De tous les temps, les artistes ont observé, décortiqué et tordu le corps humain. Mais qu’en est-il lorsque la réalité technologique le fait disparaître? Ce travail propose de regarder comment Videodrome se sert d’un snuff movie pour révéler que les nouvelles technologies médiatiques entraînent un changement de paradigme dans l’ordre symbolique, et que cela laisse entrevoir l’idée de la mort du monde humain et organique au profit d’un autre, télévisuel et artificiel. Nous verrons tout d’abord par le récit de David Cronenberg que l’homme attribue une place signifiante à son double technologique, doté de certaines de ses caractéristiques biologiques. Nous établirons ensuite que cette omniprésence médiatique agit sur l’homme comme du matériel pornographique. La promiscuité de l’homme et de ses outils technologiques nous pousse finalement à constater que la métamorphose du personnage de Max Renn est la représentation symbolique d’une psychose délirante, dont les hallucinations sont symptomatiques du prolongement de l’être dans la machine.
Quand l’homme spécialise ses outils technologiques pour accélérer la vitesse de ses déplacements, pour accroître l’envergure de sa production ou pour automatiser ses actions, il le fait dans un souci croissant de performance, pour pallier une faiblesse et, «ainsi, ce qui provoque une nouvelle invention n’est rien d’autre que le stress produit par une accélération de rythme ou une augmentation de charge» (McLuhan: 63). Lorsqu’il s’entoure de cette multitude d’objets qui deviennent son prolongement utile et idéal, «l’homme [projette] ou [installe] hors de lui-même un modèle réduit et en ordre de marche de son système nerveux central» (McLuhan: 63).
Le film de Cronenberg propose un univers où, d’emblée, les personnages se révèlent par le biais des technologies, la télévision en particulier. Avant même qu’il ne rencontre Max Renn, le spectateur est plongé en mode immersif dans l’écran de sa TV RANGER. Du premier coup d’œil, il est établi que la réalité du protagoniste passe par l’espace fictif. L’hypothèse que le médium télévisuel agit comme prolongement s’installe alors que le motif des mots CIVIC TV se répète verticalement pour former le logo de la station 83. Le terme civic est un palindrome. À l’instar du graphique du réseau, il implique le «motif du double dans toutes ses gradations et spécifications» (Freud: 236). Il ne s’agit plus « d’imitation, ni de redoublement» (Baudrillard, 1981: 11) mais «d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire […] qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties» (Baudrillard, 1981: 11). Lorsque l’effigie du réseau passe à l’écran, on peut entendre l’annonceur dire «Civic TV, the one you take to bed with you» (Cronenberg, 00: 00: 46). Si l’on conçoit que «la télévision […] est avant tout un prolongement du sens du toucher, qui est celui qui permet le plus d’interaction de tous les sens» (McLuhan: 378), il est possible de présumer, dès les premières minutes du film, qu’une certaine intimité s’immisce entre le média et le spectateur.
L’homme, allumé par tous ces appareils qui le complètent, vient à s’identifier à eux, et même, à se représenter par eux. Lors de la première scène du film, alors que la télévision babille joyeusement, avant même qu’on ne distingue son visage, c’est le bras de Max Renn que l’on remarque et, surtout, la montre qu’il a au poignet et dont on peut entendre le tictac caractéristique de l’aiguille des secondes. Cronenberg évoque le temps qui passe, et il joue d’éléments de contraste entre le sommeil et l’éveil pour montrer que les excroissances technologiques de l’homme continuent de s’animer lorsqu’il s’assoupit. La télévision est toujours en veille alors que l’homme tout comme «Narcisse est hypnotisé par le prolongement […] de son propre être dans une forme de technologie nouvelle» (McLuhan: 29).
Endormi par la technologie qui démultiplie ses perceptions sensorielles, l’homme se sert de plus en plus de «ces prolongements extérieurs de [ses] sens et de [ses] facultés [qui s’appellent] les média, [il s’en sert] aussi constamment que de [ses] yeux et de [ses] oreilles, et pour les mêmes raisons» (McLuhan: 29). Plus sa relation avec la machine gagne en profondeur, plus l’homme perd le réflexe de ses propres influx nerveux. La première séquence du film le corrobore, puisque la main de Max Renn est prise d’un spasme au moment même où la télévision devant laquelle il s’est assoupi se ferme (Cronenberg, 00:01:57). Le son de son réveil matin personnalisé ne l’a pas réveillé, mais la perte du signal télévisuel, oui.
Le premier contact que Max Renn entretient avec un autre être humain se fait via un magnétoscope. Le producteur de télé se réveille au son de la voix de sa secrétaire qui lui narre l’agenda de la journée sur une vidéocassette préenregistrée. Encore une fois, il est ramené au réel (la date du jour, la météo, le travail) par le biais de la télévision et «comme tous les média sont des morceaux de nous-mêmes prolongés dans le domaine public, l’action qu’ils ont sur nous tend à établir un rapport nouveau entre nos sens» (McLuhan: 307). Sa réalité devient cet espace fictif sur lequel il construit son quotidien.
À son insu, l’excitation de l’homme pour les technologies modifie sa façon de concevoir le monde. Lorsque Max Renn passe de la diffusion de pornographie soft au snuff movie, ce n’est pas seulement le contenu des images qui déplace son centre d’intérêt. Il devient carrément obsédé par cette découverte, non pas pour la violence ou la sexualité qu’elle contient, mais parce qu’il réagit aux stimulus causés par la nouveauté brutale du phénomène. Max tente de remonter à l’origine du signal de Videodrome et même lorsque Masha tente de l’en dissuader, il ne l’écoute pas. Il invoque des enjeux monétaires (« it’s all matter of economics » [Cronenberg, 00:09:27]) pour expliquer pourquoi le registre de sa programmation va de la pornographie légère à la violence extrême. Il tente de normaliser son obsession pour le snuff movie parce que «tous nos prolongements technologiques doivent être subliminaux et anesthésiants, sinon nous serions incapables de supporter l’effet de levier qu’ils ont sur nous» (McLuhan:62, 63). Au moment même où il réfute la possibilité que Videodrome fasse partie du réel, Max Renn est déjà dans l’hyperréel, «[puisqu’]alors que la représentation tente d’absorber la simulation en l’interprétant comme fausse représentation, la simulation enveloppe tout l’édifice de la représentation lui-même comme simulacre» (Baudrillard, 1981: 16).
Jean Baudrillard illustre bien que les changements technologiques majeurs bouleversent la manière dont l’homme se représente lorsqu’il fait la comparaison suivante: «today the scene and the mirror have given way to a screen and a network.» (Baudrillard, 1987: 20) Cette réflexion que pose Cronenberg sur «le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu’il n’y a rien» (Baudrillard, 1981: 17) se distingue particulièrement par la relation entre Max et Nicki. Ils se rencontrent sur le plateau du Rena King Show. La cigarette au bec, Max demande à la jeune femme un accessoire pour l’allumer et dans un travelling, l’objectif suit son mouvement alors qu’il se tourne vers la droite. L’appareil s’arrête devant une caméra de vigie où l’on distingue le visage de son interlocutrice (Cronenberg: 00:08:46). Cette prise de vue indirecte de Nicki projette ses traits via un écran et confine son corps à la structure d’une caméra. Cela confirme au spectateur que «the body has been reduced to a divison of surfaces, a proliferation of multiple objects wherein its finutude, its desirable representation, its seduction are lost. It is a metastatic body, a fractal body which can no longer hope for resurrection» (Baudrillard, 1987: 41).
C’est un vêtement, ce « prolongement plus immédiat de la surface extérieure du corps» (McLuhan: 145), qui est le point de départ de la relation qui viendra à s’installer entre Max Renn et Nicki Brand. Max cite Freud de manière désinvolte et il laisse entendre à la jeune femme que lorsqu’elle revêt sa robe rouge et flamboyante, elle «se présente […] comme une personne à toucher et à caresser, et non seulement à regarder» (McLuhan: 147). La robe est la représentation même du sexe, «[puisqu’]en tant que prolongement de la peau, le vêtement aide à emmagasiner et à canaliser l’énergie» (McLuhan: 145). Cronenberg utilise l’une des plus illustres figures de la psychanalyse pour montrer que la symbolique de la séduction n’est plus. Les vêtements de Nicki ne révèlent pas qui elle est profondément, son habillement émet une information; «le vrai message, c’est le médium lui-même».
Le médium télévisuel agit sur les réflexes primaires de l’homme, c’est «le stimulant par excellence de la croissance et de l’établissement de nouvelles structures de perception» McLuhan: 365). Nicki l’affirme elle-même: « I live in a highly excited state of overstimulation» (Cronenberg, 00:10:27). Max et Nicki se distancient complètement de la conversation ouverte sur le plateau du Rena King Show alors que l’animatrice se retourne pour interviewer un autre invité. Le couple prévoit déjà son prochain rendez-vous, puis il se met à chuchoter sous la conscience des micros encore ouverts. Les circonstances de leur présence à l’endroit même où ils se trouvent ne semblent pas contrevenir à l’étalement de leur vie personnelle. Lorsqu’il met en scène que les rapprochements d’un couple sur un plateau de télévision prennent plus de place que le sujet (pourtant sérieux) de la discussion, Cronenberg nous fait remarquer que ce médium accélère les impulsions. Il démontre que la télévision implique «la participation totale à un “maintenant” englobant en dehors duquel il n’existe rien» (McLuhan: 380).
Lorsqu’ils se retrouvent dans l’appartement de Max, Nicki lui demande «got any porno? It gets me in the mood» (Cronenberg, 00:13:44). Cronenberg nous indique que déjà, il y a chez elle «une réorganisation complète de l’imagination» (McLuhan: 378). C’est le signal de Videodrome qui stimule la sexualité du couple, et qui les rapproche autant dans l’éros que dans le thanatos. Nicki pratique l’automutilation: des marques de lacérations récentes sont visibles sur son épaule. Alors qu’ils sont nus l’un contre l’autre, elle demande à Max de lui percer les oreilles à froid. Il va jusqu’à sucer le sang qui s’écoule du minuscule orifice et l’on conçoit que Videodrome fait ressurgir chez lui un «fantasme de dévoration» (Lacan, p.219). La référence au personnage du vampire, qui se nourrit du sang de ses victimes avant qu’elles ne meurent vidées de toute substance, appuie cette phrase prophétique du professeur O’Blivion: «Videodrome is death.» (Cronenberg, 01:10:37) La télévision mène à la mort de l’homme puisque «the simple presence of television transforms our habitat into a kind of archaic, closed-off cell, into a vestige of human relations whose survival is highly questionable» (Baudrillard, 1987:24). L’image que nous avons en tête est très certainement celle de l’environnement même du snuff movie, qui se fond dans le décor de l’appartement de Max alors qu’ils font l’amour (ou la mort).
Le corps de Nicki vient à disparaître complètement au profit de son image hallucinée, déclinée par la télévision. L’idée d’une menace envers l’humanité vient à ce point dans la relation entre l’homme et la machine parce que «this knows no bound, because unlike sexed animals species protected by a kind of internal regulatory system, images cannot be prevented from proliferating indefinitely, since they do not breed organically and know neither sex nor death» (Baudrillard, 1987: 36). Lorsque Nicki se présente à Max sous la forme de ses lèvres immenses qui remplissent l’écran de la télévision, l’appareil devient le miroir grossissant qui aboutit sur cette réflexion de Baudrillard: «the extreme opposite of seduction is the extreme promiscuity of pornography, which decompose bodies into their slightest detail.» (Baudrillard, 1987:41)
La perte du corps nous amène à la perte du sujet pensant. Dans l’appartement de Max Renn autant qu’à son travail, il y a surenchère de référents visuels liés aux mass-medias. L’environnement du producteur de télé est sens dessus dessous: les cartons de pizza se mêlent à la photographie d’une partisane d’Hitler, les restants de McDonald’s côtoient les magazines Life, et les contenants de cafés arborent la figure de la pin-up des années 50. Ce tourbillon d’informations donne l’impression que «tous les référents mêlent leur discours dans une compulsion circulaire, moebienne» (Baudrillard, 1981: 34), puisque «ce que toute une société cherche en continuant de produire, et de surproduire, c’est à ressusciter le réel qui lui échappe» (Baudrillard, 1981:41). Lorsque nous le voyons chez lui, Max se nourrit des restes de nourriture qui traînent ici et là, il avale les boissons qui stagnent dans le fond des verres sur la table de salon. Il consomme ses propres déchets, et cette régression au stade anal nous confirme que s’il est d’abord hypnotisé par Videodrome, les effets métamorphiques qui s’ensuivent l’angoissent. Cronenberg soulève ici la question de la peur de la perte du corps humain au profit de ses extensions technologiques.
Avant même que Max lui-même ne devienne un magnétoscope humain, Cronenberg nous présente un autre personnage qui est carrément en fusion avec le monde technologique: l’assistant de Max, Harlan. Non seulement les fils, les consoles, les écrans, les commutateurs et les bandes magnétiques créent la structure visuelle de son laboratoire, mais les poches au-devant de sa veste sans manches débordent de câbles et d’outils. Nous le voyons même durant plusieurs secondes, le manche d’un tournevis dans la bouche (Cronenberg: 00:06:33). Cela fait non seulement référence aux théories de l’extension, mais vient aussi problématiser la relation de l’homme avec l’outil. Lorsqu’il utilise cette image qui réfère à la pulsion orale, Cronenberg démontre qu’il y a «revendication par le sujet, de quelque chose qui est séparé de lui, mais lui appartient, et dont il s’agit qu’il se complète» (Lacan: 219). Cet exemple nous convainc: l’objet de l’homme n’est plus humain. L’homme craint de se perdre tout comme «the schizophrenic cannot produce the limits of his very being» (Baurillard, 1987: 30). Et alors que Max Renn s’interroge sur les effets de Videodrome, la voiture qui le conduit chez Spectacular Opticals porte le numéro de plaque SKZ 011 (Cronenberg, 00:45:11), ce qui fait directement allusion à l’état schizophrénique de Max.
La dernière séquence du film nous montre Max Renn dans le paysage désertique du port de Toronto. Cet habitat stérile et froid nous rappelle «ce passage à un espace dont la courbure n’est plus celle du réel, ni celle de la vérité, l’ère de la simulation s’ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels» (Baudrillard, 1981: 11). Max dévie de la voie ferrée et lorsqu’il franchit la porte grillagée à l’inscription «Keep out by order of Toronto Harbour commissioners» (Cronenberg, 01:19:51), il franchit le tabou de la perte de son corps. L’homme est dépassé par une technologie nouvelle. L’image de Max Renn qui entre dans un bateau abandonné à l’inscription condemned vessel évoque les conséquences du simulacre des technologies chez Baudrillard:
from the moment that the actors and their phantasies have ceased to haunt this stage, as soon as behavior is focused on certain operational screens or terminals, the rest appears only as some vast useless body, which has been both abandoned and condemned. The real itself appears as a large, futile, body (Baudrillard, 1987:24).
Chez Max Renn, les téléviseurs ne sont presque jamais éteints, la friture de l’écran laissé ouvert agit souvent comme éclairage, et cela apporte une texture expressionniste à l’image. Les murs de son salon, toujours plongé dans la pénombre, sont striés par la faible lumière extérieure qui se glisse entre les fentes des stores. Dans Videodrome, Cronenberg joue avec les codes du film noir, et cet intertexte nous renvoie directement à l’idée dystopique d’un monde en perdition. Max Renn, ce détective de l’information sur la route des ondes et des données, ne peut mener à bien sa relation avec la machine qui, comme la femme fatale, lui arrache ses rêves et le laisse sans endroit où se réfugier. Le personnage erre dans un monde hyperréel comme dans un cauchemar d’où il ne peut sortir. L’emprise des technologies sur notre système fait que «nous sommes soudainement menacés d’une liberté qui met à rude épreuve nous ressources intérieures, notre capacité à travailler seuls et nos possibilités de participation créatrice à la société» (Baudrillard, 1987:40). C’est peut-être pour cette raison que Cronenberg ne réalise pas des films dans l’optique du divertissement pur, mais bien parce qu’au départ, il est fasciné par l’Homme.
BAUDRILLARD, Jean, The ecstasy of communication, Los Angeles, Éditions Semiotext(e), 2012 [1987], 87 pages.
BAUDRILLARD, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, coll. « Débats », 1981, 234 pages.
CRONENBERG, David, Videodrome, Universal Pictures studio, 1983, 01:28:00.
FREUD, Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1985, 342 pages.
GARRIS, Mike, Interviews with David Cronenberg, James Woods, Rick Baker and Deborah Harry, https://www.youtube.com/watch?v=kcKMn3CZ1bk, 00:07:54.
LACAN, Jacques, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points/Essais », 1973, 312 pages.
MCLUHAN, Marshall, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions Mame/Seuil, coll. « Points », 1968 [1964], 404 pages.
Chevalier, Karolyne (2017). « Les extensions technologiques dans «Videodrome» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/les-extensions-technologiques-dans-videodrome], consulté le 2024-12-21.