Bertrand Ricard, dans son livre La fracture musicale, propose l’idée que «le sample illustre à merveille les théories de Bourdieu sur la violence symbolique de la domination, puisqu’il indique d’abord clairement le positionnement éthique de son auteur.» (2006, p. 92) Dans le cas du rap, cette posture éthique paraît paradoxale: le sample au service de l’art ou le sample au service d’un capital économique? En effet, il y a dans le genre du rap une interférence entre les domaines poétique et économique. La figure populaire du poète riche que représente le rappeur –aussi contradictoire qu’elle puisse être– dynamise de manière conflictuelle des structures de production artistique. Malgré une apparente adhésion à une logique capitaliste, la pratique de l’échantillonnage stylise et codifie une fracture sociale, une vision du monde propre à la culture afro-américaine. Par sa nature polyphonique et dialogique, on peut observer le sampling sous l’angle du carnavalesque tel l’a théorisé Bakhtine: le carnaval comme un renversement temporaire des hiérarchies. En d’autres mots, le carnaval comme manifestation subversive du populaire qui présente un travail esthétique de résistance. Sans toutefois opter pour une vision sociologique du rap, nous tenterons de mettre en lumière les codes esthétiques du rap (postmodernité et collage sonore), de voir leurs fondements dans le champ culturel (hybridité et braconnage culturel) et en quoi ils répondent à une dynamique carnavalesque (la poétique de la violence et du gangster). Bref, la fragmentation de l’espace sonore par le sampling théâtralise un véritable conflit qui se joue à la fois sur la scène du réel et celle de l’art.
Le sampling, ou échantillonnage en français, consiste à extraire d’une pièce musicale ou d’une bande sonore, un son ou un ensemble de sons afin de les réutiliser dans une nouvelle composition. Ce fragment sonore retiré de son cadre original est le plus souvent joué en boucle ou de manière à créer le rythme de la nouvelle production. Le sampling ne se restreint pas au domaine musical, mais étend sa recherche à l’ensemble de l’espace sonore: bande-son cinématographique1 ou télévisuelle, discours célèbre, bruits urbains, etc. Ainsi, le musicien est sans cesse à la recherche d’une musicalité ou d’un rythme inhérent à divers objets sonores. Selon Joseph Ghosn, dans son texte «Du ”raver” au ”sampler”: vers une sociologie de la techno», le procédé du sampling «consiste à repérer au hasard des disques entendus ou des bruits produits, des sonorités susceptibles soit de cohabiter à l’intérieur d’une même composition musicale, soit de fournir une ossature rythmique, voire mélodique à un morceau. […] le musicien de techno est avant tout semblable à un ethno-musicologue.» (1998, p.94)
Si l’on poursuit cette analogie avec la science de l’ethnomusicologie, on peut dire que le travail du sampling est un travail de terrain; le musicien écoute plus qu’il ne crée. En ce sens, le sampling possède une dimension historique indéniable qui transforme le musicien en passeur, en emprunteur. Et «emprunter» ne signifie pas que «prendre temporairement», il s’agit également d’utiliser en cohésion avec le passé et le futur. La technique du sampling met à l’avant-plan l’héritage, les influences ou les contre-influences de l’artiste soient pour en faire la célébration ou la critique. En d’autres mots, elle montre les connaissances musicales du musicien toujours en quête de nouveaux sons et montre comment il s’inscrit dans un paysage sonore partagé. L’emprunt sonore permet ainsi d’enrichir une esthétique dans la mouvance d’un espace musical vivant. Le sampling, tel l’a souligné Dj Spooky, «est une façon de manipuler et de reconfigurer des morceaux du passé dans le présent, et de permettre aux permutations du présent de refléter vraiment ce que la musique pourrait devenir. Et te voilà en train de jouer avec le passé, le présent, le futur et l’imparfait du langage même.» (Lee, 2004, p.47)
Or, cette reconfiguration du passé n’est pas seulement musicale, mais aussi technique. Le principe fondateur du sampling, c’est-à-dire l’idée de l’emprunt et de la reproduction d’un motif musical, n’est pas inhérent à l’évolution de la musique populaire. La méthode du sampling provient d’un art de la citation propre à l’histoire de la musique dite savante: les deux techniques fonctionnent selon un «modèle de reproduction déformée» (Ricard, 2006, p. 69). En effet, la citation musicale est également une tradition de la musique classique: au Moyen Âge, certaines chansons populaires étaient utilisées comme base pour la messe ou encore, comme le mentionne Ariel Kyrou dans son article sur le sampling, Mozart, en 1787 à Prague, «lance sa première de «Don Giovanni» par un pot-pourri, un remix pourrait-on dire, d’airs d’opéra auparavant… Il met en scène Don Juan et Leporello qui, comme deux Djs avant la lettre, se repassent les tubes, récupérant les oeuvres existantes sur le mode de la distraction.» (2002, p. 93) De la même manière, la musique populaire s’est érigée sur cet éloge de la citation: le rock’n roll est apparu à travers une reprise déformée du rhythm ‘n’ blues afro-américain qui, lui aussi, combine des influences du gospel, du blues et du jazz. Or, l’arrivée des techniques d’enregistrement a sublimé la nécessité de l’instrument ou de l’orchestre, voire de la virtuosité. Le sampling devient la forme ultime de ce principe musical: auparavant, il s’agissait de faire «à la manière de», maintenant avec la copie enregistrée, il est possible de «reprendre tel quel».
La pratique de l’échantillonnage est donc indissociable du développement des technologies. Développé et popularisé par, entre autres, le dub jamaïcain qui remixe en temps réel des bandes magnétiques du son, l’apparition de l’échantillonneur sur le marché devient le symbole d’une industrialisation de la musique populaire. Malgré son utilisation dans certaines pratiques de musique concrète et électroacoustique, c’est la culture hip-hop qui en systématise l’usage jusqu’en devenir son principal outil de production. Issue de la communauté afro-américaine, la musique rap est apparue dans les ghettos noirs des États-Unis, notamment dans le Bronx à New York, vers le milieu des années 70. L’appropriation du sampling par cette communauté s’est opérée grâce au faible coût que représente l’achat d’un échantillonneur contrairement à celui d’un instrument acoustique. Cet avantage économique2 a permis une démocratisation de la pratique musicale, autant au niveau monétaire3 que de la virtuosité instrumentale: «s’il rend l’instrument superflu, par voie de conséquence, l’échantillonnage dispense également d’un apprentissage rébarbatif des techniques instrumentales arbitrairement codifiées.» (Béthune, 1999, p. 57) Le rap se positionne donc à l’encontre d’une sophistication, voire d’un élitisme des pratiques musicales en se déployant à travers un savoir-faire qui répond à de nouvelles exigences. La sélection de samples, leur mise en forme et leur incorporation dans la production finale supposent un travail d’orchestration complexe.
Dans le cas du rap, ce travail se fait en cohésion avec son contexte social: la construction sonore s’érige dans l’espace imaginaire de la rue à travers les bruits de la ville. Ainsi, la musique quitte symboliquement les salles de concert pour retourner dans les ruelles des ghettos. En effet, il n’est pas rare d’entendre dans les chansons rap des extraits sonores de coups de feu, de foules, de voitures, etc. Ce qui pouvait s’apparenter à une mécanisation du geste créatif apparaît plutôt comme une véritable humanisation de la technologie. C’est justement dans cette esthétisation du quotidien, dans cette approche démocratique du son que le rap se différencie, par exemple, du techno:
Conçus à partir de matériaux sonores et de procédés technologiques similaires, rap et techno divergent radicalement dans leur conception profonde. […] Le musicien techno est un esthète qui pense en théoricien l’intrusion des machines dans le monde de l’art; le rappeur est toujours un poète qui s’efforce d’insuffler sa culture – et donc son humanité –à travers l’univers mécanisé des technologies numériques. (Béthune, 1999, p. 63)
La pratique du sampling dans le rap participe ainsi à la poétique du genre et crée une esthétique en phase à la fois avec le contexte d’émergence du mouvement hip-hop –c’est-à-dire un mélange de tradition afro-américaine et de culture américaine– et le développement des technologies. Bref, par l’hybridité de ses origines et de son matériel artistique, l’esthétique rap répond parfaitement à celle du postmodernisme4.
Comme l’explique Tricia Rose, dans son livre Black noise, Rap music and Black Culture in Contemporary America, «le rap n’est pas une simple extension linéaire des traditions orales afro-américaines qui se contenterait d’incorporer des boîtes à rythmes et des manipulations électroniques empruntées à l’Europe. Le rap est une fusion complexe d’oralité et de postmodernité.» (1994, p. 85) À partir de ce constat, le sampling peut donc se définir comme une pratique artistique postmoderne: c’est un art du recyclage, de la reprise, de la fragmentation. Il entre en rupture avec une tradition occidentale de l’art, c’est-à-dire avec le concept d’originalité comme modèle esthétique centré sur l’individu et sur l’idéologie de la propriété privée – nous reviendrons un peu plus tard sur la notion de propriété par le biais des théories du «braconnage culturel» de Michel de Certeau. En ce sens, l’avatar musical de la culture afro-américaine s’insère dans le champ artistique de manière iconoclaste. Il se produit une récupération des formes du pastiche et de l’imitation dans le but de refuser une transcendance de l’art, des hiérarchies culturelles. En refusant sa soumission à une autorité esthétique, la musique rap parvient à transgresser les traditionnelles séparations dichotomiques entre originalité et plagiat, entre art et économie, entre populaire et savant, entre oral et écrit, entre tradition et avant-garde. On peut voir dans cette contamination des systèmes binaires, une première occurrence du mouvement carnavalesque que je cherche à observer.
Même si Bakhtine a étudié le carnavalesque dans le genre romanesque, il est pertinent, comme l’a expliqué André Belleau dans son article «Carnavalesque pas mort?», de comprendre ce concept dans l’unité du champ culturel. Le carnavalesque dans la culture populaire apparaît comme cette réunion subversive d’oppositions dichotomiques. D’ailleurs, Belleau divise ce mouvement en «trois régimes d’antagonismes simultanés»: 1) inversion de systèmes binaires (mort/vie, sacré/profane), 2) discours ambivalent de la culture populaire vs discours unilatéral de la culture officielle, 3) la transposition textuelle (ou transcodée) des deux premiers régimes (1984, p.39) 5. Ainsi, le carnavalesque ne réside pas dans l’observation unique d’un de ces systèmes, mais dans leur concomitance. Autrement dit, il ne s’agit pas de réactiver le débat d’une dichotomie entre culture populaire et culture élitaire – que notre époque postmoderne semble avoir abolie –, mais plutôt d’observer l’hybridation de ces régimes. Rappelons que le concept de carnavalesque, comme l’a théorisé Bakhtine dans François Rabelais et la culture au Moyen Âge et sous la Renaissance, suppose un renversement temporaire et subversif des hiérarchies. Le mouvement carnavalesque existe donc à travers l’opération d’un renversement contestataire, d’un travestissement dynamique des séparations symboliques – ce que la pratique du sampling, et plus largement le rap, témoigne dans sa polyphonie intrinsèque.
Belleau considère «la carnavalisation [comme] une forme historique de la pluralité des discours. Sa forme moderne se [nomme] polyphonie.» (1984, p.38) Déjà, la composition rythmique propre au sampling, c’est-à-dire le critère polyrythmique de sa mélodie, propose un tempo semblable à celle du dialogue «avec ses appels et ses réponses, ses ruptures, ses accélérations et changements de ton». (Béthune, 1999, p.62) Malgré une apparente cadence itérative (le sample est souvent joué en boucle), la composition rap joue sur l’idée d’une conversation rythmique entre plusieurs sons et groupe de sons – rappelant en quelque sorte la forme traditionnelle africaine du drum talks qui signifie, en français, la conversation des tambours. Dans ce jeu d’échos cadencés apparaît une forme de dialogisme qui dépasse la simple fonction rythmique – nous parlerons dans les prochains paragraphes des implications sociales et esthétiques qu’une telle construction formelle implique. Selon les théories de Bakhtine, le dialogisme permet la réunion contradictoire de discours opposés, et ce, à l’extérieur d’une possible synthèse monologique. Pour définir cette interrelation polyphonique dans la pratique du sampling, nous pouvons faire référence au vocabulaire théorique de Genette quant aux relations transtextuelles. En effet, il se déploie à travers l’échantillonnage une transonorité complexe. Pour être plus précis, nous pouvons même parler d’une hypersonorité dans le sens où la composition rap est une production dérivée de sons préexistants au terme d’une opération de transformation.
Au coeur de cette hypersonorité, le musicien ne se définit plus comme instrumentiste, mais plutôt comme producteur. Sans cesse à la recherche de nouveaux sons, son matériel n’est plus des notes, mais des fragments choisis de l’espace sonore. On assiste en quelque sorte à ce que Michel de Certeau nomme de «braconnage culturel», car il se joue, dans le sampling, une logique de consommateur/producteur: le musicien-échantillonneur comme braconnier d’un quotidien sonore, de ce qui est diffusé à la radio, pour construire un nouveau sens dans un amalgame de fragments disparates. Même si le concept de Certeau s’est déployé à travers la figure du lecteur, il est possible d’envisager cette théorie de l’appropriation dans l’usage du sampling, notamment par sa construction nomade du sens par l’hétérogénéité de son matériel sonore. Pour faire suite à la réflexion certalienne, on peut voir l’industrie musicale comme un espace de propriétaires imposant leur réglementation à l’accès (par exemple, les lois sur les droits d’auteurs) dans lequel le musicien-échantillonneur vient braconner et se réapproprier des objets propres à ce système. Ainsi, braconner devient une tactique poétique de résistance et une manière d’adapter des contenus hiérarchisés à de nouvelles exigences6.
Or, il ne s’agit pas ici de définir des forces de contre-pouvoir à l’intérieur d’une pratique musicale, mais bien un positionnement éthique particulier. Les termes «subversion» et «résistance» seront préférés à celui de révolte dans le sens où ils n’insinuent pas une transformation définitive des structures de pouvoir, mais bien son détournement sporadique. Ce point théorique est important quant à l’observation d’un mouvement carnavalesque puisqu’il réaffirme la connivence du sampling, et plus largement du rap, avec la volonté subversive du carnaval. En effet, le genre musical propre à la culture hip-hop ne cherche pas une révolution sociale, mais plutôt à esthétiser les marques d’une résistance. L’objet musical rap, tout comme le fait l’évènement du carnaval, subvertit, durant le temps qui lui est alloué (que ce soit le temps d’une chanson ou le temps d’une manifestation folklorique), l’ordre établi.
À cet égard, le corpus d’étude choisi propose un espace à la fois conflictuel et cohérent entre les dynamiques sociales de son émergence et le choix esthétique du sampling. Même si le procédé de l’échantillonnage est utilisé dans plusieurs genres musicaux, la culture hip-hop demeure celle dont la réussite est à la fois sociale, économique et esthétique, et ce, malgré les multiples transgressions qu’elle opère dans le champ musical. Le genre musical du rap découle à la fois du reggae, du dub jamaïcain, du funk et du R&B: il apparaît en quelque sorte comme le syncrétisme de la production musicale noire, mais dans un souci de dépasser les structures de production offertes aux musiciens afro-américains. Ainsi, l’appropriation de la pratique du sampling par les acteurs de la culture hip-hop va de pair avec une tentative subversive de s’insérer dans l’espace social, et ce, en prolongeant leur propre héritage culturel, oral et musical. Christian Béthune, dans son livre Le rap: une esthétique hors la loi montre que:
[Par] sa maîtrise et sa réappropriation des procédés techniques les plus sophistiqués, la culture hip-hop procède à une mise en perspective critique de l’ensemble de la tradition noire; elle en proclame haut et fort la prégnante actualité, en rénove les fondements et met au jour le caractère foncièrement révolutionnaire de cette tradition, volontairement mise à l’écart par l’establishment. […] Via le sampling, le rap réactive l’ensemble de la culture afro-américaine […] et permet à ses acteurs la réappropriation d’un contenu dont ils avaient été dépossédés. (1999, p.49)
En effet, le sampling semble épouser, à travers l’esthétique de la fragmentation, une mémoire sclérosée; celle d’une communauté dont les traditions se sont morcelées au rythme de l’acculturation. Les bribes de cette mémoire collective se retrouvent alors mélangées aux nouvelles formes culturelles de leur terre d’accueil. On peut alors parler d’hybridité ou d’hybridation, des termes utilisés dans les études postcoloniales et théorisés, entre autres, par Homi Bhabha. Selon ce dernier, «mimicry marks those moments of civil disobedience within the discipline of civility: signs of spectacular resistance» (Bhabha, 1994, p. 104) 7. En d’autres termes, la récupération de formes propres à la culture acculturante n’est pas le signe d’une aliénation, mais bien d’un détournement symbolique du statut de colonisé. Bakhtine, quant à lui, a défini l’hybridité dans sa dimension philologique, c’est-à-dire comme le processus polyphonique du langage à l’intérieur duquel chaque discours, chaque mot en discrédite un autre8. Il voit dans l’hybridité intentionnelle du discours, par exemple dans le caractère polyphonique du roman, une activité contestataire, un mouvement dialogique qui se positionne contre le discours unilatéral de l’autorité9. L’usage théorique de Bhabha permet de substituer la figure d’autorité bakhtienne aux effets du colonialisme: «In a astute move, Homi K. Bhabha has shifted this subversion of authority through hybridization to the dialogical situation of colonialism […]. Bakhtin’s intentional hybrid has been transformed by Bhabha into an active moment of challenge and resistance against a dominant cultural power. Bhabha then translates this moment into a ‘ hybrid displacing space». (Young, 1995, p. 23) 10.
Or, dans le cas du rap, il devient important de nuancer ces deux propositions théoriques. Il est vrai que le mouvement hip-hop – surtout celui des années 80-90 – se place dans un mouvement de résistance face à l’acculturation de la société américaine. Cependant, il y a une distinction à faire dans cet usage de l’hybridité: d’une part, elle peut effectivement apparaître comme un processus de résistance (le rap est traversé par un discours de la contestation) et d’autre part, comme un moyen d’intégrer l’industrie culturelle dominante (le rap se légitime par sa réussite économique). Ce paradoxe se joue notamment dans le concept – nous revenons à celui-là – du carnavalesque: malgré le renversement des hiérarchies qu’il opère, le temps du carnaval est un temps temporaire qui permet, au final, le maintien de l’hégémonie. Nous tenterons donc de s’éloigner d’une vision populiste en accordant au rap, non pas une démarche citoyenne, mais une poétique de la transgression qui s’est érigée paradoxalement «sur le lit de Procuste du capitalisme triomphant». (Béthune, 1999, p. 146). L’hybridité vaut ainsi pour sa posture esthétiquement postmoderne. Nous tenterons d’observer, dans la musique rap, cette structure fondamentalement paradoxale: entre résistance et convergence.
1. RZA, membre de Wu-Tang Clan, est reconnu pour son utilisation de dialogues provenant de films de kung-fu. D’ailleurs, le nom du groupe fait référence au film hongkongais Shaolin and Wu Tang de Gordon Liu. Dans l’album Enter the Wu-Tang (36 chambers), plusieurs extraits sonores proviennent de ce film.
2. Or, de nos jours, cet avantage économique tend à se renverser à cause d’une législation plus sévère des droits d’auteur. Le sample d’artistes connus détient dorénavant une plus grande valeur dans le marché musical. L’utilisation de samples connus devient synonyme de réussite économique.
3. Comme le rappelle Christian Béthune, l’apparition du rap poursuit les politiques de réductions budgétaires de Reagan dans les programmes sociaux et d’éducation. Ces coupures, notamment dans les crédits alloués aux écoles, ont eu des effets notamment dans les cours de musique, comme le mentionne Brian Cross: «Au moment où j’ai quitté l’école, on a commencé à couper les crédits. C’est à ce moment que le rap s’est développé, parce que les mômes n’avaient pas d’instruments, alors la meilleure façon de canaliser leur créativité, c’était d’écrire des paroles et de les dire, ça ne coûtait rien, ça ne coûtait rien non plus de faire le DJ». (Cross, 1993, p.96)
4. Nous reviendrons plus tard sur le concept d’hybridité par le biais des théories postcoloniales d’Homi Bhabha et du concept de polyphonie de Bakhtine. Ici, hybridité vaut pour l’hétérogénéité des caractéristiques fondatrices du rap. Nous verrons davantage dans les prochains paragraphes les implications esthétiques et sociopolitiques qui en découlent.
5. André Belleau parle également de transcodage en ce qui a trait au phénomène de textualisation. Cet élargissement du concept permet de mieux transposer la théorie de Bakhtine à une pratique non écrite – quoique lettrée – qui existe davantage dans sa performance.
6. Michel de Certeau associe le terme «tactique» aux consommateurs et utilise plutôt «stratégie» pour parler du pouvoir hégémonique du groupe dominant: «Les stratégies sont donc des actions qui, grâce au postulat d’un lieu de pouvoir (la propriété d’un propre), élaborent des lieux théoriques (systèmes et discours totalisants) capables d’articuler un ensemble de lieux physiques où les forces sont réparties. […] Les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps – aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable,à la rapidité des mouvements qui changent l’organisation de l’espace». (Certeau, 1980, pp.62-63)
7. Traduction libre: «L’imitation montre la forme d’une désobéissance civile tout en restant civilisé: signe d’une extraordinaire résistance.»
8. À ce sujet, voir Esthétique et théorie du roman. Coll. «Bibliothèque des idées». Paris: Gallimard, 1978
9. Ce que Robert Young explique dans Colonial Desire: Hybridity in Theory, Culture, and Race: «Bakhtin’s doubled form of hybridity therefore offers a particulary sgnificant dialectical model for cultural interaction: an organic hybridity, which will tend toward fusion, in conflict with intentional hybridity, which enables a contestatory activity, a politicized setting of cultural differences against each other dialogically.» (Young, 1995, p.22)
10. Traduction libre: «De manière astucieuse, Bhabha a transformé cette subversion de l’autorité par l’hybridation en un dialogisme colonial. L’hybridité intentionnelle de Bakhtine se substitue chez Bhabha en un mouvement de résistance contre un pouvoir culturel dominant. Il traduit cette action par un espace hybride mouvant.»
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