L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau écrivait, en 2006, que les guerres modernes ont «fait voler en éclats une sphère protectrice de l’enfance en plein renforcement lors du [19e siècle] (en Europe tout au moins). L’intégration des enfants à la guerre […] caractérise aussi bien les deux conflits mondiaux que les conflits intra-étatiques» (3). Si les premiers films sur les enfants-soldats voient le jour en Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale, comme L’enfance d’Ivan (Andreï Tarkovski, 1962) ou Requiem pour un massacre (Elem Klimov, 1985), il faut attendre l’année 2012 pour qu’un cinéaste tourne sa caméra sur la perspective féminine du phénomène1. Ainsi, Kim Nguyen «intentionally [sets] out into almost unexplored cinematic territory» (Gilbert et Green: 509) en se penchant sur la réalité des filles-soldates dans son long métrage Rebelle. Tourné en République démocratique du Congo, mais se déroulant dans un pays d’Afrique subsaharienne non nommé, le film présente le point de vue de la jeune Komona, enlevée par des guérilleros à l’âge de 12 ans et forcée à rejoindre leurs rangs comme «sorcière de guerre».
Cet article analyse la représentation de la guerre dans l’œuvre de Nguyen en fonction de la figure de l’enfant et la situation liminale de la fille-soldate. Pour ce faire, nous étudierons la jeune rebelle comme une figure de l’entre-deux entre l’enfance écourtée et le passage brutal vers l’âge adulte. Nous aborderons la manière dont le personnage de Komona symbolise à la fois l’innocence de la victime passive, par les actes qu’elle subit, et la culpabilité du bourreau actif, par ceux qu’elle pose. À travers ces différentes positions d’ambivalence, Nguyen met sous les yeux des spectateurs l’expérience guerrière telle qu’elle est rarement montrée. Le cinéaste confronte ainsi les idées reçues du public à ce sujet pour mieux le dénoncer.
Le film s’ouvre sur des images d’un village pauvre, mais d’apparence paisible. Une jeune fille se tient en équilibre sur une balançoire à bascule de fortune, symbolisant la précarité de sa condition et présageant le déséquilibre à venir. Le plan suivant montre la même fille en train de se faire peigner les cheveux par sa mère, une scène d’enfance typique. C’est alors qu’une voix hors champ se fait entendre:
Un jour, tu vas sortir de mon ventre, c’est sûr, alors il faut que je te dise comment je suis devenue un soldat avec les rebelles. Écoute bien quand je te raconte mon histoire, parce que c’est important que tu saches c’est quoi la vie de ta maman avant que tu sortes de mon ventre, parce que quand tu vas sortir, je sais pas si le bon Dieu va me donner assez de force pour t’aimer. J’ai commencé à faire la guerre quand les rebelles de Grand Tigre Royal sont venus me chercher dans mon village2. (Nguyen, 2012)
Il s’agit de la voix de la jeune fille, Komona, qui commente son histoire a posteriori. Le récit oral de l’enlèvement, de la guerre et du viol (dont résulte la grossesse) augure les épreuves à venir pour le personnage et jette une ombre sur les images d’innocence et d’insouciance présentées à l’écran. Une tension se dessine entre la fille captée sur la pellicule et la mère en devenir que l’on entend en voix off; une enfant s’adresse à l’enfant qu’elle porte, ce qui est d’emblée difficilement inconcevable pour le spectateur. En réalité, les représentations que l’on se fait de l’enfance n’impliquent normalement pas la maternité, puisque dans la majorité des pays du monde les relations sexuelles avec une personne de moins de 14 ans constituent ipso facto un crime («Legal Ages of Consent by Country», s.p.).
Tout au long du film, cette narration hors champ permet au public de s’identifier à Komona. Nguyen emploie la focalisation et même l’ocularisation internes afin de mettre l’accent sur la perspective de la jeune fille. Sa subjectivité est mise en valeur par la caméra-épaule qui privilégie les gros plans de son visage, suit le personnage en amorce et se place à hauteur de sa vue. En effet, selon Charlotte Lacoste, «ce dispositif narratif […], qui permet à chacun de se reconnaître dans cette parole d’enfant aussi familière qu’infalsifiable, induit une identification du [spectateur]» (3). Au sujet de la figure de l’enfant dans les films de guerre, François Vallet indique que «[q]uels que soient l’itinéraire ou la situation, la caméra se substitue au regard d’un enfant […] devenu point de repère. C’est par lui qu’un recul peut se faire, qu’une distance peut s’établir et la guerre se dévoiler à nos yeux» (174), tel est le cas dans Rebelle.
Ainsi, le point de vue de l’enfant serait essentiel pour faire voir – et faire vivre – la guerre aux spectateurs adultes, puisqu’il «permet d’inscrire le regard dans une perspective défamiliarisante – nous quittons l’échelle du monde adulte – et familière tout à la fois, productrice d’une certaine empathie car nous avons tous été enfants.» (Villeneuve, 2014: 174) La fille-soldate de Nguyen représente «une vision symbolique, la condensatrice de toutes les victimes» (Villeneuve, 2014: 177), par le biais d’une identification à la figure de l’enfant rendue d’autant plus forte qu’elle est singulière, dans le sens où le film se concentre sur une seule victime «personnalisée»; elle en vient ainsi à recouper toutes celles qui demeurent anonymes. En d’autres mots, «[p]arler en millions n’est pas plus émouvant ou mobilisateur que de parler en unités… Je pense que voir ou connaître un seul enfant qui souffre […] nous fait davantage comprendre et haïr la guerre que de lire [des statistiques]», estime Stanislaw Tomkiewicz (9), comme le permet le personnage de Komona.
Le rapport de proximité établi dès la première scène entre la narratrice autodiégétique et le spectateur contribue à intensifier la brutalité de l’élément déclencheur. En quelques minutes, la situation change brusquement: un groupe de guérilleros débarque au village et contraint la jeune fille à exécuter ses propres parents, «a gruesomely symbolic act that has the dual effect of erasing both her former identity and her childhood purity in a single hail of bullets.» (Kroenert, 2013) Cette pratique, réellement observée par Tomkiewicz chez certaines armées rebelles, vise à faire en sorte que les enfants deviennent «de bons tueurs, […] complètement démunis de toute réaction morale et de tout sentiment d’horreur devant la mort.» (8-9) De ce fait, une rupture survient dans la vie de Komona. L’intertitre «12 ans» sur fond noir insiste sur le jeune âge du personnage, bien que son enfance ait abruptement pris fin. Il est évidemment trop tôt pour que la jeune fille entame une réelle transition vers l’âge adulte; elle se retrouve prise dans un espace intermédiaire forcé. La protagoniste se situant déjà au stade transitoire de la puberté, ni enfant ni adolescente, l’apprentissage de la guerre précipite son développement et creuse le gouffre qui sépare les extrémités de son entre deux âges.
Cette position liminale reflète la capacité qu’ont les enfants «de franchir des seuils symboliques […], nous entraînant à [leur] suite dans un parcours initiatique dont on ressort transformé.» (Barillet et al., 9) L’enlèvement de Komona marque alors le début de ce qui s’apparente à un rite de passage particulièrement sadique, «la militarisation de l’enfant [étant] un acte d’initiation à la vie d’adulte» (Kadi: 60). En effet, les trois types d’actions autour desquels les cérémonies initiatiques des sociétés traditionnelles s’articulent et «qui gouvernent, de manière plus ou moins efficiente, l’apprentissage de la vie militaire dans les sociétés modernes» (Villeneuve, 2017a: 174) se retrouvent dans le parcours de la protagoniste chez les rebelles, désignés sous le nom de Grands Tigres.
D’abord, «la séparation de la vie courante, physique et symbolique» (Villeneuve, 2017a: 174; l’italique est de l’auteure) s’effectue de façon tragique par le meurtre de ses parents et sa déportation de son village. Une nouvelle filiation est imposée: «Nous sommes des rebelles. Respectez votre arme comme vos nouveaux papas et mamans» (Nguyen, 2012). Ensuite, vient «la transformation physique comme prédisposition à une transformation morale et psychologique» (Villeneuve, 2017a: 174; l’italique est de l’auteure) lorsque les enfants-soldats fraîchement recrutés se voient distribuer de nouveaux vêtements par le commandant des rebelles. Enfin, «la répétition des gestes qui effacent l’individualité au profit du collectif» (Villeneuve, 2017a: 175; l’italique est de l’auteure) caractérise l’entraînement au combat, par exemple quand les enfants se pratiquent à manipuler une kalachnikov à l’aide de bâtons de bois et s’initient au tir, tour à tour. Dans tous les cas, «[l]e but recherché est d’annihiler l’identité de l’enfant et de le déshumaniser», explique Agathe Plauchut (84). La citation filmique du long métrage d’action Universal Soldier: Regeneration (John Hyams, 2009), écouté par les enfants-soldats au repère des Grands Tigres, en est probante. En effet, la saga dont ce film hollywoodien fait partie raconte l’histoire de soldats américains tués durant la guerre du Viêt Nam et ramenés à la vie sous forme de robots «qui se montrent deux fois plus résistants et plus forts que n’importe qui et ne ressentent aucun sentiment.» («Unité spéciale», s.d.) Dans le même ordre d’idées, les rebelles cherchent à faire des enfants des machines à tuer impassibles. La référence à Universal Soldier laisse néanmoins entrevoir une lueur d’espoir pour Komona, puisque si le soldat-robot réussit à retrouver progressivement son identité et son humanité, cela signifie qu’elle le peut aussi.
En résumé, la vie de la protagoniste de Rebelle bascule lorsque des guérilleros la forcent à tuer ses parents et l’enlèvent pour en faire une fille-soldate. Par le biais de la focalisation interne et de la voix off, Nguyen met en place un processus d’identification du spectateur envers Komona. À travers la jeune fille, le public fait l’expérience du rite initiatique qui marque son état d’entre-deux: loin d’être une adulte, elle doit néanmoins laisser son enfance derrière elle pour prendre part à la guerre des grands. Le passage souvent traumatique d’un âge à un autre lors de la puberté, que vit déjà Komona, est ainsi décuplé par l’expérience des conflits armés. L’ambivalence de la figure de l’enfant-soldat souligne en outre le tragique de son sort, son inconcevabilité.
La figure de l’enfant constitue l’épicentre des représentations de la guerre, puisqu’elle canalise la culpabilité des adultes par l’appel aux sentiments, au pathos, à travers la souffrance de la jeune victime innocente (Villeneuve, 2017b). Sur ce point, Rebelle rejoint des films comme Requiem pour un massacre ou Les trois chambres de la mélancolie (Pirjo Honkasalo, 2004), où l’on retrouve également cette figure comme symbole de l’interdit ultime (Villeneuve, 2017b), c’est-à-dire qu’elle représente ce qu’il y a de plus intouchable au point de vue moral. Annick Fiolet signale en effet que l’enfant confronté à la guerre «devient souvent l’emblème des innocents sacrifiés» (35), tandis que Sylvie Bodineau parle d’une victimisation causée par «la construction d’un intolérable à partir de l’association entre innocence et vulnérabilité de l’enfance et barbarie du monde militaire» (101).
Dans le film à l’étude, la voix off de la protagoniste accentue cet aspect victimaire de sa situation. Par exemple, la jeune fille raconte les mauvais traitements qu’elle subit: «Quand j’ai commencé à faire la guerre avec les rebelles, il fallait que je travaille très fort […] sinon on nous donnait des coups de bâton.» (Nguyen, 2012) Elle confie également au spectateur les émotions qu’elle doit refouler: «Il fallait aussi que j’apprenne à faire couler les larmes dedans ma tête pour pas qu’ils voient quand je pleure.» (Nguyen, 2012) Enfin, les viols à répétition de la protagoniste par le père de son enfant, même s’ils ne sont pas montrés à l’écran, hantent le récit du début à la fin – ne serait-ce qu’en servant de prétexte à la narration hors champ. Komona explique que le commandant des rebelles «[l]’a mariée parce que la fille avec qui il couchait-obligé elle s’est fait tuer à la kalach, alors il fallait que [son] commandant choisisse une autre fille pour coucher-obligé avec lui.» Et ce, «même quand je pleurais», précise-t-elle (Nguyen, 2012). La jeune fille est donc victime des pires atrocités chez les rebelles. Elle partage le sort de tout enfant confronté à la guerre, selon Vallet, en ce sens qu’elle «se révèle aussi pitoyable et démuni[e], […] nostalgique d’un bonheur dont [elle] se sent à jamais séparé[e].» (174)
Cela étant dit, en plus de subir des actes de violence, la fille-soldate en commet. Bien que ce soit le plus souvent sous la contrainte des rebelles et l’influence de la drogue, Komona joue un rôle actif dans le conflit armé. Jean-Hervé Jézéquel rappelle que «dans les grands conflits des 19e et 20e siècles, l’enfant a été à la fois auteur et victime spécifique de violences de guerre.» (101) Dans Rebelle comme dans L’enfance d’Ivan (Andreï Tarkovski, 1962), analysé par Fiolet, «l’enfant s’inscrit ici dans cette lignée des enfants combattants: le film présente une figure d’enfant tout à fait extraordinaire et remet en question la plupart des idées reçues sur l’enfance.» (36) Kadi remarque également «une double évolution du statut de l’enfant» (51) dans la littérature et le cinéma traitant de l’enfant-soldat africain:
Il y a d’abord celui de la victime civile au même titre que les autres personnes réputées fragiles que sont les femmes et les personnes âgées. […] Cette image naïve de l’enfant victime va progressivement faire place à celle du bourreau. L’enfant intégré de force ou volontaire dans les bandes armées se livre à des scènes de violence […] (51-52)
Cette dualité se fait sentir lorsque la protagoniste et ses compagnons d’armes abattent une troupe ennemie: «Un jour il y a eu beaucoup de soldats du gouvernement qui ont voulu voler le coltan3 des Grands Tigres. Alors j’ai pris ma kalach et on a gagné la bataille même s’il y avait plus de soldats devant moi que de cheveux sur ma tête.» (Nguyen, 2012) Après le massacre filmé au ralenti, un plan d’ensemble montre Komona face à des dizaines de spectres de soldats tués par les enfants drogués, sans même la supervision des adultes.
Ainsi, les jeunes recrues sont finalement devenues de véritables machines à tuer. Comme le remarque Lacoste,
ce qui se trouve mis en scène en particulier dans ces œuvres [sur l’enfant-soldat], c’est la manière dont la plus innocente des victimes est susceptible de se métamorphoser en un bourreau impitoyable, et vice-versa, l’enseignement portant sur la réversibilité d’un état à l’autre, de la violence subie à la violence infligée […]. Le renversement est d’autant plus spectaculaire que le monstre jaillit d’un petit être faible. (3-4)
Komona apparaît particulièrement brutale à la suite de l’exécution de son ami Magicien. Après qu’un intertitre sur fond noir indique que la jeune fille a maintenant 14 ans, la caméra la montre fusillant un combattant adverse avant de l’achever de nombreux coups de machette. Peu après (dans le temps du film), la protagoniste planifie sa fuite ainsi que le meurtre de son agresseur. «Je dois devenir une fleur empoisonnée pour tuer mon commandant. […] Pour devenir une fleur empoisonnée, il faut que je me mette une épine dans le trou secret», explique Komona toujours en voix off, tandis qu’on la voit insérer une lame dans un noyau de fruit et introduire celui-ci entre ses jambes. La scène suivante se déroule la nuit: au moment où l’homme la pénètre et se retire en sang, la protagoniste l’attaque avec une machette et s’enfuit.
La fille-soldate de Rebelle prouve ainsi sa capacité à reprendre un certain contrôle sur sa vie en fonction des moyens mis à sa disposition. Paula Ruth Gilbert et Mary Jean Green considèrent que les actions de Komona «are her survival methods, and she can carry them out through her learned violent behavior.» (516) La violence de la jeune fille est alors doublement troublante: outre le paradoxe inhérent à tout enfant qui tue, le genre féminin est davantage perçu comme pacifique par opposition au masculin agressif (Coulter: 62). Puisque la guerre est considérée comme une activité appartenant au monde des hommes, Chris Coulter observe que «fighting women are frequently considered by their very existence to be transgressing accepted female behaviour.» (63) De ce fait, la protagoniste défie les présupposés à la fois infantilisants et sexistes quant à l’opposition dichotomique considérant la jeune fille comme victime innocente et passive, à l’inverse de l’homme adulte, bourreau violent et actif. D’une part, «[i]l s’agit, […] pour nous spectateurs, de mettre en veille l’idée que l’on se fait de l’enfance, de ne pas se borner à ce qu’on croit un enfant capable ou non d’accomplir». (Fiolet: 38) D’autre part, «[s]uch globally entrenched beliefs play into our rather simplistic concepts of sex and gender binaries since the presence of girl soldiers disturbs and complicates our conventional notions of masculinized war» (Gilbert et Green: 512), les déconstruisant.
Komona parvient, malgré sa situation opprimante, à faire preuve d’une capacité d’agir pour se sortir de son exploitation en tant que fille-soldate et esclave sexuelle. Le cinéaste insiste «sur sa malice et son courage» ainsi que «sur la résilience des victimes», ce qui inscrit «le projet cinématographique […] dans une logique d’héroïsation des personnages.» (Kadi: 67) Bien que Kadi reproche «ce dénouement [qui] est très proche du happy end hollywoodien» (67), Jézéquel assure quant à lui qu’il faut «dépasser les discours de “victimisation” des enfants soldats. […] [L]es enfants sont de véritables acteurs capables de déployer leurs propres tactiques dans un champ de contraintes imposées par les dynamiques de guerre.» (107) Coulter abonde dans le même sens lorsqu’elle soutient que «[i]n the life worlds of rebel abductees, there were some, although limited, spaces for negotiation. Even in the most constraining of circumstances, one has some degree of choice and some capability to act» (68), même si ce pouvoir demeure évidemment inférieur à celui des autorités en place.
Par ailleurs, Coulter note que la majorité des études sur les femmes et les filles en temps de guerre a tendance à les réduire à des victimes pacifiques et «often unwittingly reproduces in “war-affected women” a corresponding lack of “agency”.» (55) À son avis, «[i]n this discourse, a victim of a violent event becomes a victim as a person. […] Although my [girl soldiers] informants have definitely been victims of violent events, bracketing them only as “victims”, I argue, inadvertently conceals other roles they have played in the war.» (66) Dans le film de Nguyen, la fille-soldate parvient à exploiter une certaine marge de manœuvre malgré les violences physiques, sexuelles et psychologiques qu’elle subit. Si elle doit se laisser convaincre par son ami «le Magicien» de s’enfuir la première fois, Komona agit de sa propre initiative à la seconde tentative – et réussi pour de bon. Un certain renversement du rapport de force avec les rebelles s’observe entre le début et la fin de sa captivité. En effet, lors du premier entraînement des recrues kidnappées, la jeune fille affiche une mine triste et fixe le sol; un soldat l’interpelle alors: «Regarde-moi! Pourquoi tu regardes par terre!?» (Nguyen, 2012). À l’inverse, lorsque le commandant entre dans la chambre où l’attend la «fleur empoisonnée», il est déstabilisé par le regard franc de la protagoniste: «Pourquoi tu me regardes!?», lui lance-t-il, hargneux et méfiant (Nguyen, 2012). Sachant qu’elle s’apprête à tuer son agresseur, Komona réussit à affirmer son libre arbitre en soutenant le regard de l’homme, comme un ultime défi.
Pour synthétiser, la protagoniste occupe une position liminale oscillant entre le statut de victime et celui de bourreau, de même qu’entre la passivité et l’agentivité. Si Komona subit effectivement de graves violences au camp des rebelles, cela ne l’empêche pas de passer à l’action pour se sortir de sa situation en commettant un acte violent en retour. La figure de la fille-soldate constitue ainsi un paradoxe déstabilisant par rapport à la conception que l’on a généralement de l’enfance naïve et du sexe féminin pacifique.
Rebelle présente la fille-soldate comme une figure de l’entre-deux, occupant une position liminale sur plusieurs plans. D’une part, Komona est brutalement arrachée à son enfance par des rebelles qui la forcent à tuer ses parents et à combattre dans les conflits des adultes. D’autre part, la protagoniste symbolise à la fois l’innocence de la victime et la violence du bourreau, parvenant à acquérir des moyens d’action et une autodétermination qui lui permettent d’échapper à sa situation. Tout au long du film, des procédés tels que l’ocularisation interne et la voix off instaurent un rapport d’identification du spectateur à l’héroïne. L’œuvre de Nguyen se démarque par sa rupture avec «[c]ette masculinisation de la narration [qui] est à mettre en relation avec ce que Jean-Louis Roy appelle la tendance visant à gommer la présence des filles au sein des groupes et des forces armés.» (Roy cité dans Kadi: 62) Son choix de représenter des enfants-soldats dans un contexte africain reconduit néanmoins «les discours qui font de l’enfant soldat une catégorie exotique et le produit exclusif des crises africaines contemporaines» (Jézéquel: 100-101), alors que «[l]e recrutement ou le fait de prendre pour cible des enfants en période de guerre […] constitue un phénomène très largement répandu.» (Jézéquel: 102) Au final, Rebelle constitue une œuvre pionnière dans la dénonciation de l’exploitation des enfants pour la guerre et la déconstruction des présupposés sexistes qui l’entourent; à quand une même mise à mal des a priori ethnocentristes?
1. Germain-Arsène Kadi relève en effet que la représentation artistique des enfants-soldats «est, dans une très large mesure, axée autour du personnage de l’enfant soldat de sexe masculin» (62).
2. Tous les dialogues du film sont reproduits mot pour mot, incluant les erreurs de sens ou de syntaxe, sans recourir à la mention [sic].
3. Mot-valise pour «colombite-tantalite», «a natural mineral mined in the Congo and […] used in circuit boards, cell phones, laptops, and pagers. With the huge increase in demand for coltan, rebel groups from Uganda, Rwanda, and Burundi have been moving into the DRC [Democratic Republic of Congo] to steal and smuggle the mineral out of the country and sell it to electronic companies worldwide.» (Gilbert et Green: 514) Il s’agit de la seule référence permettant de situer la cause du conflit dans le film.
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