Pour analyser plus précisément ces fragments audiovisuels, nous nous sommes d’abord attachés à faire le tour de la littérature scientifique du clip vidéo musical. Là encore, nous avons pu constater non seulement que l’objet n’est pas légitimé les quelques fois où il est évoqué, mais que, d’une manière générale, cette forme d’expression est très peu théorisée dans les écrits scientifiques français. Pour donner une idée de cette déconsidération, Michel Chion, dans L’Audio-vision, nomme cette pratique la «radio à image»: «L’image ne se fait plus passer pour l’ingrédient essentiel […] beaucoup, principalement les cinéphiles, incriminent le côté «tape-à-l’œil», disent-ils, du clip, lui reprochant l’effet stroboscopique de son montage rapide»1.
Pour comprendre la fabrique de ces vidéo-clips, nous nous sommes donc tournés vers les ouvrages traitant du rapport image-son ou image-musique au cinéma pour voir si l’on pouvait adapter ces théories aux objets étudiés: or, le théoricien le plus emblématique sur ce sujet est Michel Chion, l’auteur des ouvrages L’Audio-Vision et Le Son, traité d’acoulogie.
Nous aurons toujours en tête que les travaux unissant son et image dans le cinéma supposent l’image avant le son. En effet, au cinéma, l’unité de base est le plan. Le montage se fait avant tout à partir de l’image; vient ensuite le son, que l’on pourra recréer artificiellement – en studio au besoin. Concernant le clip vidéo musical, la démarche est inverse. À une musique on se demande comment articuler des images qui non seulement ne viennent pas altérer le sens du texte musical (parole et musique), mais qui, idéalement, viennent l’envelopper d’une «valeur ajoutée».
Pour mieux comprendre la volonté supposée de ces producteurs amateurs de sens, nous proposerons une analyse de séquence pour deux vidéos tirées de Legend of the Seeker: Die Another Day2, de Madonna, et la reprise de Tainted Love de Marylin Manson. L’intérêt d’une telle approche est de faire apparaître une narration nouvelle, propre au clip, et indépendante de l’histoire de la série.
Concernant Die Another Day, on pourrait décomposer la séquence de la manière caricaturale suivante: le personnage de la blonde (Cara Mason, dans la série) combat; elle se fait capturer, ramener au camp, où elle rencontre la brune (Kahlan Amnel dans la série); il y a une tension sexuelle entre les deux femmes; à nouveau, un combat éclate; une nouvelle intrigue sexuelle avec un homme se noue sur le pont musical; puis, sur le refrain, une nouvelle figure féminine apparaît pour un nouveau combat, en faveur de la brune peut-on penser, jusqu’à épuisement; on aura alors une nouvelle union entre la blonde et la brune (donc une nouvelle tension sexuelle entre les personnages) symbolisée par la poignée de main. «End…»
Si ces montages donnent lieu à des narrations fictives et fantasmées, on peut le penser, par leur créateur, ils rendent également les images dépendantes de la musique en suivant le découpage musical de la chanson. C’est ce que M. Chion appelle le point de synchronisation ou synchrèse: «la soudure irrésistible et spontanée qui se produit entre un phénomène sonore est un phénomène visuel ponctuel lorsque ceux-ci tombent en même temps, cela indépendamment de toute logique rationnelle3». C’est le fameux «hum» de Madonna doublé par un personnage de la série (2’53), qui est tout à fait représentatif du degré d’implication du concepteur de cette vidéo, puisqu’il est allé chercher le plan qui pourrait idéalement correspondre à cette onomatopée de la chanson.
Avec un peu de distance, on s’aperçoit que ce clip présente deux motifs principaux: le premier axé sur le combat; le second sur l’hypothétique relation amoureuse entre les deux personnages féminins. Le tout est monté sur la musique de Die Another Day, chantée par Madonna et spécialement écrite pour le James Bond du même titre. On voit donc se dessiner deux thématiques: celle de l’action et celle de la séduction. Ces deux thématiques sont, du reste, également présentes dans les films de James Bond et dans l’œuvre de Madonna. Une fois que l’on met en tension ses deux pôles, combat et sexe, on peut comprendre la cohérence exogène à ce montage de Legend of the Seeker: dans ce clip, il ne s’agit pas seulement d’images en mouvement posées sur une musique, mais d’une dialogie véritable entre images et musique.
M. Chion parle de valeur ajoutée: «[p]ar valeur ajoutée, nous désignons la valeur expressive et informative dont un son enrichit une image donnée, jusqu’à donner à croire, dans l’impression immédiate qu’on en a ou le souvenir qu’on en garde, que cette information ou cette expression se dégage ‘naturellement’ de ce qu’on voit, et est déjà contenue dans l’image seule4».
Dans le clip de Marylin Manson, le principe est le même. Ici, on peut reprendre le terme de «musique emphatique», proposé toujours par M. Chion: «[L]a musique exprime directement sa participation à l’émotion de la scène, en remettant le rythme, le ton, le phrasé adaptés, cela évidemment en fonction des codes culturels de la tristesse, de la gaieté, de l’émotion et du mouvement5». Or, cette vidéo est construite sur deux registres (séduction, provocation, sexualité d’un côté, violence et sang, de l’autre), reliés par les thématiques de la douleur et du sadomasochisme.
Au-delà du simple choix d’une musique, il s’agit, pour le vidéaste, de retenir un interprète pour ce qu’il représente, en s’inspirant de l’image qu’il véhicule auprès de son public. Nos deux exemples le prouvent: Madonna est une figure emblématique de la chanson pop américaine provocatrice (ses clips vidéos des années 80 et 90 ont fait parler d’eux justement parce qu’ils ont été interprétés comme des provocations sexuelles) à tel point que des chercheurs se sont attachés à sa figure, comme le rappelle Marie-Hélène Bourcier dans Queer zone 26: l’article s’appelle «Madonna, érotisme et pouvoir», il date de 1994 et il est signé Baudrillard, Mathieu et Charest. Il en est de même pour le chanteur Marylin Manson qui, outre qu’il est une icône de la scène Métal, est une figure du sadomasochisme – thème qu’il exploite lui aussi dans ses propres clips vidéo.
La «qualité» de ces vidéos ne tient donc pas au seul montage effectué, percutant et synchrone à la musique, mais englobe un certain nombre de critères sémio-pragmatiques comme l’image des interprètes choisis. Tous ces facteurs vont permettre dans bien des cas une réelle dialogie entre image et musique.
Ce premier niveau d’intermédialité réactualise la notion d’objet composite, citée plus haut: les images vont nourrir la musique; la musique et l’interprète vont nourrir l’image, non seulement à travers une cohérence intermédiatique, mais à travers la création d’un contenu autonome et global analysable et interprétable esthétiquement. Cependant, si l’idée d’apport dialectique (esthétique) entre médias est bien fondamentale pour comprendre l’intermédialité, il ne convient pas, à notre sens, de s’y limiter et d’ignorer la valeur communicationnelle qu’elle renferme également.
À ce stade de notre étude, nous tenterons de montrer comment le travail du fan-vidéaste aboutit à une théâtralisation réciproque des images et de la musique.
Les images mettent en effet en évidence, à partir du moment où elles sont musicalisées, une dramaticité supérieure (c’est le rôle de la musique de film classique), mais, dans les clips séries populaires, du fait du montage souvent très rapide, qui émiette les scènes filmiques, l’effet va plus loin qu’une simple dramatisation. Celle-ci, du reste, se perd au sens traditionnel d’accentuation du sens de l’histoire ou de passage à la scène dramatique. L’effet est ici bien plus formel que symbolique: il aboutit en fin de compte à de la chorégraphie, c’est-à-dire à une stylisation et à une esthétisation accrue des corps et de leurs mouvements à l’écran. Le rythme des mouvements, des plans, des enchaînements, des effets spéciaux ajoutés, l’accentuation de détails (gros plan sur les armes, sur les costumes, sur des parties du corps…) par leur répétition, leur ralentissement, ou autres techniques, est porté par la musique. Par ailleurs, la substitution majoritaire de la musique aux mots des dialogues (ou effacement du verbal) entraîne une «hypervisualité» ou une «spectacularité» accrue de ces clips séries par rapport à la série originelle.
Ce que la mise en musique apporte également quelquefois à l’œuvre initiale, c’est la fétichisation ou musicalisation d’une réplique (ou de plusieurs répliques conservées) qui résonne dans sa forme, dans sa sonorité, autant, voire plus, que dans sa signification puisqu’elle est désormais décontextualisée.
Nous nous trouvons dès lors face à un dispositif non plus logico-linéaire (qui est celui de la série épique), mais kaléidoscopique et fétichiste, qui a évidemment pour effet d’érotiser l’œuvre. De même, il apparaît que l’image apporte autant à la musique que la musique à l’image dans la relation intermédiatique en termes de théâtralisation.
En effet, la musique (la chanson choisie) est également modifiée par les images qui lui sont associées et elle se théâtralise à au moins deux niveaux: le texte de la chanson prend du sens au-delà de l’illustration; il peut y avoir détournement et, là aussi, accentuation du caractère érotique, sensuel ou sentimental, éventuellement sous-entendu du texte de la chanson; la musique est flattée dans sa dimension dramatique, rythmique (par une redondance rythmique du montage) ou atmosphérique (par des effets visuels comme le fondu qui s’articule à des nappes sonores au synthétiseur par exemple).
Ainsi, de même que la musique de danse s’érotise à travers le ballet ou la chorégraphie, quand des corps mettent en scène l’effet qu’elle a sur eux, la musique des clips séries prend une dimension physique, érotique, sexuelle, peut-être même sexuée (féminine ou masculine) accrue.
L’érotisation engendrée par la théâtralisation est, dans le cas qui nous occupe ici, une homoérotisation. Les clips choisis proviennent d’un corpus particulier. Dans la série Legend of the Seeker le personnage principal est un jeune homme, Richard Cypher, le sourcier de vérité. La relation amoureuse centrale de la série est une relation hétérosexuelle impossible liant le jeune héros à l’inquisitrice Kahlan Amnel. Celle-ci a le pouvoir de convertir n’importe qui, de le rendre amoureux d’elle, mais aussi de le priver de son libre arbitre en le transformant en esclave. Pour que le héros accomplisse sa destinée, elle doit donc le protéger d’elle-même autant que des autres, et ils ne peuvent consommer leur amour. Les clips séries dont nous parlons ici (quoiqu’il en existe également sur cette intéressante relation hétérosexuelle impossible entre Richard et Kahlan) procèdent de ce que Brecht appelle un décentrement.
Ils se focalisent sur les deux personnages féminins principaux, Kahlan et le personnage de la Mord-Sith, Cara Mason (effaçant ou réduisant le personnage de Richard ou du vieux sorcier qui l’accompagne, qui est aussi un personnage important de l’œuvre); ils explorent leur relation alors que celle-ci ne naît que lors de la seconde et dernière saison de la série. Cette relation est d’abord d’hostilité puis de respect et d’amitié puisque Cara est une ancienne ennemie convertie à Richard, qui désormais l’aide dans sa quête, mais dont Kahlan, dans un premier temps, se méfie.
Les quelques scènes qui unissent ces deux personnages féminins sont déjà légèrement homoérotiques dans la série – car Cara en tant que Mord-Sith est vêtue de cuir rouge, porte un agiel, une sorte d’arme extrêmement phallique, est identifiée comme bisexuelle, plus ou moins SM (il est plus que suggéré qu’elle a eu une aventure sexuelle avec une autre Mord-Sith qu’elle embrasse) et les actrices et réalisateurs, en distillant ce qu’on appelle une tension sexuelle (attraction/répulsion) entre les deux personnages, s’amusent avec la possibilité d’une relation entre elles. Il n’est jamais question d’amour ou de sexualité – Kahlan est sans ambiguïté amoureuse de Richard -, mais ces quelques scènes équivoques, tendues ou intimes, vont inspirer les fanvidéastes à un point tout à fait remarquable.
Dans leurs clips, l’homoérotisme sera porté par la sélection des regards, des gestes – parfois complètement détournés: ainsi, dans un plan de la série, Kahlan exprime sa frustration par rapport à Richard, le clip nous laisse entendre que c’est par rapport à Cara. Les scènes de combat, où paraissent les deux personnages féminins, où elles se battent ensemble contre des ennemis ou entre elles, sont presque systématiquement articulées à des scènes d’émotion ou plus sensuelles, les érotisant par contamination. Pour finir, des scénarios érotiques entiers sont parfois élaborés à partir de quelque chose qui est anecdotique et très implicite dans la série initiale.
Comme la lecture des commentaires d’internautes qui suivent les clips le montre, l’homoérotisation est souvent l’objectif avoué de ces productions de clips. C’est ainsi qu’un créateur (une créatrice) a pu constituer une scène de baiser entre les deux personnages féminins qui n’existe pas dans la série en superposant deux plans.
Cette vidéo est commentée en ces termes:
32anna2538
The scene everyone would have loved. Cara and Kahlan kissing. Great scene. If only it had actually happenedSarah Stewart
I can’t stop watching this. God,i’m so gay
On peut sans doute déduire de ce genre de propos que les créateurs de notre corpus, qui produisent des clips séries lesbiens, sont tous des lesbiennes en manque de représentations de leur sexualité comme peut le suggérer le décryptage des résumés présentations et des pseudonymes (ou pseudo-photos – avatars) utilisés, même si des internautes identifiés comme des hommes paraissent s’y attacher également. Comme le montre le commentaire suivant, il arrive que la question de l’identité sexuelle du producteur soit posée explicitement:
Laismile
This is very lesbian… Are you a guy?legnanettogrof
I wouldn’t say I’m a guy… or gay for that matter. But I could definitely say that I’m BiLocaSexyGirls
Why does it matter if it’s a guy or a girl or gay or straight the point is to enjoy the video and artistic work this person has done and I love it
Malgré cette dernière dénégation formaliste («Qu’est-ce que ça peut faire qu’il s’agisse d’un gars, d’une fille, d’un homo ou d’un hétéro, l’idée c’est de profiter de la vidéo et du travail artistique que cette personne a fait», il apparaît que la question de l’identité sexuelle ou de la sexualité des créateurs de ces clips (et donc de leur motivation fantasmatique et politique) préoccupe les consommateurs/trices de ces productions.
On remarquera également, au-delà de la quête flagrante de représentations d’une sexualité gaie, que ces clips séries virilisent les femmes et que s’y exprime un fantasme positif autour de personnages féminins dominateurs – voire castrateurs…
Sont souvent mis en scène des personnages masculins soumis et violentés par ces maîtresses femmes (scènes que la série elle-même a multipliées). Il est évident qu’une idéologie queer, mêlant féminisme radical et homoérotisme, conscient ou inconscient, traverse ces productions, détournant les représentations des sexes et de la sexualité traditionnelles, mettant en scène les relations entre pouvoir, violence et sexualité peu traditionnelles, mais peut-être excitant également (de façon plus conservatrice?) le voyeurisme masculin ou féminin hétérosexuel (la scène lesbienne étant un cliché du film érotique classique).
Nous opterons cependant pour une interprétation queer de ce travail de représentation des sexes, des sexualités et des porosités entre sexualité et pouvoir, par exemple à travers le motif SM, car l’effacement des personnages masculins, le fait que ces productions soient apparemment majoritairement l’œuvre de femmes (lesbiennes ou bisexuelles) et qu’elles ne soient pas commerciales rend difficile l’interprétation complaisante et exhibitionniste.
Même si, lorsqu’on met une production sur YouTube, on ne choisit pas son destinataire, ces fan-vidéastes s’interrogent sans aucun doute, de leur côté, sur l’identité de ceux qui vont regarder leur œuvre et sur les raisons qui les motiveront pour les regarder: fans de la même série, amateurs des techniques de montage et de mixage, membres de la même communauté sexuelle… Les trois à la fois? Sans doute se projettent-ils dans ceux et dans celles qui vont consommer leur production. Sans doute aussi désirent-ils aider, sans vouloir faire du prosélytisme (ou si?), ceux qui sont en quête de représentations marginales et convaincre ceux qui seraient tentés de refuser ces représentations. À ce sujet, on pourra citer par exemple les échanges polémiques autour d’une série fantastique, Sanctuary, dont le fan-vidéaste avait retenu une unique scène lesbienne très édulcorée impliquant l’héroïne: un commentateur s’est alors insurgé contre la multiplication, à son sens commerciale, de ce genre de scènes dans les films et séries actuels; un autre internaute lui a répondu en l’accusant d’homophobie, etc.
Il demeure par conséquent nécessaire de s’interroger sur la dimension réellement politique (émancipatrice) de ces productions homoérotiques à la fois populaires et marginales.
Avant d’aller plus loin dans l’interprétation politique de ces clips, nous tenons à souligner que les premiers écueils auxquels nous sommes confrontés lors de la naissance de nouveaux objets médiatiques sont ceux de la terminologie et de la typologie.
Typiquement en musique, depuis le début des années 2000, se juxtaposent deux termes, celui de mash up et celui de bootlegs, pour définir des objets sensiblement similaires: à savoir le mixage d’au moins deux titres en un.
En vidéo, ce sont les termes de fanvid ou de vidding7 qui sont retenus et organisés sur des sites8 destinés à répertorier les fanvids en fonction de leur œuvre originale. Wikipedia, dans sa version anglaise, et puisque c’est la seule référence qui nous en donne une définition intéressante, évoque ce phénomène ainsi: le vidding est un travail de fans pratiqué lors d’une adhésion émotionnelle à un media dans le but de créer des vidéos musicales à partir de séquences visuelles d’une ou de plusieurs sources médiatiques. Le créateur peut se focaliser sur un personnage, s’attacher à une relation affective entre deux personnages, critiquer ou célébrer la narration originelle ou revenir sur un aspect de la série ou du film qu’il trouve sous-exploité. Les créateurs se nomment eux-mêmes «vidders», leur production est appelée «vids», «fanvids» ou «songvids», et cette action est désignée sous le mot de vidding9.
Il faut comprendre que ce phénomène participe d’un mouvement plus large. Par exemple, pour les séries télés, les mangas, en BD ou en vidéos animés, il existe des fans subber: le principe est de traduire et sous-titrer des œuvres, le plus rapidement possible, pour en faire profiter la communauté de goût qui s’y rattache. On parle aussi de subscreener, en référence aux écrans. En littérature aussi, on peut consulter des «fan fiction». Le principe est moins de réécrire l’histoire que d’en écrire une entre deux tomes déjà parus, ou d’écrire la suite d’une épopée désormais close par son auteur originel. Ce phénomène a connu une forte audience avec Harry Potter.
D’une manière générale, le terme «fan fiction» nous paraît être le plus englobant pour désigner cette envie de réécriture, de détournement, d’adaptation, en tout cas une forme d’appropriation forte. Là encore, il nous apparaît intéressant de raisonner en termes de degré d’investissement et non d’usages ou de non-usages.
Une remarque à ce sujet: si l’on raisonne en degré d’investissement, cela revient aussi à questionner la notion de fandonisme10. En effet, tous ces créateurs sont désignés, catégorisés, affichés comme «fans». Or, rien ne prouve, à travers cet investissement certainement très chronophage, que les créateurs soient des fans comme l’entendent les sociologues spécialistes de cette question11 – c’est-à-dire faisant preuve d’une adhésion démesurée et parfois irrationnelle provoquant des comportements sortant de la norme. On ferait sans doute mieux de parler de fans ordinaires ou encore de publics particulièrement concernés, comme le fait Sabine Chalvon-Demersay12.
Une autre manière de voir les choses serait de renverser l’hypothèse: ce ne sont pas parce qu’ils ont ces pratiques qu’ils sont fans mais ce sont ces pratiques qui vont redéfinir, re-modéliser, la représentation du fan. Derrière cette réflexion se cacherait la constante redéfinition de la figure de l’amateur à l’heure du numérique. C’est là qu’il devient intéressant de raisonner en termes de degré d’implication plutôt qu’en termes de césure entre réception (privée) et réécriture publique, autrement dit, en termes de temps plutôt qu’en termes d’espace. Car la figure de l’amateur contemporain – qui n’est pas amateur aujourd’hui? – n’est certainement plus à penser par opposition avec celle du professionnel grâce à la distinction, par exemple, entre compétences et non-compétences. Elle serait plutôt à fonder sur l’idée de temps ou de moments de mise au service/à disposition de ses savoirs et savoir-faire pour des activités diverses, culturelles et numériques entre autres. Il apparaîtra alors qu’on peut étendre cette conception de l’amateurisme – par exemple à la cuisine, à l’informatique ou à la mécanique.
Techniquement, les montages des fanvids sont assez minimalistes, voire simplistes. Le montage est quasi systématiquement en cut ou en fondu enchaîné, très rapide, ce qui donne cet effet stroboscopique, un peu «tape-à-l’œil». Ajoutons quelques effets de surimpression, d’accélération ou de ralenti, ainsi que des effets colorimétriques structurant l’unité de ces fragments vidéo. Ces créations ne nécessitent pas une grande formation au montage, la plupart des logiciels vidéo, libres de droits ou non, offrent la possibilité de générer des contenus comme ceux-là. Cela reste techniquement accessible.
En revanche, là où immanquablement les vidders (si l’on retient ce terme) passent beaucoup de temps, c’est dans le séquençage des œuvres originelles, le choix des plans et l’écriture d’une narration non seulement nouvelle, mais soumise à des lois fantasmatiques personnelles ou communautaires puisque la vidéo sera diffusée, et donc partagée. Cela nécessite une connaissance rigoureuse de la série non seulement dans sa diégèse, mais aussi dans sa réalisation.
Donc, tape-à-l’œil peut-être, mais percutant comme les codes des teasers d’aujourd’hui. Il est intéressant de pointer la méticulosité avec laquelle ces internautes créent des fragments finis. Non seulement la narration épouse parfaitement la forme musicale qui l’accompagne et ici la précède, mais, en outre, des cartons ouvrent et ferment certaines d’entre elles, laissant place parfois à une logique d’enchaînement vers une vidéo future (to be continued…). C’est le cas de la vidéo de Die Another Day, dont les codes du clip musical ou de la bande-annonce sont respectés avec la présentation du titre de la série et du «réalisateur» de la vidéo sous le pseudonyme de Rikka, les crédits finaux ainsi que la mention «The end».
D’un point de vue communicationnel, ces objets sont très intéressants parce qu’ils offrent la perspective d’une recréation pour/de soi (fantasme d’histoires n’ayant pas lieu dans la série), pour autrui (les autres fans), ainsi que pour la production qui va pouvoir (ou non) prendre en compte ce message ascendant du public vers la production. À l’ère de la social TV où chaque téléspectateur peut faire connaître son opinion à la production via un tweet ou un message Facebook, il faut voir ces objets médiatiques comme de formidables moyens d’expression parmi d’autres, sur le rapport qu’entretiennent ces fans avec la série. À la production d’en tenir compte ou pas…
Certaines de ces vidéos sont des adresses directes à la production. C’est le cas d’une vidéo, dont le vidder a monté de toute pièce la bande-annonce de la saison 3 à venir, autrement appelée trailer, saison qui n’est pas encore parue (et ne devrait pas l’être).
Là encore, il y a une reprise des codes à la lettre de ce type de message promotionnel (plans courts, musique épique, création de tensions amoureuses ou d’oppositions entre les personnages principaux) avec cette mention finale qui fait tomber le masque quant à la position affective et à l’investissement émotionnel du vidder dans la série: If they’re not idiots it will ! S’ils ne sont pas bêtes, ils feront une troisième saison. La pression s’exerce directement sur les producteurs et financeurs de la série. On renoue avec l’idée que ces vidéos peuvent être de bons vecteurs promotionnels pour la série elle-même. À nuancer tout de même puisque s’il existe une grande quantité de fanvids de cette série comme d’autres, cela ne signifie pas pour autant que ces clips sont très regardés: les audiences sont souvent confidentielles et peu significatives.
Un autre exemple nous plonge un peu plus au cœur de l’intermédialité: c’est cette fois-ci un dialogue entre deux personnages de séries différentes (Lost et Fringe).
Cette pratique intermédiale n’a en réalité que peu de limites: il est désormais possible de mettre en dialogue deux personnages d’une même série, deux personnages de deux séries différentes ainsi certainement que deux personnages de deux médias de nature différente.
Ces clips intermédiatiques ou fanvids relèvent-ils seulement d’un travail ludico-fantasmatique répondant à la pulsion voyeuriste de fan-vidéastes lesbiennes ou peuvent-ils faire l’objet d’une interprétation politique (voire militante) plus sérieuse?
Nous avons vu plus haut que l’érotisation mise en œuvre était une homoérotisation et qu’elle travaillait, par-delà la question de la sexualité, les questions de l’identité et du pouvoir. Peut-être pourrions-nous à présent aller plus loin et considérer que ces œuvres «queerisent» des œuvres initialement normées (effet transformationnel) et/ou en révèlent la dimension queer (effet révélateur) et qu’il ne s’agit pas seulement, en queerisant ainsi une série, de souligner l’érotisme qui s’y dissimule, de féminiser ou d’homoérotiser son contenu, mais de mettre en évidence les relations qui existent entre féminin, pouvoir et violence.
Le rapport féminin/pouvoir se joue à trois niveaux, nous semble-t-il, dans la plupart des fanvids homoérotiques lesbiens tirés de Legend of the Seeker:
Une forme de féminisme, dès lors, caractériserait ces productions de «résistance» à la norme par les fan-vidéastes de Legend of the Seeker et de son ancêtre du tournant des années 90-2000, Xena.
Toutefois, si nous pouvons parler sans crainte de production politique féministe, nous échappons peut-être par la bande à la «vision substantielle», dénoncée par Marie-Hélène Bourcier dans Queer Zone II, «des rapports de pouvoir, hantés par des entités monolithiques – ‘les hommes’, ‘les médias’, ‘l’hétérosexualité’ du féminisme classique»; ici, nous n’avons pas une «vision restrictive et purifiée de la violence» où «le sujet politique lesbien radical» serait «toujours innocent en se consacrant à la lutte contre l’oppression» de «l’ennemi mâle violeur». Il apparaît plutôt que le voyeurisme, le fantasme obsessionnel, le fétichisme (dont certains psychanalystes ont prétendu qu’il n’appartenait pas aux femmes, nous dit M.-H. Bourcier après Teresa de Lauretis) que manifestent ces créations se féminisent et que la violence et le pouvoir, qu’elles mettent en scène avec complaisance, ne sont pas l’apanage des hommes. Il semblerait, par conséquent, que nous nous trouvions vraiment confrontés à une stratégie féministe queer telle que Marie-Hélène Bourcier la définit ici après avoir analysé entre autres le féminisme cyborg de Donna Haraway:
L’objectif est de s’opposer à toute idée de supériorité morale féminine, d’innocence et de plus grande proximité avec la nature; de ne pas enraciner les politiques dans une position privilégiée d’opprimée qui incorpore les autres oppressions […].14
Il ne s’agit plus seulement de faire la critique des autres, mais avant tout «de soi» (selon la définition d’un art politique par Denis Guénoun15) et, sans culpabilisation, de prendre conscience du fait que les femmes sexualisent à leur tour (elles l’ont sans doute toujours fait, mais certaines l’assument désormais publiquement) leur approche de la culture et de l’art, qu’il n’est pas l’apanage des hommes de fantasmer et d’érotiser l’esthétique sur un mode obsessionnel – bref, de «chercher du sexe partout» dans les œuvres.
Marie-Hélène Bourcier cite dans son dernier Queer Zone des études montrant le caractère émancipateur des productions populaires de masse (des romans Harlequin aux productions des trekkies, fans de Star Trek qui réécrivent collectivement des épisodes de la série… pour «introduire dans la série ce qu’ils n’y trouvent pas»). Ensuite, elle précise:
[…] le rewriting d’une production commerciale de masse débouche sur une activité culturelle conforme aux objectifs du féminisme réformateur. L’exercice de la résistance se situe donc au niveau des usages et des pratiques qui peuvent également déboucher sur des productions alternatives et infléchir réellement les contenus des industries culturelles.16
Elle parle, pour finir, «d’une stratégie de production de nouvelles représentations des genres que favorisent la culture de masse ou des micromédias plus accessibles17».
Il apparaît que certaines productions de fanvids, que les progrès techniques et la démocratisation de ces progrès ont rendu possibles, relèvent sans aucun doute de ces stratégies ou encore «micro-pouvoirs» politiques participant à un processus d’émancipation par l’expression des désirs individuels et/ou communautaires et à l’élargissement quantitatif et qualitatif des représentations de la sexualité, dont la culture contemporaine dite savante, paradoxalement plus formatée, devrait peut-être s’inspirer.
La rencontre de la musique pop et de l’image pop ne pouvaient pas ne pas se faire, semble-t-il, dans ces productions ultra-contemporaines à la fois modestes et ambitieuses qui ont tous les défauts (brièveté, esthétisme, hyper-visualité ou complaisance visuelle, caractère obsessionnel et monomaniaque, exhibitionnisme, érotisme parfois facile…) et les qualités des œuvres postmodernes (interdisciplinarité, rejet des normes formelles et morales, articulation du marginal et du populaire, absence d’autocensure, conscience de la dimension technique des dispositifs artistiques, réception créative…).
À travers ces Objets Médiatiques Non – ou plutôt encore Peu – Identifiés, l’intermédialité qui se gausse des distinctions de genre, des normes de valeur, et qui présuppose l’enrichissement d’un média par un autre média, leur plasticité comme leur spécificité technique, semble donc être à la fois l’espace privilégié et la modalité idéale de ce travail politique queer sur nos représentations.
Concernant le concept d’intermédialité lui-même, il convient sans doute, pour finir, d’avoir à l’esprit qu’il revêt une pluralité de sens sous prétexte que, dans la société actuelle, tout est ou tout fait média. En soi, il est vrai que le théâtre ou le cinéma peuvent aussi être considérés comme des objets médiatiques. Pour autant, comme nous le rappelions ci-dessus, la définition de l’intermédialité ne peut se limiter à l’apport mutuel (formel) entre deux œuvres audiovisuelles. Il ne nous semble pas juste de dire, par exemple, que la question du théâtre filmé18 soit une problématique de l’intermédialité si le regard qui est porté sur ces deux médiums mis en tension est un regard uniquement esthético-esthétique. Le regard disciplinaire que l’on porte sur cette intermédiation est essentiel pour pouvoir la penser comme telle…
Ainsi, décrire la dialogie entre deux médias et ses effets esthétiques ne suffit pas à définir l’approche intermédiale d’un objet donné. Il convient d’y associer une interprétation communicationnelle sémio-pragmatique afin d’aboutir à une conceptualisation nouvelle qui tienne compte des intermédiations imposées par le numérique. Nous pensons en effet que la définition de l’intermédialité dépend moins du média que du médium et du regard que l’on porte sur lui. Si, depuis trop longtemps, les sciences esthétiques et les sciences de la communication au sens large du terme travaillent indépendamment les unes des autres sans se rencontrer sur des corpus communs, il nous est apparu que l’intermédialité ne prenait vraiment tout son sens que lorsque ces deux champs disciplinaires s’articulaient, dialoguaient et proposaient de faire émerger des interprétations nouvelles dans un contexte historique et technique donné. C’est, d’une certaine façon, ce que nous avons tenté de faire dans cet article en analysant des productions YouTube d’un point de vue à la fois communicationnel et esthético-politique (ici, à l’aune de la théorie queer).
Aussi croyons-nous qu’il serait pertinent de construire à présent une réflexion historiciste et interdisciplinaire sur le médium internet dans son ensemble (en abordant la pluralité de ses «productions»19) afin de savoir s’il ne serait pas l’espace privilégié (et surtout le plus novateur) de la construction d’une intermédialité (techniquement, formellement, pragmatiquement et symboliquement) contemporaine.
1. Michel Chion, L’Audio-Vision, Armand Colin, 2005, p. 140.
2. Cette vidéo est parfois non accessible sur YouTube pour des questions de droits d’auteurs. D’expérience, elle le redevient quelques semaines plus tard.
3. Ibid., p. 55.
4. Ibid., p. 8.
5. Ibid., p. 11.
6. Marie-Hélène Bourcier, Queer Zone 2, op. cit., p. 131.
7. À ne pas confondre avec VJing qui est une technique de projection d’images lors d’un concert.
8. http://fanvid-recs.com/; http://fanvid.org/
9. Vidding is the fan labor practice in media fandom of creating music videos from the footage of one or more visual media sources, thereby exploring the source itself in a new way. The creator may explore a single character, support a particular romantic pairing between characters, criticize or celebrate the original text, or point out an aspect of the TV show or film that they find under-appreciated. The creators refer to themselves as “vidders”, their product as “vids”, “fanvids”, or “songvids”, and the act itself as vidding. Consulté sur Wikipédia, le 18/02/2013, URL: http://en.wikipedia.org/wiki/Vidding
10. Nous utilisons volontairement ce terme, pour ne pas utiliser le mot «fanatisme», aux connotations religieuses ou politiques, comme le fait remarquer Philipe Le Guern, dans son article «No Matter what they say, they can never let you down…», Réseaux, n° 153, 2009/1, p. 25.
11. Ibid., p. 23.
12. Ibid., p. 44.
13. Voir vidéo publiée le 18 oct. 2010 avec ce commentaire du vidder: The Confessor and the Mord Sith have feelings for each other but none of them wants to admit it. Until Cara, who is fed up with these mindfucking games, finally confronts Kahlan. NO COPYRIGHT infringement intended. The song is Rev 22 20 by Puscifer. The show belongs to R. G.Tapert and S. Raimi.
14. Queer Zone 2, op. cit., p. 130.
15. Denis Guénoun, L’Exhibition des mots, «Penser le théâtre», Circé, 1998, p. 113
16. Ibid., p. 69.
17. Ibid., p. 69-70.
18. Si l’on reprend l’exemple de la communication d’Eric Mechoulan intitulée «L’intermédialité à l’âge du numérique» (08/01/2013, séminaire Dispositifs plastiques et intermédialité, LLA CREATIS, Université Toulouse II – Le Mirail), présentant la scène finale du film Molière de Mnouchkine, la définition de l’intermédialité souffre ici précisément d’une déficience parce que l’analyse qui en a été faite était une analyse exclusivement esthétique de l’effet de la présence du théâtre sur la forme cinématographique. Nous accordons tout à fait que cette analyse fait émerger une dialogie intéressante entre ces deux arts qui provoque une émotion particulière, mais il nous semble plus juste alors d’utiliser des notions antérieures à celle d’intermédialité comme intertextualité ou interdisciplinarité.
19. On peut citer d’autres objets qu’il serait très intéressant de situer par rapport à l’intermédialité: l’exemple des plateformes de rediffusion de la télé de flux (comme pluzz ou myTF1), celui de la presse en ligne qui agrège des contenus qui ne sont plus seulement textuels ou encore celui des sites en ligne des grandes radios hertziennes, dont les émissions principales sont filmées et retransmises en direct sur leur site.
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