Publié sous forme de roman en 1857, Madame Bovary1 de Gustave Flaubert a fait scandale. Le récit relate la vie d’Emma Bovary depuis sa rencontre avec son futur mari, le docteur Charles Bovary, jusqu’à sa mort quelques années plus tard. Emma adore lire des romans d’amour. Après son mariage, elle sombre dans un ennui profond et finit par tomber entre les mains de deux amants. Endettée et abandonnée par ses amoureux, elle se suicide. Flaubert sera acquitté à la suite de poursuites contre son roman «pour offense à la morale publique et religieuse, et outrage aux bonnes mœurs2». Les conséquences sociales de ce texte sont énormes. Des enjeux, tels que le statut de la femme, son droit à la lecture et son discours absent de la société sont remis en question. D’ailleurs, cette œuvre a fait l’objet de nombreuses adaptations cinématographiques. À travers les films d’Alexandre Sokourov (Sauve et protège3) et de Manoel de Oliveira (Val Abraham4) ainsi que de la version flaubertienne originale, nous analyserons le suicide d’Emma et ses différentes représentations. Nous voulons démontrer qu’il n’est pas la construction d’une parole propre pour le personnage féminin, mais bien le résultat d’une pression socio-discursive.
Nous commencerons par analyser l’impossibilité pour l’héroïne de s’exprimer librement dans sa société. Chez Flaubert et Oliveira, cela se traduit par une constante prise en charge du discours féminin par l’intermédiaire du narrateur. Nous n’avons donc aucun accès direct aux pensées d’Emma. Chez Sokourov, l’absence de parole n’est pas supportée par l’omniprésence d’un narrateur, mais apparaît dans l’image à travers l’enfermement de la femme dans des espaces (sa chambre et son corps) continuellement envahis par l’homme. La pression masculine, si forte tout au long du récit, ne peut mener qu’au suicide. Dans les trois versions de Madame Bovary, la honte et l’humiliation se côtoient avant le passage à l’acte d’Emma. Ces sentiments sont exprimés par le narrateur ou l’image. Nous remettons alors en question la possibilité du suicide comme un choix personnel pour l’héroïne quand toute une société l’y pousse. Il y a quand même, chez Flaubert, un espoir pour la parole féminine. En effet, le dernier rire d’Emma surgit littéralement de ses entrailles comme une provocation envoyée aux hommes qui ont étouffé son discours. Quelques variantes sont pourtant apportées aux adaptations filmiques. Par exemple, aucun des deux films ne reprend le dernier rire d’Emma qui nous semble important. Oliveira nous fait savoir qu’Ema5 va mourir par des procédés cinématographiques spécifiques, mais la façon dont cela est présenté nous laisse aussi imaginer la possibilité d’un accident. De son côté, Sokourov ne fait place à aucune liberté discursive pour son personnage principal féminin alors que celle-ci est mourante. Par contre, il attire notre attention sur sa représentation fantastique de la mort, complètement opposée à celle de Flaubert.
Dans la version flaubertienne, Emma n’a pas de parole qui lui est propre. Ses sentiments sont exprimés par un narrateur inconnu extradiégétique-hétérodiégétique, majoritairement en focalisation interne sur l’héroïne: «[…]; elle ne partageait pas son humiliation, elle en éprouvait une autre: c’était de s’être imaginé qu’un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n’avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.» (Flaubert, 194). La psyché d’Emma nous est révélée par une instance externe à elle-même qui la détache de toute proximité possible avec le lecteur. Nous irons même jusqu’à dire qu’elle est «infantilisée», c’est-à-dire mise sous la tutelle d’une instance narratrice. En soi, l’héroïne semble incapable de supporter ses propos dans un dialogue, de s’exprimer par elle-même. Selon les propos de Michael Danahy: «This appropriation of authority over language necessarily entails the linguistic alienation and expropriation of Emma.» (Danahy, 156). Le détachement de la parole féminine est favorisé par l’utilisation du style indirect libre que fait Flaubert. Les marques de subjectivité d’Emma sont, en grande majorité, contenues dans les dires du narrateur et différenciées par une ponctuation précise: «C’est alors qu’Emma se repentit!» (Flaubert, 184). Le point d’exclamation laisse transparaître une émotion beaucoup plus forte malgré l’absence du pronom personnel «je». À certains moments, nous en venons à confondre la parole du narrateur et la pensée de l’héroïne: «Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombés dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu’elle avait désiré, tout ce qu’elle s’était refusé, tout ce qu’elle aurait pu avoir! et pourquoi? pourquoi?» (Flaubert, 195). Nous remarquons une précipitation de la ponctuation qui signale une émergence d’une certaine intériorité, comme si Emma essayait de mettre brièvement ses sentiments dans la «bouche» du narrateur. Le langage de Madame Bovary «is no more than a form of clothing, both instrument and image of imprisonment.» (Danahy, 136). C’est un instrument qui la manipule, de par l’omniprésence du narrateur se chargeant de sa parole, mais aussi une image d’emprisonnement parce qu’elle ne peut se manifester que par un intermédiaire discursif.
Dans Val Abraham, Oliveira reprend la figure du narrateur, en voix hors champ, pour relater le récit d’Ema. C’est la même domination de la focalisation interne et de l’instance narratrice extradiégétique-hétérodiégétique que chez Flaubert. Avant d’entrer dans une analyse approfondie des conséquences de la représentation de la parole féminine par une entité externe, il nous faut préciser la relation du réalisateur à la littérature. Son rapport à celle-ci est «une alternance entre la nostalgie d’une présence (le texte s’avérant secondaire) et la crainte d’une insuffisance de l’image (le texte devenant alors nécessaire) […].» (Lavin, 43). Nous retrouvons donc, en général, la forte présence de la littérature chez Oliveira. Est-il possible alors de différencier la touche personnelle du réalisateur de la transposition de l’atmosphère discursive flaubertienne?
Il s’agit en fait d’un travail complémentaire plutôt qu’une simple distinction entre les deux. Oliveira explicite le genre de son narrateur par sa voix distinctement masculine, contrairement à Flaubert. Ce qui permet d’atteindre un haut niveau de domination discursive machiste. La prise de parole du narrateur mâle survient à des moments très précis pour compléter la pensée d’Ema. Dans une scène de souper entre couples6, une discussion sur l’amour commence. Tout au long de la scène, le narrateur s’immisce de temps en temps dans le récit pour exprimer les sentiments qu’Ema retient. Cette dernière n’extériorise pas réellement ce qu’elle ressent. Plus tard7, la voix qui raconte le récit accapare l’espace narratif pour elle seule. L’image semble alors se figer, attendant la fin de la prise de parole du narrateur. Celui-ci poursuit ses réflexions au sujet de l’héroïne, révélant une profondeur qu’elle avait dissimulée. Le début de la scène est aussi révélateur. Nous rencontrons là la spécificité de la réalisation d’Oliveira. Alors que l’hôtesse demande à Ema ce qu’elle sait de l’amour, celle-ci répond par une question pour lui demander ce qu’elle devrait en savoir. Il y a véritablement un détournement de la part de l’héroïne qui lui permet de ne pas se dévoiler. Il se crée ainsi une distance entre le spectateur et le personnage, voire l’actrice: «Il la [la notion de personnage] maintient plutôt à distance de celui ou celle qui a la charge de l’incarner […]» (Lavin, 144). Le style d’Oliveira favorise le détachement entre spectateurs et acteurs(rices). Souvent, ces derniers(ères) nous «apparaissent comme des somnambules» (Lavin, 144) guidé(e)s explicitement par une autorité langagière. Nous pouvons donc supposer que la touche personnelle du réalisateur contribue au maintien de l’atmosphère discursive flaubertienne. Mais, l’intervention du narrateur à voix masculine à des moments précis ne fait qu’accentuer l’impression de prise en charge de la parole féminine. Par conséquent, les deux entités mâles (réalisateur et narrateur) jouent un rôle majeur dans l’effacement du discours de l’héroïne.
L’adaptation cinématographique de Sokourov est intéressante parce qu’elle ne reprend pas l’idée d’un narrateur en voix hors champ. La prise en charge du discours féminin passe par le langage des images. L’envahissement masculin est rapidement présenté, c’est-à-dire que l’ouverture du film 8 se fait dans le lieu d’enfermement de l’héroïne9, sa chambre. Normalement, cette dernière est un lieu intime, mais le premier plan nous montre un homme en train de marchander avec la femme. Dès le début, la figure masculine est présente dans l’endroit privé par excellence alors même que la servante change les draps. Que ce soit à la suite d’une nuit d’amour ou par simple hygiène, il est incongru qu’un marchand surgisse à ce moment-là dans cet espace-là. Ce lieu joue un rôle important dans la représentation de la parole du personnage principal féminin, de par le jeu constant dont il est motivé entre l’extérieur (l’immensité du paysage visible par la fenêtre) et l’intérieur (la chambre): «l’enfermement résulte d’un principe d’écart et d’ouverture imbriquant le dehors au-dedans tout au long de l’exploration filmique» (Arnaud, 28). Dans Sauve et protège, la chambre de l’héroïne représente l’intérieur dans lequel celle-ci est enfermée, mais nous avons toujours cette vue, en fond de plan, sur l’immensité extérieure grâce à la fenêtre ouverte. Les hommes sont, en quelque sorte, des figures externes apparaissant à toutes heures du jour ou de la nuit et ne laissant au personnage principal féminin qu’une intimité bafouée. Une scène particulière nous démontre l’envahissement spatial par l’homme. À 1 heure 3 min. 17 sec., la caméra filme l’héroïne et son mari faisant l’amour. Trois secondes plus tard, le voisin entre, sans frapper, accompagné de son stagiaire. Il est clair qu’il n’y a donc pas de respect pour la vie privée de la femme. D’ailleurs, l’envahissement masculin n’est plus que spatial, nous constatons dans ce plan une incursion physique de l’homme DANS la femme par l’acte sexuel lui-même: «l’enchaînement filmique chemine toujours vers l’intérieur en dépit des apparences» (Arnaud, 32). La progression filmique des scènes nous fait entrer de plus en plus dans l’espace intime de la femme. L’accumulation d’amants transforme même le corps du personnage principal féminin en un lieu où l’invasion masculine est récurrente. Comment savons-nous donc le mal-être que lui apportent ces situations de soumission? Tout au long du film, il arrive à l’héroïne de subitement se mettre à parler en français. Ce changement radical de langage nous est apparu comme l’expression d’un rejet de l’étranger, de l’intrus. Nous avons donc cherché à comprendre le lien entre son corps, devenu le lieu d’intrusion des hommes, l’apparition du français, de plus en plus récurrente au fur et à mesure que le sexe masculin s’empare de ce lieu, et l’absence de discours propre chez la femme.
Par le biais des théories du deuil de Maria Torok et de Nicolas Abraham dans L’écorce et le noyau10, Diane Arnaud analyse l’espacement des lieux clos dans Pages cachées11 de Sokourov. Nous voulons reprendre les perspectives émises par Arnaud afin d’expliquer où se situe, psychanalytiquement, la perte de la parole chez l’héroïne de Sauve et protège. L’analyste du cinéma de Sokourov commence par résumer les dires de Torok et d’Abraham au sujet de l’incorporation et de l’introjection12, deux mécanismes opposés lors du travail du deuil. Ces derniers ont inspiré aux deux psychanalystes la possibilité d’un lieu cryptique dans la psyché. Arnaud résume la définition de celui-ci comme «un lieu clos au sein du Moi mis en place pour garder secret le traumatisme de la perte qui n’a pas été introjectée» (Arnaud, 34). Selon Jacques Derrida13, cette crypte psychique n’est pas un lieu étanche, mais au contraire perméable. Arnaud explique alors que: «Ce qui est secret, l’échec de l’introjection, suppose qu’on le dise à une oreille à la fois complice et sourde. […]. Le morcellement et la fracture de la topique viennent de la tenue du secret à l’extérieur, à l’étranger» (Arnaud, 36). L’expression langagière devient donc le signe d’un enfermement psychique.
Les propos d’Arnaud nous laissent ainsi supposer que, dans Sauve et protège, l’héroïne n’a pas fait «le deuil» d’une perte du discours. En soi, elle n’accepte pas sa soumission langagière. Dans la scène que nous étudiions précédemment, à 1h. 4min. 10 sec., la femme commence à parler en français. Elle est nue dans son lit, entourée d’hommes qui lui font cercle. Elle dévoile, par l’exploitation de la langue française, un enfermement non plus seulement externe, mais aussi interne. Alors que l’intrusion perpétuelle de l’homme dans son corps atteint cette crypte psychique, la femme nous dévoile en retour cette dernière par l’expulsion d’une langue étrangère. Elle ne peut parler le russe, la langue de l’oppresseur. La francisation de son langage devient donc nécessaire.
Dans les trois œuvres étudiées, nous remarquons une prise en charge du discours féminin. Qu’elle soit établie par une instance narratrice ou par le langage cinématographique d’une psyché, le sexe masculin y a son importance. Une fois cela démontré, nous pouvons analyser les représentations des sentiments précédant le suicide d’Emma.
À la veille de son suicide, Emma exprime la honte et l’humiliation de sa ruine. Les sentiments qui l’habitent sont supportés par le style indirect libre de Flaubert. Danahy explique l’importance du style d’écriture de l’auteur dans son rapport à la société. Il écrit: «Flaubert’s style was finely tuned to register or resonate with the rules of discourse that a society may find it imperative and in its best interests to leave only in an indirect form» (Danahy, 129). En effet, Emma exalte de plus en plus une frustration envers les hommes qu’il est plus facile de faire passer par la voix du narrateur. Nous sentons une haine de la continuelle soumission de son discours donc, d’elle-même: «Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l’exaspérait» (Flaubert, 310), ou encore plus explicitement: «Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous; et elle continuait à marcher rapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant d’un œil en pleurs l’horizon vide, et comme se délectant à la haine qui l’étouffait» (Flaubert, 309). Pour les convenances de l’époque, il était préférable de ne pas mettre des pensées de révoltes directement dans la bouche d’Emma. D’ailleurs, les seules fois où cette dernière prend la parole au sujet de la honte qui la possède, l’héroïne essaie d’excuser ses actes de mendicité: «J’aurais dû m’épargner cette dernière honte» (Flaubert, 316). En soi, nous ne connaissons les vrais sentiments d’Emma que par l’intermédiaire du narrateur, ses tentatives de paroles n’étant présentes que pour lui sauver la face dans les derniers déboires qui lui arrivent. Quand Danahy explique que: «Each of the male figures in Emma’s life articulates and enunciates a set of norms by which she is to be measured and her conduct evaluated» (Danahy, 129), nous pensons évidemment qu’il soit normal qu’une femme de son temps soit honteuse de quémander de l’argent à des hommes. Nous supposons ainsi que le suicide, l’aboutissement de la honte d’Emma, est en fait le résultat de fortes pressions sociales érigées par un discours dominant masculin.
Dans Val Abraham, l’apparition de la honte et de l’humiliation survient après une ultime discussion au sujet de l’amour. Un dernier homme veut posséder Ema, mais elle refusera. À 3 heures 8 min. 56 sec., le narrateur prend la parole pour mettre à jour les sentiments du personnage principal féminin alors que celle-ci quitte la pièce et son prétendant. Le plan suivant nous intéresse particulièrement14. L’image d’Ema parvient à la caméra par l’intermédiaire d’un petit miroir rond qui nous fait penser aux photographies encadrées dans les salons mortuaires durant l’office. À côté de ce miroir se trouve une vraie photographie, celle de sa mère décédée. Durant ce plan, le narrateur parle de l’héroïne. Comme le signale Lavin: «Dans le film, Ema est une présence, une image (voir l’insistance de la métaphore spéculaire) dont l’existence est toute entière aliénée par les discours qui l’environnent ou bien par une voix off qui ne fait qu’accentuer la distance avec le personnage» (Lavin, 51). Ema n’est en fait que le reflet de plusieurs discours qui ne sont jamais les siens. Quand à 3 heures 10 min., le narrateur se tait, nous comprenons alors que la mort attend Ema. Non seulement celle-ci a perdu la seule parole qui supportait son discours, mais l’effet du miroir mortuaire nous indique tout autant l’avenir de l’héroïne. Nous constations précédemment que c’est le mélange du style d’Oliveira et de l’instance narratrice qui contrôlent les dires d’Ema. En ce sens, le jeu de l’actrice rejoint la version originale de Madame Bovary. Comme nous le démontrions, le contexte social de Flaubert ne permettait pas à celui-ci de faire dire les idées révoltantes qui germent en Emma, surtout parce qu’elle pratique l’adultère. C’est ce qu’Oliveira reprend: «La première direction fondamentale renvoie à la distance du comédien par rapport à la parole prononcée sur le mode de la restriction ou de la retenue» (Lavin, 147). La présence du narrateur est alors nécessaire, comme chez Flaubert, pour expliciter les sentiments d’Ema, quels qu’ils soient.
Par contre, l’absence de l’instance narratrice chez Sokourov change la représentation de la honte et de l’humiliation. L’héroïne reproduit pourtant les mêmes étapes qu’Emma Bovary pour quémander l’argent qu’elle a besoin. L’analyse psychanalytique que nous faisions précédemment nous est alors utile pour déchiffrer le langage du personnage principal féminin, suite aux assauts sexuels de l’homme. Si nous prenons la scène où la femme demande une avance d’argent au docteur, nous remarquons que l’expression linguistique de celle-ci se fait, majoritairement, dans la langue française 15. La fissure de la crypte psychique est claire. Alors qu’Emma est obligée de jouer la mendiante, son discours dans une langue étrangère exprime l’enfermement dans lequel elle est plongée depuis le début du récit. Elle est prisonnière de ce corps qui ne lui attire que la domination masculine. À 2 heures 11 min., nous le voyons très clairement. Le docteur la serre dans ses bras jusqu’à la peloter, jusqu’à la déshabiller même. Une fois libérée de cette tentative de viol, elle dira à son bourreau: «Je suis peut-être à plaindre, mais pas à vendre!»16 Cette phrase célèbre provient textuellement de Madame Bovary: «Je suis à plaindre, mais pas à vendre!» (Flaubert, 309). Non seulement, l’expression linguistique de l’héroïne en français nous signale une parole oppressée que les hommes ont enfermée. Mais, la référence intertextuelle à Emma nous annonce aussi le besoin de la femme de recourir à d’autres discours féminins pour construire sa propre parole. Il y a là un double enfermement discursif, l’un à cause de la domination masculine, et l’autre par le recours à une certaine mimesis langagière. L’impossibilité d’un discours propre se traduit alors par le suicide.
Après avoir analysé le contexte discursif dans lequel vit Emma, nous en arrivons à étudier le suicide en lui-même. Flaubert résume la nécessité de l’acte dans une dernière parole de son héroïne: «Il le fallait, mon ami» (Flaubert, 322). La structure de la phrase nous laisse fortement penser qu’Emma avait un devoir, celui de ne pas étendre le déshonneur dont sa famille était l’objet. Nous ne pouvons donc pas considérer le suicide de l’héroïne comme une forme de parole propre, mais bien le résultat de l’inaptitude forcée du langage féminin. Danahy rapporte les propos de Leo Barsani17 à ce sujet: «Emma Bovary kills herself because of her failure to find a situation worthy of her vocabulary» (Danahy, 144). Sans discours propre, elle est tout le monde et personne en même temps, mais elle n’est pas elle. Se donner la mort nous apparaît être un renoncement définitif à soi-même: «Madame Bovary’s suicide is then the most extreme form of self-denial, but it is only that: the last of many such acts of self-denial to which she is brought» (Danahy, 152). Ce qu’elle pouvait faire de mieux pour satisfaire le discours masculin, c’était se donner la mort et ne pas se résoudre à prendre ses responsabilités. Emma confirme ce que les hommes lui ont toujours appris, c’est-à-dire à ne pas s’assumer. Pour reprendre l’expression de Micheline Hermine, elle est le «symbole de l’aliénation féminine de ces temps, [de] ces lieux» (Hermine, 76), soit la représentation d’un discours masculin oppressif et bourgeois du XIXe siècle. Si le suicide n’est pas pour nous un acte de parole de la part d’Emma, le dernier rire de celle-ci nous apparaît comme l’esquisse exprimée d’un langage propre.
En effet, dans son ouvrage Le rire18, Henri Bergson nous explique que le rire est social. Il n’est jamais présent de façon isolée: «[…]; c’est quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche, quelque chose qui commence par un éclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne» (Bergson, 5). Nous supposons alors que le rire d’Emma avant de mourir n’est pas innocent. Il survient après qu’elle ait entendu l’aveugle de Rouen chanter, celui-là même qui vagabondait dans les rues lors de ses visites à son amant. Selon nous, il est le reflet d’une moquerie à l’égard des hommes qui ont ruiné sa vie, un véritable pied de nez à ses amours déchues: «Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement» (Flaubert, 330). Le rire d’Emma semble aussi s’adresser aux autres femmes parce qu’il se transforme en épouvante. Il leur exprime qu’elles ne pourront jamais être libres du discours social. Son rire se dissout parce que la pression masculine la suit jusque dans la mort.
Le suicide d’Ema subit de gros changements dans Val Abraham. Nous ne retrouvons pas la prise de poison mortel comme l’avait fait l’Emma de Flaubert. Alors qu’Ema marche sur le ponton du lac, celui de ses anciennes amours, elle pose le pied sur la planche brisée dont elle avait connaissance19. Elle tombe à l’eau et se noie. Il n’y a ni cris ni essais pour retourner sur la rive. Nous constatons que cette réinterprétation du suicide est beaucoup moins dramatique que l’originale. S’il n’y a pas de volonté de la part d’Ema de s’en sortir, la mort de celle-ci s’apparente plus à un accident qu’à un suicide. Nous sommes assez loin de la version flaubertienne «où les lois de la causalité romanesque gardent malgré tout leurs droits20». Aucune cause à effet n’intervient chez Oliveira. Il s’agit plutôt d’une double éventualité. En effet, nous sommes conscients que l’héroïne connaît le défaut de la planche, mais il y a toujours la possibilité d’un accident. Nous penchons évidemment pour la thèse du suicide. Comme nous l’avons mentionné précédemment, nous savions pertinemment qu’Ema allait mourir de par la scène du miroir. De plus, il n’y a aucune hésitation dans le pas de l’héroïne durant sa courte marche sur le ponton. Ainsi, nous expliquons la double possibilité interprétative par le fait que Val Abraham est adapté du roman d’Agustina Bessa Luis (Val Abraão) s’inspirant de Madame Bovary. Ce serait donc le «résultat de l’adaptation de deux romans (entre deux siècles et deux langues différentes), produit d’une hésitation soignée entre deux systèmes de représentation […], Ema ne sera pas réduite […] par quelques paramètres psychologiques ou sociaux inscrits dans une dramaturgie» (Cléder, 163). Pourrions-nous alors affirmer que la version d’Oliveira laisse entrevoir le suicide comme une prise de parole par l’héroïne?
En fait sans considérer l’entièreté de l’acte suicidaire, l’hésitation du spectateur équivaut au dernier rire d’Emma. L’ambiguïté entre la moquerie et la fatalité de la domination du discours masculin dans Madame Bovary se traduit, chez le réalisateur portugais, par la perception possible d’un accident ou d’un suicide. Pour mieux nous expliquer, Ema laisse deux choix d’interprétation au spectateur, ce qu’elle-même n’a jamais eu l’occasion de faire parce qu’elle était dominée par la voix du narrateur et par les méthodes de réalisation d’Oliveira. Elle nous rappelle donc que sa propre parole n’a que rarement compté. En même temps, la scène du suicide est dépourvue de toute voix hors champ. C’est un acte qui reste indépendant de commentaires narratifs, soit une part de liberté discursive pour Ema. Il s’agit donc d’un entre-deux comme chez Flaubert.
Chez Sokourov, la vision du suicide ne suscite aucun doute sur l’aboutissement tragique de la vie du personnage principal féminin. Contrairement à Flaubert et Oliveira, les traces de liberté discursive sont nulles. La structure initiale, l’empoisonnement à l’arsenic, est présente, mais remaniée de façon à effacer les procédés réalistes de l’écrivain français: «[…], au lieu d’en rester à un système de représentation réaliste (asservi aux relations de cause à effet), Alexandre Sokourov tend à découper l’action de manière à la détacher de la continuité narrative et modifier ainsi notre perception des événements» (Cléder, 160). En cela, le réalisateur russe rejoint Oliveira. Par exemple, la mort de la femme fait l’objet d’une coupure narrative intéressante21. Dans les deux premières minutes de la scène, la femme s’accroche à sa fille venue lui dire au revoir pour la dernière fois. En tant que spectateurs, nous sentons de la pitié pour cette mère qui tient à l’espoir qui lui reste, sa descendance. Mais en même temps, la scène tourne au pathos quand un affrontement éclate, lors de la récupération de l’enfant, entre la servante et la mourante. Il semble alors y avoir beaucoup de mouvements dans un tableau qui s’avère dramatique. La coupure narrative survient juste après cet incident. Nous voyons la tête de l’héroïne qui dépasse de ses draps. Son visage est vert et ses yeux rouges. L’image d’un démon nous vient à l’esprit, comme si toute la pourriture de l’adultère remontait à la surface. Si nous revenions au fait que le corps de l’héroïne est un espace en soi, il est intéressant de constater qu’une part de fantastique intervient dans cette représentation démoniaque du lieu. Nous ressentons une inquiétude existentielle: «Quelque chose d’une perte commune, d’une grandeur déchue et d’une renaissance humaine effleure dans le mode d’habitation et de hantise des lieux clos. » (Arnaud, 20). Comme Arnaud le signale, les lieux clos de Sokourov sont souvent empreints d’un certain fantastique qui ne suit pas les codes usuels de ce genre. C’est simplement une hésitation entre deux impressions d’une image. Le corps du personnage principal féminin devient donc une affreuse créature, alors qu’elle n’était qu’une mère quelques instants auparavant, soucieuse de saluer sa fille pour une dernière fois. Le réalisateur joue littéralement sur les représentations spatiales du corps, c’est-à-dire entre le beau discours social de la mère éplorée sur le point de mourir et le cadavre presque démoniaque d’une femme empoisonnée. Quoi qu’il en soit, la liberté discursive de celle-ci est inexistante. Après qu’on lui ait arraché sa fille, l’héroïne voit son corps pourrir de l’intérieur vers l’extérieur. C’est en fait peut-être cela sa libération finale, soit l’expression explicite d’un enfermement du langage qui l’a détruite.
Le suicide d’Emma Bovary a donc fait l’objet de nombreuses interprétations. Mais, nous ne constatons pas qu’il est la construction de la parole de l’héroïne. À travers le roman de Flaubert, mais aussi des films de Manoel de Oliveira et d’Alexandre Sokourov, nous avons remarqué que l’acte d’Emma n’est en fait que la continuité logique d’un discours féminin étouffé par un discours social. Pour comprendre cela, nous avons analysé la prise en charge de la parole de la femme par le narrateur chez Flaubert et Oliveira. Nous ajoutons même que, chez ce deuxième, Ema est l’objet de deux discours, celui du narrateur et celui du réalisateur. En effet, ce dernier a tendance à favoriser le détachement de ses acteurs(rices) avec leurs personnages. Il y a alors une double distanciation entre Ema et les spectateurs. Par la suite, nous avons eu une tout autre approche avec la version de Sokourov. Ce dernier laisse tomber la voix hors champ au profit d’une représentation spatiale de l’enfermement discursif de son héroïne. Par des effets entre le dehors et le dedans, nous nous rendons compte que la chambre de la femme devient le lieu d’une intrusion masculine, sans respect pour son intimité. En poussant plus loin l’analyse d’Arnaud sur les lieux cryptiques de la psyché, nous avons posé l’hypothèse du corps féminin comme un espace en lui-même envahi lui aussi par les hommes. La révélation d’un possible lieu cryptique chez l’héroïne nous est venue par l’expression fréquente de la langue française qu’elle fait. Cela semble indiquer une volonté de ne pas s’exprimer dans le langage de ses oppresseurs, mais aussi le besoin de dévoiler ce lieu secret qui renferme son discours propre. Une fois le contexte discursif établi, nous avons analysé la honte et l’humiliation qui, selon nous, ne sont que les résultats de la prise en charge de la parole féminine. En effet, chez Flaubert et Oliveira, ces deux sentiments sont encore supportés par le narrateur. Dans Madame Bovary, nous expliquons cela par la nécessité du contexte social de l’époque. Dans Val Abraham, le jeu très retenu des acteurs(rices) rend nécessaire la voix du narrateur. Encore une fois, Sokourov surprend par l’audace de sa représentation de la honte et de l’humiliation. Aux assauts des hommes, de plus en plus récurrents, l’héroïne s’associe majoritairement à la langue française comme moyen d’expression, mais aussi à l’Emma initiale par la mimesis langagière. Nous assistons alors aux derniers moments du personnage féminin dans les trois œuvres. Ce qui suit, c’est le suicide. Acte pourtant représenté sous différents angles, il reste la conséquence d’une inaptitude forcée de la parole féminine. Flaubert et Oliveira nous laissent furtivement l’accès un espoir de libération, mais il est si minime que nous y entrevoyons plutôt des doubles sens. Quant à Sokourov, il nous désoriente par ses coupures narratives. Ces dernières nous fascinent par leurs représentations à caractère fantastique.
En soit, Madame Bovary est une œuvre qui représente très bien l’absence de discours chez la femme bourgeoise du XIXe siècle. Oliveira et Sokourov l’ont très bien compris. Dans leurs films, ils nous le rappellent de façon ingénieuse par la présence d’un petit oiseau en cage sur le bord d’une fenêtre, devant l’immensité du paysage qui se profile à l’horizon. Emma, c’est la prémisse à tous ces romans du XIXe siècle, réalistes et naturalistes, qui feront de leurs personnages féminins de nouvelles voix pour l’avenir littéraire.
1. Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Bookking International, coll. «Classiques Français», 1993, 352 p.
2. Ibid., p. 8
3. Alexandre Sokourov, «Sauve et protège», YouTube, http://www.youtube.com/watch?v=pp_F27k5A30 (21 novembre 2013).
4. Val Abraham. 1993. Réalisation de Manoel de Oliveira. Portugal. Madragoa Filmes S.l., Paris Gémini Films, Genève Light Night Productions. VHS, son, couleur. 187 minutes.
5. Il n’y a pas d’erreur. L’héroïne d’Oliveira n’a qu’un «m» à son nom. Cela la différencie d’Emma Bovary.
6. De 1h. 13min. 56sec. à 1h. 17min. 11sec.
7. 1h. 17min. 10 sec.
8. 2 min. 16 sec,
9. Chez Sokourov, l’héroïne n’a pas de nom. Nous ne l’appellerons donc pas Emma, même si la ressemblance avec l’œuvre flaubertienne est frappante, afin de ne pas mélanger les œuvres.
10. Référence donnée par Arnaud: Maria Torok, Nicolas Abraham, L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978.
11. Référence donnée par Arnaud: Pages cachées (Tichie Stranicy), Russie-Allemagne, 35 mm, coul., 77’
12. L’introjection est un processus qui met fin à la dépendance de l’objet perdu. Voir la note en bas de page dans Diane Arnaud, Le cinéma de Sokourov: Figures d’enfermement, Op. cit., p. 34
13. Référence donnée par Arnaud: Jacques Derrida, préface «Fors» au Verbier de l’homme aux loups, de Torok et Abraham, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1999.
14. De 3 heures 9 min. 13 sec. à 3 heures 10 minutes 22 sec.
15. De 2 heures 8 min. 10 sec. à 2 heures 11 min. 35 sec.
16. 2 heures 11 min. 30 sec.
17. Référence donnée par Danahy: Leo Bersani, Balzac to Beckett, p.142
18. Henri Bergson, Le rire, éd. critique sous la direction de Frédéric Worms, Paris, P.U.F., 2007 [1940], 359 p.
19. De 3 heures 19 min. 20 sec. à 3 heures 19 min. 25 sec.
20. S.I. Lockerbie, «Cinéma et littérature. Quelques aspects du réalisme. Flaubert et les néo-réalistes.», Cahiers de l’Association internationale des études françaises, vol. 20, n° 20, 1968, p. 211
21. De 2 heures 24 min. 15 sec. à 2 heures 26 min. 34 sec.
Arnaud, Diane, Le cinéma de Sokourov : Figures d’enfermement, L’Harmattan, Paris, coll. « Esthétiques », 2005, 201 p.
Bergson, Henri, Le rire, éd. critique sous la direction de Frédéric Worms, Paris, P.U.F., 2007 [1940], 359 p.
Cléder, Jean, Entre littérature et cinéma : Les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012, 218 p.
Danahy, Michael, The Feminization of the Novel, Gainesville, University of Florida Press, 1991, 240 p.
Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Paris, Bookking International, coll. « Classiques Français », 1993, 352 p.
Hermine, Micheline, Destins de femmes désir d’absolu : Essai sur Madame Bovary et Thérèse de Lisieux, Paris, Beauchesne, 1997, 293 p.
Lavin, Mathias, La parole et le lieu : Le cinéma selon Manoel de Oliveira, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 299 p.
Lockerbie, S.I., « Cinéma et littérature. Quelques aspects du réalisme. Flaubert et les néo-réalistes. », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, vol. 20, n° 20, 1968, pp. 207-219
Sokourov, Alexandre, « Sauve et protège », YouTube, http://www.youtube.com/watch?v=pp_F27k5A30 (21 novembre 2013).
Val Abraham. 1993. Réalisation de Manoel de Oliveira. Portugal. Madragoa Filmes S.l., Paris Gémini Films, Genève Light Night Productions. VHS, son, couleur. 187 minutes.
Maiorana, Roxane (2015). « Le suicide d’Emma Bovary ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-suicide-demma-bovary-flaubert-sokourov-et-oliveira], consulté le 2024-12-26.