Le choix des samples peut participer de différentes manières à la composition du rap: d’un éloge de la différence à la volonté d’incorporer un public mainstream. Certains samples peuvent répondre à un besoin individuel, voire narcissique, de partager ses connaissances musicales ou de rendre un hommage personnel à un artiste important, comme le mentionne Snoop Dogg: «Donc, moi, si je fais mon truc avec sa musique [en parlant de George Clinton], c’est comme un hommage, un remake. Je lui rends son dû pour avoir su rester fort pour sa musique et pour avoir montré le chemin; il nous a ouvert des portes»1. Le plus souvent, le sample est choisi en fonction de son potentiel rythmique qui sera, par la suite, réutilisé pour former une mélodie accrocheuse. Or, dès qu’il se retrouve extrait de son contexte original, l’échantillon incorpore une nouvelle place symbolique dans l’espace sonore: «l’échantillonnage se déploie autant sur le terrain de l’appropriation matérielle que sur celui de l’incorporation symbolique, entretenant la confusion entre l’original et un double subrepticement dépossédé de son autorité initiale.» (Béthune, 1999, p.64) Ainsi, le sample agit de deux manières différentes dans la production musicale finale c’est-à-dire à la fois selon le mode de la possession et celui de la référence2.
Par exemple, certains musiciens-échantillonneurs afro-américains vont utiliser des extraits provenant de chansons qui ont connu une grande reconnaissance institutionnelle ou une popularité chez un public élargi c’est-à-dire chez un public blanc américain – nous verrons le cas particulier de Wyclef Jean, musicien haïtien-américain, un peu plus tard. Ce choix peut impliquer l’idée de la possession sur le plan économique dans le sens où l’artiste s’approprie indirectement la popularité du morceau initial. D’un autre côté, le musicien peut choisir le sample pour sa valeur de référence dans le but de le subvertir ou de le célébrer. Or, un sample ne vient jamais seul – contrairement à la technique du cover. Comme nous l’avons précisé un peu plus tôt, le sampling crée des corps hybrides dont les éléments hétérogènes dialoguent ensemble: l’hybridité n’agit pas selon le mode de l’adaptation (propre au cover) mais bien selon celui de l’interaction. L’autre catégorie importante de samples (c’est-à-dire qui répondent à d’autres exigences que celles relatives au rythme ou à la popularité) recouvre les extraits musicaux qui participent, directement ou indirectement, au discours d’émancipation des droits des noirs, comme l’ont été les musiciens de Free Jazz (John Coltrane, pour ne nommer que lui) ou les pionniers du genre rap comme les Last Poets. En mariant ces différents types de samples, le musicien rap peut, selon les exigences de son projet artistique, mettre en scène un dialogue esthétique entre plusieurs icônes de la culture afro-américaine et un espace musical balisé par un public blanc (si l’on considère celui-ci comme propriétaire des instances de légitimation). Par exemple, les samples utilisés dans les chansons du groupe A Tribe Called Quest vont de Prokofiev à Stevie Wonder passant par les Beatles jusqu’aux Jungle Brothers et à Afrika Bambaataa. Ce collage hétérogène de samples a pour effet de condamner à la fois la hiérarchie des genres musicaux et leur valeur culturelle; il devient dorénavant possible de marier la musique de grands jazzmen ou de compositeurs classiques avec des groupes plus obscurs de la communauté noire.
Or, cette diversité sonore peut avoir une résonance plus ou moins forte dans le champ musical selon le degré de modification apporté aux extraits. Pour éviter des problèmes législatifs, certains musiciens-échantillonneurs vont modifier les samples jusqu’à ce qu’ils ne soient plus reconnaissables en utilisant des techniques de cut-up, de ralenti, d’inversion mélodique, etc. À l’inverse, d’autres vont jouer avec la reconnaissance musicale soit par un souci esthétique (dans le cas où l’auditeur doit reconnaître les samples pour comprendre le message de la chanson) ou tout simplement, par une volonté de confrontation. Depuis la fin des années 70, on peut dire que les rappeurs afro-américains ont, par divers moyens, fragmenté et transformé un espace sonore – voire plus largement un champ culturel – stigmatisé par une autorité esthétique blanche. Au lieu de faire tabula rasa, la communauté musicale afro-américaine a choisi, par le biais du sampling, une méthode proprement carnavalesque.
En parlant de la négation dans le système des images chez Rabelais, Bakhtine montre que «la négation et l’anéantissement de l’objet est avant tout sa permutation dans l’espace, son remaniement.» (Bakhtine, 1970a, p. 407) Le sampling, dans le contexte du rap afro-américain, réaffirme cette proposition bakhtinienne dans sa fragmentation et manipulation de l’espace sonore au profit d’une négation de l’élitisme musical; il y a dorénavant intrusion de la musique des ghettos dans le marché musical américain. Pour revenir aux théories de Michel de Certeau, on peut dire que les musiciens-échantillonneurs se positionnent contre une logique de propriétaires: le rap se défend contre une inégalité dans la distribution des ressources culturelles et symboliques de la société. Tout en déjouant un rapport éthique à la propriété (notamment par le remaniement extrême des samples jusqu’à ne plus reconnaître la trame initiale), les rappeurs afro-américains dépassent une fracture sociale du dominant/dominé en acquérant, par l’emprunt, un capital économique et symbolique. Le remaniement de chansons connues et appréciées, notamment par la majorité blanche, a permis aux artistes afro-américains à la fois d’accéder au succès commercial et de déjouer les structures aliénantes des boîtes de production et de distribution américaines –pensons aux nombreuses formations musicales noires qui ont subi, dans les années 50-60, des contrats plus ou moins équitables par les compagnies phonographiques de l’époque. La communauté hip-hop a réussi à développer une véritable autonomie économique. Et cette réussite sociale et financière réside dans ce rempart qu’elle a construit à l’intérieur même de la logique capitaliste propre à leur terre d’accueil.
Comme nous l’avons vu plus tôt à travers la notion d’hybridité, le sampling n’agit pas dans le simple arrangement d’un matériel sonore, mais dans sa mise en interaction. Il répond en quelque sorte à une logique de l’intégration qui se définit comme la réunion dynamique d’éléments étrangers sous une autorité commune. Comprise dans son processus ethnologique, l’intégration représente également le paradoxe sociopolitique qui régit l’Amérique depuis sa fondation. Dans ce contexte, la communauté afro-américaine s’est longtemps disputée – même après l’abolition de l’esclavagisme – qu’une citoyenneté de second rang, une citoyenneté que l’on peut qualifier de négociée. De par son esthétique postmoderne, la culture hip-hop15 va se positionner devant ce phénomène par un détournement agonistique de la culture occidentale en transgressant de l’intérieur ses structures sociales et économiques. Le terme «agonistique» est relatif à l’époque de la Grèce antique et désigne la gymnastique propre aux arts du combat (lutte, pugilat, pancrace, etc.): l’agonistique représente la joute, la rivalité dans un contexte spectaculaire. Par son adhésion à cette esthétique, le rap apparaît comme un conflit théâtralisé: il rejoint ainsi la dynamique du revirement carnavalesque par son esthétisation, voire sa célébration, de la contestation. Compris dans cette dynamique, le sampling peut s’observer comme la mise en scène d’un geste violent: celui du vol. Ce plagiat volontaire comme «retournement agonistique des bribes de culture occidentale […], [car] c’est en subvertissant de l’intérieur la logique du capitalisme que le monde du hip-hop bâtit la fortune de ses acteurs comme on érige une forteresse face à l’ennemi.» (Béthune, 1999, p. 83) Le déploiement de cette poétique de la résistance suppose finalement une intégration paradoxale aux demandes du marché, ce que Bertrand Ricard voit comme un ricochet des forces de pouvoir; Christian Béthune montre que cette posture n’est pas inhérente à la culture hip-hop, mais elle relève d’une tradition littéraire noire et de l’esthétique jazz. Or, le rap a fait de cette particularité sa structure essentielle:
Il n’est pas étonnant que les rappeurs reprennent à leur tour la violence sociale subie, qu’ils arrivent à la styliser et à l’exploiter pour leur propre réussite sociale. C’est dans leur esprit le caractère résolument violent de l’exclusion sociale de départ qui donne le droit d’être violent à leur tour pour réussir. (2006, p. 92)
Ce détournement symbolique du statut de colonisé contre la force acculturante rejoint derechef les théories de Bhabha. Or, nous verrons que cette posture répond également à d’autres exigences: celles d’une mutation cohérente d’un imaginaire propre aux Afro-Américains. Avant d’observer les fondements archétypaux du gangster, il est révélateur d’étudier un cas singulier de sampling qui montre bien les dynamiques de détournement et d’appropriation propre au phénomène d’intégration.
L’album The Carnival de Wyclef Jean révèle dans son titre même son importance quant à notre étude des marques du carnavalesque dans le genre musical rap –malgré ses origines haïtiennes, il répond à la même esthétique que le rap afro-américain. En effet, Jean met en scène une logique agonistique dans sa construction sonore à travers le détournement et la réappropriation de la notion de propriété. Récemment connu pour son implication controversée dans les élections présidentielles en Haïti en 2010, Wyclef Jean est avant tout un rappeur et producteur qui a accédé à la gloire notamment avec les Fugees, mais également avec ses nombreux albums solos dont The Carnival, paru en 1997. Il est intéressant de voir que Jean a majoritairement utilisé des samples provenant de musiciens ou chanteurs blancs – sans pourtant en faire la surenchère dans les titres ou les paroles de ses chansons. En effet, ces samples sont plus ou moins reconnaissables, mais tout de même récurrents: le morceau Sang Fezi reprend des extraits de House of the Rising Sun du groupe The Animals3, Year of the Dragon contient des samples de Voices Inside my Head de The Police, puis Apocalypse commence par un sample de Concerto pour une voix de Danielle Licari, etc. En considérant le titre de l’album, on pourrait dire que, selon une logique carnavalesque, le noir joue ici à être blanc dans un jeu de plagiat esthétique. Jean s’amuse à s’insérer dans un espace sonore où il occupe un statut d’étranger; dans lequel son intégration ne peut se faire que par revendication.
D’ailleurs, Jean va plus loin avec le morceau We Trying to Stay Alive qui reprend de manière évidente le célèbre succès des Bee Gees, Stayin’ Alive, qui a été produit pour le film Saturday Night Fever de John Badham en 1977. Ce film raconte les tentatives d’intégration d’un Italo-Américain dans la ville de New York. Par le biais de la danse disco, Tony Manero tente d’oublier l’instabilité de sa vie et les tensions raciales qu’il subit dans sa communauté4. Le choix de Jean pour la chanson-thème de ce film n’est pas anodin puisque l’œuvre de Badham se présente déjà comme une récupération implicite du langage cinématographique afro-américain c’est-à-dire de l’esthétique de la Blaxploitation; un courant social et culturel propre au cinéma américain des années 70 qui cherchait à valoriser l’image des noirs. La célèbre scène d’ouverture du film Saturday Night Fever dans laquelle John Travolta déambule fièrement dans la ville au rythme de la chanson-thème reprend la même esthétique de la scène liminaire du film Shaft de Gordon Parks, sorti en 1971. En plus d’une utilisation typographique similaire dans le générique d’ouverture –la même couleur rouge et une police de caractère semblable–, les deux films utilisent les mêmes plans de caméra: dans les deux cas, on voit le protagoniste se détacher de la masse new-yorkaise pour ensuite, le montrer marchant (avec un insert sur les pieds) sur le rythme d’une chanson entraînante. Considérant que le film de Parks est sorti six ans avant celui de Badham, la récupération de Wyclef Jean de la chanson des Bee Gees apparaît comme une tentative de se réapproprier un contenu dont la communauté noire avait été dépossédée. Précisons que le disco –comme la plupart des musiques populaires actuelles– était à la base joué et écouté exclusivement par les noirs américains, mais est devenu une musique écoutée et reprise par tous, notamment à cause de la popularité du film de Badham. À ce propos, les paroles de Jean contestent implicitement l’oeuvre de Badham et critique l’inauthenticité du personnage Manero: raduction libre: «Je suis plus qu’un rimeur, toi t’es un raté /Chaque pas dansé, ton rythme ne me concerne pas /Mon frère, fais le calcul, tu n’es pas à moitié exotique /Mes amis c’est des vrais, mais toi, oublie ça /Reconnais-le, t’es un imposteur d’essayer»5
De plus, le titre We trying to stay alive («Nous essayons de rester en vie») exprime l’idée d’un combat toujours en cours, d’une lutte qui n’a toujours pas été résolue et qui n’a pas trouvé écho dans la récupération cinématographique de Badham. Par conséquent, Jean semble critiquer la superficialité des solutions proposées par le film et condamne une récupération des revendications noires par la catégorie mondialiste de l’immigrant.
Pour appuyer cette idée, on retrouve également dans la chanson de Jean un sample de Trans-Europe Express de Kraftwerk, un groupe allemand de musique électronique qui célèbre la nature paradoxale de la vie urbaine: entre aliénation et évolution. Kraftwerk est reconnu pour critiquer dans ses paroles une mondialisation de la culture américaine: «Le peuple allemand s’est vu dépossédé de sa culture, au profit de la culture américaine. Je pense que nous sommes la première génération née après la guerre à renverser tout ça, à savoir où ressentir la musique américaine et où nous ressentir nous-mêmes.» (Magazine Creem, 1995) L’utilisation d’un sample de ce groupe rejoint la volonté de Wyclef Jean de contrer les effets pervers de l’acculturation, et ce, à travers un dialogue de deux productions musicales de registre complètement différent. Il faut tout de même préciser que le single de Jean a connu également un énorme succès commercial: la réappropriation de la chanson des Bee Gees s’avère non seulement comme un emprunt revendicateur, mais aussi comme un emprunt économique. À partir de ce remaniement de l’espace sonore, on peut donc observer une théâtralisation d’un conflit à la fois racial et musical qui permet finalement l’intégration d’un discours contestataire dans l’espace sonore officiel.
Car ce qui distingue la technique du sampling dans le rap –contrairement au techno par exemple– c’est la superposition supplémentaire avec la parole: une parole revendicatrice ou subversive, résolument violente. En plus d’être fragmenté, l’espace sonore se voit donc travesti par les besoins d’une voix contestataire. En plus de leur valeur rythmique, les extraits choisis par les rappeurs supportent le plus souvent –si le sample est reconnaissable– les enjeux du message véhiculé par le texte: en plus du dialogue intersonore se superpose un dialogue avec le texte rappé. De par sa dissolution des dichotomies traditionnelles, le rap transgresse également l’opposition entre oral et écrit par le déploiement d’une mise en scène sonore: «en s’incorporant à la technologie et en s’appropriant ses ressources, l’oralité gagne une force nouvelle qui lui permet de côtoyer l’écrit sans s’y dissoudre» (Béthune, 1999, p.44). De cette manière, la parole et l’écriture cohabitent sans altération et se dynamisent à travers la composition sonore. Autrement dit, la dimension musicale de la chanson rap accomplit une osmose entre le poétique et le réel, entre l’esthétique et la réalité décriée dans les paroles. Plusieurs compositions rap s’appliquent à ce que l’enchaînement des fragments sonores ait de pair avec la narration.
Par exemple, Public Enemy a repris la mélodie de Fight for your right to party des Beastie Boys pour mieux supporter leurs paroles. En effet, à partir d’une répétition inversée, le titre de Public Ennemy devient Party for your right to fight afin de revendiquer le discours révolutionnaire du Black Panther Party: mouvement révolutionnaire afro-américain dont l’objectif peut se résumer par «nous voulons le pouvoir de déterminer la destinée de notre communauté noire». (Van Eersel, 2006) La valeur sémantique du terme «party» est alors complètement subverti: il passe d’un sens festif et innocent à un sens politique et engagé. La composition sonore se limite pas à cet échantillon, elle introduit d’autres samples qui embrassent ce même mouvement de revendication: on y retrouve Sing A Simple Song de Sly & The Family Stone qui rappelle le pouvoir d’une chanson de changer les choses et d’autres titres révélateurs comme Get Up, Stand Up de Bob Marley, Get Up, Get Into It, Get Involved de James Brown et I Know You Got Soul de Bobby Byrd. Parallèlement, les paroles reprennent le même lexique présent dans les chansons échantillonnées: «So get up /Time to get’ em back /(You got it) /Get back on the track /(You got it)»6. Ainsi, les paroles agissent en cohésion avec l’évolution de la construction sonore. De la même manière, le rythme des samples choisis participe à l’élaboration du discours. Dans cet exemple de Public Ennemy, il y a superposition d’une dimension sociocritique à une chanson populaire qui ne visait, au départ, que la simple distraction; Fight for your right to party du trio blanc des Beastie Boys n’exprime qu’un désir viscéral pour la fête. Plusieurs chansons rap qui cherchent la contestation vont fonctionner selon cette même dynamique. Un autre exemple, parmi tant d’autres, est le morceau Diamonds From Sierra Leone de Kanye West qui reprend des extraits de Diamonds Are Forever de Shirley Bassey, chanson-thème du film de James Bond qui porte le même nom. West utilise l’isotopie de la trame initiale pour y révéler une autre dimension qui est, dans ce cas-ci, l’exploitation des enfants dans l’industrie du diamant en République de Sierra Leone. Alors que la première chanson célèbre la luxure de la fameuse pierre précieuse, celle de West montre plutôt l’envers de ce fétichisme matériel; il révèle la dure réalité que cache cette ressource minière.
Dans ce modèle de chanson rap, il se produit un renversement carnavalesque dans le sens où il y a libération d’un discours profane à l’intérieur d’un objet acclamée par tous, d’une culture populaire officielle –si l’on accepte la possible officialité d’une culture populaire. «Profane» se définit comme un «espace hors du temple où l’individu libéré de la crainte et de l’interdit en use à sa guise» (Béthune, 1999, p.161). Une nouvelle vision du monde se déploie à l’intérieur de cette fragmentation de l’espace sonore, une vision authentique puisque libérée de toute norme, de censure. Ce qui intéressant avec le rap afro-américain c’est justement cette perméabilité à l’interdit dans le sens où il entretient une frontière malléable entre le sacré et le profane. Selon la linguiste Geneva Smitherman, «la culture afro-américaine développe une sorte de ”continuité circulaire” qui annule toute véritable dichotomie entre le sacré et le profane» (Smitherman, 1977, p. 93)
La première occurrence observable est la manière dont le rappeur scande ses paroles qui rappelle le style oratoire des prédicateurs: insistance rythmique, appel à la réponse, tactique conative, etc. Par rapport à la technique de l’échantillonnage, il est possible de rapprocher la construction des discours des prêcheurs avec le collage sonore: alors que le rappeur élabore sa trame musicale par une sélection hétérogène de chansons préexistantes, le prête conçoit son sermon par une combinaison de divers versets tirés de la Bible. Il n’est pas étonnant que la culture hip-hop ait attribué un nom à connotation religieuse pour désigner le statut de M.C. (Master of ceremonies ou maître de cérémonie en français). D’ailleurs, plusieurs groupes de rap afro-américain partage avec le discours religieux une vision unificatrice de la communauté. Il arrive même que la dimension politique de certains textes est sublimée par une vision sacré des origines, du nationalisme noir. Par la labilité de la séparation manichéenne entre profane et sacré, il est devient possible pour un rappeur de dire bitch, fuckin’ en même temps que des scansions comme please lord ou forgive me father for my sin, etc. De même, on peut retrouver sur un album l’étiquette «Parental Advisory Explicit Lyrics» et lire dans le livret d’accompagnement des remerciements à l’intention de Dieu. Cette confusion ou plutôt cette libération d’une opposition binaire permet de dénoncer une moralité défaillante, une injustice sociale: l’apparente démesure du discours rap se met au service d’une volonté de dire plus fort, de dépasser une imposture sociale.
La démesure du discours rap s’observe notamment dans l’esthétique du gangster propre à la culture hip-hop. Le plus souvent démonisée par les médias pour sa violence ostentatoire, cette figure permet de réunir sous le même avatar toute la complexité de l’esthétique rap: de la valeur traditionnelle de son héritage culturel à sa transgression des lois sur les droits d’auteurs en passant par sa théâtralisation de la contestation. De plus, l’imaginaire du gangster dévoile l’existence du rap dans l’espace de la performance c’est-à-dire dans la corporisation de l’expérience musicale. Autrement dit, le rap ne vise pas son accomplissement dans le réel, mais dans l’objet artistique qu’il met en scène par le biais du personnage du bandit. Cette subtilité permet de comprendre le rappeur non pas comme agitateur indissociable de son contexte social, mais bien comme metteur en scène qui entretient l’illusion du réel. Le rap possède donc une véritable dimension esthétique dont les fondements répondent à leur propre littérature, à leur propre mythologie. La poétique du hors-la-loi provient, entre autres, d’une figure archétypale importante dans la littérature orale africaine, celui du trickster; un personnage polymorphe, souvent animal, «parfaitement amoral [qui] sème le désordre pour le seul plaisir de constater la déconvenue de ses interlocuteurs.» (Béthune, 1999, p. 89) Ses armes sont l’insulte, l’ironie, les sous-entendus; bref des armes discursives. Le but à atteindre est celui de la transgression, mais toujours dans un contexte de dramatisation, de théâtralisation: «insérée dans toute une série d’actes de parole, la violence ostentatoire mise en oeuvre par le rap doit s’interpréter dans le mouvement d’une stratégie illocutoire qui vise à donner par les mots un pouvoir que la réalité de l’ordre institutionnel dénie à toute communauté.» (Béthune, 1999, p. 71)
Ainsi, le gangster, comme avatar adulte et moderne du trickster, tente d’inverser dans la stratégie illocutoire du rap l’ordre des pouvoirs par le jeu symbolique de la parole et de l’autodérision. Il représente le personnage d’une violence théâtralisée. Autrement dit, il s’agit de déjouer l’ennemi sur le plan de la langue, ce qui rappelle la joute ludique des dirty dozens propre à la culture afro-américaine. Chacun leur tour, les adversaires doivent s’insulter (par exemple, ta mère est tellement grosse que…) et sont jugés selon la qualité du rythme et de l’hardiesse du contenu: le perdant est celui qui ne sait plus quoi dire, celui qui range sa langue pour se servir de ses poings. Du côté musical, la technique du sampling s’insère dans cette confrontation esthétique en donnant un corps à cette performance. On assiste au déploiement d’une poétique de la violence et de la contestation dont les dimensions historique et culturelle permettent de légitimer, par exemple, le vol de propriétés musicales. Ce pillage sonore ou plutôt, cette transgression de la loi, est pris en charge dans le corps artistique du rap c’est-à-dire à l’intérieur d’un événement précis qui se détache du réel pour mieux y retourner. À ce propos, nous pouvons nous référer à Bakhtine qui affirme que «la poussée carnavalesque permet de [renverser] maintes barrières et de faire irruption dans de nombreuses sphères de la vie et de l’idéologie officielles.» (Bakhtine, 1970b, p. 189)
Ainsi, nous pouvons conclure avec une parole du rappeur Saigon:«There’s a very big difference between what’s rap and what’s real/ When those worlds collide, that’s when rappers get killed»7. Cette dans cette différence que se déploie l’art poétique du genre. Le rap agit dans sa mise à distance au réel et devient éminemment critique, voire carnavalesque, dans la manière dont il joue avec ses propres stratégies illocutoires et s’insère dans un remaniement de l’espace sonore. En d’autres mots, le rap agit quand il assume la performativité du langage et son accomplissement dans le paysage sonore de la société. Même si pour certains rappeurs, la réutilisation de musique populaire a permis une intégration symbolique et économique au corps social – ce qui a créé de nombreux débats sur les droits d’auteurs – le temps du rap reste un temps carnavalesque: celui du jeu, de la provocation, de la transgression, du travestissement. Et ainsi, à travers le véhicule stylistique du sampling, le rap produit un renversement critique d’une culture dirigée par les propriétaires. La poétique du gangster ne serait-elle pas inhérente à une réflexion sur le rôle de l’art? L’échantillonnage nous impose, au final, cette question: «L’art souhaite parfois s’orienter dans des directions dangereuses, c’est un risque en démocratie; mais elles ne doivent certainement pas être dictées par ce que les hommes d’affaires veulent bien autoriser. Combien de nos prérogatives artistiques devrions-nous accepter d’abandonner pour pouvoir exercer notre activité dans le cadre d’une culture régie par les propriétaires?» (Kyrou, 2002, p. 96, l’auteur souligne).
1. Citation tirée de L’Affiche, no 13 (avril 1994). Traduction tirée du livre de Béthune, p. 63
2. Ces deux termes répondent à une réflexion développée par Nelson Goodman dans Langages de l’art: Une approche de la théorie des symboles(1968). Nîmes: Éd. Jacqueline Cambron, 1990.
3. La version des Animals est déjà une reprise de celle jouée par Dave Van Ronk avec Bob Dylan en 1962. Il s’agirait en fait d’une mutation d’une chanson folk des années 30.
4. Le film de Badham va connaître un énorme succès commercial ce qui aura pour effet de populariser la musique disco dans le monde entier.
5. Traduction libre de “I more than just a rhymer you still a small timer/ […] /Every step tango’d your beat don’t concern me/ […] /Brotha do the math you ain’t near half exotic /My man’s claim true you forget about it / […] /Well recognize you a lie tryin’ do it Paroles tirées du site internet Rap genius, en ligne, http://rapgenius.com/Wyclef-jean-we-trying-to-stay-alive-lyrics, consulté le 20 décembre 2012.
6. Paroles tirées du site internet Rap Genius, en ligne, http://rapgenius.com/Public-enemy-party-for-your-right-to-fight-lyrics, consultée le 20 décembre 2012.
7. Paroles tirées du site internet Rap Genius, en ligne, http://rapgenius.com/Saigon-rap-vs-real-lyrics#lyric, consultée le 20 décembre 2012. Traduction libre: «Il y a une grande différence entre le rap et la réalité /Quand ces deux mondes se rencontrent, c’est à ce moment que les rappeurs se font tuer».
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