Au sein du vaste ensemble des récits d’aventures, les voyages extraordinaires unissent dépaysement géographique et fantastique, désignant, comme l’affirme Matthieu Letourneux, « les récits fondés sur la narration d’un voyage hors du commun […] où la machine ou le projet inouïs passent l’épreuve du monde sauvage […] [et] rencontre l’exotisme géographique [1]». Sachant que l’œuvre, L’histoire de Pi, de Yann Martel (2001) narre le récit exceptionnel du naufrage en mer d’un jeune adolescent indien, Piscine Molitor Patel, qui survit deux cent vingt-sept jours sur un bateau en compagnie d’un tigre royal du Bengale, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une sorte de voyage extraordinaire. Afin de confirmer cette hypothèse, le roman de Martel sera analysé à partir des interactions qui s’y jouent entre dépaysement géographique et du dépaysement fantastique, puisque les voyages extraordinaires « mêlent intrinsèquement les deux, à tel point qu’on peut – et qu’on doit – les étudier selon les deux perspectives simultanément [2] [3]. »
C’est dans la deuxième partie du texte, « L’océan Pacifique », que se déroule l’aventure du personnage principal Pi. C’est à partir de là que, dans l’œuvre, l’adolescent se retrouve complètement séparé de sa famille en raison de la tempête maritime et du naufrage du bateau japonais sur lequel ils naviguaient tous. Ils quittaient en fait l’Inde d’où ils étaient originaires pour le Canada. Il est en fait le seul survivant parmi tous ceux qui faisaient partie du voyage autant au niveau de sa famille que du personnel marin. Parmi l’espèce animale, Richard Parker, le tigre royal du Bengale, est aussi le seul survivant de son espèce. Au début du périple, un zèbre, une hyène et un orang-outan étaient aussi du voyage, mais ils périrent avant d’atteindre la terre ferme. C’est sur l’océan Pacifique que Pi vogua avec lui de manière errante sur un bateau de sauvetage, pendant deux cent vingt-sept jours, avant d’arriver finalement au Mexique. Au moment où le personnage met le pied sur le rivage mexicain, l’aventure se terminera avec la clôture de la deuxième partie du récit [4].
Tel qu’énoncé, le dépaysement géographique est au cœur de tout voyage extraordinaire. Dans le modèle classique du roman d’aventures, dans lequel s’inscrivent les voyages extraordinaires de Jules Verne, ce dépaysement sur le plan spatial représente la rencontre entre l’individu civilisé et le monde sauvage. À l’instar de la plupart de ces textes exotiques de Verne, l’espace dans lequel prend place l’aventure de Piscine, la mer, est effectivement un espace sauvage et hors des lois et normes de la société indienne dans lequel le personnage vivait auparavant. Les aventures maritimes ont cette capacité quasi intrinsèque de dépaysement géographique par le fait que « l’objet même d[e leurs] récit[s, c’est-à-dire la mer,] est presque toujours éloigné dans le temps et dans l’espace, et d’autant plus qu’[elle] constitue un élément radicalement étranger pour la majorité des auditeurs ou des lecteurs. [5]» En d’autres mots, l’exotisme de ce voyage extraordinaire s´affirme entre autres à travers l’océan Pacifique où se déroule l’action aventureuse de L’histoire de Pi, constituant un espace aussi dépaysant pour l’adolescent indien que pour les lecteurs du roman de Martel [6].
Dans un même ordre d’idées, la machine et le moyen de transport, sont des éléments très présents dans les voyages extraordinaires de Verne. Dans celui de Martel, qui est à leur image, cette machine est ce qui permet le mouvement et le déplacement du personnage principal, Pi, vers l’exotisme de l’océan parcouru. En effet, c’est le bateau de sauvetage qui lui permet d’accéder à cet espace sauvage qui lui a toujours été inconnu et intelligible qu’à travers des récits d’aventures : « Elle tendait déjà le bras vers un livre. Un roman de Robert Louis Stevenson. […] / ‘’ Je l’ai déjà lu, maman. Trois fois. / – Oh. ‘’ Son bras se déplaça vers la gauche. ‘’ La même chose pour Conan Doyle ‘’, dis-je [7]. » Toutefois, contrairement aux machines dans les voyages extraordinaires de Verne, celle de Pi ne fournit pas d’« habitation confortable [8]» et elle ne le sépare pas du monde sauvage extérieur. Pi vit, de manière directe et sans protection, les aléas et les dangers de la mer comme les tempêtes violentes et les requins qui rôdent autour de son bateau. L’espace exotique traversé n’est pas alors, comme dans les récits de Verne, ce « paysage contemplé de loin [9]», il est plutôt celui qu’on contemple de proche et qui met notre vie en péril. Le bateau n’est pas aussi cet « objet technique, fruit du génie humain, [qui] tend à mettre à distance toute incertitude [10]», mais celui qui nous rapproche et nous pousse à vivre de plein front l’expérience de la sauvagerie et tous ses dangers. Dans cet espace sauvage où le pousse le bateau, le héros se retrouve à avoir comme adversaire la mer tout entière : « J’étais seul, orphelin au milieu du Pacifique, suspendu à une rame, un tigre adulte devant moi, des requins sous moi, au centre d’une violente tempête[11]. » S’il est « seul », c’est que le « naufragé est – par définition – isolé[12]. » Il est « seul » face à cette mer hostile qui le pousse jusqu’à ses derniers retranchements et jusqu’à la survie la plus extrême. En effet, cet espace exotique l’empêche d’assouvir suffisamment ses besoins le plus primaires, c’est-à-dire ses besoins physiologiques. Il s’agit pour le personnage principal de résister à la faim, à la soif et à la fatigue : « Je ne pleurais plus la perte de ma famille ou ma mort prochaine. J’étais bien trop hébété pour penser à l’une ou l’autre épreuve. Je pleurais parce que j’étais excessivement fatigué et le moment était venu de me reposer[13]. » À la manière dont le bateau semble à l’évidence, à l’origine de cette expérience de la nature et de son caractère sauvage, cela permet d’autant plus de comprendre le bateau de sauvetage comme le moteur du dépaysement géographique et de l’épreuve de la sauvagerie que traverse, l’être de culture, Piscine. Autrement dit, comme dans la plupart des voyages extraordinaires de Jules Verne, la machine est, ici, aussi, celle qui transporte l’être civilisé vers le monde sauvage et dépaysant.
De plus, si le bateau force l’expérience de la sauvagerie, ce n’est pas seulement en raison de l’ouverture complète qu’elle permet sur l’extérieur, en d’autres mots, sur l’espace sauvage qu’est la mer, mais en raison aussi du caractère sauvage au cœur même du bateau. De ce fait, cet espace exotique est à comprendre sur deux plans, autant au niveau de la mer qu’au niveau des animaux sauvages cohabitant avec Pi sur le bateau durant le voyage : « Je laissai glisser le câble jusqu’à ce que je sois à environ dix mètres du bateau, la distance qui marquait une espèce d’équilibre entre mes deux peurs : me trouver trop proche de Richard Parker et trop loin du bateau[14]. » Pi se retrouve à devoir affronter aussi les animaux à l’intérieur du bateau puisqu’ils constituent également une source de danger à son égard et un énorme obstacle dans sa tentative de survie. Cet espace exotique interne au bateau est en fait ce qui permet surtout la deuxième contrainte du roman d’aventure qui est la description d’actions violentes et trépidantes : « La violence éclata pendant l’après-midi. La tension avait augmenté à un niveau insupportable. […] Tout à coup, […] [l]’hyène sauta par-dessus les restes du corps du zèbre et se jeta sur Jus d’orange[15]. » En effet, l’écosystème sauvage que devient le bateau, dépassant complètement les lois et normes de la civilisation humaine, fait régner, par la présence d’animaux féroces tels que le tigre, l’hyène et l’orang-outan, la loi du plus fort :
Il fallait que j’établisse un programme d’entrainement pour Richard Parker. Il fallait que je lui fasse comprendre que j’étais le tigre supérieur et que son territoire était limité au plancher du bateau, au banc de poupe et aux bancs latéraux jusqu’au banc transversal central. Il fallait que je grave dans son esprit que la proue du bateau et le dessus de la toile goudronnée jusqu’à la limite neutre du banc du milieu étaient mon territoire et lui étaient totalement interdits[16].
D’une part, cette épreuve de la sauvagerie, ou encore cette initiation, qu’est alors forcée de vivre Pi, l’ensauvage et fait de lui cet être liminaire qui se met à réfléchir et à agir, en partie, selon la logique de la nature sauvage. Il se construit son propre territoire animal sur le bateau en établissant des « relations alpha-oméga avec les principaux parasites animaux [du] bateau de sauvetage [17]» et fait de lui le « tigre supérieur » de cet écosystème. Il devient aussi cet être capable de tuer pour se nourrir tels les animaux sauvages qui l’entourent et tel un chasseur : « Le poisson volant était mort. […] C’était la première chose sensible que j’eusse jamais tuée [sic]. J’étais dorénavant un tueur. […] J’avais seize ans, j’étais un garçon inoffensif, studieux et religieux, et maintenant j’avais du sang sur les mains[18]. » Ainsi, en ce qui concerne les actions violentes et trépidantes, le personnage principal ne les subit pas seulement, il en est aussi responsable. Cela appuie d’autant plus l’ensauvagement de Pi[19].
D’autre part, cette épreuve de la sauvagerie laisse aussi entendre, à l’image des romans d’aventures classiques et donc des voyages extraordinaires de Verne, l’idéologie colonialiste à travers la dialectique entre la civilisation qu’incarne Pi et la sauvagerie qu’incarnent la mer et les animaux sanguinaires sur le bateau. Ces espaces sauvages représentent pour l’adolescent cette terre vierge, cet espace sans loi ni morale dans lequel tout reste à faire et à construire pour l’homme Cette représentation colonialiste de l’espace sauvage est à comprendre par cette manière dont il reconstruit ce lieu en sa faveur en y ajoutant son propre territoire, mais aussi par cette manière d’apprivoiser le tigre et donc de le domestiquer selon ses normes, ses valeurs et principes : « C’est seulement si [j’]apprivoisais [Richard Parker] que je pourrais éventuellement l’amener par la ruse à mourir en premier, si nous devions en arriver à une si triste situation[20]. » De plus, l’idéologie colonialiste se dégage aussi de la manière dont il se proclame le « tigre supérieur [21]», au-dessus des autres animaux du bateau, tel le « Blanc en situation de conquérant, d’Homme supérieur [22]» dans un espace qu’il considère tout entier sauvage et violent[23].
En somme, il est possible de confirmer en partie le statut du récit d’aventures au sein de l’œuvre de Yann Martel, L’histoire de Pi, comme un voyage extraordinaire. La raison étant qu’elle comporte dans son intrigue la présence claire d’un dépaysement géographique. D’un côté, ce dernier est illustré par le décor exotique de la mer. De l’autre côté, il est aussi engendré par le bateau qui pousse le personnage à vivre l’épreuve de la sauvagerie sur deux plans. Cette initiation prend place au niveau de la mer, de ses dangers imprévisibles et de la manière dont elle peut pousser la survie d’un naufragé au plan physiologique jusqu’à l’extrême. Elle prend aussi place au niveau de l’écosystème animal établi à l’intérieur du bateau de sauvetage. Toutefois, la différence qu’il existe entre les machines de Verne et celle de Martel est que les premières créent une séparation entre l’homme civilisé et le monde sauvage alors que la deuxième le pousse au contraire à vivre l’épreuve de la sauvagerie de manière plus directe et plus intense. Cela apporte certes des nuances entre les voyages extraordinaires de Jules Vernes et celle de Martel. Cependant, en considérant la définition que leur accorde Matthieu Letourneux, comme une « narration d’un voyage hors du commun » qui mêle intrinsèquement un décor géographique à un décor fantastique, ce décor dépaysant géographiquement suffit à relier, en partie, l’œuvre L’histoire de Pi à ce type de récit d’aventures. De plus, la représentation de l’idéologie colonialiste à travers l’initiation de Pi à la sauvagerie permet de soutenir à plus forte raison le lien entre les voyages de Jules Verne et le récit d’aventures de Martel. La raison étant que cette idéologie est assez présente dans les romans de Verne, et ce, parce qu’ils appartiennent au modèle classique du roman d’aventures[24].
Ainsi, il est évident que ce dépaysement géographique au cœur du roman d’aventures de Martel ne valide qu’en partie, en effet, l’appartenance de cette œuvre au sous-genre du voyage extraordinaire. Ce qu’il manque à analyser, c’est le dépaysement fantastique duquel le premier dépaysement analysé doit être intrinsèquement lié, et ce, puisque c’est lorsque « la machine ou le projet inouïs passent l’épreuve du monde sauvage, parce que le dépaysement fantastique rencontre l’exotisme géographique que l’aventure devient possible. »
Tel qu’il a été affirmé, le voyage extraordinaire renvoie en effet à la narration d’un voyage hors du commun, mais cette dernière se divise en deux types. Dans le premier, le caractère exceptionnel du voyage est dépeint par les conditions de l’aventure qui sortent de l’ordinaire. Dans le deuxième, c’est le mode de transport qui est inhabituel[25]. Dans le cas du roman de Martel, c’est le premier type qui lui correspond par le fait qu’un aussi jeune garçon sans aucune connaissance de la mer et sans aucune expérience de la navigation puisse survivre seul pendant plus de sept mois en mer : « Qu’est-ce que moi[, Pi,] je sais de la mer ? Rien. Sans chauffeur, ce véhicule est perdu. C’en est fait de nos vies[26]. » De surcroît, comme il a été analysé, ce récit raconte sa survie isolée sur un bateau en pleine mer en compagnie d’animaux sauvages tel que l’hyène, le tigre et les requins dans l’eau, des carnivores très redoutés de l’Homme. Selon Matthieu Letourneux, dans tout voyage extraordinaire, un « postulat impossible est posé au début du roman, un défi lancé à la nature et aux possibilités de l’homme [qu’] il s’agit pour les personnages d’en démontrer le bien-fondé [27]». Dans le cas du voyage extraordinaire de Yann Martel, c’est justement la plausibilité, la probabilité et la vraisemblance d’une survie dans un tel contexte qui représente ce « postulat impossible » :
J’allais abandonner. J’aurais tout laissé tomber – si une voix ne s’était pas fait entendre dans mon cœur. Cette voix dit : Je ne vais pas mourir. Je refuse de mourir. Je passerai à travers ce cauchemar. Je vais gagner contre toute attente. Jusqu’ici, j’ai miraculeusement survécu. Je vais faire du miracle une routine. L’exceptionnel va devenir quotidien[28].
Comme l’affirme encore Letourneux à propos de ce genre d’aventure, ce « postulat impossible », ce gage de survie, « il reste dans le domaine du possible, mais la réalisation du projet semble si improbable qu’elle en devient fantastique[29]. » C’est justement en raison de la présence d’un tel projet inouï qu’un décor fantastique se mêle au décor géographique dans un voyage extraordinaire.
Ce défi est commenté par le personnage, lui-même, comme étant à la fois irrationnel et justifiable. En effet, d’un côté, il ne peut croire pouvoir survivre dans de telles conditions : « Si j’avais appliqué ma raison à juger de mes chances de survie, j’aurais surement abandonné et détaché mes bras de la rame, dans l’espoir de me noyer avant d’être dévoré[30]. » Toutefois, d’un autre côté, il croit aussi sérieusement survivre à cette épreuve : « Je vais gagner contre toute attente. Jusqu’ici, j’ai miraculeusement survécu. Je vais faire du miracle une routine. L’exceptionnel va devenir quotidien[31]. » Cette ambivalence, elle est d’ailleurs à l’image du rapport du personnage principal au savoir scientifique et technique. D’un côté, il ne possède effectivement aucune connaissance concernant la mer et la navigation, mais de l’autre, il en contient une quantité astronomique sur les animaux, la manière de les apprivoiser et de s’en occuper : « Prusten est un petit son cordial, le plus silencieux des appels du tigre, un souffle comme un pouf sorti du nez pour marquer l’amitié et de bonnes intentions[32]. » Il est facile de déduire que toutes ces connaissances, il les a acquises, pour la plupart, par son expérience passée dans le zoo de son père durant toute son enfance. Toutefois, outre cette inférence qui accorde un peu de validité à ses discours savants, il est rare dans le récit qu’ils soient basés et supportés à partir d’une référence scientifique. De ce fait, il n’est pas possible pour cette raison de savoir si ce que le narrateur-personnage raconte à leur sujet est vraiment véridique.
Cela est d’ailleurs à l’image des voyages extraordinaires de Jules Verne qui, eux aussi, regroupent un grand nombre de découvertes scientifiques et techniques. C’est la raison pour laquelle on nomme souvent les œuvres de Verne comme des « roman[s] scientifique[s][33]». Comme Pi, l’auteur français fournit énormément d’explications scientifiques dans ses œuvres, mais la science sur laquelle il se base est majoritairement fausse et inventée[34]. En effet, lorsque ces explications sont vérifiées par un spécialiste, elles sont sans peine relevées comme étant fantaisistes, impraticables et fautives[35]. » À l’image du genre fantastique qui se définit comme étant « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connait que les lois naturelles, face à un évènement en apparence surnaturel […] [36]», les explications des voyages extraordinaires de Martel et de Verne produisent ce doute où on hésite à croire à la validité scientifique de ce qui est raconté. Ce type de récit d’aventures postule encore, comme le genre littéraire du fantastique, ce postulat de l’existence du réel, du naturel, du normal, pour pouvoir ensuite le battre […] en brèches [37]» par cette atmosphère de lecture hésitante et incertaine et les doutes qu’elle engendre. Alors que ces explications sont censées appuyer le projet du personnage et lui octroyer un caractère de vraisemblance et de plausibilité, du fait qu’elles sont elles-mêmes bancales, elles lui attribuent plutôt une impression d’improbabilité voire d’impossibilité. Je crois ainsi que ce caractère incertain des discours scientifiques dans ce voyage extraordinaire est en partie responsable de la présence de son décor fantastique.
De surcroit, le récit maritime du naufrage de Pi est narré à partir d’un journal de bord qu’il a tenu tout au long de son voyage extraordinaire : « J’ai tenu un journal[38]. » Malgré ce postulat du récit de l’existence du réel, du normal et du naturel que sous-entendent les explications scientifiques du héros, le récit du naufrage de Pi possède un rapport beaucoup plus proche avec la fiction qu’avec le réel. De ce fait, alors qu’un journal de bord est normalement écrit sous le sceau de « l’exactitude règlementaire [39]» et sous l’obéissance « à une structure et à des impératifs précis [40]» celui de Pi, ne possède aucune organisation temporelle puisque les « entrées ne sont ni datées ni numérotées[41]. » Dans un même ordre d’idées, le héros affirme son incapacité à pouvoir ordonner le récit des évènements : « Mais je ne sais pas si je peux vous en faire un ensemble ordonné. Mes souvenirs me reviennent pêle-mêle[42]. » Cela suppose non seulement un désordre chronologique, mais aussi un travail d’interprétation rétroactif qui précède la narration du récit par cette intention de regrouper tous ces souvenirs dans un certain ordre afin de les raconter de manière logique. Cela permet donc de comprendre un écart entre le récit vécu et le récit raconté. Cela peut être aussi appuyé du fait que le personnage souligne que son écriture soit « difficile à déchiffrer [43]» et qu’il n’a pas souvenir de tout : « Je n’ai souvenir que d’évènements, de rencontres, de routines, points de repère apparus ici et là dans l’océan du temps […][44]. » La présence de ce deuxième récit fictif, la professeure en littérature, Odile Gannier, l’affirme : « ‘’ […] La plupart des voyages sont mal faits et pleins de mensonges ou exagérations. ‘’ C’est dire que le récit de voyage – sincère, retouché, agrémenté, mensonger, fictif, extraordinaire – acquiert autant d’importance que le voyage lui-même […][45]. » De plus, l’autrice et essayiste, Nancy Huston, rajoute que : « Le langage met de l’ordre. Mais on l’oublie trop souvent : ordre n’est pas synonyme de vérité. Chez les humains, aucune vérité n’est donnée. Toutes, par le truchement des fictions sont construites [46]. » Ainsi, peu importe qu’il y ait la présence ou l’absence d’ordre dans le récit de Pi, ou plutôt que ce soit le véritable ordre dans lequel les évènements se sont produits ou non, aucun récit ne peut narrer de manière exacte tout ce qu’il a vécu. Ce « récit de voyage » différent du « voyage » lui-même est donc en ce sens inexorable et inévitable.
Ainsi, s’il est clair que le récit raconté par Pi est divergent de ce qu’il a réellement vécu, cela déconstruit donc la véracité et la validité non pas seulement de ses explications, mais de tout ce qui est raconté dans la séquence d’aventures de la deuxième partie du livre. De ce fait, lorsqu’il finit par raconter l’histoire à des représentants de la compagnie japonaise à qui appartenait le bateau ayant fait naufrage initialement, Pi leur raconte deux versions totalement différentes des évènements : une avec les animaux et l’autre sans eux : « Nous voulons une histoire sans animaux qui va expliquer le naufrage du Tsimtsum. […] ‘’ Voici une autre histoire[47]. » Il est donc impossible de savoir de ce point de vue la réelle manière dont les choses se sont passées pour Pi après le naufrage.
Cela invalide du fait même presque les conditions exceptionnelles de l’aventure de Pi, mettant à nu ses nombreuses invraisemblances. Rien ne peut garantir la présence d’animaux sur le bateau par exemple. La seule donnée qui semble subsister encore est celle de la durée du voyage, clairement balisée dans le texte: « Mon histoire a commencé un jour précis du calendrier – le 2 juillet 1977 – et s’est terminée un jour précis du calendrier – le 14 février 1978 [48]; ». Juste du fait que son voyage a, avec certitude, duré deux cent vingt-sept jours et qu’il a survécu est suffisant pour considérer sa survie en mer comme un véritable exploit, sur lequel peut se greffer la dialectique du voyage extraordinaire.
Pour conclure, l’œuvre de Yann Martel, L’histoire de Pi, est à considérer comme un voyage extraordinaire du fait qu’il conjugue à l’intérieur de l’intrigue aventureuse un dépaysement géographique et un dépaysement fantastique et du fait que l’aventure du naufrage de Pi se construit sur leur union. L´on pourrait dès lors se demander s´il n´y a pas d´autres éléments génériques tout aussi importants (soit le conte philosophique, voire le “self-help novel”) et, partant si l´adaptation filmique (Ang Lee, 2012) conserve cette fusion de genres ou l´infléchit à sa manière.
[1] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, en ligne, http://mletourneux.free.fr/, consulté le 10 novembre 2022.
[2] Yann Martel, L’histoire de Pi, trad. Nicole et Émile Martel, Montréal, Éditions XYZ, 2003, [2001].
[3] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[4] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit.,
[5] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.11.
[6] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[7] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.93.
[8] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[9] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, ibid.,
[10] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, ibid.,
[11] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.127.
[12] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[13] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.153.
[14] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid.., p.179.
[15] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.150-151.
[16] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.193.
[17] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.193.
[18] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.210.
[19] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[20] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.189.
[21] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.193.
[22] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[23] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, ibid.,
[24] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, ibid.,
[25] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, ibid.,
[26] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.132.
[27] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[28] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.170.
[29] Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, op. cit.,
[30] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.127.
[31] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.170.
[32] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.188.
[33] Olivier Dumas, « Le fantastique vernien », dans Voyage à travers Jules verne. Biographie. Une incursion dans le monde fascinant du père de la science-fiction, ibid., p.93.
[34] Olivier Dumas, « Le fantastique vernien », ibid., p.111.
[35] Olivier Dumas, « Le fantastique vernien », ibid., p.94-95.
[36] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1970.
[37] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, ibid.,
[38] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.237.
[39] Odile Gannier, Le roman maritime. Émergence d’un genre en Occident, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011, p. 11.
[40] Odile Gannier, Le roman maritime. Émergence d’un genre en Occident, Ibid., p.11.
[41] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.237.
[42] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.219.
[43] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.237.
[44] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.219.
[45] Odile Gannier, Le roman maritime. Émergence d’un genre en Occident, op. cit., p. 10.
[46] Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2008, p.33.
[47] Yann Martel, L’histoire de Pi, op. cit., p.339.
[48] Yann Martel, L’histoire de Pi, ibid., p.219.
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Bencheqroun, Hiba (2023). « Le voyage extraordinaire dans «L’Histoire de Pi» ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-voyage-extraordinaire-dans-lhistoire-de-pi], consulté le 2025-04-19.