King Lear est probablement une des pièces les plus difficiles à classer de Shakespeare du point de vue générique. Bien qu’elle figure sous le titre de The Tragedie of King Lear dans la première édition des œuvres complètes de l’auteur (l’in-folio de 1623), c’est une tragédie qui ne tombe pas juste, avec les catastrophes en série de la dernière scène qui n’aboutissent à aucune restauration de l’ordre finale. La matière historique de la pièce, revendiquée dans le titre de la première édition in-quarto de 1608 – The True Chronicle Historie of the Life and Death of King Lear and his Three Daughters – puise dans les chroniques des rois d’Angleterre de Geoffroy de Monmouth via la version de Raphael Holinshed. Mais là encore, on n’est pas tout à fait dans le registre historique, puisque la source est largement modifiée, de sorte que nous assistons à tout sauf à une victoire de Cordelia et une restauration de Lear sur son trône avant sa mort. Ni tout à fait fiction, ni tout à fait historique, l’œuvre reste inclassable, et c’est peut-être là un des éléments qui contribuent à son universalité et à son adaptabilité. Expérimentant avec de multiples modèles explicatifs (tragédie, comédie satirique, histoire), l’œuvre montre les limites de chacun en échappant à tout scénario préétabli, tout comme le ferait la vie.
L’universalité de l’œuvre s’étend à son intrigue, par-delà les circonstances d’un épisode spécifique des chroniques des premiers rois des Bretons insulaires. Nous assistons ici à une histoire universelle de familles patriarcales qui dysfonctionnent, entre erreurs de jugement des pères et trahisons des enfants. Le potentiel universel se poursuit encore avec la superposition entre la sphère privée d’une division familiale et son extension à la sphère publique de la division d’un État et d’un système politique qui se retrouve en faillite. On peut également évoquer l’universalité du large spectre de types humains que les intrigues principale et secondaire font intervenir, depuis le roi jusqu’au mendiant et au fou, depuis le noble fier de sa lignée au bâtard et au paria, jusqu’au «thing itself» (3.4.113) dont Lear qualifie le mendiant fou sur la lande désolée et même jusqu’au «Nothing» (1.1.96) que Cordelia commence par répondre à Lear dans la première scène et qu’elle devient dans le silence des corps morts qui jonchent la scène sans explication ni justification morale à la fin de la pièce.
L’histoire du roi Lear est donc l’histoire démesurée d’un souverain pétri d’orgueil que l’intrigue délocalise pour l’emmener où il n’a plus de sujets, entre mendiants, fous, démons et une nature déchaînée qui tous échappent à son autorité, mais qui tous contribuent à lui faire retrouver son humanité essentielle et universelle au terme d’un parcours initiatique sur la voie du dépouillement des illusions de ce monde.
On le voit donc, tout dans cette pièce, depuis son indétermination générique jusqu’à son intrigue éclatée et expérimentale, invite qui voudrait l’adapter à poursuivre l’œuvre de transgression des normes et à délocaliser le particulier pour retrouver l’essentiel, l’humain et l’universel. Il n’est pas étonnant, dès lors, que notre époque, à l’image de celles qui l’ont précédée, offre des adaptations très variées de cette pièce. Certaines visent l’universel en décontextualisant l’intrigue pour la placer dans un cadre indéterminé, comme le Lear d’Edward Bond (1971), où les révolutionnaires et le mur qu’ils s’acharnent à bâtir évoquent tant de révolutionnaires et de murs de par le monde, à l’époque de sa production et toujours depuis. D’autres adaptations transposent l’intrigue dans un contexte historique et culturel radicalement différent, pour mieux retrouver son universalité dans un autre cadre localisé. Le cas du Ran (1985) d’Akira Kurosawa est resté célèbre de ce point de vue. Ce film délocalise l’intrigue dans le Japon du XVIème siècle, techniquement contemporain de Shakespeare par-delà les océans, et retire entièrement le texte de Shakespeare sans perdre pour autant son essence.
Le King Lear de la série des «Manga Shakespeares» occupe une place particulière dans la famille maintenant fort nombreuse des adaptations transmédiales de Shakespeare. Ce n’est de loin pas la première fois que King Lear est adaptée dans un format graphique. On pense évidemment à la longue série des Classics Illustrated qui existent depuis les années 1940 aux États-Unis et dont le brand a été repris depuis les années 1990 des deux côtés de l’Atlantique [1]. La visée de ce type d’adaptations était dès le départ éducative avant tout, avec un texte simplifié et modernisé, et des images pour permettre aux jeunes lecteurs modernes que la complexité de l’anglais élisabéthain rebute d’accéder malgré tout à une certaine dose de Shakespeare. Ce type d’adaptations donne à fond dans les stéréotypes visuels médiévisants pour accrocher les références mieux connues des jeunes lecteurs, notamment les références arthuriennes grâce aux dessins animés du type Disney (on pense évidemment à Merlin l’enchanteur). Le corollaire de ce type de choix est cependant de limiter le public visé aux enfants et aux adolescents, dans un contexte souvent scolaire, et d’attirer l’inévitable accusation de «dumbing down Shakespeare» (faire du Shakespeare pour les nuls, en d’autres termes).
Mais la version «Manga Shakespeare» de King Lear par les éditions Self Made Hero n’appartient clairement pas à cette famille de comics. Ici, il ne s’agit pas de simplification à visée éducative, ni de repackaging de Shakespeare pour un public qui n’achèterait pas la pièce dans une édition classique. Il s’agit véritablement de délocaliser Shakespeare, de réinvestir sa fiction historique de l’intérieur et d’en faire un Shakespeare, pas postcolonial, mais décolonial et globalisé.
Comment les auteurs – le Canadien Richard Appignanesi pour l’adaptation textuelle, et le Britannique ILYA pour les illustrations – y parviennent-ils? En premier lieu, me semble-t-il, ils y arrivent par un double télescopage temporel et culturel rendu possible grâce au format japonisant du manga et à un cadre amérindien du XVIIIème siècle. Ils y délocalisent l’histoire de Lear pour le revisiter en dernier des Mohican à la James Fennimore Cooper, qui voit son domaine convoité par les Britanniques et les Français à la fois. La référence est clairement avouée dès la première page en couleurs, qui situe l’action en 1759, sur les bords du lac Horican ou «Lake George» des Britanniques, autrement dit bel et bien le décor du Last of the Mohicans de Cooper (image 1). Cette entrée historique originale dans l’intrigue de Lear renverse la donne culturelle d’emblée, en faisant de ce roi de la division du royaume, non le légendaire roi des Bretons insulaires ancêtre des colons britanniques en Amérique du nord, mais la victime de ces colonisateurs. Dans le reste des pages introductives en couleurs qui ouvrent le volume selon la pratique usuelle du manga, on voit le personnage de Lear comme une sorte de «contact zone» – pour reprendre l’expression célèbre de Mary Louise Pratt – entre les cultures et les époques. Ainsi, il a le bas du corps dans des chausses et des chaussures européennes et il est assis sur une chaise/un trône à l’européenne, alors que le reste de son accoutrement est celui de l’Iroquois et que les conventions pour représenter l’ensemble de son portrait relèvent de l’expressionnisme du manga japonais (image 2).
Si l’appropriation territoriale et culturelle est omniprésente dans le volume, notons qu’elle fonctionne dans les deux sens, avec un territoire mental et une référence culturelle qui changent sans arrêt de mains. Ici, un Lear indianisé a marié ses deux filles aînées à deux ducs anglais: Albany et Cornwall, dont les mariages ne font pas d’eux des vassaux de Lear, mais des envahisseurs de son territoire, de même que le roi de France qui, comme dans la pièce de Shakespeare épouse la cadette Cordelia rejetée par son père. Mais ce qui dans le contexte shakespearien était un acte de charité du Français devient une opportunité supplémentaire de légitimer le processus d’invasion et de colonisation des territoires indiens. Dans l’intrigue secondaire, nous découvrons Gloucester et ses deux fils, le légitime Edgar et le bâtard Edmond, revus en trappeur qui a un fils métis (transposition de la fille métisse dans le roman de Cooper). Les parallèles avec à chaque fois un twist par rapport au roman de Cooper font que sans cesse on est – et on n’est pas – où on croit être, perdant nos références culturelles classiques pour mieux retrouver une histoire universelle de dépossession par-delà les particularismes de l’intrigue de tel roman ou de telle pièce.
Dans ce cadre «reterritorialisé» de Lear (pour utiliser la terminologie de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, p. 386), le format et les conventions du manga deviennent un outil formidable pour nous inviter à lire autrement et à voir autrement dans cette pièce, là où l’intrigue tourne pourtant éminemment autour de l’aveuglement physique et métaphorique. Genre de la performance malgré les images fixes sur une page, le manga permet de retrouver le mouvement, les émotions et les intonations à travers une palette de procédés expressionnistes finalement beaucoup plus proches du théâtre qu’une édition papier classique de Shakespeare. On en a un exemple dès la première page, où on n’a pas encore de texte, mais où l’entrée en scène au pas de course de Gloucester, Kent et Edmund joue sur la superposition des cases, les effets de plans avec un décor de fond et l’œil qui découvre les personnages posés dessus (image 3). Puis on a un close-up sur le pied qui fait craquer une branche pour évoquer le bruit. Sont également introduits en parallèle les accessoires du monde ancien et d’un autre qui est nouveau, avec la hache à laquelle répond le fusil dans deux cases superposées.
Plus tard, quand le texte arrive, les effets d’intonation sonore apparaissent, comme avec les bords pointus d’une bulle de Lear qui crie après Goneril (image 4). On a des emanata du manga aussi, ces effets visuels qui émanent des personnages pour rendre compte de leur état psychique, comme le serviteur malmené qui a reçu un coup du gourdin de Lear sur la tête, et qu’on voit à l’arrière-plan d’une case (image 5). On a encore des effets de clins d’œil à la tradition critique et à la performance history de la pièce, qui postule par exemple que suivant la pratique élisabéthaine commune de couplages de rôles rendu nécessaire par la taille réduite des troupes théâtrales, les rôles de Cordelia et du Fou aient pu être tenus par le même jeune garçon, puisque ces deux personnages ne se retrouvent jamais en scène ensemble. Un clin d’œil silencieux en marge de l’intrigue rappelle cette tradition, avec la parenthèse visuelle ouverte par une case pour permettre à Kent, lui-même déguisé, de remarquer les chaussures du Fou et y reconnaître avec nous lecteurs celles de Cordelia sous l’habit de peau et le masque de raton laveur que porte le Fou (image 6). Nous assistons ici à une transposition du regard interprétatif du spectateur au cœur du texte, alors que celui-ci s’en tient pourtant scrupuleusement à celui de Shakespeare.
En cela aussi, cette version manga se distingue radialement des textes simplifiés et modernisés de Shakespeare dans des comics plus traditionnels. Le choix n’est clairement pas – comme on l’a rappelé plus haut – celui du dumbing down your Shakespeare pour un public trop déficient en culture classique. La culture classique est là, intacte, avec un texte certes abrégé par les besoins du format (environ un tiers du texte complet est là), mais qui apporte sa valeur ajoutée en fournissant un matériau supplémentaire à déchiffrer, propre au manga. Nous assistons dès lors à un renversement de rôles formidable, où c’est le lecteur shakespearien qui est éduqué à la culture du manga, et pas juste le jeune public qui est éduqué à Shakespeare. Comme avec l’arrière-plan du Dernier des Mohicans avec lequel le texte dialogue sans se superposer complètement puisque c’est une autre histoire qu’on nous raconte dans ce cadre, le dialogue avec le manga décale aussi le format et se fait dans une certaine mesure iconoclaste, avec par exemple le choix de la lecture de gauche à droite, et donc de la fin au début par rapport aux conventions habituelles du manga japonais.
Cette fiction historique, cette «contact zone» culturelle où selon l’expression de Mary Louise Pratt, les cultures «s’empoignent» – cultures grapple (34) – est aussi une zone où les marchés s’empoignent et où Shakespeare pour une fois ne fait pas office de canon classique d’un héritage anglo-saxon hégémonique, mais arrive en intrus dans une culture globalisée du manga, où la compagnie Self Made Hero essaye de se tailler une part du marché en adoptant un angle original et transgressif. Shakespeare n’est dès lors qu’un des partenaires à cette table de négociations culturelles mondialisée qui lui fait traverser l’Atlantique pour arriver dans l’Amérique coloniale, puis faire le saut du Pacifique pour arriver au berceau japonais du manga.
En brouillant les pistes entre les différents apports et en brassant les héritages culturels, ce Manga King Lear atteint une unité et une originalité propres, tout en conservant l’universalité potentielle de l’histoire de Lear, qui continue de nous toucher à travers ce qui reste le parcours initiatique d’un Everyman avançant au fil de ses questionnements dans un monde en chaos. Que ce soit sous les traits d’un roi breton historico-légendaire, d’un grand chef indien fictionnel, ou d’une création à l’esthétique dérivée du manga, les questions essentielles restent les mêmes et on les retrouve au fil des cases qui nous font avancer avec le personnage éponyme : «What is the cause of thunder?» (3.4.163), «Who am I?» (1.4.78), «Is man no more than this?» (3.4.109-110), «Is this the promised end?» (5.3.315), et finalement la plus terre-à-terre, mais la plus touchante aussi, des questions au milieu de la tempête sur la lande, quand Lear s’inquiète du dernier fidèle resté avec lui, le Fou: «How dost, my boy? Art cold?» (3.2.74).
Image 1: Manga Shakespeare: King Lear, page non numérotée. https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/S/cmx-images-prod/Item/689186/Previews/80428493c8b5c1b6ba3ed414dfac9142._SX360_QL80_TTD_.jpg
Image 2: Manga Shakespeare: King Lear, page non numérotée. https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/S/cmx-images-prod/Item/689186/Previews/de735029d6bd0ee9c6e0e2b4a0692a6f._SX360_QL80_TTD_.jpg
Image 3: Manga Shakespeare: King Lear, pages 12-13. http://www.mangashakespeare.com/images/kl_03.jpg
Image 4: Manga Shakespeare: King Lear, page 71. http://www.mangashakespeare.com/images/kl_05.jpg
Image 5: Manga Shakespeare: King Lear, page 62. http://www.mangashakespeare.com/images/kl_04.jpg
Image 6: Manga Shakespeare: King Lear, page 64. https://www.selfmadehero.com/books/manga-shakespeare-king-lear#look-inside-3
[1] Voir ici pour un exemple à la facture très classique de ce type de publications : https://www.worthpoint.com/worthopedia/pendulum-illustrated-series-william-489223610
APPIGNANESI, Richard, et ILYA. 2009. Manga Shakespeare: King Lear. Londres: Self Made Hero, 208p.
DELEUZE, Gilles, et Félix Guattari. 1980. Mille plateaux. Paris: Éditions du Minuit, 654p.
PRATT, Mary Louise. 1991. «Arts of the Contact Zone.» Profession, p.33-40.
SHAKESPEARE, William. King Lear. ‘The Folger Shakespeare’, éd. Barbara A. Mowat et Paul Werstine. New York: Simon and Schuster, 2015.
Niayesh, Ladan (2022). « «Manga Shakespeare», ou «King Lear» au pays du dernier des Mohicans ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/manga-shakespeare-ou-king-lear-au-pays-du-dernier-des-mohicans], consulté le 2024-10-11.