Le premier jalon incontournable du thème de la chasse à l’homme cinématographique reste, bien évidemment, le film culte de Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper Les chasses du comte Zaroff (The Most Dangerous Game, 1932), adaptation de la nouvelle éponyme de Richard Connell parue huit ans auparavant. Tourné dans la foulée des créations tératologiques qui avaient pris Hollywood d’assaut au lendemain du krach boursier de 1929, ce film atypique (qui, contrairement à son classement générique habituel, n’a rien de fantastique, bien qu’ayant été tourné par l’équipe de King Kong dans les décors mêmes de l’île du gigantesque gorille) illustre de manière particulièrement perverse le fantasme du pouvoir cynégétique étudié par Grégoire Chamayou dans Les chasses à l’homme (2010). En effet, selon le philosophe et historien, «les joies de la chasse à l’homme occupent une place particulière dans l’histoire des affects des dominants –une expérience qui mêle de façon complexe cruauté, plaisir et sentiment de puissance. Car la chasse aux fugitifs prenait aussi pour eux l’aspect d’un sport aristocratique» (Chamayou, 2010: 99).
Zaroff s’inscrit ainsi dans une longue lignée de praticiens et théoriciens de la chasse à l’homme. Il se présente comme le digne héritier de ce comte de Charolais qui, d’après ses contemporains, abattait à coups de fusil ce qui se présentait à sa vue, passants ou couvreurs de toit et qui, ne pouvant faire d’orgies sans qu’on y tourmentât des femmes, avait un jour, en veine d’inspiration, flambé une jeune fille comme un poulet. Ce comte devait, de fait, servit de modèle à tant de libertins homicides du Divin Marquis, qui le connut étant enfant. Curieusement Sade n’a pas mis directement en scène la chasse à l’homme, pourtant présente en littérature dès la nouvelle de Boccaccio « Histoire de Nastagio degli Onesti » (5, 8) dont allait s’inspirer Botticelli pour sa célèbre chasse à la femme. Bien que plusieurs scènes sadiennes puissent s’y assimiler, 1 l’on peut dire que c’est l’ensemble de son œuvre qui est travaillé par une logique cynégétique de la déprédation.
Au-delà du legs sadien, la chasse à l’homme accompagne la mise en place des nouveaux pouvoirs disciplinaires. C’est que, comme l’écrivait déjà Balzac dans une formule qui pourrait ici servir d’axiome, et qui lui sert pour caractériser le type nouveau de l’agent de la police secrète dans Une ténébreuse affaire, «la chasse à l’homme est supérieure à l’autre chasse de toute la distance qui existe entre les hommes et les animaux» (Balzac, 1860: 115). Toujours au sujet de la police, Maxime du Camp écrivait «on se passionne pour ce métier, et cela se comprend; car la chasse à l’homme, au dire de ceux qui l’ont pratiquée, est le plus émouvant de tous les plaisirs» (1879: 100). Le théoricien du masochisme lui-même en fera un détournement pervers dans une de ses nouvelles: «Le métier d’agent de police me semble la forme la plus amusante, l’expression suprême de la chasse: n’est-ce pas la chasse à l’homme? (…) faites-moi participer à ce plaisir diabolique dont vous jouissez» dit l’héroïne de «La pêcheuse d’âmes» (Sacher-Masoch, 1991: 259). Enfin, quatre ans après le film, Hemingway reprendra cette idée l’isolant du contexte policier dans une citation restée célèbre: «There is no hunting like the hunting of man, and those who have hunted armed men long enough and liked it, never care for anything else thereafter»2.
De par ses origines et son onomastique même Zaroff incarne, typologiquement, le moment où, comme le montra jadis Mario Praz, le type du sadique passa d’être anglais (son protoype étant pendant un temps des décadents tels que Swinburne et lord Hankey, qui marquèrent autant les Goncourt –La Faustin– que Villiers de l’Isle-Adam –Le convive des dernières fêtes) à slave, vulgarisé par Sacher-Masoch à la suite de Dostoïevski. Le théoricien du masochisme lui-même n’écrivait-il pas dans une de ses nouvelles : « Le métier d’agent de police me semble la forme la plus amusante, l’expression suprême de la chasse : n’est-ce pas la chasse à l’homme ? (…) faites-moi participer à ce plaisir diabolique dont vous jouissez » dit l’héroïne de « La pêcheuse d’âmes » (Sacher-Masoch, 1991 : 259). Zaroff devient ainsi l’un des plus éclatants avatars du type sadique qui envahit alors les pulps et les écrans de l’horreur en ce que j’ai nommé ailleurs une épidémie flamboyante du Sadopop, illustré notamment dans le sous-genre quasi-pornographique de la Weird Menace.
Dandy égaré dans une île éloignée de la tourbillonnante modernité des années 1930, Zaroff lutte contre le sentiment du spleen. «Hunting was beginning to bore me», dit-il. «Is that such a terrible thought?», lui répond sa naïve captive, introduite dans le film (comme Fay Wray intra-diégétiquement dans King Kong) en tant que « love interest » du héros, ce qui de fait transforme de fond en comble la symbolique de l’histoire, la recentrant (comme, encore une fois, son colossal Doppelgänger filmique) autour d’un triangle amoureux particulièrement pervers. «It is my lady, hunting has been the whip [!] for all other passions; when I lost my love of hunting I lost my love of life, of love… what I needed was a new animal…». Il se félicite ainsi d’avoir accompli ce vieux rêve des Décadents: «I have done a rare thing, I have invented a new sensation… Here in my island I hunt the most dangerous game».
C’est la vulgarisation de ce type décadent, synthèse du Romantisme noir qui traversait tout le siècle précédent, qui assura à Zaroff une place archétypale dans le genre fantastique, aux côtés du déprédateur vampirique Dracula et des savants fous homicides, inaugurant une série de personnages qui, sans être aucunement surnaturel, assuraient par leur monstruosité morale un potentiel de terreur. Les divers psychopathes des films d’horreur survival (voire des réels serials killers tels Hansen, cité par Bryan Senn) allaient en dériver.
Cependant le film met en scène une dialectique bien plus perverse que la simple menace de la déprédation sadique. Dans un célèbre article publié dans la revue Communications, Kuntzel analyse comment deux paradigmes proches sont posés avec insistance dans le film (sauvage /civilisé; chasseur /chassé) pour n’être que mieux problématisés.
Le premier paradigme est évoqué avec perplexité par le docteur qui trouve contradictoire que la bête de la jungle, qui tue par nécessité, soit appelée sauvage et l’homme, qui tue par plaisir, soit nommé civilisé.
De la fragilité de la barre d’opposition, The Most Dangerous Game joue vertigineusement, en particulier dans le personnage de Zaroff: hyper-civilisé, il dit: «Nous autres barbares…» immédiatement après une remarque sur la «charmante simplicité» (c’est-à-dire la sauvagerie, l’inculture) de [l’Américain] Martin (…). Le choix même du plus dangereux des gibiers et la liaison des plaisirs cynégétique et sexuel sont à verser tantôt au compte d’un extrême raffinement (de type sadien), tantôt au compte de l’instinct» (Kuntzel, 1975:167).
C’est que l’un et l’autre sont devenus complices, comme dans la Weltanschaaung Fin-de-Siècle où l’extrême raffinement ne peut qu’aller de pair avec l’extrême barbarie. Ce topos hérité des libertins aristo-barbares du Marquis de Sade et véhiculé entre autres par l’opuscule satirique de T. De Quincey De l’assassinat considéré comme un des beaux arts va être monstrifié par Hollywood, qui fait du Comte Zaroff un de ces «êtres liminaires», ces créatures de l’entre-deux mondes qui hantent l’écran démoniaque des années de la Grande Dépression. Cet être du raffinement extrême, qui joue passionnément du piano, n’est en fait qu’une bête féroce, comme le signale l’immense tableau du centaure capturant la femme nue (mise en abyme par ailleurs de l’autre film de ce diptyque sauvage, King Kong) au milieu de l’escalier seigneurial, clef de voûte de ce manoir décadent, forteresse féodale au milieu de la jungle3. Double claustration –du château et de l’île- qui en fait un pur avatar du « château sadien », voire « la plus parfaite illustration » de celui-ci aux dires du pionnier en sadopopologie Georges de Coulteray (Le sadisme au cinéma, p. 134).
Le Comte considère la chasse comme un jeu, qui certes permet d’assouvir une pulsion naturelle, mais qui doit néanmoins faire appel à l’intellect (il la décrit d’ailleurs comme «une partie d’échecs en plein air»). Comme Hegel dans sa dialectique de l’esclave (ou les propres théoriciens de la légitimité de l’esclavage perçu comme un phénomène «naturel»), il feint d’oublier que le rapport est néanmoins toujours faussé par l’inégalité foncière du paradigme cynégétique: «qu’il soit armé d’un arc ou d’un fusil, face à un adversaire qui ne possède en tout et pour tout pour se défendre qu’un malheureux couteau, ne lui pose apparemment pas de problèmes de conscience. (…). C’est en réalité ce qui fait de Zaroff non seulement un fou, mais un pervers, car il détourne consciemment la vérité (à savoir qu’il obéit à des pulsions animales) en l’habillant d’une rhétorique purement humaine – et totalement fallacieuse. C’est une bête déguisée en homme, ce qui la rend mortellement dangereuse» (Dubois, 2007: 21).
Barbarie et civilité décadente s’uniront encore dans les spectateurs sadiques et délétères des Jeux de la Faim, qui sous la rhétorique de la victoire et de la joute athlétique masquent leur passion scopophile pour la violence de la chasse humaine à l’état pur.
Toutefois cette problématisation de la civilisation, pur masque d’une forme de barbarie n’est pas simplement résolue dans le film de Schoedack et Cooper par l’extinction de la menace qu’incarne Zaroff. Car, si à un premier niveau diégétique on peut parler d’un triomphe de la civilisation sur la barbarie avec la mise à mort de cette bête humaine (avec son arme même), la question subsiste de cette barbarie subconsciente, commune à son exécuteur. C’est que, comme le soulignent Kentzel et les critiques à sa suite, le film se conclue sur un statu quo ambigu qui élude une partie des questions que le film a lui-même posées. « Est-ce que Bob tue le Zaroff qui est en lui, qu’il se libère de celui-ci? », se demande C. Mercier, « Ou bien que Bob, devenant positivement un meurtrier, devient Zaroff? Est-ce que nous devenons sauvages ou est-ce que nous nous civilisons? Nous sommes en 1932 » (L’essai et le cinéma, 78). L’année ou Hitler, l’admirateur de La Chasse sauvage de Von Stuck, se présente aux élections face à Hindenburg, auquel il succédera deux ans plus tard.
Dans ce film tout en trompe-l’œil, l’opposition trop visible entre Zaroff et Bob, l’aristocrate exotique et dépravé et le All-American Hero, fonctionne comme un écran. « Cette opposition visuelle est une apparence. L’objet réel des cinéastes, scénariste et réalisateurs, est l’exploration de la ressemblance sur le fond de Robert Rainsford avec Zaroff », écrit C. Mercier (77), « Bob est en puissance ce que Zaroff est en acte. Zaroff est la potentialité de Rainsford, ce que celui-ci risque de devenir s’il poursuit sa route, léger, sûr de lui, et insouciant, sur le fondement idéologique qui est le sien: « ce monde est séparé en deux catégories de gens, les chasseurs et les chassés. Par chance, je suis un chasseur. Rien ne pourra changer cela » (78). Zaroff ne dit-il pas, à son tour, « de certains hommes Dieu a fait des poètes, d’autres des rois, d’autres des mendiants… moi, il m’a fait chasseur » ? Tous deux appartiennent à la confrérie des « hommes de sang » (Bertrand Hell), illustrant la théorie cynégétique selon laquelle « la chasse est dans le sang ». « Grâce » à Zaroff, Bob découvrira ce que c’est que d’être la proie. Puis ce sera l’inverse, dans ce film tout entier articulé sur le renversement des perspectives (annoncé dès le titre avec le jeu ambivalent entre « the most dangerous game » au sens de « proie » -l’homme- et de « Jeu »).
Trois ans avant l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Connell, Sigmund Freud dressait un portrait impitoyable de la barbarie du dedans qui guette le soi-disant civilisé:
L’homme n’est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus: qui aurait le courage, en face de tous ces Enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce... (Freud, 1971: 64-65)
C’est là la clef de voûte du film, ainsi que de tout le cinéma de l’horreur de cette décennie ensauvagée et de toutes les fictions de la chasse à l’homme qui allaient suivre, jusqu’aux tributs hobbesiens de Hunger Games. Car ces «adolescents qui tuent d’autres adolescents», à l’image des enfants échoués sur l’île du Seigneur des Mouches, font aussi l’expérience de cette sauvagéité fondamentale, qui par ailleurs leur est exigée de la part de leurs aînés «sur-civilisés» (ce qui renforce le cauchemar pédagogique de l’œuvre).
Mais dans les deux cas, pour Zaroff et Panem, il s’agira aussi de mettre à distance cette sauvagéité inhérente à la civilisation, soit par la pathologisation monstrueuse du chasseur (le comte sadique) soit par l’opposition entre une «mauvaise» violence (celle des Careers) et une violence légitime de survie et protection dans Hunger Games. De fait ni Rainsford ni Katniss ne seront jamais les bêtes féroces qu’ils exécutent. Les films fonctionnent donc à la fois comme fascination de cette vérité première, mais tabou (la violence tapie au fond de tout un chacun) et comme exorcisme de celle-ci à travers des figures de boucs émissaires.
Plusieurs critiques ont d’ailleurs vu dans la figure de l’aristocrate maniaque Zaroff une caricature monstrueuse des possédants coupables de la Crise de 1929 (le nom même du comte renverrait à un célèbre marchand d’armes particulièrement corrompu, Basil Zaharoff). C’est ainsi que contre le formalisme de Kuntzel, C. Sharrett propose une lecture très mécanique qui fait du film (ainsi que son âme soeur King Kong) un pur reflet du krach boursier, «tentative d’extérioriser les réalités sociales traumatisantes dans des fantaisies moins menaçantes»:
If King Kong functions as an embodiment of destructive Depression-era forces affecting 1930s, Count Zaroff is an externalized scapegoat for foreign aristocratic Old World bankers supposedly responsible for the Great Depression. He is a Dracula/Frankenstein monster figure set in an environment removed from American normality, scheming the destruction of clean-cut, healthy Americans. (…) Rainsford’s fall from security echoes the fate of millions of Americans (…), [he] finds himself sharing the hunted animal mentality affecting homeless and unembployed people (…) Count Zaroff is an overdetermined demonized representative of a system that will use, abuse, and even murder unfortunate victims whenever it desires. (C. Sharrett,: 401-402).
Il est intéressant de remarquer que le fantasme cynégétique reviendra précisément dans le contexte d’une autre grande crise économique pour hanter les légions de fans de la saga Hunger Games et que la doctrine capitaliste, dans son stade néolibéral, sera poussée à l’extrême de la concurrence homicide.
Mais d’autres paradigmes semblent bien plus proches de la symbolique de la civilité barbare à l’œuvre dans Les chasses du comte Zaroff que cette projection marxiste de l’infrastructure socio-économique au cœur de la fiction. Huit ans après la sortie du film, dans ses Thèses Sur le concept d’histoire – rédigées, comme l’on sait, en 1940, peu avant son suicide à Port-Bou, ultime recours pour échapper à la Gestapo, Walter Benjamin écrira sa célèbre formule: «chaque témoignage de culture est en même temps un témoignage de barbarie» (Thèse VII). De cela, nul n’est meilleur exemple que l’expérience coloniale que Les Chasses mettent cryptiquement en scène, ainsi que dans une certaine mesure Hunger Games (au sens d’une colonisation intérieure, extension totalitaire des pratiques coloniales). Dix ans après le texte de Benjamin Aimé Césaire met le doigt dans cette plaie, illustrant la dynamique même de la chasse à l’homme, expérience coloniale par excellence:
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. (1989:11-12)
Cette dialectique du «civilisé» et du «sauvage», visible dans le colonialisme impérial que la fiction prend comme cadre diégétique (on est quelque part dans le «continent noir» des colonies, dominé par le bastion de la suprématie blanche), hante aussi l’univers de Hunger Games, marqué dès sa naissance, comme nous l’avons signalé, par le spectre de la guerre impériale en Irak. Si Collins insistait surtout sur la désensibilisation du public aux horreurs de la guerre, l’on ne peut qu’évoquer les photos des tortures et humiliations d’Abou Ghraib, publiées deux ans avant la rédaction du premier roman de la saga, lorsqu’on entend la discussion des Careers sur leur dernière victime («Elle avait l’air tellement idiote… ‘Ne me tuez pas, ne me tuez pas!’ Ha! ha!»). Et c’est l’ombre du Lynndie England (âgée de 22 ans au moment des sévices sur les détenus) qui plane sur ces adolescents entraînés à donner la mort comme des automates tout en étant envoyés à leur propre trépas par des aînés «sur-civilisés» qui assistent insensibles à la boucherie de leurs puînés. La révolte finale des «sauvages» des districts extérieurs contre les «civilisés» du Capitole prend aussi un sens de lutte postcoloniale, ce qui, dans le contexte états-unien, revient toujours à un fantasme de refondation de la Nation dans une Indépendance nouvellement conquise.
Le film de 1932 prenait aussi tout son sens dans les tensions d’un colonialisme intérieur qui traumatisait encore la nation américaine. Il est très frappant de constater que la critique aie délibérément occulté le spectre des lynchages contemporains des Noirs dans l’analyse de la symbolique du film, lui préférant, comme on a déjà vu, des phénomènes plus désincarnés et abstraits, fut-ce sous prétexte de marxisme ou psychanalyse.
La chasse aux esclaves fut longtemps un passe-temps favori de leurs maîtres. C’est ainsi que «souvent dans les colonies on s’est donné le plaisir de faire des parties de chasse aux noirs marrons [nom donné aux fugitifs], avec autant d’empressement et de publicité qu’on pourrait en mettre en Europe à chasser le sanglier, ou toute autre bête fauve», écrivait Joseph Elzéar Morénas dans son Précis historique de la traite des noirs et de l’esclavage colonial avant d’ajouter son propre témoignage: «J’ai connu une dame, dans une colonie , qui s’est procuré maintes fois ce divertissement, auquel elle invitait des dames ses amies. Lorsque le malheureux fugitif, atteint par les chiens, blessé et réduit aux abois, implorait la compassion et la miséricorde de ceux qui le poursuivaient, on se riait de ses souffrances, on insultait à son malheur: ensuite on lui coupait la tête qu’on portait au chef-lieu, afin de recevoir la prime accordée pour l’arrestation des noirs marrons» (Morénas, 87-89).
Le lynchage s’inscrit par la suite dans la continuité de ces pratiques, une fois l’institution de l’esclavage abolie. Rappel à l’ordre à destination du groupe des dominés, le lynchage et sa menace «sont les ressources fondamentales de la classe dominante blanche pour maintenir le statu quo» écrit Olivier C. Cox; «par le lynchage, les nègres sont maintenus à leur place, c’est-à-dire conservés comme un grand réservoir de force de travail commune, facilement exploitable» (Cox, 1959: 558). Environ 3,500 Afro-Américains auront été lynchés aux États-Unis entre 1882 and 1968, et plus particulièrement entre 1882 et 1920. Deux ans avant le tournage de Les chasses du comte Zaroff, le lynchage de Thomas Shipp et Abram Smith, à Marion, Indiana devient une cause célèbre de par la photographie des cadavres pendus d’un arbre au milieu de la foule prise par Lawrence Beitler. C’est en voyant cette photo qu’en 1937 Abel Meeropol écrira son poème «Strange Fruit» qui deviendra plus tard la chanson légendaire de Billie Holiday.
L’esthétique des victimes poursuivies par une meute au milieu des marais ne pouvait qu’évoquer, tout en le déniant, le spectre de ces lynchages qui hantait la psyché collective. Et le fait que c’était le «All-American Couple» qui était pourchassé par le méchant aristocrate européen ne faisait que problématiser l’autre grand antagonisme du film qui ajoute à la distinction entre le sauvage et le civilisé le clivage entre chasseurs et proies.
Le second paradigme qui articule le film est de fait encore plus tranché que l’opposition problématique entre le civilisé et le sauvage: «Le monde est divisé en deux catégories: les chasseurs et les chassés. Je suis un chasseur et rien n’a jamais pu changer cette situation», proclame Rainsford juste avant le naufrage qui va, ipso facto, renverser sa position et faire de lui une proie. «Dé-placement, franchissement du mur de l’antithèse: tout le film sera la mise en scène de l’énoncé opposé à celui de Rainsford («Je suis chasseur»), visualisation d’un énoncé innommable (dans la logique rainsfordienne, dans le fonctionnement de la langue, a ne peut pas être non-a): Je (Rainsford) suis gibier.» (Kentzel,:167).
Il s’agit là de la parfaite expression de la dialectique du chasseur et du chassé que G. Chamayou oppose astucieusement à la célèbre dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, car comme il le rappelle à juste titre «la généalogie de l’esclavage moderne n’est pas celle d’un duel, mais d’une chasse» (2010: 99). C’est là où sous couvert de dominance symbolique sur les animaux, Rainsford reprend de fait l’idée aristotélicienne de l’esclavage «naturel»: «Par leur nativité même, certains êtres sont nés pour commander et d’autres nés pour obéir»4. Mais sa mise à l’épreuve va problématiser cette assurance renversant son statut de dominant et de chasseur, avec les connotations raciales que nous venons d’évoquer à propos du fantasme du lynchage. De fait le propre de la chasse à l’homme, qui en fait le danger, mais aussi l’attrait aristocratique suprême, «c’est la possibilité d’un retournement de la relation (…) où la chasse devient un combat ou une lutte (…) le ressort scénaristique de tous les films de chasse à l’homme. C’est pour cette raison qu’elle est le «jeu le plus dangereux» (Chamayou, 2010: 109).
L’on peut alors voir dans ce chasseur américain WASP jadis si confiant de son rôle hégémonique poursuivi comme un noir sur le point d’être lynché une sorte d’ambivalence, à la fois déni du contexte réel de la violence cynégétique et fantasme de mauvaise conscience du spectateur (et l’on connaît l’étrange humanisme qui préside à la création de King Kong, inlassablement étudié par les exégètes). C’est cette même dialectique qui nourrira encore la saga Hunger Games, avec sa possibilité d’un retournement révolutionnaire contre les propres Maîtres du Jeu.
Mais dans The Most Dangerous Game ce thème de la réversibilité se double de celui, si cher à la tradition fantastique et à la psychanalyse, du Double. «À reprendre dans le détail la condensation Zaroff-Rainsford dans la figure du centaure, on touche l’un des ressorts les plus étranges du film: la scission du moi signalée par Freud à propos de la thématique du double, habituelle dans les récits fantastiques», écrit T. Kuntzel. S’il ne s’agit pas comme dans les classiques du cinéma du double tels que Der Student von Prag, du Doppelgänger sous forme d’ombre, reflet, image identique du héros, il semble bien que Zaroff soit, par rapport à Rainsford, «le même rejeté avec horreur comme autre, selon l’opposition, découverte par la psychanalyse, entre le moi et le refoulé inconscient» (Kuntzel, p. 150). La même idée revient chez R. Lang, pour qui le film «articulates its horror in the genre’s privileged form: the figure of the doppelgänger, alter ego, or double, with the hero driven by a desire to destroy that who embodies his repressed self» (Lang, 2002: 54).
D’où l’opposition ambiguë entre les deux personnages: Zaroff admire la théorie cynégétique exposée par Rainsford (et notamment sa reprise de l’adage aristotélicien sur la division naturelle entre chasseurs et proies), mais le trouve inconséquent, n’ayant pas la force d’aller jusqu’au bout de ses idées, à cause de simples préjugés moraux; il agit là en une sorte de caricature nietzschéenne, qui est aussi une caricature du libertin sadien.
Cette duplicité assure au spectateur une place privilégiée selon Kuntzel: du côté de Rainsford, il est entraîné dans la circulation fantasmatique instaurée par Zaroff comme malgré lui.
Sachant qu’il est du côté de la norme (et que cette norme menacée finalement l’emportera), qu’est-ce qui lui interdirait de jouir des scènes de fantasme? La réussite de The Most Dangerous Game est —par les permutations des personnages dans la matrice— de rendre toutes les places acceptables dans la «fantaisie»: le spectateur, comme l’auteur du fantasme «Un enfant est battu» peut, suivant les scènes —et sa propre matrice fantasmatique— être spectateur de la totalité de la représentation, spectateur dans la représentation, acteur indifféremment: recevant les coups ou les portant. Quand Zaroff est abattu, que la composante sadomasochiste de la sexualité est niée au profit de la norme, le film s’arrête: le bateau qui emporte Ève et Rainsford quitte l’île, la scène infantile désormais vide, déjà oubliée. La porte se referme. La lumière dans la salle s’allume. Film: parenthèse désormais vide (bouclage formel), déjà oubliée. L’ambivalence qui a agi le filme, les retournements de la pulsion, la primarité n’ont été libérés que pour être réordonnés, canalisés, niés. (Kuntzel: 150).
C’est que au sein de la dialectique du chasseur et du chassé est venu s’installer, de façon étonnamment perverse pour l’époque (bien qu’on soit, significativement, avant le Code Hays qui va moraliser l’écran hollywoodien), la sexualité.
«Ce n’est qu’après avoir tué qu’on peut connaître la véritable extase de l’amour», déclare en digne héritier du Divin Marquis le Comte à Rainsford. Le sous-texte très explicitement érotique des Chasses du Comte Zaroff (comme le sera, dans un tout autre sens, son jumeau King Kong) l’associe à ce cinéma de la cruauté proprement sadien qui prit un formidable essor avant l’arrivée du code Hays. L’importance qu’il revêt est d’autant plus étonnante que le personnage féminin est absent de la nouvelle d’origine, uniquement centrée sur l’antagonisme entre les deux hommes, recentré ici autour d’un triangle amoureux d’un genre inattendu (comme le sera aussi, encore une fois, le film jumeau). Cette intrusion ne va pas sans rappeler la mise en abyme du film dans le film dans King Kong où le réalisateur justifie la nécessité d’une femme dans la fiction «because the public, Weston, must have a pretty face to look at (…) the public wants a girl and this time I’m gonna give them what they want!». Il s’agira dès lors de «transformer l’homoérotisme sadique de la nouvelle originale en un sous trame romantique conventionnelle» (Lang, 2002: 53). Nous sommes ici loin du protagonisme et du empowerment féminin de Katniss dans Hunger Games, féminisation de l’antagonisme ici réservé aux seuls mâles.
Le lien entre les deux films de 1932 (que l’on peut considérer, à l’encontre de la tradition critique, comme un véritable diptyque de la cruauté) vient d’ailleurs du détail pictural déjà évoqué qui associe Zaroff à un centaure ravissant, sans l’ombre d’un doute quant à ses intentions bestiales, une femme nue. Si King Kong reprenait, la magnifiant à l’extrême («Make It Big!»), la hantise décadente de viol simiesque que l’on retrouve dans le chef-d’œuvre pornographique d’Alfred de Musset Gamiani ou deux nuits d’excès et qui revient par la suite inlassablement dans l’art et la littérature du Romantisme noir (notamment dans la célèbre sculpture de Emmanuel Frémiet Gorille enlevant une femme, de 1887), c’est sous le signe tout aussi zoophilique du Centaure que Les chasses du comte Zaroff se situent.
En effet, cette référence antiquisante inaugure et clôture le film, l’enchâssant admirablement, de par les gros plans sur heurtoir sculpté de la porte maléfique du manoir. Kuntzel analyse admirablement cette «constellation du Centaure»: «Ce qui s’articule, dans le corps même du centaure, ce sont l’homme et la bête, mixité qui constitue, sous des formes variées (sauvage-civilisé, naturel-culturel, gibier-chasseur), la problématique du film, le champ de ses opérations» (Kuntzel, 1975: 143).
Figure du pansexualisme indifférencié des premiers temps associant indissociablement la chasse et le viol (le centaure ne peut que ravir ses proies humaines), le centaure annonce la théorie sexuelle de Zaroff, tout en la monstrifiant a priori.
We barbarians know that it is after the chase, and then only, that man revels. You know the saying of the Ogandi chieftains: “Hunt first the enemy, then the woman.” It is the natural instinct. The blood is quickened by the kill. One passion builds upon another. Kill, then love! When you have known that, you have known ecstasy.
À l’image des créatures mythiques mi-hommes mi-bêtes, le mâle, s’il veut conquérir la femelle, doit être prêt au combat. À la fable du darwinisme à rebours qu’était King Kong s’oppose ici une autre féerie tout aussi décadente sur le retour du refoulé primitif. Il s’agit en effet d’un topos tout aussi fort que celui du viol simiesque, celui de la guerre des sexes primitive. Comme le rappelle Evanghélia Stead, «la préhistoire explique le rapport de forces entre les sexes et étale la théorie de “La Guerre des sexes” de Jules Bois (…). Miroir des rapports réels entre les sexes, ces scènes préhistoriques de Kupka, de Mendès ou de Rops décodent le comportement du couple fin-de-siècle» (Stead, 2004: 348). Ainsi dans “The Loves of the Age of Stone” du poète décadent John Gray on assiste à l’affrontement féroce des mâles pour une femme à la peau blanche. Kupka va plus loin dans Anthropoïdes luttant et la pointe sèche Lutte. Trois singes qui répètent une même scène: deux anthropoïdes se battent à mort pour une femelle qui attend l’issue du combat.
Mais c’est surtout Freud qui se fait, comme à son habitude, l’écho de cet imaginaire fin-de-siècle lui donnant une caution qui se veut scientifique. «A closer investigation of a man’s day-dreams generally shows that all his heroic exploits are carried out and all his successes achieved only in order to please a woman and to be preferred by her to other men», écrivait-il dans ‘Hysterical Fancies and their Relation to Bisexuality’ (1909: 197). C’est dans cette logique que le comte offre à son adversaire, le seul qu’il ait jamais jugé à sa hauteur, la mise en jeu d’une récompense pour le vainqueur: la femme qui par un lourd symbolisme s’appelle de fait Ève. La symbolique patriarcale est ainsi férocement affirmée au moment même où les rôles sexuels commencent à être menacés par les suffragettes et leur envers bien plus menaçant encore les flappers (que Fay Wray avait significativement incarné une femme fatale au grand écran pour le grand fétichiste du S/M Von Stroheim dans The Wedding March). Se forme ainsi un triangle amoureux uni par les liens entre Eros et Thanatos et tout aussi étrange (et, pour l’époque, choquant) que celui de King Kong (le ravissement de Fay Wray par le monstrueux Ivan, figure incarnée du centaure lubrique, faisant écho à la sublime offrande au gorille) 5.
C’est là où la «constellation du Centaure» est traversée (littéralement) par cette autre «constellation de la flèche». Le centaure du heurtoir et de la tapisserie est atteint en effet d’une flèche dont la symbolique va (comme, ironiquement, dans le cas de Hunger Games) traverser le film de part en part: «sa trajectoire est celle du pouvoir de Zaroff — de son renversement: le chasseur est chassé, son arme se retourne contre lui, la figure finale du comte coïncide avec la figure initiale du centaure blessé. À une différence près, quant à la position de la flèche: plantée dans le dos, au lieu de l’être dans le cœur» (Kuntzel, 1975: 144). Car Zaroff sera ironiquement terrassé par une de ses propres flèches, à l’image du centaure Nessus qui périt d’une flèche décochée par Hercule dont il avait tenté de violer la femme. Une mort annoncée donc dès le premier plan du film, où la main de son futur meurtrier saisit la femme-heurtoir des bras du centaure, au coeur percé d’une flèche, emblème du pouvoir tout-puissant d’Eros le chasseur aux yeux bandés.
Encore une fois le film va problématiser cette dichotomie (rivalité amoureuse/passivité) qui traverse les deux autres esquissées par Kuntzel. Comme l’écrit l’historien du film Bruce Kawin: «Il est alors ironique que l’horreur érotique verbalisée par Zaroff (le désir primal du mâle de tuer son ennemi et célébrer sa victoire dans son lit) soit implicitement, et par des moyens plus civilisés et plus convenus, accomplie par Rainsford»6.
M. J. Cormack fait de ces ambiguïtés la clé même des contradictions idéologiques du film dans Ideology and Cinematography in Hollywood 1930-39:
The uniqueness of this film may be clarified by noting how few horror films explicitly discuss the ambiguities of the hunt. TMDG is a horror film which actually discusses the common generic structures of the man/beast and hunter/hunted oppositions as well as their patriarchal and ethical assumptions. Yet although such issues are raised, they are not resolved. The film ends with one man destroying another, who is actually a beast, and with the hunter, who had become the hunted, becoming the successful hunter again, and gaining the patriarchal prize of the woman. It thus becomes a representation of the contradictions of Rainsford’s ideological position (…). In the trophy room he confronts the logical extension of his own role as hunter. (Cormack: 58)
C’est au creux de ces ambiguïtés que Robert Lang peut situer sa relecture homoérotique de l’œuvre dans Masculine Interests: Homoerotics in Hollywood films (2002), ajoutant des nouvelles dichotomies à celles déjà esquissées: «what animates the film with perversely erotic resonances are the corresponding subtextual paradigms homosexual/heterosexual, sadism/masochism, mastery/humiliation».
L’ambiguïté constitutive du film en ferait alors un spectacle autant masochiste que sadique, hétérosexuel que secrètement homosexuel: «The film makes sense as a fantasy of Rainsford’s unconscious wish to be hunted -to be possessed, ravished and beaten (…) at the mercy of this man who functions as a feared and desired father figure. (…) Rainsford’s unconscious sense of guilt about being a hunter reveals a need for punishment at the hands of a parental power. According to Freud the wish “which so frequently appears in phantasies to be beaten by the father stands very close to the other wish, to have a passive (feminine) sexual relation to him and is only a regressive distortion of it» (Lang, 2002: 60-61).
La chasse tout entière, véritable “chasse amoureuse” 7, devient l’emblème de cette bivalence sadomasochiste, hantée par le spectre de l’homosexualité8. De fait, la femme ne serait alors qu’un alibi: «The woman serves to displace and disguise this desire (…) Zaroff is not really interested in the woman at all (…) winning the hunt is the key thing: it is phallicizing. The screenwiter understood that if you show that a man can be hunted -penetrated by an arrow= “fucked”- the only way to level the symbolic field is to introduce a woman into the narrative. The task of the hero becomes, then, to protect her from being raped by the villain» (Lang, 2002: 68).
Au premier abord on peinerait à trouver la trace de toutes ces «perversités» sexuelles dans la dialectique cynégétique de la plupart des fictions ultérieures du sous-genre, des adaptations plus ou moins fidèles (on en dénombre déjà une vingtaine rien que sur les grands écrans) aux oeuvres qui s’en sont inspirées. Il est par ailleurs intéressant de noter que la censure s’est abattue sur le traitement de la violence dans plusieures de ces œuvres (dont récément The Hunt, source d’une véritable polémique aux États-Unis de Donald Trump à la sortie en 2020), prolongeant là aussi une sorte de tradition. La scène où Zaroff exhibe complaisamment sa salle des trophées fut brutalement coupée après des réactions de nausée de la part du public; de fait les deux plans où paraissent les têtes coupées dans la version officielle, l’une enchâssée sur le mur et l’autre flottant dans le formol luminescent restent parmi les plus violents de la décennie, très proches du musée des horreurs des Weird Pulps de l’époque qui, eux aussi, tomberaient dans le domaine de l’irreprésentable. 9
1. Citons, par exemple, dans l’Histoire de Juliette : « Minski visite les malades ; six, trouvées seulement un peu plus mal que les autres, sont impitoyablement arrachées de leur lit, et précipitées, sous nos yeux, dans la ménagerie, où elles sont dévorées en moins de trois minutes.
– Tel est, me dit tout bas Minski, l’un des supplices qui irrite le plus mon imagination.
– Je t’en livre autant, mon cher, dis-je au géant, en dévorant ce spectacle des yeux ; mets ta main là, continuai-je, en la lui posant sur mon con, et tu verras si je partage ton délire…
Je déchargeais. Minski, devinant alors que je serais bien aise de lui voir faire une seconde réforme, revisita les lits, et en fit cette fois emporter de malheureuses filles qui n’étaient là que pour quelques blessures presque guéries. Elles frémirent en voyant leur sort. Pour nous en amuser plus longtemps et plus cruellement, nous leur fîmes observer les furieux animaux dont elles allaient devenir la pâture. Minski leur égratignait les fesses, et je leur pinçais les tétons. On les jette. Le géant et moi, nous nous branlons durant leur supplice : je n’ai de ma vie perdu de foutre plus lubriquement. »
2. Ernest Hemingway. «On the Blue Water, A Gulf Stream Letter», Esquire, Avril 1936.
3. «Like many other films of the Depression era, The Most Dangerous Game is fascinated with the dividing line between civilisation and barbarism. The two most famous monsters of the era – the Frankenstein monster in Frankenstein (1931) and King Kong – are what John Clute calls ‘limnal beings’, creatures that seem to stride between civilisation and the world beyond, and seem out of place in society as a result. This was perhaps a reflection of The Depression where millions had been rendered dissolute, left to wander as non-beings in the world. (…) Count Zaroff is portrayed as an aristocrat and a cultured dilettante, although his true nature is crudely foreshadowed by the giant painting on the wall as Joel McCrea is taken up to his room, like something straight off a pulp magazine cover, of a wild animal carrying a ravaged and torn woman away in its arms.» (Richard Scheib )
4. Aristote, cité par F. Bacon, 1859, [1622], II: 441
5. Il s’agirait là, selon R. Lang, d’un «relatively consistent pattern in the horror films of the 20s, 30s and 40s (..) the boy, the girl and the monster are structurally linked in a perverse love triangle, and the happy pairing of the surviving couple only becomes possible when they come to some kind of understanding with the forces the monster represents» (Lang, 2002: 56).
6. Essai pour l’édition Criterion du DVD
7. Bruno de Cessole, rédacteur en chef du magazine Jours de chasse, n’écrit-il pas : « Dirais-je que la chasse et l’amour ne sont qu’une seule et même chose ? Sans doute. Et c’est pourquoi tout homme, comme les femmes le savent bien, est un chasseur, qui parfois s’ignore. De la stratégie au lexique, la métaphore est aisée à filer, qui unit l’amant et le chasseur […]. Pourtant, au terme de sa traque amoureuse, le chasseur tue – pas toujours certes, car la mort est toujours une conclusion aléatoire de la chasse – l’objet de sa passion […]. Au risque de choquer, j’avancerai cette hypothèse, peut-être osée mais point absurde, que la mort infligée par le chasseur à sa proie est le substitut de l’impossible possession amoureuse. Parce que le gibier est un animal libre, et que sa dignité est d’être inapprivoisable […], la seule façon de s’en emparer, sans l’humilier, mais, à rebours, en l’honorant, est de le tuer. Particulièrement lorsqu’il est à l’apogée de sa force et de sa beauté, et qu’il ne peut, dès lors, que décliner » (« Amour et mort, le paradoxe du chasseur », in Conseil international de la chasse, Le Chasseur et la mort, Paris, Éditions de La Table Ronde, 2005, pp. 86-87 )
8. «When Zaroff in a male-bonding attempt invites Rainsford to hunt men with him, Rainsford recoils in horror and disgust. What Zaroff wants him to do is perverse. Chief among the perversions implied by the hunt is a sadistic homosexuality. (…) Somewhere Rainsford also knows that this kind of hunt probably ends in rape. “Who do you think I am?” “One, I fear, who dare not follow his own convictions to their logical conclusion”. This exchange does not, of course, necessarily refere to a repressed homosexual identity.(…) [But] the theme of hunter and hunted is clearly a discourse on masculinity and manhood.» (Lang, 2002: 57-8)
9. Il faudra attendre un nouveau relâchement de la censure, et une nouvelle flambée du courant sadien qui traverse la culture populaire américaine (ce que nous nommons plus génériquement la Sadopop), pour que le thème de la chasse à l’homme fasse un véritable retour avec toute sa virulence. Si, à l’ombre de la Grande Dépression, Les Chasses du Comte Zaroff sont encore empreintes des fantasmes de la chasse à l’homme coloniale et esclavagiste, situés dans un paradigme pervers qui va de Sade à Freud, le cinéma cynégétique de l’ère des civil rights et de Vietnam allait être traversé par les mêmes traumatismes réactualisés, de Deliverance à Punishment Park, en passant par des œuvres plus directement « zaroffiennes » comme Open Season, ou des variations brutales du « sauvage de l’intérieur » telles que The Hills Have Eyes. Enfin, aux lendemains de la Grande Récession le survival horror allait faire de la chasse à l’homme l’enjeu obsessionnel d’un sous-genre du malaise civilisationnel, emblème de l’horreur néolibérale: outre The Hunt déjà cité, évoquons le film brésilien Bacurau (K. Mendonça Filho et J. Dornelles, 2019) ou la série télé The Most Dangerous Game qui revient à la source un siècle plus tard (S. Elder, J. Harmon et N. Santora, 2020)
On serait tentés de situer aussi dans ce sillage le succès planétaire de la trilogie des Hunger Games qui, bien qu’elle s’ancre plutôt dans la tradition des jeux de la mort dystopiques (plus proches de l’arène gladiatoriale que de la simple chasse à l’homme), rejoint plusieurs aspects du pouvoir cynégétique. Mais l’ombre du Divin Marquis qui planait sur le comte Zaroff ne pouvait s’étendre à cette création qui, si elle présente l’horreur hobbesienne de ces «êtres-pour-la-mort» adolescents ne peut, symptomatiquement, y allier une véritable jouissance. Par ailleurs l’inversion de toute la dynamique des genres sexuels introduite par l’héroïcisation de la femme à la fois chasseresse et maternelle ne pouvait que transformer les fantasmes patriarcaux (voire homosexuels) du film de 1932, à bien des égards si ancrés dans les stéréotypes du siècle précédent. Contre la déprédation des mâles pour la femme c’est ici la femme qui lutte pour protéger son couple naissant, allant jusqu’au sacrifice pour le sauver (alors que s’efface douloureusement la figure du rival resté «back home», comme les conjoint(e)s des soldats au champ de bataille).
Il reste que ces deux œuvres tracent un véritable parcours, celui du fantasme du pouvoir cynégétique à deux moments distincts de sa formulation. Si, à l’ombre de la Grande Dépression, Les Chasses du Comte Zaroff sont encore empreintes des fantasmes de la chasse à l’homme coloniale et esclavagiste, situés dans un paradigme pervers qui va de Sade à Freud, la fiction de Hunger Games, située dans la Grande Récession fait de la chasse à l’homme le lieu d’un malaise néocolonial et la possibilité d’une fraternité ambiguë entre les sexes.
Par ailleurs les aristocrates corrompus de Panem, toujours assoiffés du sang des «tributs» constituent une démission de la souveraineté féroce (au sens bataillien) du comte Zaroff, ne pouvant jouir de la chasse à l’homme que par procuration scopophile. Mais leur institution même des Jeux de la Faim les associe inévitablement à ce «joueur d’échecs en plein air» qu’était le comte de cette île cauchemardesque du Ça. Et un même ressentiment se fait jour dans les deux fictions à l’égard de ces effigies monstrueuses des nantis décadents exploitant sadiquement la faiblesse de leurs victimes. Enfin un même doute subsiste après l’apparente résolution des contradictions du film (mise à mort de Zaroff et fuite de l’île; survie et triomphe du couple, suivi du retour à la maison): est-il vraiment possible de sortir du cercle infernal de la dialectique du chasseur et du chassé?
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Leiva, Antonio (2012). « Le comte Zaroff, emblème sadien du pouvoir cynégétique ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/le-comte-zaroff-embleme-sadien-du-pouvoir-cynegetique], consulté le 2024-11-14.