Si vous avez déjà erré sur les chemins de la fantasy, vous avez sans aucun doute aperçu l’ombre d’un monument du genre. Que vous le sachiez ou non, vous avez sûrement croisé certaines de ses créations ou leur descendance. Grâce au travail d’une vie consacrée aux mots, à la lecture, à l’écriture et plus généralement à la littérature, il a révolutionné le genre de la fantasy. Ce monument, c’est bien évidemment John Ronald Reuel Tolkien, l’auteur du Seigneur des Anneaux. L’univers fictionnel dans lequel évoluent Frodon, Bilbon, Gandalf et leurs amis est le fruit d’un travail titanesque et marque durablement le genre. Le concept d’œuvre-monde qu’il invente [1] sera ensuite repris presque systématiquement dans les séries de fantasy qui lui succéderont. Mais au-delà de la méthode de création elle-même, les êtres fictifs développés par le savant professeur d’Oxford vont laisser une empreinte durable sur les archétypes de la fantasy. Parmi ces archétypes, nous nous intéressons ici aux orques. Si Tolkien n’a pas inventé de toute pièce ces créatures, il en a néanmoins fixé le type et les traits qu’il leur donne seront ensuite réutilisés dans de nombreux univers de fantasy. Dans notre travail, nous étudierons d’abord les conditions d’apparition des orques dans les travaux de création de Tolkien, les influences qui les ont façonnés dans son esprit et le besoin auxquels ils répondaient dans son œuvre. Ensuite, nous regarderons de plus prêt l’archétype tolkiennien de l’orque : ses origines, son apparence, sa personnalité et ses mœurs. Puis nous verrons comment cet archétype a été repris et adapté dans des œuvres plus récentes de fantasy. Nous observerons entre autre les similitudes existantes, mais aussi les variations nécessaires pour actualiser la figure de l’orque.
Avant de plonger dans l’œuvre de Tolkien, prenons quelques instants pour définir le genre fantasy. Selon Jacques Goimard, la fantasy « désigne à l’origine l’imagination créatrice – la faculté de rêver – ou l’imagination libre de toute contrainte » [2]. Cette définition d’abord très large va connaître une spécialisation progressive dans son application à un genre : les littératures de l’imaginaire. De ce genre, on a progressivement exclu la science-fiction, les horror stories et le fantastique pour, selon Goimard, qu’il « se confond[e] plus ou moins avec les récits utilisant l’effet littéraire connu sous le nom de merveilleux ». [3] Cette délimitation a restreint l’ensemble de la fantasy, sans pour autant en proposer une définition claire. Tolkien, dans son essai Du conte de fée, s’intéresse à un type particulier de récit de fantasy : le conte de fée. Voici ce qu’il en dit :
Le conte de fée n’est pas un conte où il est question de fées ou d’elfes, mais un conte où il est question de Féerie, c’est-à-dire de la Faërie, le royaume ou l’état dans lequel les fées ont leur être. La Faërie recèle bien d’autres choses, en dehors des fées et des elfes, mais aussi des nains, sorcières, trolls, géants ou dragons : elle recèle les mers, le soleil, la lune, le ciel, ainsi que la terre et toutes les choses qui s’y trouvent : arbres et oiseaux, eau et pierres, pain et vin, et nous-mêmes, mortels, lorsque nous sommes gagnés par l’enchantement. [4]
Cette définition, si elle ne couvre pas l’ensemble du domaine de la fantasy, explicite la posture de Tolkien en ce qui concerne le monde qu’il a créé. Anne Besson présente le genre comme étant « un ensemble flou qui doit être décrit par son centre car il ne saurait l’être par ses limites ». [5] Ici encore, Tolkien refait surface car le « centre » de l’ensemble est occupé par son œuvre. Besson évoque « l’idée d’une double influence de Tolkien, thématique bien sûr, fournissant un répertoire de personnages et de situations, mais aussi et plus durablement encore structurelle ». [6] Le processus créatif de Tolkien, qui propose une expansion d’un même monde fictionnel à travers divers récits, mais aussi des cartes, des chronologies, des appendices, devient un incontournable pour tout créateur de monde de fantasy. Besson précise d’ailleurs :
Il y a sur ce point un consensus indéniable : Tolkien a effectué une véritable refondation du genre, qui renaît de l’émerveillement provoqué par le chef-d’œuvre, et de son caractère inépuisable; tout se passe comme si la fantasy, telle que nous la connaissons aujourd’hui, sortait dans son entier d’un seul modèle à la prodigieuse pérennité. [7]
Cette réutilisation en fantasy du matériau proposé par Tolkien illustre parfaitement ce que Daniel Couégnas dit à propos des paralittératures :
C’est en effet par le biais de la répétition – de la reprise, de la redondance, du ressassement, de la multiplication –, phénomène polymorphe, mais toujours jugé sévèrement, selon divers critères, par le sens commun, que l’on perçoit la production dite “paralittéraire”. [8]
La fantasy, en tant que paralittérature, suit cette logique de répétition et l’un des modèles conçus par Tolkien et le plus réutilisé dans le genre est l’orque.
Les Orques ne proviennent pas de mon propre vécu, mais ils doivent beaucoup, je suppose, aux Gobelins de la tradition (gobelin est utilisé comme traduction dans Bilbo le Hobbit, où orque n’apparaît qu’une fois, sauf erreur), en particulier tels qu’on les trouve chez George MacDonald, excepté en ce qui concerne leurs pieds légers auxquels je n’ai jamais cru. [9]
Les orques apparaissent dans l’œuvre de Tolkien d’abord par nécessité fictionnelle. Ayant besoin d’un « continual supply of enemies over whom one need feel no compunction »,[10] il s’est inspiré en partie d’éléments de folklore existants auxquels il a ajouté une notion plus moderne de cruauté et de malveillance. Ces nouvelles créatures permettent d’apporter une dimension plus épique aux récits ainsi que le mentionne Tyellas (pseudonyme) : « Heroes were more heroic with orcs to slay; with orcs at their bidding, higher-caste villains were more fearsome ».[11] L’archétype ainsi créé par Tolkien devient extrêmement populaire dans le genre. Tyellas explique ce succès par la présence d’un « gap in imagination and myth for what the orcs represent ».[12] Ce que les orques représentent, on en trouve encore quelques indices dans les correspondances de Tolkien. Évoquant l’étymologie du mot orque, il indique que « chez [lui], le terme provient du vieil anglais orc, « démon », mais ce mot n’est utilisé que parce qu’il convient sur le plan phonétique ».[13] Si fortuite qu’elle soit dans les premières occurrences de l’archétype, la relation au mot « démon » va prendre plus de sens à mesure que Tolkien développe son concept. En premier lieu, le rôle d’ennemi clairement défini place les orques du côté du Mal et donc les rapproche du démon aussi bien au sens mythologique que catholique, même si le rôle de démon per se serait plutôt attribuable à leurs maîtres. Profondément marqué par le contexte historique dans lequel il vit[14], Tolkien compare souvent ses orques au Mal qu’il perçoit dans le monde réel. Dans une lettre adressée à son fils Christopher au front, il évoque la mission des Alliés :
[…] nous essayons de vaincre Sauron avec l’Anneau. Et nous réussirons (semble-t-il). Mais le prix à payer est, comme tu le sais, de faire de nouveaux Sauron, et de lentement transformer en Orques les Hommes et les Elfes. Non pas que dans la réalité les choses soient aussi nettes que dans une histoire, et nous avons pris le départ avec de nombreux Orques à nos côtés. […] Et voilà où tu en es : un Hobbit parmi les Urukhai.[15]
Il est important de noter que, si dans sa fiction, les orques sont tous serviteurs du Mal, Tolkien reconnaît que « ce n’est que dans la réalité qu’ils se trouvent bien entendu des deux côtés ».[16] Et si parfois ses comparaisons se teintent d’une idéologie maladroite et discutable,[17] il semble bien que les orques symbolisent plus le Mal apparent (ou latent) dans l’Humanité qu’un « côté » dans les conflits dont il est témoin. Tolkien précise qu’il « n’existe pas de vrais Uruks, c’est-à-dire des gens rendus mauvais par la volonté de leur créateur »,[18]et que la malveillance existant chez l’Homme serait plutôt le fruit de la corruption.
Cette corruption d’un être dont la nature ne le prédisposait pas au Mal est d’ailleurs la première idée que Tolkien a développé quant à l’origine de ses orques dans la diégèse. Considérant qu’il était impossible pour Melkor de « créer » des entités rationnelles, car cela le placerait comme l’égal d’Eru, Tolkien décrit l’apparition des orques dans Le Silmarillion :
Pourtant, on dit en Eressëa que tous ceux des Quendi qui tombèrent entre les mains de Melkor avant le démantèlement d’Utumno furent jetés en prison, qu’ils y furent corrompus et réduits en esclavage après de longues et savantes tortures, et c’est ainsi que Melkor créa la race hideuse des Orcs, dans sa haine jalouse des Elfes, dont ils furent ensuite les ennemis les plus féroces. Les Orcs étaient vraiment vivants et se multipliaient comme les Enfants d’Ilúvatar, alors que Melkor, depuis sa rébellion d’avant le Commencement du Monde, pendant Ainulindalë, ne pouvait plus rien créer qui ait une vie propre ni même une apparence de vie; voilà ce que disent les sages.[19]
Mais l’idée de corrompre les elfes, la race « idéale », le gêne. De plus, il lui apparaît impossible que Melkor puisse « corrupt and ruin individuals,[…] and making that state heritable ».[20] Cette question de l’origine des orques le hante longtemps, car il refuse d’accorder à Melkor la capacité de « ‘create’ living ‘creatures’ of independant wills »[21] mais ne conçoit pas non plus l’hypothèse d’une corruption héréditaire comme viable. Il envisage que les orques soient des créatures dépourvues de volonté propre, ou encore qu’ils soient des Humains corrompus, mais aucune de ces options ne le satisfont. Finalement, l’origine elfique des orques reste celle qui lui semble la plus plausible (et qui sera retenue par son fils Christopher pour la publication du Silmarillion).
Si Tolkien est très loquace à propos de l’origine de ses créatures, il est en revanche beaucoup plus discret quant à leur apparence physique. On ne retrouve que peu de descriptions que ce soit dans Le Seigneur des anneaux ou dans Le Silmarillion. L’un de ces rares passages décrit deux orques ainsi :
Deux orques parurent bientôt. L’un était vêtu de haillons bruns et armé d’un arc de corne; il était de petite espèce, à la peau noire et aux larges narines reniflantes : évidemment un traqueur de quelque sorte. L’autre était un grand orque combattant, semblable à ceux de la compagnie de Shagrat, portant le signe de l’Œil. Lui aussi avait un arc dans le dos, et il tenait une courte lance à large fer.[22]
La description la plus claire que Tolkien donne se trouve dans un commentaire qu’il fait à propos du traitement réservé à son œuvre dans le but d’une adaptation en film :
Les Orques sont nettement présentés comme une forme corrompue de l’« humain » tel qu’on le trouve en l’Elfe et l’Homme. Ils sont (ou étaient) courts, larges, ont le nez plat, la peau jaunâtre, une grande bouche et les yeux bridés : en fait, des versions dégradées et repoussantes des moins agréables (pour les Européens) des types mongols.[23]
Ici encore, Tolkien tombe dans un stéréotype racial daté et regrettable. Mais nous en apprenons plus sur l’apparence des orques. Rassemblant les éléments disséminés dans les nombreux fragments constituant l’œuvre de Tolkien, David Day dresse un portrait plus clair des serviteurs du Mal :
Leurs silhouettes courtaudes étaient hideuses – dos voûté, jambes arquées et corps trapu –, leurs bras longs et forts comme ceux des singes du Sud. Leur peau noire ressemblait au bois calciné par la flamme. Les crocs irréguliers de leur large bouche étaient jaunes, leur langue, rouge et épaisse, et leurs narines et leur visage, larges et aplatis. Leurs yeux, des entailles écarlates, évoquaient d’étroites fentes dans des grilles de fer noir derrière lesquelles brûlent des charbons ardents.[24]
Ici, les orques prennent une apparence quasi simiesque et effrayante mais servant parfaitement le rôle que leur attribuent leurs maîtres. Conçus pour être la chair à canon des armées du Mal, ils sont forts, endurants et leur aspect repoussant, renforcé par des crocs plein de bave et des griffes couvertes de sang, contribue à démoraliser, sinon terroriser l’ennemi.
Ces caractéristiques physiques sont par ailleurs complétées par des traits de personnalité sans équivoque. Décrits comme cruels et belliqueux, les orques sont « so corrupted that they were pityless, and there was no cruelty or wickedness that they would not commit ».[25] S’adonant aux pillages, ils ne refusent jamais de tourmenter leurs captifs ou de provoquer la douleur d’autrui, sauf s’il s’agit d’obéir aux ordres de leurs maîtres qu’ils craignent par dessus tout, y compris la mort. Tolkien précise d’ailleurs : « They were certainly dominated by their Master, but his dominion was by fear, and they were aware of this fear and hated him ».[26] Cette domination se traduit par un terrible asservissement, puisque dans le processus de corruption qui les a engendré, Melkor leur a presque complètement enlevé toute possibilité de résister à sa volonté. Et cette domination était si grande que « if he turned his thought towards them, they were conscious of his ‘eye’ wherever they might be ».[27]
Tyellas précise dans son essai que suivant le point de vue narratif – différent dans chaque roman de Tolkien – , la malveillance des orques apparaît différemment. Dans Le Hobbit, qui est une histoire pour enfant, « the slightly diminutive presentation of orcs as ‘goblins’ places them on a par with the book’s protagonist, the hobbit Bilbo Baggins », [28] alors que dans Le Seigneur des anneaux, dont le ton est beaucoup plus adulte, les orques sont « crude, random, and fearsome – and distinctly military, with a modern edge ».[29] S’il avait limité les effets intimidants dans Le Hobbit, il a pu ensuite développer toute la palette d’atrocité, de cruauté et de répugnance qu’il associait à son concept d’orque.
Tolkien mentionne à plusieurs reprise la prolifération de ses orques. S’il décrit leur système de reproduction comme étant une « embodied procreation »,[30] il insiste sur le fait qu’ils se multiplient à une vitesse impressionnante[31], une particularité des plus utiles compte tenu de leur rôle de chair à canon. Mais cette propension à la prolifération, couplée à une espérance de vie faible – entre les querelles de clan, les châtiments de leurs maîtres et les guerres, la vie d’un orque était très courte – entraînent de grosses discontinuités dans la transmission du langage. C’est du moins ce qu’explique Tolkien, justifiant ainsi l’absence d’une langue pour les orques aussi développée que celles des elfes par exemple. Néanmoins, les orques sont bien doté de parole, puisque « Melkor taught them speech and as they bred, they inherited this »,[32] mais également Sauron, durant l’Âge Sombre, a créé le Noir Parler afin de se faire comprendre par ses sbires. Les orques l’utilisent peu en réalité et parlent un mélange de Parler commun et d’autres dialectes hérités des contacts qu’ils ont avec les autres races, amies ou ennemies.
Lorsqu’ils ne sont pas en guerre, c’est-à-dire rarement, les orques vivent reclus dans des tunnels, des souterrains ou des fosses abjectes. Créatures des ténèbres, ils prospèrent dans les ténèbres où ils peuvent se reproduire à grande vitesse loin de la lumière qu’ils ont en horreur et qui les affaiblit. Leur vision est d’ailleurs adaptée à cet environnement puisqu’ils sont nyctalopes. Le reste de leur corps s’accorde aussi à ces tunnels puisqu’ils sont petits et trapus, pouvant donc aisément se déplacer dans les boyaux souterrains reliés à la forteresse de leur maître – Utumno pour Melkor, Barad-Dûr pour Sauron et, dans une moindre mesure, Isengard pour Saroumane). À part ces éléments, Tolkien ne s’étend pas particulièrement sur leur habitat. Tyellas souligne à ce propos que Tolkien « declined to apply more creativity to his orcs than necessary to make them probable within Middle-Earth ».[33]
Tolkien va malgré cela apporter quelques variations intéressantes à ses orques en introduisant des sous-groupes. C’est d’ailleurs quelque chose qu’il fait assez tôt, puisqu’il différencie très vite ses orques des gobelins présents dans Le Hobbit en les dotant d’un caractère plus malveillant. David Day dénombre cinq sous-groupes d’orques.[34] Il y a donc les gobelins qui, bien qu’étant de nature haineuse comme leurs cousins, sont moins nuisibles et se rapprochent plus des gobelins qu’on retrouve dans la tradition anglaise contemporaine. Le groupe dominant est celui des Uruk-hai, une espèce d’orque façonnée par Sauron particulièrement violente, plus grande et dont la résistance à la lumière en fait des soldats de choix pour leur maitre. David Day les décrit ainsi :
Ils avaient la peau et le sang noirs, des yeux de lynx, étaient presque aussi grands que les hommes et ne craignaient pas la lumière. Ils étaient plus forts et plus endurants que les autres orques, et plus formidables au combat. Ils étaient vêtus d’une armure et d’une cotte de maille noires, maniaient de longues épées et des lances, et portaient un bouclier orné de l’œil rouge de Mordor.[35]
Taillés pour être des guerriers, les Uruk-hai prennent souvent le commandement des escouades d’orques inférieurs ou forment leurs propres légions dans lesquelles on retrouve aussi des demi-orques. Pratiquement aussi fort que les Uruk-hai, les demi-orques sont issus du croisement entre des orques et des humains. Ce croisement contre nature est évidemment le fait de Melkor qui, en dominant des hommes, les force à s’accoupler avec des orques, « producing new breeds, often larger and more cunning ».[36] Mais les demi-orques prolifèrent surtout lorsque Saroumane, ayant sûrement trouvé trace de ces engeances dans des textes, va commettre « his wickedest deed : the interbreeding of Orcs and Men, producing both Men-orcs large and cunning, and Orc-men treacherous and vile ».[37] Tout comme les Uruk-hai, les demi-orques sont des guerriers-nés et d’excellent chefs de troupe bien qu’ils préfèrent ne pas se mêler aux groupes inférieurs qu’ils méprisent. Le plus bas de ces groupes – et aussi le plus répandu – est celui des snaga, dont la traduction est simplement « esclave ». Les snaga sont les plus petits et les moins intelligents des orques, souvent persécutés par les autres groupes et sont destinés à être les esclaves et séides des puissances supérieures qu’ils servent.
Le dernier groupe est celui des chevaucheurs de ouargues. Dans la région de Rhovanion, les orques ont conclu une alliance avec les ouargues, loup malveillants et gigantesques. Les orques les montaient comme des chevaux pour prendre l’ennemi de vitesse dans des raids mortels. Mais les ouargues ont été exterminés durant la Guerre de l’Anneau à la fin du Troisième Âge, faisant donc disparaître ce sous-groupe.
Dans la diégèse, les orques se multiplient. D’abord simplement en nombre, puis ensuite, sous la plume de Tolkien en différents sous-groupes. Mais cette prolifération s’étend bien au-delà des textes de Tolkien pour envahir tout le champ de la fantasy. Comme évoqué précédemment, cette réutilisation des archétypes est un élément caractéristique de la paralittérature. Alain-Michel Boyer précise :
La répétition sous toutes ses formes, est, dans la tradition orale comme dans les paralittératures, une marque générique, un mécanisme formel attendu par le public, c’est-à-dire, un élément fondamental du contrat de lecture, fondé sur le jeu du semblable et de la variation.[38]
Sur la notion de semblable et de variation, il rejoint d’ailleurs le propos d’Edgar Morin qui qualifie ainsi la culture de masse :
La contradiction invention-standardisation est la contradiction dynamique de la culture de masse. C’est son mécanisme d’adaptation aux publics et d’adaptation des publics à elle. C’est sa vitalité.[39]
Se basant sur l’existant plébiscité et vendeur, la culture de masse doit pourtant chercher à se renouveler sans cesse pour continuer de toucher ses publics. Cette mutation est également nécessaire dans une optique d’adaptation à l’évolution des besoins de ces publics. Trop de copier-coller finirait par lasser, par perdre son impact auprès de publics changeants, mais des changements trop drastiques risquent de déstabiliser des publics qui s’attendent à retrouver, au moins en partie, des éléments familiers. La paralittérature, et donc par extension la fantasy, n’échappe pas à ce schéma et les orques de Tolkien vont être réutilisés dans de nombreuses œuvres de fantasy avec leur lot de mutations et d’éléments stables.
La première des « mutations » est celle du média. La fantasy s’étend bien au-delà du simple champ de la littérature et les orques envahissent tout l’espace. Apparaissant dans toutes les adaptations des romans de Tolkien, on les retrouve tour à tour dans des films, des jeux vidéo, des jeux de rôle, des chansons de metal, des illustrations, des jeux de cartes et des bandes dessinées. Brisant les frontières de leur monde fictionnel, ils investissent également des œuvres de fantasy n’ayant plus rien à voir – du moins pas directement – avec la Terre du Milieu.
Avec ces conquêtes, les orques se dénaturent quelque peu. Les variations de Boyer opèrent et changent quelques éléments à l’archétype tolkiennien. Le plus notable de ces changements est la couleur de leur peau. Si Tolkien les a initialement dotés d’une peau noire, son point de vue évolue au cours de ses écrits et la peau des orques vire au jaunâtre comme nous l’avons vu plus tôt. Mais l’orque moderne, l’orque populaire, a la peau verte. Ce changement de pigmentation a d’abord fait son apparition dans les illustrations que Tim Kirk a produit pour le Calendrier Tolkien en 1971. Par la suite, d’autres illustrations des orques de Tolkien, toujours dans le Calendrier Tolkien viennent renforcer cette idée d’une peau verte. Allan Tramontana, dans son essai sur la figure de l’orque vert[40] indique que « l’équipe de Games Workshop popularise les ‘peaux-vertes’ en 1984 avec la sortie de la seconde édition de Warhammer Fantasy Battle », implantant durablement cette variation dans l’imaginaire de la fantasy. On la retrouve ensuite partout. Le jeu de rôle Warhammer développé par Games Workshop reprend évidemment cette figure, mais aussi des univers vidéoludiques plus récents tels que celui de Warcraft ou The Elder Scrolls, ou encore la saga MP3 Le Donjon de Naheulbeuk qui tourne l’idée au comique en ajoutant que les gobelins (et leurs cousins les orques) ne discernent que des nuances de vert.
Outre les adaptations directes de l’œuvre de Tolkien, la réutilisation la plus fidèle des orques est celle que l’on retrouve dans l’univers du jeu de rôle Donjons et Dragons de Gary Gygax et Dave Arneson. Les orques qu’ils proposent ressemblent aussi bien physiquement que dans les mœurs à ceux de Tolkien. Le Monster Manual les décrit ainsi :
Orcs vary in appearance but in general look like primitive humans with gray skin, coarse hair, stooped postures, low foreheads, and porcine faces with prominent lower canines that resemble a boar’s tusks. They have lupine ears, their eyes are reddish and […] their equipment is dirty and unkempt.[41]
En outre, ils se reproduisent prodigieusement vite et vivent dans des caves ou des forteresses souterraines, à l’image de leurs lointains cousins de la Terre du Milieu. Naturellement brutaux et belliqueux, les orques « survive through savagery and force of numbers »[42], recherchant toujours les conflits et résolvant ceux-ci par la violence, pour la gloire et pour apaiser leurs dieux qu’ils ne révèrent pas « as much as they fear them ».[43] En plus de ces nombreuses similarités, ajoutons qu’on peut également retrouver les demi-orques et les gobelins dans l’univers de D&D, complétant ainsi une très large inspiration tolkiennienne.
Nettement moins copié-collées, les autres réutilisations d’orque qu’on retrouve en fantasy présentent à la fois des similitudes et des différences importantes avec ceux de Tolkien. Comme mentionné plus haut, les orques de Warhammer popularisent la peau verte. Hormis cette différence frappante, on retrouve un faciès porcin et une stature simiesque similaires. Ce sont aussi des guerriers nés qui ne brillent pas par leur intelligence ou leur indépendance. Dans Le Donjon de Naheulbeuk, on retrouve d’ailleurs exactement le même stéréotype : des orques verts, belliqueux et stupides. La franchise des Elder Scrolls retient les origines elfiques des orques et leur propension à la violence, mais à la différence de l’orque tolkiennien, ceux-ci sont grands et ont encore une fois la peau verte.
L’une des variations les plus notables est celle que l’on retrouve dans l’univers de Warcraft. Là, les orques à la peau verte – caractéristique décidément bien implantée dans la fantasy post-Tolkien – ne sont plus si stupides et, bien qu’on y trouve encore un tempérament grégaire et une prédisposition pour la brutalité, la figure proposée est plus ambivalente. L’orque vert de Blizzard – créateurs de l’univers de Warcraft – est bien loin de l’immonde orque noir de Melkor, chair à canon sans cervelle servant un terrible Seigneur des Ténèbres. À la place, on retrouve des orques organisés et maîtres de leur destin et dont les agissements ne sont plus seulement motivés par le plaisir de la souffrance ou la plus simple malveillance, mais par des objectifs de survie de ‘La Horde’.
Nous l’avons vu, la fantasy a été durablement marquée par les archétypes inventés ou réinventés par Tolkien. Que ce soit au niveau des principes de constructions d’œuvre-monde ou encore des créatures imaginaires peuplant ces mondes, les créateurs de fantasy tirent tous profit de cette filiation, prenant à leur compte tout ou partie de l’œuvre de Tolkien. Ce dernier emploie d’ailleurs, dans son essai Du conte de fée, une métaphore comparant le conte à une soupe tirée d’un chaudron où tous les ingrédients de fantasy mijotent en attendant d’être versés dans une histoire. Les archétypes de Tolkien ont donc rejoint les autres ingrédients existant et sont ensuite réutilisés chaque fois qu’un conte en a besoin. Parfois l’agencement des ingrédients ou encore leur vieillissement entraîne des variations pour que ceux-ci puissent s’accorder entre eux. Les orques sont un met de choix qui ont séduit nombre de « marmitons » créateurs de fantasy. Certains les ont ressortis sans assaisonnement particulier. D’autres les ont remis au goût du jour en les complexifiant quelque peu. Leur physique, après un virage vert dans les années 1970, s’est révélé assez stable. C’est surtout l’évolution de leur psychologie qui est notable. De l’ennemi chair à canon sans cervelle dont on ne doute pas des intentions malveillantes, les orques se sont transformés en race plus sage, plus indépendante, plus organisée et donc plus « humaine », ou en tout cas plus ambivalente en ce sens que faire le mal n’est plus leur seule raison d’être. Et, si les elfes sont un des archétypes les plus populaires du légendaire de Tolkien, leurs éternels ennemis ne sont pas en reste, se révélant étonnamment résilients dans un univers de la fantasy en perpétuelle mutation.
[1]Dans son livre Fictions à la chaîne (2017), Matthieu Letourneux, citant Michael Saler et Mark J. Wolf, désigne « la relation entre univers de fiction et cycle romanesque que J.R.R. Tolkien développe dans Le Seigneur des anneaux [comme] le premier effort structuré pour inventer une œuvre-monde ».
[2]Jacques Goimard, Critique du merveilleux et de la fantasy, 2003, p.201
[3]Ibid., p.201
[4]J.R.R. Tolkien, « Du conte de fées » dans Les Monstres et les Critiques et autres essais, 1983, p.204
[5]Anne Besson, La Fantasy, 2007, p.15
[6]Ibid., p.89
[7]Ibid., p.85
[8]Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, 1992, p.56
[9]J.R.R. Tolkien, Lettres, 2005, p.342
[10]Tom Shippey, The Road to Middle-Earth, 1992, p.265
[11]Tyellas, « The Unnatural History of Tolkien’s Orcs », 2004
[12]Ibid.
[13]J.R.R. Tolkien, op. Cit., 2005, p.342
[14]Tolkien a servi dans l’armée pendant la Première Guerre Mondiale, puis vécu la Seconde Guerre Mondiale avec l’angoisse d’un père dont le fils est à son tour parti au front.
[15]J.R.R. Tolkien, op. Cit., 2005, p.155
[16]Ibid., p.163
[17]Évoquant des gens « trop corrompus pour être au-delà de la rédemption », Tolkien dit qu’il y a « probablement un nombre anormalement élevé de ces créatures en Allemagne et au Japon ». Il nuance ensuite son propos en indiquant qu’il en a aussi rencontré en Angleterre.
[18]J.R.R. Tolkien, op. cit., 2005, p.178
[19]J.R.R. Tolkien, Le Silmarillion, 1978, p.60
[20]J.R.R. Tolkien, « Morgoth’s Ring » dans The History of Middle-Earth, 1993, p.409
[21]Ibid., p.413
[22]J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, 1973, p.986
[23]J.R.R. Tolkien, op. cit., 2005, p.526
[24]David Day, Tolkien, l’encyclopédie illustrée, 2002, p.222
[25]J.R.R Tolkien, op. cit., 1993, p.417
[26]Ibid., p.417
[27]Ibid., p.419
[28]Tyellas, op. cit., 2004
[29]Ibid.
[30]J.R.R Tolkien, op. cit., 1993, p.410
[31]David Day précise que « leur progéniture se multipliait plus rapidement que celle de tous les autres êtres d’Arda dans les fosses où ils se reproduisaient »
[32]J.R.R Tolkien, op. Cit., 1993, p.410
[33]Tyellas, op. cit., 2004
[34]David Day, op. Cit., 2002, p.191
[35]Ibid., p.231
[36]J.R.R Tolkien, op. Cit., 1993, p.418
[37]Ibid., p.419
[38]Alain-Michel Boyer, Les paralittératures, 2008, p.76
[39]Edgar Morin, L’esprit du temps, 1962, p.59
[40]Allan Tramontana, « La figure de l’Orque vert », 2014
[41]Monte Cook, Jonathan Tweet and Skip Williams, D&D Monster Manual, 2000, p.146
[42]Mike Mearls, D&D Volo’s Guide to Monsters, 2016, p.85
[43]Ibid., p.82
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