Lorsqu’il apprend à Wendy la naissance des fées au premier éclat de rire d’un enfant et leur mort quand celui-ci s’exclame ne plus croire en leur existence, Peter Pan évoque le rapport entre le monde imaginaire et le monde réel. Si le premier n’existe que par rapport au second, il en apparaît comme l’échappatoire, comme une fenêtre laissée ouverte, rendant possible la fuite de la réalité vers la Féerie en étant guidé par quelque Fée…
Le passage entre les mondes est un élément récurrent dans les fictions de l’imaginaire populaire, qu’il s’agisse de récits mythologiques et folkloriques ou de textes plus récents, comme ceux se réclamant de la Fantasy, par exemple. La construction d’univers affranchis des normes et lois rationnelles serait même un topos de l’imaginaire du surnaturel, puisque, comme le souligne Christian Chelebourg, celui-ci «[…] procède d’une activité cosmogonique de la fonction de l’irréel requérant la créance en des mondes autonomes, conçus au mépris des lois ordinaires de la nature. Il résulte d’une rêverie créatrice de mondes, fussent-ils impossibles […]» (Chelebourg, 2006 : 19). Dès lors, l’entrée dans l’imaginaire à travers la fiction introduit le lecteur/spectateur dans une mise en abyme d’univers enchâssés. Ils demeurent néanmoins séparés par des hiatus, dans la mesure où leurs caractéristiques même physiques et temporelles diffèrent à tel point qu’ils en deviennent parfois imperméables les uns aux autres. Cette étanchéité est d’autant plus importante dans les ouvrages contemporains que la magie y est perçue par le lectorat comme étrangère à son monde de référence qu’il considère comme étant le Réel.
Il existe toutefois des individus capables de traverser les frontières entre les mondes pour y modifier le cours des événements. Il s’agit parfois des membres du Petit Peuple, créatures féeriques humanoïdes que sont les Elfes, Fées, Nains, Trolls et autres Lutins, qui peuvent être considérés comme des passeurs permettant aux Hommes d’entrer en contact avec un ou des monde(s) possible(s), que ce soit de façon intra ou extradiégétique – à travers le protagoniste ou l’acte de lecture. Il semble alors possible d’interpréter la présence des personnages féeriques dans les œuvres comme un moyen de symboliser la richesse des frontières de par leur capacité à les traverser. Ils permettent ainsi aux mondes mis en parallèle de se remettre en question, de s’imprégner les uns des autres, et par là même, de s’enrichir par ces échanges.
Les incipits des ouvrages appartenant aux littératures dites de l’imaginaire introduisent le plus souvent des protagonistes qui se lancent dans une aventure. La quête qui s’en suit prend, quant à elle, généralement la forme d’un cheminement, réel ou métaphorique. Il s’agit donc de suivre une route sans savoir où elle conduit, ce dont témoigne Bilbo mettant en garde Frodo au début de The Lord of the Rings: «“C’est une affaire dangereuse, Frodo, de franchir la porte”, disait-il. “Vous prenez la Route, et si vous ne retenez pas vos pieds, il est impossible de savoir jusqu’où vous pourrez être entraîné. ”» (Tolkien, 1994: 72)1.
Cet exemple illustre l’incertitude que représente le départ pour l’aventure, et il n’est pas choisi par hasard dans la mesure où les deux personnages ne sont autres que des Hobbits, c’est-à-dire des créations littéraires forgées sur le modèle du Petit Peuple. D’une manière générale, les personnages de ce type jouent, quand ils ne sont pas eux-mêmes les protagonistes des récits de Fantasy, un rôle majeur dans le départ pour l’aventure des personnages principaux. Cela correspond à une entrée dans un monde merveilleux qui diffère de l’univers de référence dont provient le héros. Que ce soit dans les contes traditionnels ou dans les œuvres contemporaines, il est ainsi possible d’observer des marraines Fées qui guident leurs filleules dans une quête initiatique (Peau d’Âne; Pinocchio), ou des groupes de Nains accompagnant quelques individus dans des péripéties qu’ils n’ont pas souhaitées (Blanche Neige [Schneewittchen]; The Hobbit).
Il s’agit dès lors d’étudier le rôle du Petit Peuple dans la traversée des frontières entre les mondes dans la littérature de jeunesse. Cette restriction s’explique par le fait que le plus souvent les ouvrages mettant en scène du Petit Peuple ont tendance à être considérés comme s’adressant à un jeune lectorat à cause de la présence de ces personnages féeriques qui rappelle les contes de fées. Le corpus sera essentiellement constitué d’œuvres relevant du merveilleux et de la Fantasy, genres dans lesquels foisonnent les créatures féeriques au sein d’un univers qui n’est pas réel pour le lecteur.
D’abord, il faut constater que si les membres du Petit Peuple jouent un rôle majeur dans le passage d’un monde réel à un monde de l’imaginaire, c’est qu’ils figurent l’entre-deux. Humanoïdes sans être humaines, ces créatures sont à mi-chemin entre le monde des Hommes et l’Autre Monde, ce dont témoignent de nombreux ouvrages contemporains.
Dans La Sève et le Givre, Angharad, fille d’une Dryade et du Seigneur du Verglas, nous est ainsi présentée comme étant née «[…] entre les mondes, née entre les Portes, au moment où les seuils sont abolis entre l’univers de chair et celui [du] peuple. Née avec la nuit, et avec l’hiver, car c’est […] en ce jour que le règne de la saison sombre commence.» (Silhol, 2002: 186). Notons justement que ce passage vers la saison sombre est rituellement célébré chez les Celtes à l’occasion de Samain puisque, selon eux, à cette période de l’année, notre univers s’ouvre sur l’Outre Monde, lieu des morts et des créatures fantastiques. Il s’agit d’une thématique que l’on retrouve de façon récurrente dans les ouvrages de Fantasy, ce qui témoigne du lien étroit qui sépare la littérature contemporaine et les croyances ancestrales.
Cet univers second apparaît également dans les œuvres comme une sorte d’autre côté du miroir reflétant un passé incertain dont il ne resterait aujourd’hui que des légendes. Les créatures féeriques en seraient alors les vestiges, comme l’illustrent de nombreux textes tels que L’Apprentie de Merlin (Clavel, 2012) où elles semblent symboliser l’Ancien Monde qui a précédé la venue au pouvoir d’Arthur et l’avènement du christianisme. Pareillement, dans L’Enjomineur ces créatures apparaissent comme les représentantes d’un passé qui serait celui d’avant la Révolution Française, tel qu’en témoigne un personnage :
L’ancien monde. L’disent que tchette révolution apporte les Lumières. Les lumières font reculer l’obscurité, tu comprends ? Et l’ancien monde a besoin des ténèbres comme la terre a besoin d’eau. L’obscur est le refuge des créatures des légendes et des songes. (Bordage, 2009: 147)
Enfin, dans Fée et tendres automates, le récit se déroule dans un univers post-apocalyptique, lui aussi bâti sur les ruines d’un ancien monde présenté comme un passé idéal totalement opposé au temps dans lequel évoluent les personnages. Et l’un d’eux s’adresse justement à la Fée dont il est question de la manière suivante:
Seul le monde d’irréalité d’où tu viens te sied, le réel ne peut convenir aux êtres doués de douceur […] Tu viens d’un temps oublié… un temps où les regards se posaient sur la rosée, où la forêt courait sur les terres et les buissons dansaient sous nos pieds… (Téhy, 2003: 31)
On le voit à travers ces exemples, les personnages féeriques symbolisent un univers passéiste idéalisé en contradiction totale avec le présent. Leur présence dans les textes apparaît comme un moyen de perpétuer la mémoire de cette époque et les valeurs positives dont on la fait porte-parole auprès d’une civilisation contemporaine qui les aurait perdues. Le passage d’un monde à l’autre, que ce soit pour ces personnages qui évoluent entre les deux univers, ou pour le lecteur qui s’y rend par le biais de sa lecture, permet donc de mettre en opposition l’Autre Monde et celui des Hommes, afin que ces derniers puissent porter un regard critique sur leur société. Il s’agit aussi de passer d’un monde lumineux à un univers obscur d’où la grande probabilité, selon les légendes encore reprises aujourd’hui, de rencontrer les êtres féeriques à la tombée de la nuit. L’ombre dans laquelle se réfugient les membres du Petit Peuple serait ainsi le symbole de la part sombre en chacun de nous – l’ombre intérieure dont parle Jung (1958: 186-187) – mais également de celle de l’humanité : sa tentative d’éclairer les esprits ou les lieux les plus obscurs, peut être interprétée comme une manière de cacher ce que l’on ne maîtrise pas, s’interdisant par-là d’avoir la possibilité de rêver pour apporter des réponses à nos questionnements. C’est ce dont témoignent les deux derniers exemples en évoquant le fait que la modernité ne permet plus à ces créatures d’exister, car elle n’offre plus de place ni aux songes, ni à la douceur.
Les textes représentent également les membres du Petit Peuple comme étant capables d’outrepasser toutes les limites et frontières quelles qu’elles soient. C’est ainsi que le Spunkie déclare: «Je hante les limbes noires. Et aucune porte ni muraille ne peuvent m’empêcher de courir au secours des pauvres gibiers de potence qui ont besoin de moi!» (Dubois, 2004: 26). Les lois naturelles et physiques ne les freinent donc pas dans leur entreprise, puisqu’à mi-chemin entre êtres humains et créatures fantastiques, ils ont des capacités surnaturelles leur permettant de voir l’invisible, de lire dans les pensées, ou encore de connaître l’avenir. Dans Génésia, Les Chroniques Pourpres, on raconte ainsi que les Trolls ont quatre oreilles, deux pour le monde réel, deux pour l’invisible (Malagoli, 2005: 252). Ces particularités extraordinaires semblent donc témoigner de leur capacité à naviguer entre les mondes comme relevant de leur nature propre.
Cette existence entre réel et imaginaire semble faire des membres du Petit Peuple des guides capables d’entrainer avec eux dans leur voyage entre les mondes les autres personnages de leurs récits, et par leur intermédiaire, le lectorat. En effet, s’ils guident les protagonistes vers leur quête à travers des aventures, ils permettent également l’entrée du lecteur dans le monde imaginaire de par leur simple présence dans les textes. Celle-ci offre ainsi à celui qui s’y plonge la possibilité de s’évader de la réalité.
Il semble dès lors possible d’étudier les rapports entre le Petit Peuple et la mise en place des chronotopes de l’aventure féerique dans les œuvres, selon des dispositifs propres aux fictions de jeunesse définis par Christian Chelebourg (Chelebourg, 2013).
Se référant au Lapin que suit Alice pour se rendre à Wonderland, ce dispositif de l’aventure définit l’entrée dans la fiction à l’aide d’un personnage qui invite le protagoniste à le suivre. Il s’agit d’un motif récurrent dans l’imaginaire en général : on le retrouve souvent dans la littérature médiévale où quelques Fées prennent l’apparence de biches ou de vierges blanches pour attirer les preux chevaliers en leurs palais enchantés.
Les œuvres contemporaines, qui tantôt reprennent des légendes traditionnelles, tantôt s’en détachent pour inventer de nouveaux récits, utilisent également ce modèle de façon récurrente et le déploient même à travers des supports fictionnels modernes tels que la bande dessinée (Le Grimoire du Petit Peuple) ou le cinéma (Arthur et les Minimoys). Ce dispositif se prête aussi tout particulièrement à la mise en scène de jeux vidéo, comme le remarque Christian Chelebourg: «[…] dans The Legend of Zelda: Ocarina of Time, conçu pour Nintendo 64, la fée Navi est missionnée par un arbre magique pour aller chercher Link – le héros auquel s’identifie le joueur – dans son village et l’accompagner dans sa quête.» (2013: 55).
Autrement dit, les créatures féeriques, comme les personnages extraordinaires en général, sont, de par leurs caractéristiques hors du commun, la preuve qu’il existe une réalité seconde à laquelle les autres personnages, comme le lecteur, n’ont pas l’habitude d’être confrontés. Leur apparition intrigue et intéresse ceux qui les rencontrent. Ces derniers vont alors, volontairement ou non, les suivre pour vivre des aventures dans un univers merveilleux.
On peut également, par mise en abyme, interpréter via ce dispositif, l’attrait du jeune lectorat pour les fictions mettant en scène des êtres féeriques: leur figuration sur les couvertures des ouvrages ou dans le titre des œuvres séduit le public, car celui-ci sait qu’il aura l’occasion, à travers la lecture, de s’évader dans un autre monde au sein duquel tout est possible.
Ce dispositif s’inspire du second voyage d’Alice à Wonderland, alors que la fillette ne suit plus un guide pour s’y rendre, mais s’y déplace comme un pion blanc sur un échiquier après être passée de l’autre côté du miroir (Chelebourg, 2013: 61). Il s’agit de mettre en place une convention ludique entre le récit – et à travers lui son narrateur –, et le héros – et à travers lui le lecteur. C’est le principe du faire semblant, simulacre qui rappelle les amusements enfantins et autres jeux de rôles qui invitent à vivre à la manière de à travers un processus d’immersion fictionnelle.
Dans les textes mettant en scène le Petit Peuple, ce modèle peut être illustré par le pacte de lecture qui peut être introduit par une formule du type «Il était une fois», ou la simple présence de créatures magiques qui à elles seules incarnent l’irréalité absolue. Ce dispositif s’illustre aussi par l’importance de la foi en l’existence des êtres féeriques. Comme l’explique Peter Pan, elles ne vivent que pour ceux qui croient en leur réalité, motif que l’on retrouve également de façon récurrente dans les récits. Nathalie Dau raconte par exemple que seuls ceux qui sont amis de la Fée peuvent voir sa tour (Dau, 2007: 43). Pareillement, tout le monde n’est pas en mesure d’observer ces créatures, seuls ceux qui sont dotés de clairvoyance en sont capables, et il s’agit le plus souvent de personnes sensibles tels que les jeunes enfants, comme c’est le cas dans une nouvelle d’Éric Boissau :
Il y a des siècles de cela, l’humanité a décidé de vénérer un seul dieu, de ne plus croire aux esprits de la terre, du foyer, de la forêt et de toutes les autres choses. Notre Reine a alors décrété, pour notre sauvegarde à tous, que même les Élus perdraient le pouvoir de nous voir à leur majorité… (Boissau, 2000: 32).
C’est donc une sorte de tabou – ce dont les Fées ont l’habitude – qui empêche une partie de la population de voir la féerie, souvent à partir de sept ans, l’âge de raison qui marque la fin de la prime enfance, et à travers elle, la fin de l’innocence.
Enfin, ce dispositif est aujourd’hui fortement cultivé par le développement intermédiatique des fictions. L’imaginaire exploite ainsi plusieurs procédés qui se détachent du principe d’illusion référentielle tout en provoquant un effet de réel. Le paratexte des œuvres, avec ses légendes, cartes, langues et autres créations largement exploitées par la Fantasy, met en place un imaginaire secondaire complet qui souvent, ne se limite pas à l’ouvrage pour lequel il a été développé. En effet, ces inventions auctoriales sont ensuite reprises par d’autres supports plus ou moins directement liés à l’œuvre de base comme ses adaptations en jeux divers, bandes dessinées ou films, mais parfois aussi par d’autres récits d’auteurs variés. Le réseau intertextuel enrichit donc les récits qu’il met en relation de la sorte, et estompe peu à peu la frontière entre réel et féerie. Autrement dit, se déploie aujourd’hui une logique ambiguë d’escapisme implantée dans le Réel, à l’image du Petit Peuple à cheval sur deux réalités. Il est possible d’illustrer ce phénomène en rappelant que le Petit Peuple est également omniprésent dans l’univers geek avec par exemple les Trolls qui sont des figures incontournables sur la Toile : outre la référence à l’imaginaire scandinave, ces personnages sont l’incarnation virtuelle d’utilisateurs qui se moquent des limites d’Internet en se jouant des autres internautes – Troll vient justement du norrois trylla « rendre fou » (Sveinsson, 2003: 163-165). Le Petit Peuple se développe donc aussi bien dans l’imaginaire à proprement parler, c’est-à-dire investi par les fictions, littéraires ou non, mais également dans le réel, à savoir dans les superstitions ou expressions et formules que l’on rencontre au quotidien.
En résumé, la présence du Petit Peuple dans les textes participe à l’entrée du public dans l’univers merveilleux que lui propose la fiction. Ces personnages brisent, en effet, le côté réaliste du monde dans lequel ils évoluent, tout en jouant avec des stéréotypes et croyances véritables, puisque la plupart d’entre eux sont issus de légendes ancestrales.
Le dispositif du Cyclone se réfère au phénomène ayant emporté Dorothy au Pays d’Oz. Il s’agit d’un modèle dans lequel le protagoniste pénètre accidentellement dans le monde imaginaire, ce qui lui permet par la suite de porter un regard objectif sur l’univers dont il provient et d’en nourrir ainsi la nostalgie ou le rejet (Chelebourg, 2013: 77).
Cette thématique est également omniprésente dans les fictions féeriques contemporaines. Ainsi, dans Le Clairvoyage, l’héroïne se retrouve malencontreusement dans une clairière après avoir touché un service à thé qui serait un cadeau des fées (Fakhouri, 2008: 78). Cet événement lui permet d’échapper à la tristesse d’un monde où ses parents lui ont interdit de rêver avant de la laisser orpheline suite à un accident de voiture.
Pareillement, dans Le Grand Mort, Pauline se rend dans le monde féerique après avoir mis des gouttes de larmes d’abeille dans ses yeux (Loisel, 2007: 31). Son aventure lui permet de prendre conscience du déclin entamé dans le monde qui est le sien. Il s’agit là d’un motif écofictionnel que l’on retrouve dans de nombreuses fictions féeriques dans lesquelles la disparition du Petit Peuple est une métaphore de la décadence du monde réel et de la destruction du patrimoine culturel et naturel par le développement de phénomènes anthropiques considérables, tels que la surconsommation et la pollution.
La présence du Petit Peuple permet donc aux auteurs d’évoquer des problématiques contemporaines comme l’écologie. L’écart entre la réalité et le monde féerique qui est proposé rend possible un regard objectif sur le monde afin de mieux le comprendre, que ce soit pour le personnage qui retourne dans son univers après avoir voyagé en Féerie, ou pour le public qui, après sa lecture, peut se forger une nouvelle conception du monde autour de lui. Le Petit Peuple permet donc en quelque sorte l’enrichissement des réalités qu’il met en parallèle en faisant traverser personnages et morales de l’un à l’autre.
À ce propos, rappelons que les contes de fées littéraires français des XVII et XVIIIe siècles ont été rédigés dans le but de transmettre une morale à leur lectorat et que celle-ci était bien souvent édictée par quelque Fée après qu’elle avait puni ou récompensé un personnage pour ses actes ou ceux de ses proches. Ainsi, la Belle au bois Dormant ne tombe-t-elle pas endormie après avoir accidentellement touché un fuseau malgré la prudence de ses parents, punis de la sorte pour avoir omis d’inviter une vieille Fée au baptême de la princesse ? Cela tend à prouver que les personnages féeriques, de par l’étymologie de leur nom – fée vient du latin fatum « destin » –, perturbent quelque peu la logique du Cyclone dans la mesure où l’entrée du protagoniste dans l’aventure n’est pas totalement accidentelle puisque dans leur univers tout est prédestiné – d’où également le grand nombre d’Élus présents dans les œuvres de Fantasy. Par là, ces personnages semblent incarner la volonté auctoriale de transmettre un message au lecteur à travers un récit. Puisque dans certaines croyances elles apparaissent comme étant les envoyées des divinités sur Terre, dans les ouvrages, elles peuvent symboliser les auxiliaires de l’auteur. Il est donc possible de s’interroger sur le rôle de ces personnages féeriques dans le développement de la diégèse afin d’observer comment s’y développe leur fonction frontalière.
Dans les fictions féeriques, les membres du Petit Peuple semblent, en règle générale, apparaître aussi bien comme actants de la narration, qu’en tant qu’acteurs de la construction et de l’immersion fictionnelles. Cela repose effectivement sur l’une de leurs fonctions essentielles, à savoir leur rôle de passeurs que complète leur responsabilité récurrente de gardiens des frontières.
Il a été montré précédemment que les personnages féeriques ne laissent pas entrer n’importe qui dans leur monde : ils n’hésitent pas à sonder le cœur et l’esprit de ceux qui souhaitent en franchir les limites afin de juger s’ils en méritent l’accès, comme c’est le cas dans La Somme des rêves (Dau, 2012: 144-145). De même, si l’on ne peut entrer sans leur consentement, celui-ci est aussi nécessaire pour quitter cet univers, tel que l’illustre Le Sortilège du bois des brumes, où l’on ne peut sortir des bois qui sont terre faée sans l’aide du Petit Peuple qui le protège (Bourgeon, 1984: 29).
Autrement dit, les personnages féeriques ont en quelque sorte la main mise sur le monde dans lequel ils résident, et comme ils sont capables de traverser les frontières, ils sont en mesure d’intervenir dans les différents univers. Par là, ils jouent le rôle de Lapin Blanc et influencent directement la destinée des autres personnages en élisant ceux qui ont le droit d’entrer ou de quitter l’aventure, symbolisée par la topographie de l’imaginaire. Les élus autorisés à traverser les frontières entre les mondes partent alors pour une quête qui leur permet, quelle qu’elle soit, de revenir grandis de leur voyage grâce aux péripéties qu’ils ont affrontées. La première d’entre elles est le plus souvent la nécessité de surmonter les difficultés opérées par le changement d’univers en lui-même.
Lorsque le récit ne commence pas dans un monde déjà merveilleux, et qu’il y a passage d’un monde référencé comme étant réel, vers celui de la Féerie, il est généralement possible d’observer des variations du cadre spatio-temporel. Il s’agit alors de passer d’un monde connu vers un univers totalement étranger au système de référence du protagoniste, le plus souvent Humain : dans Le Livre des Etoiles, cette autre réalité est ainsi appelée « monde incertain » (L’Homme, 2007: 16). L’épithète marque ici l’entrée dans l’inconnu que constitue le voyage vers cet univers, les personnages étant incapables de savoir ce qu’il s’y passe ou ce qu’ils y trouveront.
Ce phénomène est par ailleurs renforcé par le choix opéré par l’auteur quant au lieu de passage d’un monde à l’autre. Ainsi, la frontière entre les deux espaces se situe par exemple dans des jardins publics comme Central Park dans « Passer la rivière sans toi » (Colin, 2000: 265) et Kensington Gardens dans Peter Pan in Kensingtons Gardens (Barrie, 1957: 15-16). Le passage s’effectue ainsi souvent dans des lieux touristiques tels que Versailles dans Faerie Hackers (Heliot, 2003: 122) et la Tour Eiffel dans Galymède, fée blanche, ombre de Thym, ouvrage où l’on peut également aller dans l’Autre Monde en empruntant une rame du chemin de fer métropolitain (Fierpied, 2012 : 45-46), motif que l’on retrouve dans Les Enchantements d’Ambremer (Pevel, 2003: 44-45). Le héros voyage donc vers l’inconnu le plus total, vers un lieu en tout point différent de celui dont il vient, depuis un endroit réputé pour être tout particulièrement connu et fréquenté du grand public.
Une fois la frontière franchie, les personnages se retrouvent donc confrontés à un univers dont le fonctionnement et la logique leur sont totalement étrangers, à commencer par l’espace-temps qui y diffère parfois considérablement de ce qu’ils ont connu auparavant. Dans cet autre côté du miroir, le temps peut s’écouler plus vite ou plus lentement que dans l’univers dont proviennent les protagonistes, sans que cela ne réponde forcément à des lois précises. Il peut y avoir de l’eau là où il y avait de la terre sur l’autre planète, l’on peut y grandir et y rétrécir à vue d’œil, ou encore mettre trois jours pour aller d’une ville A à une ville B et cinq fois plus pour faire le même chemin quelque temps après, sans que cela ne remette en cause la logique du lieu. Après avoir traversé la frontière, il est également possible de visiter le passé, puis l’avenir, et de revenir chez soi après y avoir passé près d’un siècle sans avoir vieilli, ou seulement dix minutes et rejoindre son monde avec cent ans de plus. Il n’y a donc pas forcément de parallélisme entre le temps et la géographie du monde présenté comme étant réel et ceux de l’univers féerique où les personnages se rendent. Il est donc possible de parler d’asynchronisme – écoulement du temps différent – et d’hétérotopie – spatialité discordante – entre la Féerie et le monde prétendument réel.
Pareillement, les divergences entre les deux univers ne sont pas toujours similaires ou définissables puisqu’il n’existe pas forcément de logique pour les gouverner. C’est là ce qui différencie merveilleux et Fantasy. Comme on l’a vu précédemment, cette dernière cherche à se créer un contexte concret grâce au paratexte qui la définit en tant qu’univers répondant à des lois physiques et géographiques précises. Au contraire, le merveilleux se caractérise exclusivement par le « Il était une fois » qui le régit : il n’a ni géographie, ni temporalité rigoureuse, comme l’illustre l’endroit où réside Peter Pan : Neverland, le pays de Jamais et de Nulle-Part. Il est alors possible de parler d’achronie – hors temps – et d’outopisme, défini par Gilbert Dubois comme «[…] un non lieu véritable, qui échappe par définition au système de signes, définissant un lieu.» (Dubois, 1971: 192). Mais, quel que soit le genre auquel il appartient, il faut retenir que le récit qui met en parallèle un monde féerique avec un autre univers illustre avant tout le passage de l’un à l’autre par des modifications de type chronotopique.
Cela permet par exemple de rendre compte du changement d’univers sans qu’aient été franchies de véritables portes. Cela motive également le renouvellement contemporain des fictions féeriques dans le but d’évoquer de nouvelles problématiques. Il est ainsi possible d’observer ces dernières années une dynamique de retour aux sources qui passe, entre autres, par la littérature qui nous présente alors les membres du Petit Peuple comme les vestiges d’un monde ancien quelque peu oublié et dont la temporalité est celle des légendes, c’est-à-dire intemporelle, voire atemporelle. Comme on l’a vu précédemment, on retrouve cela dans L’Enjomineur, mais également dans Blanche Neige et les lances missiles où l’on raconte que ces personnages vivaient à l’époque où la Terre était plate. (Dufour, 2001: 289-290).
Ce cadre spatio-temporel particulier rend aussi possible le déploiement de genres qui reposent essentiellement sur ce phénomène, à savoir les utopies, et autres contre utopies qui, par leur chronotopie particulière, peuvent dresser la critique d’une société en regard de laquelle elles sont développées. On peut de nouveau illustrer ce propos avec les nombreux exemples de fictions écologiques féeriques publiées chaque année. Dans Requiem pour elfe noir (Gregan, 2012), il est ainsi question d’un monde apocalyptique où les Hommes ont disparu et où ne subsistent dans les débris qu’ils ont laissés de leur monde que les créatures féeriques. On retrouve un développement similaire dans Fée et tendres automates, où cette fois ce sont les hommes en pleine déchéance qui cherchent à redonner un peu de féerie à leur monde. Mais ils se rendent vite compte que cela est peine perdue, car la magie n’a plus sa place dans leur univers, comme cela a été montré plus tôt.
En illustrant l’incompréhension des personnages face aux bouleversements que peuvent subir la temporalité et la géographie dès lors qu’ils se trouvent dans un autre univers, en représentant un passé idéalisé ou un futur décevant, les récits semblent rappeler au lecteur, et à travers lui à l’humanité, les méfaits d’une trop grande ambition. L’être humain cherche sans cesse à dompter le monde autour de lui, grâce à la science ou à la magie, et la maîtrise de l’espace-temps semble sa quête ultime. En dotant d’autres créatures humanoïdes de ce pouvoir, ou en montrant les ravages causés par ceux qui y parviennent, les ouvrages paraissent donc prôner l’humilité humaine. L’on rejoint donc par là la logique introduite par le dispositif du Cylcone visant à faire voyager un personnage, et à travers lui le lecteur, dans un monde imaginaire afin qu’il en revienne avec un regard critique sur son propre univers…
Les lois physiques ne sont pas les seules à différer dans l’univers féerique, il en est de même des règles morales, ce qui peut aussi poser des problèmes d’adaptation au personnage qui y accède. En effet, les créatures féeriques sont réputées pour leur caractère amoral, ce qui les rend peu fiables.
Personnages ambivalents, ambigus et inconstants, les membres du Petit Peuple se caractérisent effectivement par leur nature indéfinie (ou indéfinissable) et changeante. Même s’ils n’agissent pas par pure méchanceté, ils sont néanmoins fidèles à leur mauvaise réputation : de nombreux ouvrages les présentent comme des êtres vicieux qui ont tendance à vivre dans la débauche, se plongeant dans l’alcool, la drogue et le sexe, et ayant tendance à toujours servir leurs propres intérêts. On observe ainsi des Nains alcooliques qui lapident des Elfes Noirs dans Blanche Neige et les lances missiles (Dufour, 2001: 98), des Gobelins qui préfèrent boire que poursuivre leur mission dans Le Donjon de Naheulbeuk (Lang, 2005: 39), ou encore des Ondines accros à la méharée dans Requiem pour elfe noir (Gregan, 2010 : 64).
Mais si Fées et Lutins ne connaissent pas la notion de morale, c’est qu’il s’agit là d’un concept humain : dans certains ouvrages, les protagonistes sont justement conscients de cette différence. Dans Chronique du Soupir, un personnage explique à son compagnon que « La moralité des Hautes Fées échappe à [leur] entendement » (Gaborit, 2012: 158). Dans La Somme des rêves, Ceredawn, enfant issu de l’union entre une créature féerique et un être humain, explique que lorsqu’il s’agit du monde magique, « Le Bien et le Mal sont des notions hors de propos » (Dau, 2012: 194). De fait, cette caractéristique rejoint en quelque sorte les particularités propres au monde féerique : le Petit Peuple appartient à une autre réalité, à un autre temps, une sorte d’avant qui n’a pas connu le christianisme. Cette religion a ainsi souvent rejeté l’imaginaire païen en même temps qu’elle a établi une grande partie des règles morales du monde occidental.
L’univers de Tolkien est tout à fait représentatif de ce phénomène dans la mesure où il s’agit d’un «[…] monde d’avant la chute et d’avant la séparation entre les hommes et les bêtes, les hommes et les plantes. […]» (Bonnal, 1998: 93). Dès lors, les membres du Petit Peuple apparaissent comme les descendants des divinités animistes primitives, Elémentaires et autres dieux de la nature. C’est pour cela que leur destruction dans les ouvrages de Fantasy peut être interprétée comme la métaphore d’un désastre écologique. Leur donner la victoire, comme le fait Tolkien, peut donc être interprété par le lecteur contemporain, comme un message d’espoir, un moyen de montrer que si l’on s’unit tous, il est encore possible de sauver la planète. À cet égard, The Lord of the Rings apparaît également comme un refus du racisme, dans la mesure où la Communauté de l’Anneau rassemble des personnages d’espèces variées autour d’une même quête qui se conclut par une victoire. Dans ce texte, les membres du Petit Peuple ont leurs propres morales, qui se détachent parfois des valeurs humaines, mais qui, surtout, permettent à ces derniers de prendre exemple sur leurs comportements. En témoigne Aragorn, roi des Hommes du Gondor, qui désire être couronné de la main de Frodo car celui-ci a été le moteur du retour de la Paix en Terre du Milieu (Tolkien, 2002: 296).
En traversant les frontières, géographiques et morales, et en unissant autour d’eux des membres de diverses communautés, les Hobbits et leurs compagnons ont grandi (au propre comme au figuré pour certains), ils ont beaucoup appris de leurs aventures, et par mise en abyme, le lecteur de The Lord of the Rings également. Rappelons par ailleurs que s’il est constitué de plusieurs espèces plus ou moins différenciées, le Petit Peuple n’en reste pas moins uni à travers son identification en tant que peuple singulier. C’est de cette richesse, celle qui provient du partage et de l’échange entre les mondes, dont semble témoigner la représentation du Petit Peuple dans les fictions de jeunesse.
D’un univers à l’autre, les personnages et l’espace dans lequel ils évoluent ne sont pas les mêmes. S’ils existent dans le monde des Hommes, les membres du Petit Peuple n’y sont pas dominants, leur petitesse renvoyant alors à leur discrétion. Elle peut également faire référence à leur rapport aux civilisations et croyances dominantes – on peut parler de Petite Mythologie par opposition à la Grande Mythologie. Quoi qu’il en soit, ces créatures sont souvent décrites comme appartenant à l’Éther, c’est-à-dire un espace céleste lumineux hérité de la mythologie grecque dans laquelle cet élément incarne les Cieux primordiaux, ceux qui abritent les divinités. Par là, le Petit Peuple représenterait la substance ou la matérialisation de la création et de ce qui l’anime. Pour faire simple, les êtres féeriques symboliseraient la part de magie du monde en général, tout ce que les êtres humains sont incapables de comprendre ou d’expliquer. Elles figurent l’Autre Monde, celui du Tout Autre, qu’il soit extérieur ou interne à l’univers des Hommes ou à un individu. De fait, elles incarnent l’Imaginaire et la Métaphysique, et en l’invitant dans un monde où tout est possible, elles répondent d’une certaine façon aux questions de l’Homme, qu’elles soient celles de l’Humanité en général ou de sa propre personne.
C’est ce dont témoigne Gandalf dans le film The Hobbit, lorsque Galadriel lui demande pourquoi il a choisi Bilbo pour cette quête :
Je ne sais pas. Saroumane croit que seul un grand pouvoir peut tenir le mal en échec, mais ce n’est pas ce que j’ai trouvé. J’ai découvert que ce sont les petites choses du quotidien des gens ordinaires qui maintiennent l’obscurité à distance… les petits actes de bonté et d’amour. Pourquoi Bilbo Baggins ? Peut-être parce que j’ai peur… et qu’il me donne du courage. (Jackson, 2012: 1:51:42)2.
Le Petit Peuple serait, malgré son qualificatif, capable de grandes choses, caractéristique oxymorique qui accentue l’importance de leurs capacités. Il s’agit également d’un topos de l’imaginaire féerique car, comme nous l’avons vu précédemment, ces personnages possèdent souvent des facultés extraordinaires, voire surnaturelles. Et grâce à leurs rôles de guides et de passeurs, il semblerait qu’ils soient aussi capables de transmettre leurs qualités à ceux qu’ils accompagnent, comme c’est le cas des Fées Marraines qui offrent de valeureux dons à ceux dont elles se rendent responsables. Cela se retrouve dans la Fantasy contemporaine lorsque, par exemple, un personnage dans la nouvelle «Erreur de jeunesse (ou la première affaire de Deirdre de Crommlynk)» explique qu’ «[…] au Pays des Fées, tu découvriras que tu sais accomplir des prodiges dont tu es incapable dans le monde des mortels.» (Cluzeau, 2000 : 66). Autrement dit, traverser la frontière pour se rendre en Féerie permet de se découvrir soi-même, de développer ses qualités et donc, de s’enrichir personnellement.
Ces frontières qui séparent le monde des Hommes et celui des êtres féeriques sont quant à elles de plusieurs types ou niveaux (voir Tableau 1). Le premier peut être appelé virtuel, car il s’agit de la frontière par laquelle le lecteur entre dans l’imaginaire de la fiction via le support sur lequel elle se développe : livre, film, jeu, pièce de théâtre, etc. Il s’agit en quelque sorte du pacte de lecture à travers lequel le lecteur s’engage à prendre pour vrai, le temps du récit, tout ce que le narrateur lui raconte. Nous rejoignons donc les propos de Christian Chelebourg qui déclare que :
Dans la féerie, […] il n’est nul besoin de faire admettre au public l’irréalité des faits rapportés. Celle-ci s’impose d’elle-même, celle-ci va de soi : elle fait partie intégrante du pacte institué entre auteur et lecteur. […] le genre merveilleux pourrait en fait se définir comme le lieu littéraire de sa pure exhibition, débarrassée des contraintes de l’adhésion même momentanée aux événements rapportés. (Chelebourg, 2006: 67).
Effectivement, à partir du moment où un texte nous parle de Fées ou de Lutins, les formules du type « Il était une fois » semblent superflues : le lecteur s’immerge de lui-même dans un monde irréel de par leur simple présence.
Le second niveau de démarcation entre les deux univers s’effectue par le passage d’un monde réaliste – monde de référence pour le personnage principal –, vers un monde merveilleux présenté comme Tout Autre. Celui-ci se fait par la traversée d’une frontière précise et généralement figurée par un objet ou une délimitation physique, à savoir un lieu particulier – porte, arche – ou un rituel – utiliser une potion ou réciter une formule. Le rôle du Petit Peuple est alors l’hypotypose de l’irréel, c’est-à-dire, la manière dont «le surnaturel expose librement sa magie sur le mode rhétorique de l’hypotypose.» (Chelebourg, 2006: 73). Autrement dit, les êtres féeriques personnifient le surnaturel et permettent ainsi au lecteur de le voir concrètement.
Le troisième type de frontière peut être nommé eschatologique dans la mesure où il représente le passage du monde des vivants à celui des morts. Il s’illustre par exemple lorsque les protagonistes quittent leur enveloppe charnelle pour s’envoler grâce à l’imaginaire dans un monde féerique qui représente la mort. C’est ce que l’on retrouve dans de très nombreuses œuvres, à commencer par celles évoquant la légende arthurienne puisqu’elles expliquent que le roi, après sa mort, s’est rendu sur l’Ile d’Avalon. On retrouve également cela dans Peter Pan ou plus récemment dans Le Chant du Troll (Bottero, 2010). Sont d’ailleurs illustrés dans ce roman graphique les différents niveaux évoqués précédemment. En effet, l’histoire est celle d’une fillette emmenée par un Troll et un Lutin dans un univers féerique qui semble bien plus enviable que le monde dont elle vient. On comprend par la suite qu’elle a quitté ce dernier après avoir vainement combattu un monstre du nom de Leucemia. Enfin, la mise en abyme se prolonge dans la mesure où c’est le père de la fillette, auteur, qui a créé pour elle ce monde merveilleux afin de rendre son décès moins douloureux grâce au pouvoir de l’imaginaire littéraire.
La frontière entre les deux univers peut aussi représenter le passage du monde de l’enfance à celui de l’adulte et vice versa. L’imaginaire féerique semble ainsi se construire selon une conception du monde ou un mode de penser propres à l’enfant, c’est-à-dire un monde de possible où l’on vit à la manière de. Les protagonistes y suivent généralement un parcours initiatique qui va leur permettre d’évoluer au cours de leur quête, comme on l’a déjà évoqué précédemment. Mais il est possible de considérer cette évolution tantôt comme un enrichissement, tantôt comme une régression, voire les deux simultanément. Ainsi, dans de nombreux récits, les héros sont enfants lorsqu’ils se rendent dans le monde imaginaire et ne peuvent plus y retourner quand ils sont devenus plus grands – c’est le cas de Wendy et de ses filles dans Peter Pan, d’Alice chez Lewis Carroll, ou encore des enfants dans The Chronicles of Narnia. On a également pu remarquer qu’il en était de même de la capacité de voir et d’échanger avec les personnages féeriques. Cependant, il arrive parfois que certains personnages puissent renouer avec la Féerie alors qu’ils n’y avaient normalement plus accès. C’est le cas d’Alice dans la version cinématographique de Tim Burton, ou encore de certains protagonistes de C.S. Lewis. Il est alors possible d’interpréter ce retour comme une régression vers l’univers magique de l’enfance, dans la mesure où ne plus être en mesure d’y retourner peut signifier que l’on a grandi suffisamment pour concevoir le monde dans sa réalité la plus concrète, détachée de la vision merveilleuse de l’enfance. Mais, au contraire, il est aussi possible de concevoir cette incapacité de retrouver la magie de cet univers comme une régression. En effet, dans ces mondes merveilleux, les héros pouvaient réaliser tous leurs souhaits, comme celui de devenir des adultes accomplis, comme c’est le cas chez C.S. Lewis. Le personnage interdit de Féerie peut dès lors être considéré comme quelqu’un aux possibilités réduites, comme un être lacunaire. Et dans ces fictions, les personnages féeriques – Tumnus, Peter, Clochette, etc. – font office de guides spirituels, car ce sont eux qui mènent les protagonistes vers leur destinée – ce qui les rapproche de leurs ancêtres, les Tria Fata, divinités de la Destinée qui leur ont donné leur nom.
Enfin, le dernier niveau de séparation entre le réel et la Féerie serait celui qui dissocie conscient et inconscient. Lorsqu’ils croisent pour la première fois des membres du Petit Peuple, les personnages pensent souvent qu’ils sont en train de rêver, ce qui témoigne du lien très fort qui unit songe et imaginaire, déjà longuement étudié par les psychanalystes. Or, Jung considère justement ces créatures comme étant les résidus de l’archétype du Fripon Divin. Comme le rêve, l’imaginaire féerique serait la voie royale qui mène à notre inconscient dans la mesure où il pourrait représenter notre anima, notre ombre intérieure, ou qu’il jouerait le rôle de speculum mentis, selon l’expression de Paul Radin (Jung, 1958: 9), c’est-à-dire, qu’il serait le miroir de l’âme individuelle (Jung, 1958: 186-197). En un mot, la présence de ces personnages dans les fictions aurait la même utilité que le sommeil, c’est-à-dire une mise en veille de la conscience afin de permettre à l’individu d’explorer son inconscient (collectif ou personnel) qu’ils seraient en mesure de personnifier.
Il semble donc que le Petit Peuple, par sa présence dans les textes, comme par son rôle dans les quêtes, permette aux protagonistes, et à travers eux aux lecteurs, de traverser les frontières entre leur monde de référence, présenté comme concret et réaliste, et l’univers féerique, magique et onirique. Il témoigne ainsi de la richesse de ces frontières qui séparent les différents niveaux de réalité, mais dont la traversée rend possible l’évolution des personnages.
En conclusion, les ouvrages féeriques contemporains font souvent référence à une séparation qui se serait opérée à un moment ou à un autre entre le monde réel, celui des êtres humains, et le monde féerique, comme s’ils ne formaient à l’origine qu’un seul univers. On voit par là que ce motif est hérité des mythologies et cosmogonies ancestrales. Il est également représentatif de la façon dont il est possible de concevoir l’imaginaire : à l’origine – qu’il s’agisse de l’origine individuelle, c’est-à-dire l’enfance, ou de l’origine humaine en tant que culture primitive –, l’Homme avait foi en ces légendes qu’il se transmet de génération en génération. Puis l’évolution des sociétés ou de l’individu crée un hiatus de plus en plus fort entre ce passé originel et le moment présent, le monde en venant presque à nier les possibilités de la Féerie. Ce phénomène s’illustre aujourd’hui à travers le classement des ouvrages de littératures dites de l’imaginaire, bien souvent remisées au rang d’œuvres destinées à la jeunesse, même quand elles n’ont pas été écrites pour ce public.
La richesse des frontières s’illustre donc ici par l’ouverture sur l’imaginaire qui permet à ceux qui décident de s’y rendre d’oublier les protocoles qui sont ceux du réel pour tester tous les possibles dans un monde où ils n’ont aucune répercussion néfaste, selon le dispositif de convention ludique instauré par l’immersion fictionnelle. Il s’agit donc pour les lecteurs de devenir à leur tour des clairvoyants, c’est-à-dire des êtres capables de voir le plus profond des choses. Cela permet alors de revenir de ce voyage à travers les frontières de l’imaginaire enrichi par des critiques et réflexions que les récits invitent à considérer.
Il est alors possible de rejoindre le questionnement de Pierre Pevel en introduction de Les Enchantements d’Ambremer :
Car que serait-il advenu si, au lieu de s’éloigner à jamais, ce monde et sa magie s’étaient au contraire approchés? Que se serait-il passé si l’OutreMonde […] avait librement étendu son influence sur Terre pour l’imprégner de merveilles que le temps écoulé nous aurait bientôt rendues familières? (Pevel, 2003: 8).
Tableau 1 : Niveaux de frontières entre les mondes Réel et Féerique
Monde réel |
Monde féerique |
Type de frontière | Média | Rôle du Petit Peuple |
Réalité concrète (celle du lecteur) |
Fiction |
Virtuelle | Support fictionnel (livre, jeu, etc.) | Pacte de lecture |
Réaliste
(Monde de référence pour le personnage) |
Merveilleux |
Physique | Lieu (arche, porte), rituel (gestuelle, formule) | Hypotypose de l’irréel |
Celui des vivants |
Celui des morts |
Eschatologique | Catabase et Nekuia | Psychopompe |
Monde Adulte |
Monde de l’Enfance |
Interne | Parcours initiatique | Guide spirituel |
Conscient |
Inconscient |
Onirique | Mise en veille de la conscience | Speculum mentis |
1. « “It’s a dangerous business, Frodo, going out of your door”, he used to say. “You step into the Road, and if you dont’t keep your feet, there is no knowing where you might be swept off to”».
2. “I do not know. Saruman believes it is only great power that can hold evil in check, but that is not what I have found. I found it is the small everyday deeds of ordinary folk that keep the darkness at bay… small acts of kindness and love. Why Bilbo Baggins? Perhaps it is because I am afraid… and he gives me courage.”
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