Tous avaient des appréhensions, plusieurs espéraient qu’elle se casse la gueule. Certains ont même dit que les artistes invités du spectacle de la mi-temps du Superbowl sont signe de hasbeenitude, même si tous ceux des dernières années (à l’exception des Who en 2010) prouvent le contraire. La barre était haute pour Madonna. Elle nous avait assuré, le vendredi précédent le Superbowl, qu’elle «n’avait jamais travaillé aussi fort, en 25 ans de carrière» (elle se trompe, puisqu’elle fait carrière depuis maintenant 30 ans – malgré les prédictions de «suicides commerciaux» proférées par au moins un journaliste à chaque deux-trois ans). Spectacle à la hauteur de son travail acharné, la prestation a été de courte durée (en deçà de treize minutes), mais garnie de chansons, de procédés visuels, de costumes, de danseurs, d’acrobates, de caméos, de chanteurs, tout cela maîtrisé à un point tel qu’elle en a paru deux fois plus longue. Mais au-delà de la qualité de ce spectacle (qui paraît amplement apprécié, si on se fie aux critiques du lendemain), ce qui ressort le plus, c’est comment Madonna a rendu ce Superbowl le plus queer de tous les temps. Pour voir comment Madonna accomplit cela, il faut effectuer un détour par l’idéologie de la musique populaire. Mais tout d’abord, revivons la prestation en quelques phrases.
Madonna est arrivée trônant sur un grand char allégorique affublé de gigantesques toiles, tiré par une horde de soldats romains, référence directe à Cléopâtre, en entamant «Vogue». Chorégraphié au quart de tour et bénéficiant de videomapping au sol (pensant donc aux spectateurs haut dans les gradins), le medley s’est poursuivi avec «Music», son hit de l’automne 2000. Des plates-formes montantes et descendantes ont agrémenté la prestation. «Music» a été fondue avec des hits de LMFAO. En plein milieu du medley, Madonna nous a présenté sa nouvelle chanson «Give Me All Your Luvin’», avec les participations de Nicki Minaj et M.I.A. (qui nous a montré son majeur, mais de manière si furtive et rapide que je me demande bien comment autant de gens ont pu le remarquer!). Une fanfare présidée par Cee-Loo entre ensuite sur scène, en chantant quelques lignes de «Open Your Heart» et de «Express Yourself» avec Madonna. Grâce au videomapping, le terrain se football semble disparaître sous la scène, donnant place à un décor apparemment flottant (surtout avec les milliers de cellulaires allumés dans les estrades, semblables à autant d’étoiles), alors que les premières notes de «Like A Prayer» sont entendues. Un chœur de 200 personnes consacre cette finale du medley. Madonna disparaît alors sous la scène abruptement, dans un tunnel de fumée provenant de sous la scène.
Au-delà des scandales faciles, de sa volonté de rester jeune à tout prix malgré ses 53 ans, de ses albums en dents de scie, de sa sexiness parfois brutale et de sa foi absurde en sa carrière cinématographique, Madonna reste une incontournable de la culture populaire des trente dernières années. Elle a réussi ce que peu de musicien(nne)s ont accompli: elle a ajouté une touche de queer à la musique populaire et elle a été célébrée pour cela. Davantage, elle a réussi à valider la sphère corporelle dans la musique populaire. La sphère corporelle a en effet été mise de côté depuis que les journalistes rock ont consacré comme art le rock cérébral des Beatles, des Rolling Stones, de Bob Dylan et de la scène de San Francisco des années 1960 (Gendron, 2002). En effet, l’excellence artistique dans le monde du rock, tout comme dans d’autres domaines consacrés par ailleurs, se jauge surtout à l’aune de l’abstraction, des justifications esthétiques ou de l’invocation de motifs politiques à l’œuvre musicale (Railton, 2001; Gendron; 2002, Lindberg et al., 2005)1. Des genres ou styles musicaux mettant en valeur le corps au lieu de l’esprit, comme le disco, le pop bonbon, le eurodance, – en fait, pas mal tout ce qui fait danser –, ont souvent été mis de côté et ridiculisés, surtout pour deux raisons (Railton, 2001; McClary, 1991).
En premier lieu, la sphère du corps est surtout associée aux femmes et à la féminité (Railton, 2001; McClary, 1991). La musique populaire, depuis qu’elle est dominée par la culture rock (soit depuis les années 1960), rejette des valeurs reliées à une sphère plus «traditionnellement féminine»: la domesticité, la monogamie, le sentiment de sécurité et la docilité (Strohm, 2004). Le binaire qui est ainsi créé sépare ce qui est valable et digne d’appréciation de ce qui ne l’est pas. En ce sens, la masculinité est associée à ce qui est authentique et rebelle, alors que la féminité relève plutôt du style pop, et est jugée vulnérable, mainstream et commerciale (Walser, 1993; Frith et McRobbie, 1990 [1978]; Thornton, 1996). De la sorte, les femmes ne sont pas encouragées à tenir un rôle actif dans la musique populaire, mais plutôt le contraire: elles deviennent surtout des fans, des groupies, des épouses, des muses, en quelque sorte des «aidantes naturelles» (Bayton, 1997; Coates, 1997; Strohm, 2004). Les femmes sont ainsi devenues des «Autres» de la culture rock (Bayton, 1997). En effet, lorsque la culture rock est considérée dans son ensemble, les chercheurs s’entendent pour dire qu’elle est centrée sur les hommes et que la musique, les instruments, le langage – autant dans les diverses publications (articles, entrevues, critiques) que dans les chansons –, les photographies, les dispositifs scéniques, etc. tout est généralement axé vers une reproduction de ce pouvoir masculin (Bayton, 1997; Cline, 1992 [1986], Coates, 1997; Davies, 2001; Garratt, 1990 [1984]; McSwain, 1995; Millard et McSwain, 2004; Strohm, 2004; Thornton, 1996; Walser, 1993; Weinstein, 2000; Wise, 1990 [1984]). Les journalistes de musique populaire préfèrent la sphère masculine au détriment de la sphère féminine (Coates, 1997). En somme, il y a une essentialisation en cours, depuis fort longtemps, comme de quoi la (bonne) musique est faite par des hommes (Coates, 1997).
En deuxième lieu, c’est moins la musique même qui est ridiculisée ou mise de côté que l’idée reçue des fans d’un musicien(nne). En effet, l’idée des fans, dans les représentations sociales du fandom, est plutôt associée à l’obsession compulsive ou au danger monomaniaque (Jensen, 1992). De plus, les fans sont souvent divisés selon leur sexe: alors que les hommes sont représentés plutôt comme des connaisseurs ou des experts de leur sujet de prédilection (le vin, le indie-rock, la littérature), les femmes (tout comme les filles et les homosexuels) sont des groupies, déchaînées, hors-contrôle et sur-enthousiastes (la Beatlemania, le karaoké, Brad Pitt) (Jenson, 1992; Straw, 1997; Garratt, 1990 [1984]). De la sorte, la «musique qui fait danser» est banalisée, car c’est une musique qui plaît (supposément) surtout aux femmes et aux homosexuels. Les représentations de ceux et celles qui fréquentaient le Studio 54 à New York sont des femmes et des gais. Ceux qui ont dansé sur ABBA sont des femmes et des gais. Ceux qui aiment Madonna sont des femmes et des gais2.
Justement, Madonna a donné ses lettres de noblesse à la musique pour danser. Tout d’abord, sa surprenante longévité, ajoutée au fait qu’elle ait vendu 64 millions d’albums en carrière, garantit son poids culturel: les commentateurs en parlent et valident ce qu’elle fait, car «on ne peut plus lui échapper» (Gendron, 2002). Aussi, cette validité ruisselle sur d’autres aspects de sa production: ainsi, la culture gaie, qu’elle a toujours mise à l’honneur dans son œuvre (tout comme les homosexuels constituent une bonne partie de ses fans), bénéficie d’une meilleure inclusion au sein de la musique populaire. Mais surtout, la longévité de Madonna et sa navigation précautionneuse sur différents courants de la musique populaire a assuré que sa (ses) féminité(s) soi(en)t éventuellement prise(s) au sérieux dans le monde de la musique populaire. En effet, elle a multiplié les performances de genre (Butler, 1990) et a incarné différentes versions de la féminité, comme beaucoup d’autres musiciens ont incarné différentes versions de la masculinité avant elle. Révisons sommairement: «boy toy» dans «Like a Virgin», Marilyn Monroe dans «Material Girl», mère adolescente dans «Papa Don’t Preach», Marie-Madeleine blasphématoire dans «Like a Prayer», capitaliste tyrannique dans «Express Yourself», vamp dans «Vogue», porn star S&M dans «Erotica», maman sage dans «Drowned World», cowgirl proxénète dans «Music», reine du disco dans «Hung Up», Cléopâtre à la mi-temps du dernier Superbowl. Aussi, de par ces performances, elle a mélangé les codes de genre de la musique populaire. Puissante, honnête, articulée, mais résolument pop, sexy et provocante, elle a réussi à légitimer autant de confusions au niveau sexuel, autant de moments queer. De la sorte, elle a ouvert les possibilités de performances de genre pour les fans et les jeunes musiciennes (à ce titre, la participation de Nicki Minaj et M.I.A. dans la nouvelle chanson de Madonna n’est pas gratuite) (McClary, 1991). En bref, Madonna a insufflé une performance camp valable au sein de la musique populaire; elle lui a permis d’être queer.
Revenons au spectacle de la mi-temps du Superbowl. En fait, avec sa prestation au Superbowl, Madonna a réitéré ce qu’elle fait de mieux depuis «Holiday» en 1983. Elle a insufflé une queerness à l’événement sportif le plus regardé annuellement. Le Superbowl s’est déroulé cette année à Indianapolis, une ville ouvrière du Midwest états-unien autrement plus connue pour sa course de formule Indy. En outre, le football est un sport considéré comme un symbole des États-Unis profonds. Nous avons donc un spectacle symbolisant une épiphanie d’une culture vaguement, voire résolument homophobe, se déroulant dans une ville ouvrière du Midwest. Bref, nous sommes loin de la sophistication du Studio 54 de New York. Pourtant, Madonna a fait suivre les numéros de danse, les références à la culture camp (Cléopâtre en tête), et le lip-synch (pratique honnie puisqu’elle met de l’avant l’artifice, considérée comme l’opposée de la sincérité et de l’authenticité, valeurs sacro-saintes de la musique populaire). Madonna a ainsi offert une pause queer à un événement qui célèbre la masculinité virile dans toute son ardeur. Et pour cela, elle mérite encore sa place comme Reine de la Pop.
Notes
1. Une trop grande cérébralité, comme dans le cas de la musique progressive (Emerson, Lake & Palmer, Yes, Asia) amène également un dédain de la part des journalistes.
2. Évidemment, je parle ici de représentations sociales plus larges. Les hommes hétérosexuels peuvent aimer et danser sur du Madonna, bien entendu!
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