Privilégiant le privé au politique, le troisième long métrage de la cinéaste américaine Sofia Coppola, Marie Antoinette (2006), se présente comme un drame historique révisionniste. À la fois hué et acclamé lors de sa première projection au Festival de Cannes, le film propose une réactualisation du mythe de la dernière reine de France du point de vue du «deuxième sexe». Le présent article se penche sur la façon dont Coppola met en scène le processus de construction de l’identité féminine conduisant à l’isolement de la femme dans les structures de pouvoir masculines, ainsi que les moyens qui s’offrent à elle pour y échapper. Montrant – Marie Antoinette est avant tout une œuvre visuelle – l’expérience de la protagoniste de manière à ce que le spectateur ou la spectatrice s’y identifie, la réalisatrice déconstruit l’iconographie sexiste et subvertit l’idéologie dominante autant dans son contenu que dans sa forme.
Le film s’ouvre sur une image de la jeune reine étendue sur une chaise longue alors qu’une servante lui fait essayer un soulier rose à fanfreluches. Entourée de pâtisseries gourmandes, elle goûte d’un doigt le glaçage d’un gâteau à proximité, et ce, en regardant directement dans la lentille de la caméra (fig. 1). La séquence fait référence à la représentation du personnage historique dans l’imaginaire populaire, soit la souveraine cruelle et égoïste qui, après tout, est devenue le bouc émissaire de la Révolution française pour avoir vécu éhontément dans le luxe alors que son peuple mourait de faim. Cependant, en brisant ainsi le quatrième mur, la Marie Antoinette du film annule l’illusion réaliste du cinéma conventionnel et souligne l’aspect fabriqué de tout récit, incluant les versions «officielles». Coppola présente d’emblée ce que le public croit connaître de l’histoire de l’archiduchesse; c’est ce mythe qu’elle cherchera à déconstruire dans les deux heures suivantes en se concentrant sur l’expérience personnelle de la principale intéressée.
Une fois le générique terminé, la première séquence présente Maria Antonia d’Autriche, âgée de 14 ans, qui se réveille tranquillement dans son lit du palais de Vienne. S’amusant avec le petit chien à ses côtés, elle incarne la douceur et l’innocence de la jeunesse. Sa vulnérabilité contraste avec le portrait sévère de la reine adulte précédant le générique. Une voix hors cadre annonce que «[f]riendship between Austria and France must be cemented by marriage. My youngest daughter Antoine will be queen of France.» (Coppola, 2006) Peu après, la mère de l’archiduchesse la met en garde contre les différences qui existent entre les deux cours royales et l’avertit que tous les yeux seront rivés sur elle. La jeune fille affiche une mine nerveuse et triste, mais ne dit pas un mot. La protagoniste ne semble pas avoir droit de regard sur ce qui lui arrive. La scène fait place à un plan rapproché de Maria Antonia que l’on voit à travers la fenêtre du carrosse qui la conduit vers sa nation adoptive (fig. 2). Ce double cadrage signale l’impression d’emprisonnement du personnage féminin dans cette nouvelle vie qui lui est imposée. De plus, la nature réflexive de l’image rend sensible le dispositif filmique: le cadre de la fenêtre rappelle l’écran de cinéma à travers lequel le spectateur visionne le film, soulignant le fait qu’en tant que femme publique Antoine devient l’objet des regards à la fois des autres personnages et de l’audience. Ce type de cadrage se répétera chaque fois que la protagoniste quitte un lieu de liberté pour retourner à Versailles, accentuant sa signification symbolique.
Dans le plan suivant, nous voyons la jeune fille de profil pendant qu’elle regarde par la fenêtre. S’ensuit un travelling montrant les bois dénudés qui défilent au rythme des sabots des chevaux: la caméra adopte littéralement le point de vue du personnage féminin principal. Cela contribue à instaurer le pacte d’identification entre le spectateur et la future Marie Antoinette. Coppola réitère ainsi son intention de raconter l’histoire selon la perspective de cette dernière. À ce moment du film, l’archiduchesse porte une coiffure simple et un maquillage minimaliste pour une apparence très naturelle (fig. 3). Sa robe se confond dans le décor satiné du carrosse, reflétant sa position effacée dans l’échiquier royal. En quelques minutes à peine, il est établi que l’héroïne n’est qu’une enfant dont l’univers est bouleversé par les décisions des adultes (surtout des hommes) en situation de pouvoir autour d’elle, «an ordinary girl caught up in extraordinary circumstances», résument Suzanne Ferris et Mallory Young. (101)
À compter de ce moment, la jeune fille naïve devra apprendre à devenir une femme, une dauphine, une reine. Lors de la cérémonie de passation d’un pays à l’autre, Maria Antonia est renommée Marie Antoinette; on la dépouille de ses vêtements, de son chien… bref, de tout ce qui la rattache à ses origines. La maîtresse de la maison, la comtesse de Noailles, s’assure du maintien du protocole:
This structure for the handover ceremony has been built precisely astride the borders of the two great lands. You have entered on Austrian soil; you will exist on French as the dauphine of France. Now you must bid farewell to your party and leave all of Austria behind. […] It is a custom that the bride retains nothing belonging to the foreign court. (Coppola, 2006)
L’adolescente se retrouve nue devant les représentantes de la cour pendant qu’on remplace sa robe simple, blanche comme le canevas vierge sur lequel sera bâtie sa nouvelle identité, par une robe à crinoline immense, au corset serré et de couleur bleue comme la France (fig. 4). Sa coiffure est beaucoup plus élaborée, de même que son maquillage prononcé – la transformation est commencée.
Dans cette séquence, Coppola met en images le processus de construction sociale de la femme théorisé par Simone de Beauvoir, qui sous-tend le long métrage:
On ne naît pas femme: on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. (12)
Selon la philosophe, les chances de liberté des femmes sont invalidées par le mythe de la féminité passive mis en place par le patriarcat pour mieux les contrôler. Les tenues et coiffures de Marie Antoinette, de plus en plus extravagantes, reflètent les idéaux impossibles qui sont imposés. «[T]he desire to be a perfect image […] belies how much constant work goes into constructing and performing femininity, the never-ending nature of this project, and the weariness that women feel in keeping up», remarque Samiha Matin. (283-294) De plus, non seulement les robes de la dauphine symbolisent une féminité luxueuse que l’on prend plaisir à regarder, objectivant ainsi la personne qui les porte, mais elles sont physiquement restrictives: l’esthétique de Versailles se base sur la discipline plutôt que le confort.
L’histoire de Marie Antoinette rejoint le destin traditionnel des femmes subordonnées à l’homme, notamment par le biais du mariage. Dès son jeune âge, on lui enseigne la manière proprement féminine de se présenter, de parler, d’agir. «Comment la femme fait-elle l’apprentissage de sa condition, comment l’éprouve-t-elle, dans quel univers se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises […]?» interroge de Beauvoir. (9) C’est entre autres à ces questions que tente de répondre l’œuvre analysée. La protagoniste prend rapidement conscience que sa principale valeur en tant que femme réside dans sa capacité à enfanter. Le dauphin Louis Auguste repousse les avances de Marie Antoinette pendant plusieurs années, ce qui devient un motif de blâme à l’encontre de celle-ci tout au long du film. «You will have no influence […] without a pregnancy. Madame, you have the alliance to consider», lui rappelle l’ambassadeur. «Everything depends on the wife if she is willing and sweet. […] Remember, nothing is certain about your place there until an heir is produced», sermonne sa mère. (Coppola, 2006) De son côté, le mari a le champ libre pour s’adonner à ses passe-temps; la pression de procréer repose entièrement sur la femme, réduite à ses organes génitaux. À la naissance de leur premier enfant, après sept ans de mariage, la protagoniste reconnaît sans détour la valeur inférieure accordée au sexe féminin par rapport au masculin. S’adressant à sa fille, elle confie: «Poor little girl, you were not what was desired, but that makes you no less dear to me.» (Coppola, 2006) La nouvelle mère prend d’ailleurs soin d’élever sa progéniture loin du brouhaha aristocratique afin qu’elle mène une vie plus paisible que la sienne.
Les structures de pouvoir et le protocole pèsent lourd à Versailles. Forcée de quitter son Autriche natale pour la France, Marie Antoinette est d’emblée reçue comme une étrangère, une intruse. Lors de la séquence de son arrivée au château, un travelling subjectif présente la vision du personnage féminin principal: les membres de la cour attroupés autour d’elle chuchotent sur son passage et la fixent du regard, voire la dévisagent carrément. Bien que la jeune fille conserve d’abord sa naïveté enfantine, le spectateur qui s’y identifie ressent rapidement un malaise d’être ainsi l’objet du jugement d’autrui. L’isolement de la protagoniste est marqué par sa robe bleue perdue dans une mer de beiges (fig. 5). Personne ne lui adresse la parole, et ce mutisme est exacerbé par le seul son de ses pas sur le sol, presque au ralenti. Cet accueil froid et austère contraste avec l’émerveillement de Marie Antoinette devant autant de splendeurs. Au son d’une musique délicate, la caméra effectue des travellings et des gros plans sur les lustres étincelants, les tapisseries et les ornements, imitant le regard de l’héroïne qui se pose sur ces objets pour la première fois.
L’admiration laisse cependant place à l’exaspération au fur et à mesure que la rigidité des conventions brime la dauphine dans son quotidien. Dès son premier réveil au château, elle se fait expliquer par la comtesse de Noailles les règles et procédures du lever royal. La jeune fille se retrouve dénudée devant une dizaine de femmes qui attendent de participer à sa routine matinale; elle se couvre le corps de ses mains pour se garder au chaud alors que les personnes présentes s’organisent. À chaque nouvelle arrivée dans la pièce, les vêtements que Marie Antoinette attend impatiemment de se mettre sur le dos changent de mains, car le privilège d’habiller la dauphine appartient d’abord à celle dont le rang est le plus élevé. «This is ridiculous», ose commenter la protagoniste. «This, Madame, is Versailles», lui répond-on. (Coppola, 2006) Ainsi, les femmes influentes censées lui rendre service contribuent plutôt à sa vulnérabilité à travers un rituel qui l’objective comme une poupée que l’on vêtit et dévêtit à sa guise. Cette séquence reviendra à plusieurs reprises dans le film, toujours accompagnée du Concerto pour cordes en sol majeur (alla rustica) de Vivaldi qui met en évidence son caractère répétitif et insistant. Le même phénomène se produit pour les scènes du petit-déjeuner et du coucher, entre autres, renforçant l’omnipotence contraignante des structures de pouvoir qui régissent, jusque dans les plus infimes détails, la vie privée du personnage féminin principal.
Pour la majeure partie du film, Marie Antoinette se retrouve victime des cérémonies pompeuses dans lesquelles on la maintient sans lui demander son avis. L’œuvre de Coppola reflète son statut de simple pion dès le départ: c’est à travers elle – et son corps – que se scelle l’alliance politique entre les nations autrichienne et française. La dauphine est placée dans un puissant engrenage qui la dépouille de son libre arbitre, «serving little function apart from that of an automaton doing her duty to the State.» (Graves: 75) Son propre mari ne fait aucun effort particulier pour lui venir en aide, surtout en ce qui a trait à la conception d’un héritier. «I will be humiliated before the court and the public if your brother’s new wife becomes pregnant before I do», plaide-t-elle. (Coppola, 2006) Malgré tout, il lui faudra attendre encore quelques années avant que Louis Auguste ne réponde à ses avances et allège un tant soit peu la pression qui pèse sur ses épaules. Lorsqu’elle tente de fuir cet environnement suffocant par le biais de la mode, des fêtes, des jeux d’argent et d’une relation extraconjugale, Marie Antoinette devient l’objet de rumeurs et d’accusations de la part de tout un chacun. Plusieurs séquences traduisent l’atmosphère de commérages propre à la cour ainsi que l’aliénation quasi paranoïaque qui en découle chez la protagoniste. Par exemple, lors de la première scène de dîner royal, la caméra effectue un mouvement panoramique autour de la table tandis que des voix hors cadre échangent des commentaires sur les femmes présentes, leur apparence et leur réputation. La maîtresse du roi est dénigrée en raison de ses mœurs légères et de son manque de classe; à l’inverse, Marie Antoinette est moquée à cause de sa naïveté et de sa fragilité. Coppola souligne ainsi que quoi que les femmes fassent, ce sera toujours «trop» ou «pas assez»: dans un monde d’hommes, elles ne peuvent simplement pas gagner.
Malgré tout, Coppola réussit à renverser la sempiternelle dichotomie homme actif/femme passive relevée par Laura Mulvey:
La division […] conforte l’homme dans le rôle actif de celui qui fait progresser l’histoire, qui agit. En s’identifiant avec le héros, le spectateur projette son regard sur son semblable, son substitut à l’écran. Ainsi le pouvoir du héros qui a la situation en main coïncide avec le pouvoir actif du regard érotique pour créer un sentiment satisfaisant de toute-puissance. (19)
Dans l’œuvre analysée, au contraire, le protagoniste masculin est présenté comme un être insignifiant, impuissant et ennuyeux, «a sexless twit who can’t bring himself to consummate their marriage.» (Kimmel: C10) En employant les procédés cinématographiques pour situer l’audience dans la position du personnage féminin, la cinéaste fait un pied de nez au male gaze que l’on retrouve dans la majorité des productions hollywoodiennes. La prééminence de l’image et de l’impression sur le dialogue permet au spectateur de s’identifier encore plus fortement au point de vue de l’héroïne pour expérimenter ce que signifie être une femme dans un univers phallocentrique.
À ce sujet, Claire Johnston insiste sur l’importance de bouleverser les normes («les mécanismes du mythe») pour mieux subvertir l’idéologie sexiste:
Les outils et les techniques cinématographiques eux-mêmes […] constituent une expression de l’idéologie dominante […] Il faut créer de nouvelles significations en dérangeant la texture du cinéma bourgeois et masculin […] remettre en question le langage cinématographique/la description de la réalité, afin d’opérer une rupture entre texte et idéologie. (158-159)
De par son renoncement aux lieux communs filmiques et historiques, Coppola cherche à redonner au mythe qu’est devenue Marie Antoinette de même qu’à toutes les femmes leur sens dénotatif originel. Selon les travaux de Constance Penley sur l’iconographie du cinéma commercial, le mythe est un récit raconté d’emblée à partir d’un réseau de sens imaginaire dont la particularité est de réduire l’identité d’un individu. À l’instar de la reine française qui a été diabolisée autour de la phrase «Let them eat cake», les femmes au cinéma sont automatiquement encodées en fonction de stéréotypes réducteurs qui limitent leur agentivité à l’écran comme dans la vie, imposant à toutes une signification identique. En subvertissant les mécanismes issus de l’idéologie dominante, Coppola remet en question les valeurs normatives qui gouvernent les productions hollywoodiennes et la féminité en général. Le personnage de Marie Antoinette ne se construit pas comme un objet de désir, mais comme un objet narratif. C’est dans la réappropriation de sa subjectivité que se situe son principal «crime», alors qu’un pays entier essaie de la cantonner dans un rôle fixe.
La juxtaposition constante du passé et du présent dans le film souligne la transcendance des inégalités de sexe à travers les époques. Que ce soit la bande sonore punk rock des années 1980, les accents contemporains des acteurs qui déjouent l’authenticité historique ou encore l’inclusion d’une paire d’espadrilles Converse dans la garde-robe de la dauphine (fig. 6), la cinéaste emploie l’anachronisme pour tisser des liens entre sa critique de la condition des femmes au Siècle des Lumières et leur situation de nos jours. L’angle révisionniste de Coppola permet donc, outre l’humanisation de la figure féminine la plus controversée de la Révolution française, d’explorer une nouvelle facette de l’histoire d’un point de vue féministe et de mettre en parallèle certains enjeux sociaux invariants d’une période à l’autre. Par exemple, l’inclinaison à juger les femmes sur leur apparence ou leur réputation ainsi que la fascination du public pour la noblesse riche et célèbre auraient très bien pu, si la technologie l’avait permis, donner lieu à la téléréalité Keeping Up With the Bourbons, longtemps avant les Kardashian.
En conclusion, Marie Antoinette de Sofia Coppola met en évidence la construction sociale de l’identité féminine et l’isolement qui en résulte. En amenant le spectateur ou la spectatrice à s’identifier à la perspective subjective de la protagoniste, la cinéaste renverse les conventions sexistes du cinéma commercial. La mise à distance anachronique par rapport aux codes du drame historique permet à une audience contemporaine de réfléchir à l’évolution des rapports hommes-femmes au fil de l’histoire. Malheureusement, force est de constater que depuis le 18e siècle, la condition des femmes ne s’est améliorée qu’en surface. This, Madame, is patriarchy.
COPPOLA, Sofia (réal.). 2006. Marie Antoinette. [s.l.] Columbia. 2006. DVD. 123 min.
DE BEAUVOIR, Simone. 1949. Le deuxième sexe, t. II: L’expérience vécue [version Adobe Digital Editions]. Paris: Gallimard, 645p.
FERRIS, Suzanne et Mallory YOUNG. 2010. «Marie Antoinette: Fashion, Third-Wave Feminism, and Chick Culture» Literature Film Quarterly. Vol. 38, no 2, p.98-116. En ligne.
GRAVES, Stephanie A. 2014. «The estranged world: The grotesque in Sofia Coppola’s Young Girls Trilogy» Mémoire de maîtrise. Department of English, Middle Tennessee State University. En ligne.
JOHNSTON, Claire. 1993. «Le cinéma des femmes comme contre-cinéma» CinémAction. No 67, p.157-162.
KIMMEL, Daniel M. 2006. «Was Marie Antoinette misunderstood? Sofia Coppola rewrites history in costume drama» Telegram & Gazette. P.C10. En ligne.
MATIN, Samiha. 2010. «Feminity and the costume film, 1992-2006» Thèse de doctorat. Department of the Humanities and Social Sciences, New York University. En ligne.
MULVEY, Laura. 1993. «Plaisir visuel et cinéma narratif» CinémAction. No 67, p.17-23.
Levasseur, Julie (2018). « «On ne naît pas reine, on le devient» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/marie-antoinette-de-sofia-coppola-on-ne-nait-pas-reine-on-le-devient], consulté le 2024-12-21.