Lost, télésérie qui a soulevé les passions sur les ondes du réseau américain ABC pendant plus de 6 ans, est aujourd’hui malheureusement célèbre pour sa fin. Ayant provoqué l’ire des spectateurs à l’époque, la conclusion de cette épopée, jugée trop ouverte par plusieurs, agit comme un repoussoir pour la plupart des non-initiés qui souhaiterait se lancer dans cette aventure de 121 épisodes. Lost raconte l’histoire des passagers du vol Oceanic 815 qui s’est écrasé sur une île quelque part au milieu du Pacifique. Au fil des saisons, les survivants se rendront compte que leur île, en apparence déserte, est déjà bien peuplée par un monstre de fumé, des ours polaires et une colonie hostile d’insulaires surnommés les Autres. Chaque épisode comporte son lot de «flashback» qui permet d’en apprendre plus sur le passé des personnages. Lorsque le voyage dans le temps sera introduit dans la série, ces «flashback» seront couplés à des «flashfoward». Rares sont les séries à avoir une conscience aussi totale de la puissance de son spectateur que Lost. Il ne s’agit pas d’une première, pensons, par exemple, aux auteurs de X-Files qui ont nommé un personnage en l’honneur d’une de leur fan décédée du cancer, mais Lost crée un précédent en engageant un dialogue fort avec son spectateur. Partons de la thèse de Pacôme Thiellement dans son livre Les mêmes yeux que Lost qui veut que Lost soit une mise en abîme sur la «non-séparation du spectateur et du spectacle1». L’univers fictionnel et le monde réel sont des systèmes poreux et fonctionnent sur le mode des vases communicants. Un réseau complexe de références et la mise en œuvre de stratégies métaréflexives qui viennent questionner le statut fictionnel de l’œuvre constituent la base du dialogisme amorcé par la série. Néanmoins, Lost utilise parfois jusqu’à l’excès ces stratégies et elle crée une métafiction qui, au lieu de trouver son plein déploiement, a tendance à se terminer en cul-de-sac.
Lost a beaucoup profité de la transtextualité pour la constitution de sa trame narrative et de son réseau quasi inépuisable de références. Selon Gérard Genette, la transtextualité est «tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes.2» De cette très large définition, il décline cinq types de transtextualité dont deux sont particulièrement intéressants pour une œuvre utilisant massivement le pouvoir de la référence telle que Lost. La métatextualité implique la relation d’un texte à un autre par le commentaire sans qu’il soit nécessaire de passer par la citation et l’hypertextualité est la greffe d’un hypotexte sur un hypertexte par un autre procédé que celui du commentaire. Lost foisonne de références métatextuelles et hypertextuelles qui permettent de tisser un réseau de sens complexe entre une variété d’œuvres. La plupart des références de la série se partagent entre le domaine littéraire et le domaine philosophique. Celles-ci ancrent la fiction dans le réel et font participer spectateur et spectacle de la même diégèse. Elles sont aussi l’occasion de revisiter plusieurs textes antérieurs et de les intégrer à la série après leur avoir fait subir, selon le cas, des modifications importantes ou non. Ces références sont devenues une véritable obsession pour les fans les plus chevronnés, il y a même eu constitutions de clubs littéraires basés sur les livres qui apparaissaient hebdomadairement dans la série. Il existe une quantité impressionnante d’ouvrages, sortes de guides non officiels, qui recensent la moindre référence en extrapolant à outrance sur la signification des livres qui passent entre les mains des personnages. Le texte original est parfois joliment tordu par les spectateurs pour le faire coïncider avec les événements qui surviennent dans Lost. Néanmoins, quelques-unes des ces références littéraires méritent notre attention puisqu’elles décrivent de façon détournée la structure narrative de la télésérie. Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll fait son apparition dans Lost dès le cinquième épisode de la première saison. Dans «White Rabbit», Jack hallucine son père et part à sa poursuite à travers toute l’île. À l’image d’Alice qui s’éreinte derrière le lapin blanc, Jack pense devenir fou en poursuivant quelqu’un qui n’est pas là, qui ne peut exister dans ce contexte. Il se confie donc à John Locke, qui fait alors une référence directe à Alice au pays des merveilles: «Is your white rabbit a hallucination? Probably. But what if everything that happened here, happened for a reason? What if this person that you’re chasing is really here?» Locke fait référence pour la première fois à la nature cryptique de l’œuvre et il suggère la coexistence de plusieurs mondes parallèles, ce qui n’est pas sans rappeler le roman de Lewis Carroll: «As in Carroll’s Wonderland and [Through the] Looking-Glass, Lost’s jungle is full of hidden marvels and dangers. Just as in the Alice worlds, multiple timelines and parallel worlds seem to exist on the Lost island as well.3» Cette simple remarque de Locke préfigure donc les éléments qui se dérouleront tout au long de la sixième saison et qui suggèrent que deux réalités alternatives peuvent coexister sans problème. La référence au Magicien d’Oz de L. Frank Baum se veut plus obscure. Le lien entre les deux œuvres est tissé par l’intermédiaire du personnage de Henry Gale, l’oncle de Dorothée. Dans Lost, Henry Gale est le pseudonyme sous lequel se dissimule Benjamin Linus, chef des Autres, clan rival des rescapés de l’accident d’avion. En effet, la figure ambigüe de Benjamin n’est pas sans rappeler celle du magicien d’Oz qui cache aussi sa véritable identité derrière une autorité factice et quelque peu instable. Néanmoins, l’intérêt de cette référence réside véritablement dans la quête de Dorothée, qui est la même que celle des rescapés: retrouver le chemin de sa maison. Cette route sera parsemée d’embûches et l’apparente parenté des deux œuvres à ce niveau en fait des récits d’apprentissage:
The Wonderful Wizard of Oz was also the first great American fantasy epic that drew from other classics. Like the castaways on Lost, Dorothy is on a quest to find her way home again. Along the way she must travel through the magical Land of Oz. The castaways must also take their own, seemingly magical, journeys on the island before they can go home.4
Bien que la référence à Robinson Crusoé de Daniel Defoe ne soit jamais mentionnée explicitement, le rapprochement entre les deux colonies d’insulaires va de soi. Il est effectivement difficile de considérer une œuvre impliquant la survie d’un groupe sur une île déserte sans considérer l’apport de ce classique de la littérature. Les croisements entre les deux récits sont nombreux: élaboration d’un radeau par Michael, tenu d’un journal par Claire, accostage d’un bateau rempli de mutins. On y retrouve aussi le thème de l’affrontement entre un clan d’insulaire et les naufragés, à la différence près que, cette fois-ci, la population locale n’est pas constituée d’une tribu de cannibales. Robinson, à l’instar d’Alice et de Dorothée, souhaite aussi retrouver sa mère patrie, mais sa quête sera plus spirituelle que celle des protagonistes des romans de Carroll et de Baum. En effet, le naufragé en viendra à un stade d’acceptation dans son état d’insulaire et s’en remettra à la volonté de Dieu pour ce qui est de l’issue de son aventure:
Puis je fis réflexion que Dieu, non seulement équitable, mais tout-puissant, pouvait me délivrer de même qu’il m’avait puni et affligé quand il l’avait jugé convenable, et que, s’il ne jugeait pas convenable de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement et absolument à sa volonté. D’ailleurs, il était aussi de mon devoir d’espérer en lui, de l’implorer, et de me laisser aller tranquillement aux mouvements et aux inspirations de sa providence de chaque jour.5
Robinson subit donc une véritable transfiguration sur son île et il avoue ne plus être le même jeune homme orgueilleux qui est parti sur les mers en faisant fi des conseils de ses parents. L’expérience de l’île est, somme toute, positive pour lui et c’est là qu’il y développe sa pleine inventivité, lui qui ne savait pratiquement rien faire de ses dix doigts avant de s’embarquer sur le navire. Il en va de même pour les protagonistes de Lost pour qui l’île devient le lieu où ils doivent affronter leurs démons et surmonter leurs craintes les plus profondes. Les épreuves qu’ils y vivent sont révélatrices de leur vie passée et démontrent à quel point les personnages ont évolué pour le mieux dans cette rude épreuve. Par exemple, Jack qui peinait tant à se faire confiance et à prendre les décisions que son métier de chirurgien impliquait devient le chef sur qui tout le groupe s’appuie. Robinson Crusoé est aussi l’histoire d’un éveil spirituel et son expérience peut être apparentée à celle de Locke, personnage qui retrouve l’usage de ses jambes lors de l’accident et qui devient soudainement très versé dans l’ésotérisme. Alors que le héros de Defoe tourne son regard vers la providence divine pour chercher une explication à tout ce qui l’entoure, Locke tourne son regard, non pas vers les cieux, mais vers la terre. Il trouvera en la figure de l’île elle-même une puissance supérieure à adorer: «I’ve looked into the eye of this island. And what I saw was beautiful.6» Locke a une connaissance que les autres n’ont pas et c’est la raison pour laquelle il sera le seul à développer une véritable philosophie de l’île dans laquelle il en deviendra carrément son disciple.
Lost contient aussi son lot de références philosophiques qui s’expriment à travers les noms qui sont donnés aux personnages. Pour ne nommer que les plus évidents, John Locke, Desmond Hume et Danielle Rousseau renvoient aux philosophes avec qui ils partagent leur patronyme. Ces noms envahissants, qui contiennent des références tellement évidentes qu’elles ne peuvent être ignorées, correspondent à un principe de la théorie de la constitution des personnages dans la métafiction. Ce principe, développé par Patricia Waugh dans Metafiction: The theory and practice of self-conscious fiction, veut que ces noms soient une démonstration du pouvoir de la fiction:
Names are used to display the arbitrary control of the writer, and the arbitrary relationships of language […] The degree of transparency in each case is dependent on the degree of adherence to realistic illusion. The technique is reminiscent of eighteenth-century fiction […] but is deployed explicitly to split open the conventional ties between the real and fictive worlds rather than to reinforce them by mapping out a moral framework. In metafiction such names remind us that, in all fiction, names can describe as they refer, that what is referred to has been created anyway through a ‘naming’ process.7
Le lien entre les noms des philosophes et l’attitude des personnages de Lost rappelle au spectateur la nature fictionnelle de ces mêmes protagonistes en mettant au jour leur processus d’élaboration. Les noms ne sont pas choisis au hasard, ils ne sont pas des noms ordinaires ou communs qui permettraient au spectateur d’oublier qu’ils sont des constructions. Le message est clair: tout est réfléchi dans la fiction et il ne s’agit pas d’un hasard si presque chaque personnage de Lost porte un nom qui permette de l’associer à un grand penseur de l’histoire. De plus, la relation qui unit tous les personnages permet de les considérer comme un ensemble, sorte de cosmogonie qui formerait la mythologie de l’île. Dès le moment de leur création, les protagonistes sont intimement liés et il sera possible de retrouver cette puissante connexion jusque dans le tout dernier épisode de la série, alors qu’ils partiront ensemble vers la lumière, vers l’inconnu de la vie après la mort. Ajoutons à cela que la pensée de ces philosophes peut être associée, presque dans tous les cas, à la personnalité et aux choix que font leurs homologues sur l’île. Bien entendu, comme dans le cas de la référence littéraire, certains propos sont déformés pour arriver à les faire entrer dans ce cadre, mais quelques exemples se révèlent particulièrement réussis. Prenons le personnage de John Locke, qui utilisera le personnage de Jeremy Bentham lorsqu’il aura quitté l’île. Il est intéressant de constater que cette relation se transpose, en quelque sorte, dans la réalité et que le philosophe Jeremy Bentham sera inspiré par les écrits de son précurseur, John Locke. De plus, le philosophe empiriste était considéré comme très religieux et il fait écho à son homologue dans la série qui est probablement le personnage le plus spirituel de l’île. Bien que son culte se place plus souvent en l’île elle-même qu’envers la divine providence, il est celui qui demandera à Jack de s’en remettre à la foi: «It’s a leap of faith, Jack8». Bref, il est possible de tisser une infinité de liens entre grands penseurs et protagonistes de la série. D’ailleurs, Scott F. Parker auteur de «Who are Locke, Hume and Rousseau? The Losties’ Guide to Philosophers» encourage le spectateur à augmenter ce réseau de références pourtant déjà bien complet: «So by all means, look for other connections –you can go a long way with this9». Ce à quoi nous sommes fortement tentés d’ajouter: «And, boy, they did.»
Ces références peuvent aussi apparaître sous forme de dialogue entre le public et la fiction par un procédé qui se nomme le «easter egg». Il s’agit d’un élément caché qui n’apporte pas de nouvelles informations cruciales, mais qui provoque une intense satisfaction, lorsque découvert par le spectateur. Lost en est parsemé. Ces «easter egg» se présentent le plus souvent sous forme de caméos, d’anagrammes, d’éléments récurrents et de messages dissimulés dans une piste audio inversée. Cette stratégie permet aux aficionados de se reconnaitre et ajoute à leur expérience sans pour autant déprécier celle des spectateurs moins assidus. The Lost Experience, stratégie publicitaire visant à mousser la première de la saison 3 de Lost fonctionne sur le même mode. Ce jeu en réalité alterné permettait de suivre les aventures d’une journaliste qui tentait de découvrir l’agenda caché de la fondation Hanso, entreprise qui aurait financé le projet Dharma. Les différents indices étaient dispersés dans des sites web de compagnies fictives et existantes. Éventuellement, il a même été possible de se procurer un code d’accès dans des barres de chocolat Apollo, commercialisées spécialement pour l’occasion10. En plus de brouiller la frontière entre réalité et fiction, ce jeu interactif permet et nécessite une participation active des fans. Ceux-ci ont d’ailleurs fait front commun et se sont grandement entraidés sur les divers forums. Il a aussi donné la chance aux spectateurs de s’approprier le contenu du jeu et de la télésérie. Le marketing de Lost s’est aussi fait grâce à la commercialisation d’objet non pas à l’effigie de la série, mais comportant plutôt des logos du projet Dharma. L’apogée de la transmédiatisation a probablement eu lieu avec la publication de Bad Twin, un roman trouvé sous forme de manuscrit et lu par le personnage Sawyer. Le roman, en plus, de comporter de nombreux croisements avec Lost, approfondit certaines des références littéraires observées plus tôt.
La non-séparation du spectateur et du spectacle transparait aussi dans les nombreux liens qu’entretient Lost avec différentes formes de télévision, plus particulièrement avec la téléréalité. Il est impossible de passer à côté de l’association évidente entre Lost et Survivor. La première édition américaine de l’émission, qui, d’ailleurs, en est maintenant à sa 27e saison, a été diffusée en 2000, quelques années avant le début de Lost. Pour en revenir à la définition de l’hypertextualité de Gérard Genette, Survivor serait l’hypotexte auquel viendrait se greffer l’hypertexte qu’est Lost. L’émission de téléréalité ayant pour thème principal la survie sur une île et opposant deux clans d’insulaires n’est pas sans rappeler l’éternel antagonisme entre les Autres et les victimes de l’écrasement. Là où le rapprochement entre les deux émissions devient véritablement intéressant, c’est dans l’analyse du personnage de Hugo Reyes, aussi surnommé Hurley. En effet, celui-ci sera nommé gardien de l’île par Jacob au terme d’une longue sélection. Jacob observe chaque candidat sur l’île après l’avoir observé à son insu dans sa vie ordinaire. Le manège de Jacob fait figure d’une sorte d’audition involontaire. Une fois les passagers réunis sur l’île, Jacob, maître du jeu, continue son observation et détermine s’ils sont dignes de rester dans les finalistes. Si tel n’est pas le cas, il raye leur nom sur sa liste. C’est finalement Hurley qui se montrera digne de devenir le nouveau gardien de l’île et il se verra accorder l’immortalité, comme un candidat de Survivor se verrait immunisé après avoir remporté une épreuve. Il ne s’agit pas non plus d’un hasard si celui qui remporte cette compétition est le personnage préféré des spectateurs. Le choix du public, qui ne s’exprimait au départ que sur les forums, a finalement été entendu dans le canon officiel. De plus, cette implication du spectateur fait écho au vote du public utilisé pour déterminer le gagnant dans la plupart des émissions de téléréalité. La présence des nombreuses caméras de surveillances sur l’île, implantées en majorité pour la supervision du projet Dharma, rappelle le mode de production des émissions de téléréalités. Ainsi, lorsque les personnages de Kate et Sawyer se retrouvent prisonniers dans un ancien zoo, ils deviennent eux-mêmes des spectateurs, les Autres les forçant à regarder des images sur des écrans. Jack subit relativement le même traitement et est forcé de regarder des images de Kate et Sawyer ayant une relation sexuelle. Il s’agit d’une stratégie de manipulation utilisée abondamment dans les émissions de téléréalité. Jack doit aussi visionner des images d’archives sur les événements qui sont survenus dans le monde extérieur depuis l’accident. Ces images, qui font partie de notre actualité véritable, donnent lieu à une des plus belles réflexions métafilmiques de la série:
Dans cette séquence, la télévision est censée fonctionner comme une preuve donnant à voir le vrai. Mais paradoxalement, et de manière métafilmique, elle finit par révéler la fiction. Lorsque Ben dit: «C’est chez toi. Jack. Juste là derrière la vitre», il révèle notre propre existence de spectateurs derrière l’écran.11
Ainsi la transparence de la fiction est mise au jour par différents processus narratifs. Tous les moyens sont bons pour tester le pouvoir de la fiction. Il y a tout d’abord le scénario classique: Hurley a des hallucinations sur l’île qui le portent à croire pendant un moment qu’il est interné dans un hôpital psychiatrique et qu’il imagine tout ce qui est en train de se passer. Aussi, la série met en scène tellement d’arnaques, de pseudonymes et d’identités cachées qu’elle réussit à duper le spectateur autant que les personnages. Sawyer est un arnaqueur et il affuble tout le monde de surnoms, Kate a vécu sous une autre identité que la sienne pendant des années, Ethan se révèle être un des Autres, Locke se fait voler un rein par son père qui le jette ensuite par la fenêtre: sous ces mensonges, difficile de discerner la vérité. Le spectateur est alors en droit de se demander s’il est lui aussi victime d’une arnaque. En d’autres termes: est-ce que tout ça s’en va quelque part? Plus les épisodes défilent et plus des questions laissées ouvertes se trouvent sans réponse. Le spectateur doit alors décider de placer sa foi en l’émission comme Locke et Eko devant le compteur dans lequel ils doivent entrer une série de chiffres sous la menace de voir l’île s’autodétruire. Doit-on continuer à entrer la combinaison toutes les 108 minutes; doit-on continuer à s’assoir devant la télévision toutes les semaines? C’est d’ailleurs un débat qui a fait rage sur les forums. Plusieurs étaient en droit de douter que chaque détail, chaque élément fussent mûrement réfléchis. Il est vrai que la série semblait parfois plus tenir du hasard et de la coïncidence que de la fiction entièrement contrôlée. Les forums, sur lesquels les «easter eggs» étaient abondamment recensés et discutés ont bien sûr contribué à hausser les attentes face à la nature cryptique du récit. Aucun élément ne peut être laissé au hasard si un tel soin est apporté dans les plus petits détails. Les théories les plus incroyables se sont alors propagées, certaines plus près de la vérité que d’autres. Parallèlement, les fans sont devenus conscients de leur pouvoir. Lorsqu’ils ont souhaité le double meurtre de Nikki et Paolo, leur vœu s’est vu exaucé de façon particulièrement satisfaisante: les deux personnages honnis du public ont été enterrés vivants alors qu’ils étaient paralysés par une piqure d’insecte. Il n’y avait alors qu’un pas à franchir pour que le fan chevronné se retrouve sur l’île. Hurley s’est fait le porte-parole du spectateur et il s’est mis à retransmettre les réactions des fans directement des forums. Il s’est mis à souffler des «Non, mais on rêve!» et des «Maintenant, je veux des réponses!» dans ses répliques. Lost donne donc tous les moyens à ses spectateurs de remettre en doute sa légitimité. Plus intéressant encore, elle introduit un personnage qui questionne le fonctionnement de la fiction. Le Dr Leslie Artz se demande pourquoi ce sont toujours les mêmes personnages qui partent en expédition et se propose pour aider à transporter de la dynamite. Il interpelle, de cette manière, le spectateur indirectement, et l’invite à se demander pourquoi les figurants ne s’aventurent jamais dans la jungle. Il se demandera aussi, comme l’on fait de nombreux spectateurs, pourquoi Hurley ne maigrit jamais bien qu’il mange beaucoup moins sur l’île qu’auparavant. Plus tard, il insiste pour manipuler la dynamite tout en précisant que ceux qui sont avec lui ne craignent rien. Quelques instants plus tard, il explose avec son bâton de dynamite, qu’il savait pourtant comment manipuler. Il a donc le temps de révéler, avant de mourir, que les personnages principaux ne risquent pas de mourir d’une mort anticlimatique comme la sienne, ce serait contraire aux codes de la fiction. Avant de pouvoir en révéler davantage, il explose sans toucher personne d’autre. La série vient de saboter son propre mécanisme métaréflexif.
Lost est une série qui fonctionne, sans surprise sur le mode de la répétition: elle joue en même temps du «flashback», du «flashfoward» et du «flashsideway». Il s’agit d’un moyen de plus de confondre le spectateur qui a parfois de la peine à discerner dans quel temps alterné il se situe. Il s’agit aussi d’un procédé qui permettra de revoir la même séquence de points de vue différents. L’écrasement de l’avion sera vu et vécu de toutes les manières possibles. Deux possibilités s’offrent devant toute répétition: revoir la même suite d’événements ou voir les choses se dérouler d’une manière différente. Ainsi, lors de la sixième saison, lorsque l’on voit l’avion se poser au lieu de s’écraser sur l’île, la surprise n’est pas totale puisque des indices que l’issue de cette situation serait différente étaient dissimulés un peu partout. Les phrases que se disent Rose et Jack sont légèrement différentes, Jack ne reçoit qu’une seule bouteille d’alcool, bref, de simples petits détails qui n’apparaîtront qu’à celui qui est attentif. Et justement, avec Lost tout se joue dans le regard: «La spécifité de Lost, c’est de nous avoir montré que regarder, ce n’est pas seulement subir; regarder c’est voir; et voir, c’est être.12» Le regard n’est plus un acte passif et il implique la participation du spectateur. La série commence d’ailleurs avec un gros plan d’un oeil, celui de Jack, qui s’ouvre. Ce motif sera d’ailleurs repris à plusieurs reprises dans la série, mais avec des variations. John Locke résume efficacement toute l’idée derrière Lost lorsqu’il dit à Eko qu’ils vont devoir voir la vidéo une deuxième fois alors qu’ils viennent de visionner un film leur ordonnant d’entrer des chiffres dans le compteur. Voir à nouveau, scruter l’écran pour saisir un détail qui aurait échappé à notre attention. C’est bien ce que Locke invite les spectateurs à faire. Mais aussi revoir parce que, dans Lost, la répétition peut entraîner la création d’un autre possible, comme dans le «flash-sideway» où l’avion ne s’écrase pas. La sixième et dernière saison, riche en «flash-sideways», se veut une validation des différents plis hypothétiques de la série.13 Elle permet au spectateur de voir un univers où le crash n’aurait pas eu lieu et elle illustre un des possibles de l’aventure. La différence entre Lost et les autres séries qui mettent en scène des séquences de réalité alternée réside dans la validation de ces séquences. Il ne s’agit pas d’un rêve ou d’un fantasme, ce qui se déroule dans la sixième saison doit être considéré comme partie intégrante de la trame narrative:
Les «flash-sideways» ne sont pas de simples fantasmes que l’on pourrait considérer comme secondaires par rapport à une ligne narrative principale puisque leur statut oscille entre une réalité parallèle et un saut dans l’au-delà, flashforward extrême dont la réalité est à nouveau réaffirmée dans les dernières séquences. À travers les flash-sideways, plis doublement fictifs, mais validés comme réels à la fois par le récit et les personnages, la série inclut son propre remake […]14
Ces séquences servent aussi de lieu à une réflexion métafilmique sur le concept de fiction. Lorsque Jack rencontre son père, décédé, et qu’il lui demande s’il est réel, celui-ci lui répond que tout est réel, que tout ce qui est arrivé dans une réalité comme dans une autre et que tous les gens autour de lui le sont tout autant. Cela renvoie à la relation entre spectateur et fiction: «Jack, héros qui s’interroge sur la réalité des autres personnages et de lui-même, nous renvoie à notre manière d’appréhender la fiction, que nous éprouvons souvent comme une véritable réalité alternative nous faisant vibrer quelquefois autant, parfois davantage, que nos vies elles-mêmes.15» Finalement, Lost est une fiction sur le rôle de la fiction dans la vie du spectateur16. L’absence d’une conclusion pour la série, dans le sens où beaucoup de questions restent sans réponses, a pour conséquence l’implication ultime du spectateur. À lui de tisser des liens, de scruter, de voir une deuxième fois à la recherche des réponses. Alors que Lost dit à son spectateur à travers Locke qu’il va devoir être patient, celui-ci répond par la bouche du même personnage de ne pas lui dire ce qu’il ne peut pas faire17.
La répétition dans Lost ne fonctionne pas uniquement sur le mode narratif, elle s’applique aussi à ce vaste réseau de références tissé au travers de chaque épisode qui reprend quantité d’œuvres provenant de toutes les strates de la culture. Vu le nombre impressionnant de références contenues dans la série, il est pertinent de se demander si elles fournissent un véritable apport à l’œuvre télévisuelle ou si elles ne constituent qu’une incroyable collection d’«easter eggs». Certes, quelques-unes des références sont pertinentes, mais elles sont empêtrées dans une marée d’information triviale. Le spectateur assidu de Lost a de la difficulté à faire le tri dans tout ce qui lui est lancé au visage au cours d’un épisode et c’est sûrement pour cette raison que la plupart d’entre eux se sont épanchés sur les forums, échafaudant mille et une théories plus ou moins farfelues. Il est vrai que Lost peut être vu comme une expérience interactive requérant une forme de participation ultime de la part du spectateur: «As an interactive experience, Lost allows and encourages its viewers to become agents and participants in the building of meaning –or at least allows them a glimpse of what sort of viewer they have the potential to become.18» Néanmoins, force est d’avouer que la machine s’est un peu emballée nuisant du même coup au procédé métafictionnel de la série. En effet, considérant le fait que les fans de Lost, durant la diffusion de la première et de la deuxième saison, consacraient une moyenne de 11 heures par semaine à des activités reliées à la série19, il n’est pas étonnement qu’ils aient creusé la moindre référence jusqu’à créer un véritable capharnaüm d’informations. La mise en garde de Genette au sujet de l’hypertexte se révèle dès lors éclairante pour expliquer ce qui a pu se passer dans ce cas-ci:
Moins l’hypertextualité d’une œuvre est massive et déclarée, plus son analyse dépend d’un jugement constitutif, voire d’une décision interprétative du lecteur: je puis décider que les Confessions de Rousseau sont un remake actualisé de celles de saint Augustin, et que leur titre en est l’indice contractuel – après quoi les confirmations de détail ne manqueront pas, simple affaire d’ingéniosité. Je puis également traquer dans n’importe quelle œuvre les échos partiels, localisés et fugitifs de n’importe quelle autre, antérieure ou postérieure.20
Le problème de l’hypertextualité n’est pas sa massivité, mais bien son aspect non déclaré qui laisse une trop grande place à l’interprétation des fans. Le fait que les créateurs de la série aient bien voulu jouer le jeu des spectateurs, ce qui, au départ, engendrait un intéressant dialogisme, a fini par nuire aux processus métaréflexifs et par court-circuiter toute référence digne d’attention.
Le pari ultime qu’a pris la série a été de se terminer sur une fin aussi ouverte, de laisser autant de questions sans réponses. La théorie voulant qu’il s’agisse d’enfin passer le flambeau au téléspectateur pour qu’il écrive lui-même la fin de cette épopée est intéressante. Il n’est pas non plus exclu de considérer que la fin ouverte de la série permette plus de spéculation que jamais sur les forums et que le dispositif critique sur Lost ne fonctionne jamais aussi bien que dans ce contexte. Puisque les spectateurs sont devenus tellement habiles dans l’art d’élaborer des hypothèses sur la signification des événements qui se déroulent dans la série, autant les laisser continuer en leur donnant vraiment matière à discuter. La prospérité de Lost sera donc assurée pendant encore plusieurs années après l’arrêt de sa diffusion grâce aux spectateurs qui continueront d’alimenter le discours sur l’œuvre par le biais des forums. La série aura donc, à l’instar de ses personnages dans la dernière saison, une vie après la mort. Il s’agit là d’une thèse valable, néanmoins, plusieurs ont été révoltés par le dernier épisode, y voyant là une stratégie mercantile pour profiter des fans. Les auteurs, incapables de trouver une fin convenable à ce récit qui n’a cessé de se déployer en tous sens, ont décidé de remettre entre les mains des spectateurs l’issue de leur œuvre. Peu importe ce qui a motivé les créateurs de Lost à faire un tel choix pour la conclusion de la série, la conséquence de cette avenue est la création d’une métafiction qui tourne à vide. Ce phénomène n’est pas sans rappeler celui de la métafiction vide dans les romans contemporains et qui s’explique ainsi:
D’une part, cet effet se produit par l’autoréférence de la métafiction, où l’objet miroité n’est rien que précisément le miroitement ou la tradition du processus. D’autre part, la métafiction vide est née d’une forme de l’auto-négation: la fiction suggère d’une manière déjà classique la réflexion de sa propre production, cependant elle finit par feindre de raconter l’impossibilité de sa production.21
La métafiction devient, dans Lost, la métaphore des propres attentes du spectateur et elle rencontre ainsi une impasse. Pour reprendre la définition de Patricia Waugh, la métafiction doit s’intéresser aux relations entre réalité et fiction: «Metafiction is a term given to fictional writing which self-consciously and systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose questions about the relationship between fiction and reality22». Lost est désinvesti de sa fonction réflexive à cause de la trop grande porosité entre les mondes de la fiction et de la réalité. La métaphore de la fiction mise en scène dans la série se résume ainsi: Lost est une œuvre constituée d’un vaste réseau de références, qui crée une seconde vie à l’œuvre, même une fois sa diffusion achevée, et qui est alimenté grâce au spectateur, qui, en plus d’assurer la prospérité de la série, devient l’élément central de l’explication de l’absence de conclusion, métaphore de l’appréhension d’un récit de fiction par ce même spectateur. À l’image de la série, cette métaphore de la fiction manque cruellement de clarté et, au lieu d’être productrice de sens, elle rencontre une impasse.
Bref, Lost est une fiction sur le rôle de la fiction dans nos vies et vice-versa. Les différentes stratégies métaréflexives déployées dans la série démontrent bien l’importance de la place accordée au spectateur dans la fiction. Lost est une création collective et lorsque Rose dit à Jack: «we made it23» en atterrissant, c’est véritablement au spectateur qu’elle s’adresse24. Néanmoins, les stratégies métaréflexives dans la série finissent par tourner à vide. Le système de références devient trop imposant pour être capable de créer des renvois pertinents. La métafiction, quant à elle, se métamorphose en un ourobouros et n’est pas capable de produire beaucoup plus de sens. Lost reste une série majeure et fondatrice grâce au dialogue qu’elle a permis de créer entre une communauté de fans et l’œuvre dont ils sont les adorateurs, mais le stratagème métaréflexif finit par se saboter, à l’image du Dr Arzt qui explose en mille miettes après avoir questionné les codes fictionnels de l’œuvre.
1. Pacôme Thiellement, Les mêmes yeux que Lost, Paris, Éditions Léo Scheer, coll. «Variations», 2011, p.54.
2. Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Du Seuil, coll. «Points», 1982, p.7.
3. Lynette Porter et David Lavery, Lost’s buried treasures, États-Unis, Sourcebooks, 2010 [3e édition], p.37.
4. Carl Vaughn, «Lost in hypertext», The society for the study of Lost, 2008, en ligne, <http://loststudies.com/2.1/hypertext.html>, consulté le 12 décembre 2013.
5. Defoe, Daniel, Robinson Crusoé, Paris, Gallimard, coll. «Folio classique», 2012 [1959], p. 274.
6. Saison 1, épisode 5.
7. Patricia Waugh, Metafiction, Routledge, 2002, en ligne, <http://www.myilibrary.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048?ID=23244>, consulté le 12 décembre 2013, p.94.
8. Saison 2, épisode 3.
9. Scott F. Parker, «Who are Locke, Hume and Rousseau? The Losties’ Guide To Philosphers», The ultimate Lost and philosophy: think together, die alone, États-Unis, Wiley, p.322.
10. Ces barres ont été présentées pour la première fois dans la série lorsque le personnage de Hurley en a découvert toute une cargaison sur l’île.
11. Sarah Hatchuel, Lost: fiction vitale, 2013, Paris, PUF p.31.
12. Pacôme Thiellement op. cit., p. 53.
13. Sarah Hatchuel, op.cit., p.127.
14. Sarah Hatchuel, ibid.
15. Ibid., p.122.
16. Pacôme Thiellement, op. cit., p.58.
17. «Don’t tell me what I can’t do», saison 1, épisode 4.
18. Neil Shyminski, «Finding Lost, getting lost», The society for the study of Lost, 2008, en ligne, <http://loststudies.com/2.1/finding_lost.html>, consulté le 12 décembre 2013.
19. D’après un sondage cité dans l’article «Finding Lost, getting lost» et tiré de Lynette Porter and David Lavery, Unlocking the Meaning of Lost: An Unauthorized Guide, Naperville, Sourcebooks, 2006, p. 173.
20. Gérard Genette, op. cit., p. 16-17.
21. Istvàn Miskolczi, «Les œuvres de non-écritures: la métafiction vide dans les romans contemporains», 2009, Études françaises, no 14, p. 165.
22. Patricia Waugh, op. cit., p.2.
23. Saison 6, épisode 1.
24. Sarah Hatchuel, op. cit., p. 126.
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