation, en particulier dans les sociétés anglo-saxonnes, il devenait de plus en plus choquant de parler de la mort en tant que phénomène naturel», écrivait dès 1955 Geoffrey Gorer dans son article dévolu à la nouvelle «pornographie de la mort2». Deux décennies plus tard, Philippe Ariès observait dans sa Somme L’homme devant la mort que «la société a expulsé la mort3, Gallimard, 1977, p.554 » et Baudrillard constatait de concert que «les morts cessent d’exister. Ils sont rejetés hors de la circulation symbolique du groupe» (1976, p.195). Reprenant la thèse de Gorer, il ajoutait que, perçue sous la forme d’une «déviance incurable», la mort devenait une anomalie: «Le refoulement fondamental n’est pas celui de pulsions inconscientes, d’une énergie quelconque, d’une libido, et il n’est pas anthropologique –c’est le refoulement de la mort, et il est social– en ce sens que c’est lui qui opère le virage vers la socialisation répressive de la vie. (id, p.200)
Contestant le terme de tabou qu’il jugeait inexact, L.-V. Thomas lui préférait le terme de déni de la mort conçu, au sens freudien, comme «mode de défense consistant en un refus, par le sujet, de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante» (Thomas, 1975, p.18). Mais le constat est tout autant désolant: désocialisation et déritualisation (sous l’emprise d’un quadruple mouvement de médicalisation, d’urbanisation, d’anonymisation et de marchandisation) induisent une désymbolisation de la mort, qui culmine dans sa banalisation et, in fine, son escamotage. La mort est expulsée, la parole se fait silencieuse, si bien que la mort est chassée de notre paysage cognitif. La crainte est délogée de l’esprit de l’homme moderne et revient par des voies détournées et imprévisibles. En bref, jamais la mort n’a été aussi présente et jamais on n’a tant fait pour la mettre à «bonne» distance. Le paradoxe est que notre société en devient hautement mortifère, qu’elle tue ou laisse mourir, obsédée qu’elle est par l’agonie et le devenir des corps. Se voulant permissive et sans tabou, elle crée sans crier gare un nouvel interdit, la mort. En ne la laissant pas à sa juste place, en la déniant, elle est «partout et nulle part», résume G. Clavandier à partir de L.-V. Thomas (1975, p.45).
Cette dissémination explique que ce tabou se radicalise au moment même où, paradoxalement, la culture populaire est littéralement envahie par des représentations de la mort de plus en plus spectaculaires. L’on sait comment le Nouvel Hollywood ouvrit les portes d’une dérégulation de la censure en ce qui avait trait à la représentation de la violence à l’écran (les agonies au ralenti de Bonnie and Clyde en 1967, et de The Wild Bunch en 1969 sont souvent citées comme des moments décisifs de ce processus), mais auparavant les documentaires mondos avaient introduit des morts en direct délibérément surprenantes, violentes et hors du commun, telle la célèbre immolation du moine dans Mondo Cane 2 (1963). Preuve d’une fascination pour une mort qui devenait de plus en plus invisible et qui, par un retour du refoulé, revenait hanter l’Occident par le déplacement (au double sens spatial et freudien) de l’exotisation.
Parallèlement, H. Gordon Lewis inaugurait le régime gore de l’image avec son brutal Blood Feast (1963), qui semblait illustrer la thèse initiale de Gorer déplaçant la transgression de l’interdit des corps sexués (auquel se heurtait la «sexploitation» dont il avait été l’un des pionniers) à celle, plus primordiale encore, des interdits entourant la mort et le meurtre. Il annonçait par là ce que Tom Wolfe baptise, dès 1967, comme l’ère de la «pornoviolence»: «Dans la nouvelle pornographie le thème n’est plus le sexe […] mais le passage à l’acte d’un autre instinct plus noir: des gens qui ont les dents enfoncées de force, les intestins étalés au grand jour, les cervelles explosées»4. En parfait accord avec la surenchère sensationnaliste de magazines tels que The National Enquirer, le gore était le signe d’un nouveau cinéma de la cruauté entièrement articulé autour du spectacle de la mort, alors que celui-ci était de plus en plus escamoté dans la sphère sociale.
Ce paradoxe s’ajoutait à celui, constaté par Gilles Lipovetsky, d’une surenchère dans la violence représentée alors même que les sociétés occidentales se pacifiaient massivement: «Curieusement la représentation de la violence est d’autant plus exacerbée qu’elle régresse dans la société civile. Au cinéma, au théâtre, dans la littérature, on assiste en effet à une surenchère de scènes de violence, à une débauche d’horreur et d’atrocité, jamais “l’art” ne s’est autant attaché à présenter d’aussi près la texture même de la violence, violence hi-fi faite de scènes insupportables d’os broyés, jets de sang, cris, décapitations, amputations, émasculations. Ainsi la société cool va-t-elle de pair avec le style hard, avec le spectacle en trompe l’œil d’une violence hyperréaliste […] n’ayant pour objectif que la sidération et la sensation instantanées»5.
Dès 1968 la pandémie virale des morts-vivants réintroduisait sur les grands écrans les convulsions des Danses macabres d’antan, alors que la vision des cadavres devenait de plus en plus inacceptable dans la société tel que le dénonçait L. V. Thomas: «Face au tabou croissant de la mort, de plus en plus médicalisée et occultée, le zombie étale son corps déréglé, saisi de vagues convulsions galvaniques et en proie à la surenchère néobaroque de la chair en décomposition. Il pousse ainsi jusqu’au bout la “pornographie de l’atroce” qui caractérise ironiquement l’esthétique et l’imaginaire des sociétés pacifiées et douillettes de l’hyper-modernité» (Domínguez Leiva, 2013, p.23).
Au même moment, la vogue des films catastrophe qui traverse toute la décennie des seventies sur fond de crise énergétique et de mises en garde écologiques (le célèbre rapport du Club de Rome de 1972 sur «Les limites de la croissance dans un monde fini» inaugure un nouvel imaginaire de la fin qui ira s’amplifiant jusqu’à nos jours) présente une vision chorale de la mort collective et spectaculaire. S’y greffe le thème de la pandémie (et des armes biologiques) dans des films tels que Andromeda Strain (1971), Cassandra Crossing (1976), The Plague (1979) ou Virus (1980). Enfin, des films tels que Coma (1978) exposent sous un angle anxiogène la mutation de la mort médicalisée.
Tabou de la mort et surenchère dans sa représentation macabre sont donc allés de pair depuis un demi-siècle, se renforçant l’un l’autre et se transformant en une dialectique continuelle au fil des crises (l’on sait comment les attentats du 11 septembre entraînèrent des modifications profondes dans les représentations au tournant du millénaire, etc.). Les multiples épidémies qui se sont succédées ont elles aussi renforcé l’anxiété de la mort collective et l’on a pu lire l’«invasion zombie» des années 2000 comme une réaction phobique à l’éclosion du premier SARS (2002-2004) sans que le double régime d’occultation et de surenchère en ait été profondément modifié (Dominguez Leiva, 2013). Mais voici que la pandémie actuelle de coronavirus semble y introduire une crise, l’angoisse de la mort collective (et son corollaire individuel, la conscience de soi comme «être-pour-la-mort») se faisant de jour en jour plus intense alors que le nombre de décès et d’infectés s’accroît de façon exponentielle (plus de 60.000 pour les premiers et plus d’un million déjà des seconds aux États-Unis).
«S’il est encore possible de passer la mort sous silence, de rendre invisible des funérailles, il est des événements qui la font resurgir de façon exacerbée», écrit Gaëlle Clavandier. «Les catastrophes de grande envergure participent de cette mise en visibilité en occasionnant un grand désarroi face à un volume de décès important en un même espace-temps» (2009, p.161). Comment cette crise de la représentation se traduit-elle dans la mémétique tout aussi virale qui accompagne l’expansion de la pandémie?
«Les virus sont inquiétants parce qu’ils ne sont ni vivants ni morts. Ils ne sont pas vivants parce qu’ils ne peuvent pas se reproduire par eux-mêmes. Ils ne sont pas morts puisqu’ils peuvent entrer dans nos cellules, détourner sa machinerie et se répliquer. Et en cela ils sont efficaces et sophistiqués puisque ça fait des millions d’années qu’ils développent des nouvelles manières de tromper notre système immunologique», écrivent Artur Galocha et Nuño Domínguez6. Ils résument ainsi le potentiel mythopoétique de la créature, à la croisée du mort-vivant (qui lui est associé dans les contagions vampiriques et zombiesques) et de l’envahisseur ultime (d’où l’imaginaire du virus extraterrestre introduit dès 1930 dans La dernière panne de Théo Varlet et que l’on retrouvera dans Andromeda Strain et quantité d’autres fictions épidémiques).
Comme l’écrit Priscilla Wald, le «récit épidémique» (outbreak narrative) se présente comme une guerre de l’humanité contre le virus, projetant sur celui-ci une malignité foncière:
Nothing better illustrates the reluctance to accept Nature’s indifference toward human beings in accounts of emerging infections of all varieties than the seemingly irresistible tendency to animate a microbial foe. Most nonfiction accounts of infectious disease begin by stressing the accidental nature of infection: the collision of human beings and microbes resulting from social or biological changes that bring them newly into contact. Scientists emphasize the microbes’ lack of conscious agency. But the animation of the microbe invariably surfaces during the course of these accounts.(2008, p.42)
Ce tournant était déjà annoncé lors de l’émergence de la bactériologie à la fin du XIXe siècle, où le microbe s’anthropomorphise pour désigner un envahisseur proche de l’anarchiste ou du métèque (voir du Juif, ce dont s’abreuvera abondamment le «bréviaire de la haine» nazi)7. Le virus (du terme latin qui évoquait une «substance venimeuse»), hérite directement de cette rhétorique et de cet imaginaire dans le contexte contemporain: «During the later 20th century, the powerful load of normative metonymical meanings, of persecution and political paranoia originally attached to bacteria, is inherited by this new agent» (id., p.9). Ainsi, Garrett en fait des «prédateurs» qui «adaptent, changent, évoluent» et ont «la capacité de contourner ou manipuler nos systèmes immunologiques» dans son best-seller The Coming Plague (1994, p.618).
Le portrait se noircit en se fictionnalisant; The Blood Artists de Chuck Hogan (1998) anthrophomorphise délibérément la menace en en faisant un «comble» quasi-sadéen de toxicité: «The character of a virus endowed with human traits? Easy. We’re talking about a being uninhibited by any obligations, social or moral. Combine the worst elements of a serial murderer, a rapist, an impulsive arsonist. Hyperaggressive, hypersexual, homicidal, egocentric, pathological. An unqualified sociopath. The ultimate deviant terrorist mentality. All [it] wants to do is infect, infect, infect.» (p. 249). Et la frontière entre fiction et «non-fiction» se brouille : comment ne pas cerner l’ombre des attentats des Tours Jumelles dans cette description des virus comme «agents secrets» bioterroristes: «Infectious agents need no visas. Secret agents shadow ecological change everywhere and the pace of change is speeding up» (p.3). «Nature’s undercover operatives», «hijacking the cell’s metabolic machinery… so far undefeated in their ongoing war with human medicine8».
Ironiquement, alors que cette «monstrification» du virus se radicalisait il s’est produit une étonnante extension de sens qui en a fait l’emblème de la nouvelle société de l’information9. Alors qu’une première extension servait pour désigner sa digitalisation en «virus informatique», conservant son acception de malignité toxique (projection du monstre biologique dans le nouvel environnement cybernétique), une deuxième s’empare de la «viralité» pour désigner le fonctionnement même des contenus sur le web, inversant l’axiologie du terme pour en faire une qualité valorisante (la «reproduction» se substituant, selon le schéma baudrillardien, à l’ancienne logique de la production). La bible de la nouvelle culture virale (The Tipping Point de Malcolm Gladwell, 2000) va même filer la métaphore en désignant l’adhérence ou «stickiness» d’un contenu (qualité de persuasion qui capte l’attention de l’interlocuteur/acheteur) par analogie avec la grippe espagnole de 1918 (pandémie qui fit entre 17 et 50 million de morts et qui fut massivement oubliée avant de se reviraliser sur les réseaux sociaux en écho à celle que l’on vit présentement).
Le référent initial est donc inscrit comme une négativité possible au sein de cette nouvelle positivité (sorte de métavirus dans le virus). Le transfert conceptuel de la viralité épidémiologique à la viralité de l’information trouve une sorte de consécration dans le coronavirus, épidémie autant biologique que sémiotique (outre la «massive infodemic» dénoncée par l’OMS –et qui est tout autant une «misinfodemic»10– l’on peut parler d’une «massive memodemic»). Comme le résume de façon assez graphique un mème de Bored Panda, le Titanic sombre au rythme des violons des «memers». Dès lors on peut difficilement extraire le virus de ce double mèmetique qui le prolonge et le recouvre, voire peut-être le phagocyte.
La couronne (du latin corona comme nous le rappelle le Thinking Guy) constitue le degré zéro de la semiosis du coronavirus, baptisé au cœur des Swinging Sixties de par la forme des virions: «We looked more closely at the appearance of the new viruses and noticed that they had a kind of halo surrounding them. Recourse to a dictionary -produced the Latin equivalent, corona, and so the name coronavirus was born», écrivent David Tyrrell et Michael Fielder11.
Ce terme qui se voulait descriptif (mais qui reste séduit par le «halo» qui transfigure, presque à la manière d’une auréole, l’aspect -et le fonctionnement- agressif des péplomères) promeut le virus à une étrange royauté qui ne va pas sans rappeler le sens même de la souveraineté jusqu’à l’âge classique, à savoir le droit de donner la mort (M. Foucault, 1976, p.178) avant que les nouvelles techniques de pouvoir n’intronisent un autre régime de droit dont la fonction est de faire vivre ou de rejeter dans la mort et où «ce n’est plus l’existence juridique du souverain qui est en cause, c’est l’existence biologique d’une population» (id, p.182). Étrange oxymore donc par lequel le coronavirus réintroduit le spectre de l’ancienne souveraineté au sein de la nouvelle biopolitique.
Cette mort couronnée a une longue bien que relativement discrète histoire figurale en Occident: elle nous ramène à la naissance de l’iconographie que l’on nommera macabre du nom d’une de ses manifestations les plus éclatantes, les Danses macabres qui accompagnèrent la plus colossale pandémie de l’histoire humaine, la Peste Noire12.
Toutes les relations d’épidémie d’autrefois mentionnent les cadavres dans les rues, même à Londres où pourtant les autorités, en 1665, semblent avoir moins mal qu’ailleurs dominé les multiples problèmes nés de la contagion», écrit Jean Delumeau. Le Journal de l’année de la peste de D. Defoe précise: «On pouvait à peine passer par une rue sans y voir quelques cadavres par terre.13
Et de décrire le stupéfiant va-et-vient des tombereaux entre les maisons et les fosses communes:
Tout le spectacle était plein de terreur : la charrette portait seize ou dix-sept cadavres enveloppés de draps ou de couvertures, quelques-uns si mal recouverts qu’ils tombèrent nus parmi les autres. Il leur importait peu, à eux, et l’indécence n’importait guère à personne, ils étaient tous morts et devaient être confondus ensemble dans la fosse commune de l’humanité. On pouvait bien l’appeler ainsi, car on n’y faisait pas de différence entre riches et pauvres. Il n’y avait pas d’autre manière d’enterrer et on n’aurait pas trouvé de cercueils en raison du nombre prodigieux de ceux qui périssaient dans une calamité comme celle-là. (Ibid, p.59)
«Il n’y a pas à chercher bien loin où Breughel a puisé l’idée de la charrette pleine de squelettes qui figure dans son Triomphe de la mort du Prado», conclut Jean Delumeau. C’est en effet dans ce contexte qu’émerge l’image de la «mort qui triomphe de tout» (mortem vincit omnia) qui domine les Triomphes de la mort. Introduite par le «Triumphus Morti» de Pétrarque, cette variante savante et antiquisante des Danses macabres personnifie la Mort souveraine, allant jusqu’à la parer d’une couronne dans la fresque de Giacomo Borlone à l’Oratoire de Clusone (1485), sorte de double terrestre du roi des Enfers. Le bas de la fresque figure justement une Danse macabre, sorte de contrepoint thématique puisque l’un des motifs principaux de cette dernière est la violence faite par le cortège des morts aux rois et empereurs, ravalés au rang de simples mortels.
La mort couronnée survivra dans l’Europe baroque, encore toute hantée par les récurrences de la peste comme le démontra, après J. N. Biraben, Jean Delumeau (1978). Cette ainsi qu’ une gravure de John Payne (1639) nous la montre qui tend un miroir macabre («The Mirror Which Flatters Not») au spectateur en une hypertrophie des symboles traditionnels de la Vanitas. Plus spectaculaire, le sarcophage rococo de l’Empereur Charles VI dans la Crypte des Capucins de Vienne (mi-XVIIIe siècle) multiplie les squelettes couronnés aux quatre coins de la structure, cumulant fonction apotropaïque et incarnation éclatante de la Vanité des gloires terrestres.
C’est encore la tête couronnée qui préside justement à la couverture satirique du célèbre caricaturiste Rowlandson pour The English Dance of Death (1815), illustrant les poèmes de William Combe. Si elle reprend la pose de la gravure de Payne et la symbolique du globe terrestre terrassé par la mort triomphante, la pose alanguie et mélancolique de celle-ci montre une certaine lassitude face à un rôle déjà millénaire, franchement ridiculisé dans le tambourin qui pend à ses côtés. La Décadence fin de siècle ne pouvait bouder un emblème aussi éclatant de ses propres angoisses: c’est ainsi qu’Armand Rassenfosse peint «La mort couronnée» cumulant la nouvelle esthétique de la spectralité introduite par la vogue du spiritisme avec des échos de byzantinisme à la Gustave Moreau et du Masque de la Mort Rouge d’Edgar Allan Poe.
L’image est vulgarisée et massifiée dans le bazar iconographique des sous-cultures goth et métal (telle cette couverture de l’album de Mr. Zoth and the werespiders) souvent en confluence avec le «tattoo art» dont elles se parent (tel ce modèle d’Eky Glojor), voire avec l’art néobaroque qui se réclame de façon post-ironique de la riche tradition des Vanités (telle cette tête couronnée devant un miroir crée par Maria Gravias reprenant les éléments de la gravure de Payne –et qui suscite cette réflexion d’un commentateur à l’ère du coronavirus: «This seems very apropos for our world situation. Makes a fella think»).
Cette riche filiation semble toutefois inactivée dans le monde des mèmes, ce qui nous introduit à un paradoxe que nous retrouverons autour de ce mythe: le conflit entre son potentiel macabre et le «tabou sur la mort» contemporain, étudié dès les années 1950 par Geoffrey Gorer. De fait l’occultation du macabre semble s’inscrire dans la mémétique même du nom: à l’étymologie savante s’est très tôt opposée celle, fantaisiste, érigée de façon potache par son association avec une populaire boisson mexicaine. L’association du virus à la Corona est à la source de multitude de mèmes alors qu’aucun ne semble réactiver le potentiel iconographique baroque antérieurement évoqué. Cette tentative carnavalesque de relativiser l’angoisse par l’humour, rendant dérisoire la menace par son association avec la marque commerciale d’une boisson festive ne semble pas être entièrement efficace. Au-delà des mèmes, des comportements d’évitement collectif démontrent la contagion mythopoétique de la phobie, renouvelant ironiquement l’hypothèse de la genèse des mythologies comme «maladie du langage» chère au mythographe Max Müller et ses disciples du XIXe siècle: une étude montre que 38% des Américains n’achèteraient «sous aucune circonstance» la boisson à cause de la pandémie, tandis que 14% se limitent à ne pas vouloir la commander en public14.
Autre élément de court-circuitage du mythème macabre, l’appellation qui désigne la maladie induite par le virus se veut plus technique (COVID-19), de même que le syndrome (SARS-CoV-2, inscrivant une sérialité avec l’ancienne pandémie sur le modèle narratif des séquelles), nomination neutre (voire bureaucratique) qui semble correspondre à un fantasme de contrôle scientifique sur la menace, limitant de fait la souveraineté inhérente à son titre.
De fait c’est tout le potentiel macabre du mythe qui est singulièrement déjoué dans la memesphère. L’on pourrait s’attendre, suite à deux décennies d’«invasion zombie» (Domínguez Leiva, 2013) à une surdétermination par le modèle zombiesque (et sa variante mineure de l’«infection» mutagène) qui a dominé l’imaginaire de la contagion depuis le SARS-CoV-1 de 2002-2004. Or, si celui-ci a pu initialement fonctionner dans une timide tentative de « domestication », voire une minimisation satirique de la menace, tout en gardant son potentiel phobique, ce vecteur s’est très vite estompée. La seule référence zombiesque associée au virus dans la Bible mémologique Know Your Meme est la photo de la manifestation anti-quarantaine d’Ohio devant le Statehouse Atrium en avril 2020, véritable pastiche de la scène emblématique de Dawn of the Dead (1978) où les zombies se ruent contre les portes du supermarché réactivant le potentiel satirique de l’image (la stupidité atavique des « covidiots » rejouant celle des zombies dont le culte de la consommation reste le principal réflexe post-mortem). Or il ne s’agit pas ici de donner à voir les victimes agonisantes du virus, mais bien au contraire, la masse de vivants qui professent une totale indifférence à leur égard (« Dawn of the Braindead », selon une des itérations du même).
Le zombie, héritier putride des Danses macabres, est congédié alors qu’il domine encore la pléthore de productions offertes par les plateformes de vidéo à la demande (ironiquement la dernière saison en cours de Walking Dead a dû être interrompue pour cause de pandémie). Un effet inverse s’était produit, on l’a signalé, lors de l’éclosion du premier SARS : l’année 2002 marquant l’annus horribilis du retour des zombies. À la tentative hollywoodienne de revamper le monstre popularisé par le média concurrent des jeux vidéo (Resident Evil) s’ajouta le succès inattendu de l’œuvre pandémique de D. Boyle, 28 Days Later (2002), relecture originale de la trilogie romérienne dans le cadre du nouveau zeitgeist paranoïaque (le « Rage Virus » se substituant aux causes indéterminées de maintes zombifications préalables). Le succès conjugué de ces œuvres au box office lança une véritable « zombie-manie » cinématographique ; la défunte ZMDB ou Zombie Movie Database en dénombre plus d’une centaine entre 2002 et 2009.
Or la nouvelle pandémie, beaucoup plus étendue et meurtrière que le SARS-CoV-1, nous confronte à un retour, à plusieurs titres, archaïque de la mort macabre, nous ramenant, pour ainsi dire, à la source même de cette esthétique. Il semblerait, dès lors, que le système de représentation hypertrophique issu du déni de la mort mis en place depuis les années 1950 entre en crise. Face à la prolifération de la mort collective dont il était en quelque sorte la fantasmagorisation fictive et ludique, la figure du zombie semble être soit trop anxiogène (alors qu’on constate un peu partout l’évitement de toute image des victimes de la pandémie, selon une logique déjà installée dans la « guerre sans cadavres » lors de la médiatisation de la première guerre d’Irak) soit trop domestiquée, banalisé par une série de « zombie walks » et de « zombie rom-coms ». D’où son étonnante inopérance mythopoétique pour dire la pandémie actuelle, que résume parfaitement ce mème: “What I Expected (Anarchy/ Zombies) vs What I Get (Homeoffice/ No Toilet Paper)”
Dès lors le seul écho de la mort macabre qui soit devenu viral est pour le moins surprenant. Plus inattendu que le référent zombie qui en hérite depuis sa réinvention par Georges Romero, le spectre médiéval de la Danse macabre s’actualise et s’exotise dans la célèbre « Coffin Dance » des porteurs de cercueil du Ghana. Ce mème est issu d’une vidéo domestique postée par une voyageuse (« Travelin Sister ») assistant à l’enterrement de sa belle-mère à Prampram (2015), animé par la singulière compagnie de danseurs du Nana Otafrija Pallbearing & Waiting Services. Alors qu’il s’agit là d’un parfait exemple d’« invention de la tradition » selon la célèbre étude éponyme d’ Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983), cette cérémonie carnavalesque réunit tous les éléments d’exotisation amusée et morbide hérités des documentaires « mondo », ce qui la promeut à la viralité. Sonorisée avec un hymne de musique électronique (l’« Astronomia » de Vicetone & Tony Igy) et montée à la suite d’une cascade d’un skieur, la scène pseudo-ethnographique devient le nouvel emblème du sous-genre des mèmes de ratage ou «Fails15».
De par son caractère macabre, ce mème fut très vite viralisé en lien avec la pandémie, permettant à la fois d’évoquer la mortalité extraordinaire du virus et de la dénier en exaltant une festivisation doublement décontractée (de par la mise à distance de la réappropriation culturelle et par le caractère très « cool » de la performance). Nouveaux psychopompes, les danseurs retrouvent l’aspect didactique des anciens squelettes, confrontant les humains aux effets de leurs folies, bien que l’horizon métaphysique s’estompe en une simple mise en garde satirique. D’où leur utilisation pour punir les « covidioties » des gouvernements et des particuliers : lorsque le premier ministre espagnol Pedro Sánchez affirme que “Tout est sous contrôle ”, son accoutrement à la manière des danseurs bien connus le contredit plus efficacement que les anciennes caricatures politiques.
Devenus les emblèmes de la nouvelle mortalité, ils renforcent les nouveaux interdits, ayant même officié affublés de masques sanitaires pour soutenir la campagne gouvernementale de confinement (« Stay Home or Dance With Us »). Leur aspect fantasmatique leur confère toutefois un certain aura surnaturel: “Where initially they showed up after various “fails,” carting victims to their final reward, now we see them appear as phantoms, eager to claim the unwary. They have become social media’s newest contribution to the canon of psychopomps, the beings from various mythologies who shepherd souls into the afterlife”, écrit Dan Schindel. C’est ainsi que leur apparition dans les jumelles de Kim Jong Un fonctionne comme une véritable présage de mort à la manière des anciens revenants.
Proche de l’esthétique transculturelle de la grande expo « Africa Remix » (2004, Düsseldorf), le remixage avec l’« Astronomia » de Vicetone & Tony Igy renforce leur caractère décalé et festif; rebaptisé Coffin Dance, le morceau est désormais la bande son officieuse de la pandémie sur le web, aux antipodes de la Symphonie N.5 Mvt 4 de Mahler qui accompagnait de sa mélancolie morbide la progression de la peste dans Mort à Venise de Visconti (1971). De la Décadence symboliste au techno c’est toute une « esthétique musicale de la mort » (Michel Guiomar) qui a, elle aussi, muté.
Ironiquement le mème a été récemment recyclé en cyber-enluminure pseudo-médiévale comme pour renforcer son lien avec l’iconographie de la Danse Macabre issue de la Peste Noire (« the year is 1348 you’re moving hay into the stables as the lord commanded it he has a festival tomorrow, and the horses need to be in peak form suddenly a rat looks at you funny”). Le jeu de réappropriation culturelle est ici parfaitement bouclé, permettant à son tour des nouvelles itérations.
Parallèlement à ces jeux de détournement du macabre l’on constate une autre forme d’évitement, celle de l’abstraction des graphiques qui compilent de façon obsessionnelle-compulsive le décompte des morts tout en les invisibilisant derrière la fétichisation des chiffres. Cette obsession, héritée du système disciplinaire introduit autour de la variolisation tel qu’étudié par Michel Foucault dans son cours au Collège de France « Sécurité, territoire et population » (1978), culmine dans un étrange live stream devenu viral où se combinent de façon indissociable visibilisation des données et invisibilisation de la maladie: Coronavirus Pandemic : Real Time Counter. Agrégat algorithmique de 45 sites (dont l’également viral Worldometers) ce site présente une apocalypse en temps réel au pouvoir étrangement hypnotique (pour preuve le flux continu de visionnages et de commentaires venus des quatre coins de la planète)
L’on pourrait relever d’autres stratégies d’évitement du macabre dans la profusion de « corona-mèmes » mais il importe surtout de souligner que, globalement, la menace du virus comme tel reste bien moins « mémo-poétique » que le confinement qui en découle. Ultime déni de la mortalité, l’expérience du confinement, sans cesse viralisée sur la mémesphère, réintroduit un imaginaire du hortus conclusus hérité de la douce retraite des convives du Décaméron, à l’abri de la Peste Noire qui ravagea Florence. Si la plupart des mèmes recensés autour de la pandémie s’amusent, comme on le verra, à ironiser sur les achats compulsifs de papier toilette ou l’ingestion d’un excès de calories c’est sans doute pour détourner l’angoisse d’une maladie potentiellement mortelle que l’on sent dangereusement proche. Et si l’on tient compte du fait que des populations relativement peu affectées, comme la canadienne, présente une hausse des troubles d’anxiété, cela est loin d’être anodin.
Enfin, si le macabre est ainsi éludé dans l’ordre des représentations, c’est surtout dans l’infosphère –et dans le réel même- qu’il a disparu. Il y a bien sûr quantité de raisons légitimes (légales et éthiques) pour ne pas donner à voir les ravages de la pandémie. Mais il suffit de penser aux extrêmes graphiques des images déployées sur les paquets de cigarette pour comprendre que la rhétorique de l’obscène peut tout aussi bien être invoquée au nom de la santé publique16. En fait, si les images ne montrent pas les corps des victimes c’est aussi parce que ceux-ci ont déjà disparu. Que l’on recherche sur Google Images les « victimes » ou les « morts » du coronavirus l’on ne voit qu’une étrange panoplie de combinaisons médicales et de housses mortuaires cachant intégralement les vivants et les morts17.
L’on sait que les gens affrontent la maladie et meurent dans un parfait isolement, coupés de leurs proches et du contact normal avec le personnel hospitalier. Ceux qui survivent souffrent de troubles sévères de stress post-traumatique, comme s’ils revenaient de combat. Ceux qui meurent n’ont pas la consolation de le faire entourés de leurs êtres chers, lesquels ne peuvent parfois même pas assister à l’enterrement ou la crémation. « Jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines », écrit Michel Houellebecq. « Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait18».
Il s’agit là à la fois d’une rupture anthropologique profonde et du parachèvement radical d’un processus dérivé du déni social de la mort en Occident.
La « mort collective », étudiée par G. Clavandier dans son ouvrage éponyme (2004), introduit un désordre fondamental qui déstabilise les liens sociaux et met en difficulté les pouvoirs en place. « La particularité des catastrophes collectives est qu’elles surviennent quand on ne s’y attend pas. Il est rare qu’une société soit préparée à de telles morts. Par conséquent, outre des dispositifs d’urgence, les pouvoirs publics comme les victimes sont pris au dépourvu. Un second paramètre, le nombre, a des répercussions sur le traitement des corps. Pourtant dans de telles circonstances il est primordial de traiter au plus vite ces cadavres. Leur prise en charge nécessite de tenir compte du caractère collectif, cela de manière pratique19».
Parlant aussi de « rupture inhumaine », Jean Delumeau évoque ainsi les horreurs de la peste qui terrassa systématiquement l’Occident entre le XIVe et XVIIIe siècles: « En période de peste, comme à la guerre, la fin des hommes se déroulait au contraire dans des conditions insoutenables d’horreur, d’anarchie et d’abandon des coutumes les plus profondément enracinées dans l’inconscient collectif. C’était d’abord l’abolition de la mort personnalisée. Au plus fort des épidémies, c’est par centaines, voire par milliers que les pestiférés succombaient chaque jour à Naples, à Londres ou à Marseille. Les hôpitaux et les baraquements de fortune aménagés en hâte étaient remplis d’agonisants ». Alors que « dans le cours habituel des choses, on s’arrange pour camoufler l’aspect horrible de la mort grâce à un décor et à des cérémonies qui sont autant de maquillages », en période de peste, « compte tenu de la croyance aux effluves maléfiques, l’important est d’évacuer les cadavres au plus vite. On les dépose à la hâte hors des maisons, voire on les descend par les fenêtres à l’aide de cordes. Les « corbeaux » les agrippent grâce à des crochets fixés au bout de longs manches et les entassent n’importe comment dans les affreux tombereaux qu’évoquent toutes les chroniques relatives aux contagions. Quand ces lugubres carrioles apparaissent dans une ville précédées de porteurs de clochettes, c’est le signe que l’épidémie a franchi tous les barrages » (op cit).
Le sellier mis en scène par Defoe raconte même comment « les charrettes des morts furent trouvées plusieurs fois arrêtées aux portes du cimetière pleines de cadavres, sans clocheteur, sans conducteur, sans personne20». Abandonnés dans leur agonie, les contagieux, une fois trépassés, « étaient accumulés pêle-mêle, comme des chiens ou des moutons, dans des fosses aussitôt recouvertes de chaux vive. C’est une tragédie pour les vivants que l’abandon des rites apaisants qui accompagnent en temps normal le départ de ce monde. Lorsque la mort est à ce point démasquée, « indécente », désacralisée, à ce point collective, anonyme et repoussante, une population entière risque le désespoir ou la folie, étant soudain privée des liturgies séculaires qui jusque-là lui conféraient dans les épreuves dignité, sécurité et identité » (J. Delumeau, 1978, ibid.).
Obscénité des cadavres étalés qui, comme on l’a vu, entraîna un raz-de-marée iconographique et qui est on ne peut plus aux antipodes de l’invisibilisation contemporaine des victimes. Le traumatisme qui ne fait que commencer (et qui aura sans doute des répercussions durables sur notre imaginaire culturel et notre sémiosphère) est donc, à l’inverse, celui de la disparition. Et c’est là où la rupture anthropologique majeure que l’on vit (le court-circuitage de tout rituel permettant de réabsorber le désordre radical qu’introduit la mort) –et dont la célérité ne laissera pas d’étonner les futurs historiens des mentalités- rejoint une logique déjà installée au cœur du processus sociétal du déni de la mort.
En effet, L. V. Thomas dénonçait déjà en 1975 la tendance à l’escamotage des morts, soulignant notamment les analogies entre le traitement des corps morts et le traitement des ordures, du « cercueil-poubelle » au « cimetière-décharge » en passant par le « corbillard-benne». Or que dire de ces « body bags » commandés en grand nombre par Donald Trump (10.000 s’ajoutant aux 10.000 d’avril) en guise de « mesure préventive » pour le moins inquiétante? Dans les zones les plus affectées les cadavres sont manipulés comme des déchets toxiques par des figures à peine humaines en combinaison médicale et incinérés à un rythme forcené tandis que s’improvisent des morgues de fortune (telle celle du Palais de Glace de Madrid).
Quant à la « solitude des mourants » elle ne fait que radicaliser celle déjà dénoncée par Norbert Elias dans son essai éponyme de 1982. Il s’agirait là de la face sombre du processus civilisationnel étudié par le célèbre sociologue dès les années 1930 : « À travers le cas de la mort, Elias explore la face sombre du processus civilisationnel. L’autocontrôle des pulsions et des émotions, jusqu’ici dépeint par le sociologue comme accroissement des possibilités de distanciation et de rationalité, engendre cette fois une dramatique solitude existentielle21» (Déchaux, 2001b, 165). Désocialisée, la mort aurait perdu ses rites, ses conventions, ses obligations et ses formes, devenant une épreuve purement individuelle et solitaire. Écartés de la scène sociale, les mourants introduisent un sentiment de gêne qui inhibe toute réelle communication avec eux, leur vie ayant perdu toute signification pour les autres tandis que tous les signes de la mort sont soigneusement évacués.
La pandémie semble avoir poussé jusqu’à l’extrême limite cette logique. Ce qui explique peut-être la rapidité avec laquelle nos sociétés ont accepté sans broncher de voir disparaître plusieurs de ses membres 22. Si le macabre est déjoué dans l’ordre des mèmes, c’est que la mort est paradoxalement abolie au moment même où elle se manifeste de la façon la plus virulente au sein de nos sociétés.
Contrairement aux mythes amérindiens étudiés par Levi-Strauss, il est difficile de cerner dans la « mythologie » plutôt barthésienne qui nous occupe un réel dépassement des contradictions qui la traversent. L’évitement de la mort sera-t-il possible jusqu’au bout dans notre régime de représentations ou finira-t-il par fléchir sous le poids d’un macabre retrouvé non plus ludique ou fictionnalisé? Le coronavirus réussira-t-il à donner naissance à des nouvelles mythologies sociétales ou politiques ou finira-t-il par être subsumée par les « mythocraties » en place, relégué au rang d’énième négativité surmontée bonne à nourrir une nouvelle génération de films de série Z et de jeux vidéo survivalistes? Cette constellation encore mouvante dépendra en grande partie de la durée de la menace, essentielle à la cristallisation durable du mythe. En mythologie comme ailleurs, “Coronavirus Not Dead (Yet)”.
1. Anthropologie structurale, 1958, p.254
2. G. Gorer, “Pornography of Death”, Encounter, octobre 1955, p.50
3. P. Ariès, L’homme devant la mort
4. “Pause, Now, and Consider Some Tentative Conclusions About the Meaning of This Mass Perversion Called Porno-Violence: What It Is and Where It Came from and Who Put the Hair on the Walls”. Esquire: 54, juillet 1967.
5. G. Lipovetsky, L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983, p.205
6. “Así infecta el coronavirus”, El País, Madrid, 11 mars 2020
7. «Invisible, monocellular microbes are in fact so abstract, so inaccessible to sensual perception,that representational techniques areneeded to make them comprehensible.Thus, they are extensively made anthropomorphic around 1900 and as such implanted in the collective knowledge. In Koch’s writings, in the expanding mass media, above all in a multitude of popular books on the microcosm (Daum 2002), contagious microbes appear as foreign invaders, enemies of the state, political anarchists (Gradmann 2000; Hänseler 2009; King 2012). This equation ‘microbes are like bad humans’ on the one hand increases public attention and the size of newspaper print runs; on the other hand it suggests the reverse analogy ‘bad humans are like microbes’ (Gradmann 2007, 344f.). For example, Jews had been denounced as “choleragerms” in the German Reichstag as early as 1895» (Thomas Rutten et Martina King,Contagionism and Contagious Diseases: Medicine and Literature 1880-1933, De Gruyter, 2013, p.8)
8. M. Drexler Secret Agents: the Menace of Emerging Infections, 2002, p.8-9
9. L’on retrouve là la vieille polysémie du terme «contagion», qui s’appliquait autant à la dissémination des idées (et des «vices») qu’à celle des maladies (selon une théorie par ailleurs longtemps contestée par l’establishment médical, qui lui préférait d’autres plus ancrées dans le paradigme humoral). «The word contagion means literally “to touch together,” and one of its earliest usages in the fourteenth century referred to the circulation of ideas and attitudes. It frequently connoted danger or corruption. Revolutionary ideas were contagious, as were heretical beliefs and practices. Folly and immorality were more often labeled contagious than were wisdom or virtue. The medical usage of the term was no more and no less metaphorical than its ideational counterpart. The circulation of disease and the circulation of ideas were material and experiential, even if not visible. Both displayed the power and danger of bodies in contact and demonstrated the simultaneous fragility and tenacity of social bonds» (P. Wald, op. cit., p.12-13)
10. V. l’étude en cours de Kate Starbird
11. Tyrrell, David Arthur John; Fielder, Michael, Cold Wars: The Fight Against the Common Cold. Oxford University Press, 2002, p.96.
12. «Il paraît à peu près certain que le thème de la Danse macabre naquit avec la grande pandémie de 1348 et il est significatif que son efflorescence se soit située entre les XVe et XVIIIe siècles, c’est-à-dire durant le temps où la peste constitua un danger aigu pour les populations» (J. Delumeau, 1978, p.). V. aussi Henri H. Mollaret et Jacqueline Brossollet, La peste, source méconnue d’inspiration artistique, in Jaarboek 1965, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerpen, pp. 3-112.
13. D. Defoe, Journal de l’année de la peste, trad. J. Aynard, Paris, 1943, p.70
14. https://www.cnn.com/2020/02/28/business/corona-beer-marketing/index.html
15. «This meme shares some DNA with memes we’ve seen in the past. The “To Be Continued” meme, which took its cues from the iconic ending theme to the first section of the JoJo’s Bizarre Adventure anime, also turned tragedy or impending injury into humor by cutting away at the exact moment of impact. The difference between To Be Continued and Ghanaian Pallbearers is the acknowledgement of death or injury. When you watch a pallbearer dancing with a casket, part of the implied humor is that someone is going to fucking die.» https://www.vice.com/en_us/article/dygb7z/a-morbid-internet-fully-embraces-the-ghanaian-funeral-meme
16. L’on peut même se demander si l’absence d’images des victimes n’aura pas encouragé une certaine déréalisation de la menace qui expliquerait la minimisation persistante de celle-ci par une partie de la population ainsi que les nombreuses résistances et infractions à l’égard du confinement.
17. «Une civilisation croulant sous les photos et les vidéos, souffrant d’infobésité, semble bien en peine de produire des photos ou des vidéos pour témoigner au plus près du cœur du système de santé noyé sous le tragique”, écrit Stéphane Baillargeon. “Le virus mortel demeure invisible. Ses effets mortifères le restent tout autant, à quelques exceptions près» («Les images de la lutte contre le coronavirus manquent», Le Devoir, 06/05/2020)
18. « En un peu pire », Lettres d’intérieur, 04/05/2020
19. G. Clavandier, La mort collective, CNRS, 2000, p. 95
20. Defoe, op. cit, p.145
21. J.-H. Déchaux, «La mort dans les sociétés modernes: la thèse de Nobert Elias à l’épreuve», L’Année sociologique, n° 51, 2001, p.165.
22. Sans doute les historiens et les sociologues du futur s’intéresseront à établir des tableaux comparatifs plus nuancés de ce tournant. Il se peut que les réactions soient en train de diverger entre différentes cultures.
Baudrillard, Jean, L’échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976
Clavandier, Gaëlle, Sociologie de la mort, Armand Colin, 2009
Delumeau, Jean, La peur en Occident, Gallimard, 1978
Domínguez Leiva, Antonio, Invasion zombie, Dijon, Murmure, 2013
Foucault, Michel, La volonté de savoir, Gallimard, 1976
THOMAS L.-V., « Mort Tabou et tabou de la mort », Bulletin de la société de thanatologie, n° 30, 1975
Wald, Priscilla, Contagious: Cultures, Carriers, and the Outbreak Narrative, Duke University Press, 2008
Leiva, Antonio (2020). « Mémétiques du coronavirus (1) ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/memetiques-du-coronavirus-1-le-macabre-dejoue], consulté le 2024-12-11.