«Il fait si froid, sur le seuil…» (Senécal, 1998)
Dans un monde qui fait face à de nombreux crimes et conflits, où les médias nous bombardent quotidiennement d’images violentes, un récit horrifique dont le contexte ressemble au nôtre peut impressionner profondément l’esprit de tout lecteur, que ce dernier soit averti ou pas. Parmi les auteurs de la littérature d’épouvante dont les messages se faufilent dans les méandres de nos pensées se trouve Patrick Senécal, un écrivain né en 1967 à Drummondville, passionné de suspense et de fantastique, qui a enseigné la littérature au collégial avant de vivre de sa plume.
Son troisième roman, Sur le seuil (1998), met en scène Paul Lacasse, un psychiatre montréalais en fin de carrière, et Thomas Roy, un écrivain de romans d’horreur. Ce suspense horrifique et fantastique débute alors que l’auteur est retrouvé, les doigts tranchés, en état de catatonie dans sa demeure et qu’il est ensuite conduit au docteur Lacasse. Ce dernier s’engage aussitôt dans une exploration du mal, qui prend la forme d’une véritable enquête policière où science et religion se côtoient. D’ailleurs, la limite qui sépare ces deux domaines n’étant pas toujours nette et explicite, le passage insidieux de l’un à l’autre engendre une impression plutôt troublante pour le lecteur.
Ainsi, dans le récit, l’angoisse qui s’installe dans l’esprit du lecteur découle notamment de cette idée de dépassement des limites. La provenance de ce sentiment particulier passe tout d’abord par le symbole du seuil et de la frontière entre la rationalité et l’irrationalité, qui peut s’envisager à la lumière de la notion de «chronotope» du seuil élaborée par Mikhaïl Bakhtine, puis se poursuit par la représentation de ce paradoxe à travers le satanisme.
De toute évidence, le titre même de l’œuvre est révélateur en ce qu’il pose implicitement dans l’esprit du lecteur les présages d’un balancement entre le réel et l’invraisemblable. De manière plus explicite et littérale, cette image du seuil est représentée à quelques reprises dans le roman par la porte d’une l’église où ont lieu des massacres. En effet, quatre passages de l’œuvre sortent du cadre de la narration du psychiatre pour plonger le lecteur dans un épisode qui date de 40 ans avant le début du récit: celui du massacre des membres de la secte du père Pivot dans son église maudite. En plus de sortir du cadre de la diégèse, ces passages se distinguent radicalement des autres, d’une part par le changement de l’écriture régulière à une écriture en italiques et d’autre part par le changement de narration, qui s’adresse alors directement au lecteur:
L’église se dresse devant toi. […] Les gémissements qui en sortent te font frissonner; tu ressens le grand sentiment, la grande émotion de l’Horreur. Le Mal est tout près. Tu ouvres la porte et tu entres. […] [D]u coin de l’œil, tu entrevois des petits détails. Des giclées rouges, des membres tordus, des bouches ouvertes sur l’agonie, des instruments étincelants… (Sénécal, 1998: 111)
D’abord, le fait que ces passages soient présentés en italique contribue à les mettre en avant-plan et, par conséquent, permet au lecteur de leur attribuer une importance particulière. Quoique ces passages soient séparés dans tout le roman, ils constituent une seule et unique mise en scène qui se perpétue de manière linéaire tout au long du récit. Cette dernière présente l’entrée dans l’église et la prise de conscience du sacrifice qui y est effectué au nom du «Mal». D’ailleurs, le fait que ces passages s’adressent directement au lecteur en utilisant le tutoiement fait en sorte qu’il se sent prendre réellement part à l’action. Il ressent alors toutes les émotions fortes véhiculées par ces épisodes, particulièrement le basculement entre l’appréhension de l’horreur et la perception de celle-ci lors du passage du seuil de la porte.
Si, dans ces passages, la porte représente cette limite et dispose d’une grande importance, la totalité de l’œuvre est également empreinte du topos du seuil qui incarne la frontière entre l’explication rationnelle et irrationnelle des évènements étranges entourant l’écrivain Thomas Roy. Dans le roman, le symbole du seuil renvoie donc à plusieurs dimensions: le seuil entre la folie et le surnaturel, entre l’ignorance et la découverte de l’horreur, mais aussi celui entre une paix relative et l’arrivée de la tourmente dans la vie du psychiatre Paul Lacasse, qui ne sera plus jamais la même après les événements décrits dans le roman. Tous ces sens renvoient en quelque sorte à ce que Mikhaïl Bakhtine nomme «le chronotope du seuil» dans Esthétique et théorie du roman, et qu’il qualifie comme «le chronotope de la crise, du tournant d’une vie». Il ajoute qu’en «littérature, le chronotope du seuil est toujours métaphorique et symbolique, parfois sous une forme explicite, mais plus souvent implicite» (Bakhtine, 1978: 237).
En effet, tout au long de son enquête, le docteur Lacasse renie toute explication irrationnelle jusqu’au moment où il est lui-même confronté à l’horreur et à l’absurdité de la situation. Il cherche presque désespérément à se persuader que le dossier est clos, qu’il «n’y aura pas d’autres surprises, d’autres hasards…». Et il ajoute que «[c]ela défierait toute logique, cela irait à l’encontre du bon sens… La limite du vraisemblable a été atteinte» (Sénécal, 1998: 172). Le fait que le psychiatre fasse preuve d’autant de rationalisme face à la situation étrange de Thomas Roy, attitude qui reflète bien la lucidité dont nos sociétés sont empreintes, permet au lecteur de s’identifier aisément au personnage principal.
Confronté à des événements inexplicables, le personnage se trouve dans le doute, dans une sorte de non-lieu, d’entre-deux, et s’inscrit ainsi dans ce que Todorov définissait comme l’effet fantastique, soit «l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel» (Todorov, 1970: 29).
Cette hésitation est d’ailleurs bien symbolisée par une image récurrente dans le roman: Lacasse est habité par l’image d’une porte double devant laquelle il se trouve, seuil qu’il veut à la fois fuir et franchir, et qu’il décrit en ces mots: «[U]ne image grotesque, qui me hante sans raison depuis quelques jours, apparaît dans ma tête en mille morceaux: celle de deux portes fermées, qui flottent devant moi…» (Sénécal, 1998: 253).
Sa résistance et son déni sont tels que Lacasse refuse de se rendre à l’évidence et de céder au constat du spectacle de l’horreur surnaturelle. Il sera témoin des pires atrocités. À la fin du roman, Lacasse se dit: «[je] vais me réveiller tout ça ne peut pas être vrai je ne peux pas être en train de vivre ça ce genre de chose ne peut pas arriver…» (Sénécal, 1998: 415).
Ce rationalisme étant directement confronté à la force surnaturelle démoniaque qui se retrouve au sein du «cas Roy», en s’associant au docteur Lacasse, le lecteur est sournoisement entraîné dans l’univers satanique et irrationnel du roman sans en être totalement conscient. En effet, Lacasse commence à douter, ce qui le terrifie au plus haut point:
Il y a quelque chose de nouveau en moi, quelque chose qui m’a envahi. C’est l’ennemi, celui que j’ai tenté de repousser toute la journée.
Le doute est là.
Je pousse un long gémissement de désespoir, de réelle détresse.
-Oh! Mon Dieu!
Et ma voix est engloutie par les ténèbres. (Sénécal, 1998: 254)
L’idée du Mal avec un grand M et de l’angoisse s’insinuent dans l’esprit de Lacasse, alors que le gouffre qui semblait séparer la raison et l’aliénation s’efface. Dans ce cas, être sur le seuil, c’est être coincé entre deux états, états instables qui ne peuvent ni l’un ni l’autre apaiser le trouble de l’esprit. Toutefois, ces deux états ne sont pas mentionnés explicitement dans l’œuvre, ce qui laisse place à la complète interprétation du subconscient du lecteur. Cette base solide au développement de l’angoisse dans l’esprit du lecteur sert notamment au satanisme présenté dans l’œuvre, base sans laquelle la représentation de l’irrationalité n’aurait pas été possible.
Ensuite, l’irrationalité de la situation dans laquelle se retrouve Thomas Roy est concrétisée par l’idée du satanisme qui représente une explication au «cas Roy». Non seulement l’œuvre de Senécal fait référence au seuil existant entre la rationalité et l’irrationalité, mais elle aborde également le thème du seuil de la tolérance, notamment la tolérance de l’être humain envers les idées les plus noires et macabres qui se cachent au fond de son inconscient. Dans le roman, l’atmosphère étrange qui entoure la tentative de suicide de l’écrivain est finalement expliquée par une théorie irrationnelle et lugubre.
Le dénouement du roman, lié au satanisme, est si horrible qu’il met au défi la tolérance du lecteur: en plus des dizaines de corps mutilés et ensanglantés qui jonchent le sol de l’aile psychiatrique, on y trouve un psychiatre, collègue de Lacasse, qui viole le cadavre d’une patiente âgée alors que «[l]a moitié de son visage est arrachée et pend le long de son cou, comme un vieux morceau d’écorce mort». Un peu plus tard apparaît un jeune patient de Lacasse, «la main engloutie dans la plaie de son ventre», une facture ouverte du tibia qu’on voit poindre entre deux lambeaux de peau, avec des lames de rasoir dans sa bouche qui laissent couler «un flot épais de sang» et des «sons métalliques et mous». Le jeune Édouard finira par arracher ses propres boyaux avec la main, avec «un bruit gluant, atroce», alors qu’il hurlera: «C’est entré! C’est entré! C’est entré!» (Sénécal, 1998: 414-416)
Une fois de plus, Senécal se sert d’une métaphore spatiale pour évoquer le glissement dans l’horreur qui s’infiltre chez le lecteur par une sorte de brèche laissant entrer la noirceur. Notons aussi que cette horreur culmine en bonne partie dans «le Noyau», «une vaste pièce ronde»,qui se trouve au centre de l’aile psychiatrique et d’où partent «quatre corridors qui se dispersent en étoile» (Sénécal, 1998: 9), rappelant la forme d’une pieuvre, mais qui se conforme aussi à la disposition panoptique décrite par Michel Foucault dans Surveiller et punir: la naissance de la prison (1975). Ainsi, on peut voir que le roman suit une logique constante, où l’espace sert de métaphore pour représenter des concepts clés de l’œuvre ou des scènes cruciales du récit.
Tout en sachant que l’horreur ne se trouve qu’au verso de la page et qu’il sera terrifié à sa lecture, le lecteur demeure curieux et avide de cette terreur. Le contraste entre ces deux états et la ligne sur laquelle se trouve le lecteur constituent le seuil particulier de la tolérance des hommes face aux atrocités qu’ils sont en mesure de supporter.
D’ailleurs, le fait que ces sacrifices du mal et ces atrocités soient d’abord effectués par des membres du clergé dans le lieu saint qu’est l’Église crée une image surprenante, voire choquante pour le lecteur:
Le père Pivot aurait commencé à former cette secte quelques mois auparavant… Son but était dément: puisque le Bien l’avait déçu, il voulait atteindre la quintessence du Mal pour ainsi vérifier si le pouvoir y était plus… concret, réel. (Sénécal, 1998: 360)
En effet, le contraste est si fort entre ce qui représente directement le Bien et le Mal que l’union de ces deux éléments est inconcevable pour l’homme et le satanisme devient, par conséquent, encore plus horrifiant et répulsif. En se référant à l’idée de l’inquiétante étrangeté de Freud, il est possible d’expliquer cette réaction face à cette union. Selon cette théorie, ce serait le refoulement de la répulsion face à l’association du Bien suprême et du Mal qui provoquerait le sentiment d’angoisse ressenti par le lecteur à la découverte de cette explication. L’idée du seuil peut alors également être appliquée à la limite entre le Bien et le Mal, cette limite étant, dans ce cas-ci, chevauchée de part et d’autre par les deux concepts, ce qui en efface la ligne séparatrice. Cette frontière étant effacée ou brouillée, le personnage et le lecteur qui assistent à une telle scène perdent leurs repères et se voient développer un sentiment d’angoisse.
De plus, le satanisme et l’aliénation mentale se transmettant à l’écrivain à la fin du récit, cette aliénation qui semble, au début du roman, si éloignée du lecteur, se voient alors être radicalement rapprochés de ce dernier. Le paroxysme de l’horreur est atteint quand Thomas Roy lui-même apparaît, possédé par le Mal, aux yeux de Lacasse, alors qu’il s’apprête à éventrer Jeanne, qui est attachée sur un bureau avec des pansements. La description de son visage a de quoi donner des frissons:
Son apparence est si terrible que je stoppe mon élan. […] C’est son visage qui fait peur. Ses cheveux sont en désordre, sa face est blanche comme neige, et son œil valide est exorbité par la démence. Mais le plus terrible, c’est qu’il a perdu son œil artificiel… Son orbite gauche est béante, ensanglantée et noire à la fois. (Sénécal, 1998: 417)
Or, même si son apparence est épouvantable, c’est plutôt la lueur de démence que Lacasse voit dans son unique œil qui le terrifie et le glace au plus haut point: «Une lueur d’espoir traverse alors son œil valide, une lueur qui efface momentanément toute folie et toute détresse de son visage. Mais la lueur diminue rapidement, puis disparaît. L’œil redevient fou, et la folie le défigure à nouveau.» (Sénécal, 1998: 418-419)
En effet, le fait que l’écrivain soit touché par cette folie contribue à augmenter la crainte qu’a le lecteur d’être plus atteignable par l’irrationalité qui s’incarne dans le satanisme. La raison étant la faculté humaine la plus importante, la perte de cette dernière pour cause d’aliénation mentale représente une des choses que l’homme redoute le plus, ce qui permet d’expliquer le grand trouble qu’elle provoque chez le lecteur. L’utilisation du satanisme dans le roman permet alors de concrétiser et de rendre réelle l’irrationalité, tout d’abord inconcevable et qui se trouve de l’autre côté du seuil. Le basculement ultime se fait d’ailleurs au moment où Thomas Roy s’enferme avec Jeanne dans une salle: «[D]’un coup de pied il ferme la porte brutalement. J’entends un déclic: il a poussé le bouton qui verrouille la porte» (Sénécal 1998:419). Même si des policiers parviennent à défoncer la porte, il est trop tard: Jeanne a été éventrée, elle agonise et meurt, alors que Roy souffle son âme dépravée dans la bouche du bébé prématuré arraché aux entrailles de sa mère.
Enfin, après cette série d’événements abominables, Lacasse sent que son être s’effrite: «[M]on insensibilité craque, se fissure et l’Horreur, ma nouvelle compagne, resurgit doucement.» (Sénécal, 1998: 424). La vie de Lacasse étant pratiquement détruite, il ne lui reste plus qu’à surveiller le petit Antoine, le fils de Jeanne. Jusqu’à la toute fin du roman, le personnage reste hanté par l’image spatiale qui résume son aventure:
Presque tous les soirs, […] je rêve aux deux portes. Celle qui était entrouverte s’ouvre maintenant lentement, toute grande. Je marche enfin vers elle.
Mais derrière, il n’y a que le néant. Un précipice sans fond qui s’enfonce dans les ténèbres.
Alors, dans mon rêve, je m’arrête, angoissé, sur le seuil. (Sénécal, 1998: 429)
Tout compte fait, si le roman de Patrick Senécal réussit aussi efficacement à créer un réel sentiment d’angoisse chez le lecteur, c’est notamment grâce à l’élément sur lequel toute l’intrigue est solidement appuyée, soit celui de la transgression du seuil existant entre la rationalité et l’absurdité ainsi que l’usage de l’image forte du satanisme afin de symboliser cette irrationalité. La lecture de ce texte contribue à conquérir le cœur des lecteurs, ces derniers ayant la possibilité de s’identifier facilement aux personnages et à l’intrigue de l’œuvre. Senécal réussit à entraîner son lecteur sur une route pleine de menaces et d’horreurs, le menant au seuil du rationnel et de l’irrationnel, du tolérable à l’intolérable. D’ailleurs, l’idée du seuil et du basculement entre le bien et le mal est également retrouvée dans divers romans du même auteur, notamment dans Hell.com (Sénécal, 2009), œuvre dans laquelle une élite particulière de la société détient la possibilité de satisfaire tous ses désirs, ces derniers allant des plus banals aux plus morbides et, admettons-le, infernaux. Dès lors, la tolérance de l’homme face au Mal et sa capacité à fuir ou à franchir un certain seuil sont mis à l’épreuve.
BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman, Paris: Gallimard, 1978.
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir: la naissance de la prison, Paris:, Gallimard, 1975.
SÉNÉCAL, Patrick. Sur le seuil, Québec: Éditions Alire, 1998.
__________ . Hell.com, Québec: Édition Alire, 2009.
TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique, Paris: Seuil, 1970
Voyer-Leblanc, Élainie (2019). « Limite et seuil symboliques dans «Sur le seuil» de Patrick Senécal ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/limite-et-seuil-symboliques-dans-sur-le-seuil-de-patrick-senecal], consulté le 2024-12-26.