Perdu sur une île déserte, à son grand désarroi, privé de tout ce qu’il lui était familier et ayant comme seul moyen de survie sa débrouillardise, le naufragé, en tant qu’archétype, est au cœur d’innombrables récits mettant en scène l’humain à son état le plus rudimentaire. Ce personnage fut mis en mots pour la première fois dans le roman de Daniel Defoe Robinson Crusoé, mais la grande popularité du récit a inspiré de nombreux auteurs, qui reprirent la formule du personnage de Defoe. Le naufragé peut être présenté sous une multitude de formes, l’archétype se transformant et se renouvelant sans cesse avec les années. Par exemple, les romans L’Île mystérieuse de Jules Verne et Sa Majesté des mouches de William Golding, ayant tous deux comme personnages principaux des naufragés, illustrent la diversité de cet archétype en développant des survivants complètement différents, ayant presque comme seul point en commun leur situation précaire. Même si ces deux récits sont des robinsonnades bien différentes du roman de Defoe, ils restent fidèles à leur origine et font même hommage au fondateur de leur archétype en mentionnant l’histoire marquante à plusieurs reprises et en comparant leur situation à celle qu’a vécu Robinson Crusoé.
L’Île mystérieuse suit Cyrus Smith, ingénieur et meneur de file des habitants de l’île Lincoln, son chien Top, le jeune Harbert, âgé seulement de 15 ans au début du récit, Pencroff, marin farouche au cœur tendre, Gédéon Spilett, brave reporter au tir précis ainsi que Nab, esclave affranchi de Cyrus Smith étant resté fidèle à son ancien maître. Ils seront plus tard rejoints par Jup, un orang-outan calme et intelligent et par Ayrton, un naufragé d’une île voisine. Malgré le jeune âge de Harbert, le reste de la colonie possède beaucoup de vécu, ce qui les avantage grandement. Les années ont doté ces personnages d’une maturité certaine et d’une quantité incroyable de connaissances sur tous les sujets possibles. La maturité qu’ont acquis ceux-ci leur permet de rester rationnels dans les situations plus difficiles ainsi que d’adresser leurs semblables avec respect. Les personnages élaborés par Verne sont donc conscients du fait qu’ils resteront sur l’île pendant une période indéterminée et qui pourrait durer de longues années, et se dévouent entièrement à la tâche de rendre leur condition de vie la plus agréable possible. Ils sont capables d’établir une véritable colonie grâce à la mise en commun de leurs connaissances et de leurs expériences de vie. «Ces colons étaient des “hommes” dans la belle et puissante acceptation du mot. L’ingénieur Smith ne pouvait être secondé par de plus intelligents compagnons, ni avec plus de dévouement et de zèle.» (Verne, 1875: 153)
Par exemple, Pencroff, ayant pratiquement fait le tour du monde en bateau, offre de précieux conseils sur tout l’aspect maritime de leur aventure, comme la pêche et la construction d’un navire. Spilett, possédant de bonnes notions de base sur le monde grâce à son métier, s’y connaît sur un grand nombre de sujets et est doté d’une capacité d’écoute écoute hors pair. Nab, avec ses talents culinaires sans pareil, permet aux colons de bénéficier de repas délicieux et nourrissants, malgré le manque de ressources qui pose problème au début du récit. Cyrus Smith, lui, est le véritable cerveau de toutes les opérations ayant lieu sur l’île et est habile dans pratiquement tous les sujets possibles, de la chimie jusqu’à l’architecture, en passant par la géographie et l’électricité. Bien sûr, Harbert, étant le plus jeune de tous, ne détient pas autant de savoirs que ses acolytes, mais en connaît un peu sur la botanique et finit par en apprendre énormément en suivant et en écoutant les autres naufragés. Les habitants de l’île Lincoln semblent avoir été nés pour cette aventure et bien que leur rencontre ne fût que le fruit du hasard, ce dernier semble avoir parfaitement choisi les candidats qui se retrouveraient à bord du ballon qui vint s’échouer sur l’île.
Si l’âge des personnages est un avantage dans le roman de Verne, il est un immense inconvénient chez Golding. En effet, la jeunesse des naufragés dans Sa Majesté des mouches joue entièrement contre leur faveur en créant une atmosphère chaotique et en divisant les personnages. Malgré le fait que les jeunes garçons se réjouissent de l’absence de «grandes personnes» au début du récit, certains d’entre eux se rendront rapidement à l’évidence qu’ils manquent de notions leur permettant de survivre et de la sagesse que possèdent les adultes:
Les trois garçons, debout dans les ténèbres, faisaient de vains efforts pour définir la majesté de l’âge adulte.
-Les adultes, ils ne se querelleraient pas…
-Ils m’auraient pas cassé mes lunettes…
-Ils parleraient pas d’une bête… (Golding, 1954: 115)
La jeunesse pousse les garçons de l’île à adopter une mentalité de clan, avec un chef et des règlements strictes. Au lieu de se considérer comme étant tous égaux, comme le font les colons de l’île Lincoln, les personnages mettent en place une hiérarchie sociale dès leur première rencontre et qui, par la suite, sera la source de toutes leurs querelles et conflits. «Les petits» et «les grands» sont séparés en deux groupes distincts, les plus âgés dénigrant et intimidant fréquemment les plus jeunes. Leur manque de connaissances ajoute également à l’anarchie qui règne sur l’île déserte, puisque les garçons ne savent ni se construire des abris convenables, ni maintenir un feu en vie et sont souvent portés à se balader sur la plage ou à se baigner plutôt qu’à contribuer à leur survie. De plus, ils ne peuvent s’organiser de façon adéquate, certains n’accordant de l’importance uniquement qu’à la chasse, quelques-uns au feu et d’autres au plaisir. L’organisation, étant ce qui permet aux personnages de Verne d’obtenir une vie si confortable sur l’île, fait défaut aux jeunes garçons, qui n’ont pas encore pu acquérir cet atout avec leurs expériences de vie plutôt réduites.
Le nombre de naufragés est un autre élément qui change complètement le cours d’une histoire comportant cet archétype, comme dans Sa Majesté des mouches. Les liens qui unissent les naufragés sont cruciaux dans la survie et le maintien du calme sur l’île, dans une situation de naufrage. Le roman de Golding présente un grand nombre de personnages, puisqu’il est question d’un écrasement d’avion contenant plusieurs enfants. Plusieurs d’entre eux se démarquent du reste, et sont à l’origine de la majorité des événements ayant lieu sur l’île, comme Ralph, désigné comme chef de la bande au début du roman, Porcinet, bouc émissaire du groupe affaibli par la myopie et l’asthme, Jack, rival de Ralph au caractère enflammé, Simon, réservé et distant du reste du groupe, Roger, l’ombre de Jack, répondant à ses moindres ordres et finalement, Sam-et-Nick, jumeaux facilement influençables.
En multipliant le nombre de naufragés, Golding augmente les probabilités que l’aventure se termine en désastre puisqu’il est beaucoup plus difficile pour une vingtaine ou une trentaine de personnes de s’entendre, que pour cinq personnes tentant de faire la même chose. Le nombre de garçons n’est jamais précisé dans Sa Majesté des mouches, mais il doit être assez considérable, puisque Porcinet ne réussira jamais à compter tous les survivants. Un plus grand nombre de naufragés multiplie également toutes les difficultés que rencontre normalement l’archétype. Il leur faut davantage de nourriture et d’habitations, mais leur grand nombre entraîne également plus de malentendus, de querelles et de violence. Il est difficile pour tous les jeunes de se rassembler ou de mener une opération tous ensemble, ce qui laisse souvent plusieurs personnes de côté et empêche la formation d’un esprit de groupe ou d’une certaine camaraderie.
Ceux-ci s’énervent donc facilement, rendant presque impossible de les garder en silence à un seul endroit afin de faire le point sur un problème, peu importe son ampleur: «Les garçons riaient, criaient, s’énervaient; c’était la débandade. Le groupe se désagrégea et s’effilocha, s’élança des palmiers vers la plage où les garçons disparurent par groupes bruyants». (Golding, 1954: 112) La camaraderie n’est aucunement présente entre les enfants de l’île et est même découragée lorsque décelée, Jack tentant d’éloigner Ralph et Porcinet en se moquant de l’attachement qu’ils ont l’un envers l’autre. Les insulaires adoptent peu à peu la mentalité de «chacun pour soi» et se retournent les uns contre les autres, allant même jusqu’à s’entretuer, aveuglés par le vent de rage et de violence qui s’installe sur l’île. Toutefois, le désordre général présent dans Sa Majesté des mouches n’est pas unique à ce roman, cette caractéristique s’installe notamment dans de nombreuses robinsonnades modernes: «Si [la robinsonnade classique] était synonyme de reconstruction, de colonisation et de civilisation, les récits insulaires sont aujourd’hui des lieux de chaos et de destruction.» (Boulianne, 2018)
La situation précaire présente entre les garçons n’est aucunement similaire à la relation qu’entretiennent les habitants de l’Île mystérieuse. Les colons, qui avaient toujours été respectueux entre eux, se transforment en une véritable famille. Ils s’attachent non seulement à leur territoire, mais aussi à leurs compagnons, se promettant tous de revenir habiter sur l’île ensemble après avoir regagné leur patrie. Les hommes plus âgés finissent par considérer Harbert comme leur fils adoptif, particulièrement le marin Pencroff qui tisse un lien très fort avec l’adolescent: «Pencroff parvint à se rendre assez maître de lui pour comprimer son émotion quand il embrassa Harbert, son enfant!» (Verne, 1875: 581). Il est donc envisageable d’en déduire qu’il est essentiel à la survie du naufragé de bien s’entendre avec ses camarades s’il en a, puisque le contraire pourrait mettre sa vie en danger, comme le démontre le récit de Golding.
Les robinsonnades font souvent l’objet de long-métrages après leur publication, grâce à leur caractère plutôt spectaculaire et leurs nombreuses péripéties, gardant les lecteurs en haleine tout au long du récit. Les réalisateurs ayant pour but d’obtenir le même résultat avec leurs spectateurs, d’innombrables romans appartenant à ce genre littéraire furent adaptés au grand écran, L’Île mystérieuse ne faisant pas exception à la règle. Par contre, comme le font également de nombreuses adaptations, le côté sensationnel de l’histoire est largement exagéré au profit de l’aspect grandiose du film. La production L’Île mystérieuse de 1961 est directement basée sur le livre de Verne, mais change complètement les événements et le cours de l’histoire dans le but de rendre celle-ci plus divertissante pour le grand public. Cependant, lorsque le directeur du film, Cy Endfield, effectue ces changements, il laisse de côté tout l’aspect réaliste de la robinsonnade. Bien que certains éléments de l’œuvre originale soient des coïncidences presque trop heureuses, le roman reste à l’intérieur des limites du réel, permettant au lecteur de s’imaginer dans la même situation que les personnages. Dans le long-métrage d’Enfield, les habitants de l’île sont attaqués par un crabe géant monstrueux et, par la suite, sont pourchassés par un essaim d’abeilles géantes. Le désir du cinéma hollywoodien de vouloir rendre les choses toujours plus grandioses se traduit ici par la véritable surdimension des éléments du récit. En mettant en scène des personnages étant capables de vaincre ces bêtes surdimensionnées, Endfield donne aux naufragés un aspect presque surhumain, effaçant complètement le réalisme qui caractérise habituellement cet archétype. Le naufragé se doit de vivre des épreuves difficiles, certes, mais celles-ci doivent rester quelque peu crédibles, ce qui n’est pas le cas du film d’Enfield, qui se rapproche de la fantaisie.
Même plusieurs décennies après la publication de Sa Majesté des mouches, le personnage du naufragé garde toujours sa place au sein de la culture populaire américaine, notamment grâce au succès de la série télévisée Lost, qui ravivera l’amour de la population pour cet archétype. La série met en scène les survivants d’un vol d’avion dont le trajet fut coupé lorsque l’engin de ce dernier explose, les laissant sur une île inconnue au milieu de l’océan Pacifique. Les effets de la peur sur les naufragés sont présentés de façon similaire dans le roman de Golding et dans Lost, les personnages de la série se sentant menacés par un monstre énigmatique se manifestant sous forme d’une étrange fumée, rappelant fortement le monstre qui sème la terreur sur les garçons de Sa Majesté des mouches. Toutefois, l’aspect psychologique des personnages est beaucoup plus exploité au sein de ce succès télévisé aux émotions fortes, proposant un regard en profondeur sur les différents états d’esprits des personnages tout au long des 121 épisodes de la série qui furent réalisés. Le réalisme du naufragé est cependant perdu dans cette adaptation de l’archétype lorsque l’idée du voyage à travers le temps est mise en scène, propulsant les personnages hors des limites du réel et s’éloignant de plus en plus de la robinsonnade pour se diriger vers la science-fiction. Il est donc possible de conclure que le personnage du naufragé, lorsqu’il est repris par la culture populaire, échange souvent le réalisme qui permettait au lecteur de s’identifier au survivant et de s’attacher à celui-ci pour des éléments plus grandioses et fantastiques afin de générer le plus de profits possible. Alors que les romans de Verne et de Golding semblent honorer le personnage de Robinson Crusoé, les adaptations au petit et au grand écran de cette figure classique de la littérature semblent avoir oublié l’œuvre ayant donné naissance à cet archétype qui leur est si profitable. Le naufragé reste néanmoins un personnage ayant marqué l’univers collectif, même dans la période contemporaine, grâce aux long-métrages et aux séries télévisées gardant la robinsonnade insulaire en vie, même si certains éléments de ce genre doivent parfois être sacrifiés au profit des ventes au box-office et des cotes d’écoute.
BOULIANNE, Annie-Claude. Cauchemar au pays des robinsons, l’impossibilité de la reconstruction dans Sa Majesté des mouches de William Golding, La Plage d’Alex Garland et Prisonniers du paradis d’Arto Paasilinna, mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal: UQÀM, 2018.
GOLDING, William. Sa Majesté des mouches, Paris: Gallimard, 1956 [1954].
VERNE, Jules. L’Île mystérieuse, Paris: Hetzel, 1875.
Godin, Marie-Ève (2019). « Le naufragé ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-naufrage], consulté le 2024-12-21.