J’adore la série Batman des années 60 (1966-1968) avec Adam West. Les couleurs, le pop-art, le ton pince-sans-rire, les personnages, l’originalité, l’inventivité. La dynamique entre Batman et Robin et les supercriminals est fascinante, étrange et étonnante. Tout est stylisé, camp.
Un jour, alors que je lisais Les portes de la perception d’Aldous Huxley (1954), je suis tombé sur ce passage:
L’esprit est son lieu propre, et les lieux habités par les déments et les exceptionnellement doués sont tellement différents des lieux où habitent les hommes et les femmes ordinaires, qu’il n’y a que peu ou point de terrain commun du souvenir qui puisse servir de base à la compréhension ou à un sentiment de sympathie. Des mots sont prononcés, mais ils sont incapables d’éclairer. Les choses et les évènements auxquels se rapportent les symboles appartiennent à des domaines d’expérience qui s’excluent mutuellement. (16)
Puis il pose les questions: «Qu’arrive-t-il si ces autres appartiennent à une espèce différente et habitent un univers radicalement différent? Comment pourrons-nous visiter leurs mondes? Comment les sains d’esprit peuvent-ils parvenir à savoir ce qu’on ressent effectivement quand on est fou?» (17) Devant le monde si insolite de la série Batman, je me les suis posées à mon tour. Quelle expérience ces personnages peuvent-ils bien avoir d’eux-mêmes, personnalités si imaginatives et insolites, et de ce monde amusant, d’une violence si colorée? Comment les visiter et faire sens de l’absurde qu’on y trouve?
En tant que sexologue, considérant le camp de la série, j’ai posé le problème sous l’optique de la sexualité. Le camp se définissant par son accent sur l’esthétisme et la théâtralité; son goût pour l’excentrique, la flamboyance, l’ironie, la pose et le style; et faisant la promotion de l’espiègle, du grotesque, et du super-non-naturel (super-unnatural) (Barbuscio, 1993; Booth, 1983; Lubczynska, 2014; Malinowska, 2014; Shugart et Wagonner, 2008). Sontag (1966) dit que le camp a une «sensibilité». Il faut se rappeler que le camp était à l’origine un mode d’expression, au théâtre et au cinéma, des homosexuels et de la culture queer, une façon de s’afficher, de communiquer, et de dénoncer la «performativité de la vie de tous les jours et du naturel» (Bronski, 1984; Horn, 2010). Donc, la série montrerait des êtres à la genralité marginale, hors normes, en utilisant des codes que ces mêmes gens auraient mis en place pour exister et survivre dans les arts.
Il faudrait avoir une théorie de l’expérience de l’être insolite, une théorie de la sexualité qui prenne en compte les possibles de partenaires faisant fi de contraintes systémiques, corporelles et relationnelles. À cette fin, j’utiliserai ici les concepts du genre selon Butler, de l’expérience intérieure et de l’érotisme chez Bataille, et du phallus de Lacan.
Comprendre la relation entre super-héros et super-vilains comme un rapport sexuel nous fait voir leurs interactions, intentions, combats et réflexions comme autre chose que le simple affrontement entre individus personnifiant bien et mal, en regard de lois, de valeurs, de règles et de normes. Cette relation montre des personnages utilisant leurs corps et identités créés, fabriqués, façonnés, idiosyncrasiques, leur super-genre, au dehors de ces règles et normes, au-delà des cadres normatifs, tout en utilisant ces cadres pour légitimer leurs existences, les transgressant au grand jour. Au même titre qu’elle peut se retrouver dans la sexualité humaine dite perverse, c’est-à-dire sous forme de fétichismes, de paraphilies, de jeux de rôles BDSM, et de créations de personnages ne souscrivant pas aux archétypes sexuels, tels drag kings, drag queens et furrys.
«Le genre renvoie aux significations culturelles que prend le sexe du corps» (Butler, 2006: 67). Il prend son origine à l’extérieur de l’individu, dans des formes prédéfinies, avec des conditions préalables et préétablies pour être sujet (60), remplissant des fonctions sociales et politiques (protection, restriction, prohibition, contrôle (61)), plutôt qu’individuelles et intimes (plaisir, connexion, communication, transcendance). Ses permutations sont alors limitées, gelées, pour définir, reproduire et assujettir des sujets conformément aux exigences des structures qui régulent le genre (61), limitant les possibles de l’individu même.
Pour Butler, il y performativité du genre, en cela que l’individu attend une «essence genrée que cette même attente pose précisément à l’extérieur d’elle-même» (35-36) et, ayant une expérience de son corps, de son monde intérieur, de sa cognition, de ses affects, finit par s’attribuer les caractéristiques genrales sociétales et les réaliser, les acter. Comme s’il moulait, interprétait et vivait son soi à travers l’extérieur, de par des significations externes, de par les données construites par l’autre, limitant ses choix et ses possibilités dans une «fiction régulatrice» (Butler, 1999). Butler distingue ainsi la performativité de l’expression du genre, où l’on ne peut exprimer que ce qui existe antérieurement, ce qui précède la performance. L’expression débute par considérer la vie du dedans et elle «ouvre le champ des possibles» (Butler, 2006: 26); créer des nouveaux êtres «socialement impossibles, illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes» (26); et produit des nouveaux corps, de nouvelles morphologies de sexes, de nouvelles configurations.
Bataille nomme ce processus de regard et d’exploration vers l’interne «l’expérience intérieure» (Bataille, 1973). Lors de l’expérience intérieure (yoga, tantrisme, transe, mysticisme, sexualité, etc.), le sujet devient «non-savoir», ne saurait se raccrocher à aucune certitude, et plonge vers «l’inconnu» (Bataille, 1973: 15). «Le non-savoir communique l’extase; de l’angoisse naît le délice.» (Hoffmann, 2011: 76) La notion d’expérience intérieure couvre le vide entre le donné anatomique de l’individu et les mots que celui-ci utilise pour se relier aux autres, communiquer qui il est, et se révéler. Il remplace le genre systémique; instaure un investissement différent des organes, de la fantasmatique, de la perception de soi et des autres.
Il faut s’imaginer Batman et les super-vilains qu’il côtoie (Joker, Riddler, Penguin, Catwoman, etc.) comme exprimant, et non performant leur identité, leur expérience intérieure, tel un genre. Il faut se les voir comme ayant une connexion à l’extase de par leur «vécu affectif positif» (Bataille, 1989: 143), le privilège de l’expérience sensible, c’est-à-dire de leur expérience d’eux-mêmes non en tant que choses et pathologies, mais comme l’angoisse même d’être «violence, démesure, délire et folie» (142), de prendre part à la composante «sacrée» qui les habite et qui les enjoigne en une «force mystérieuse, une charge d’une force inconnue et dangereuse» (141-142). Pour Bataille, l’expérience intérieure est angoisse, est confrontation, est choc; et une angoisse ne peut que survenir face à la réalité qui se présente à l’individu d’exprimer l’ineffable potentialité de ce qui s’y trouve. En présence et confrontations d’expériences intérieures, les individus font face à «l’intériorité du désir» (Bataille, 1957: 35).
Rebecca Reilly-Cooper (2016) relate à cet effet un nouveau mode de conception du genre non binaire et de la sexualité auquel les individus s’identifient: le xenogender. Le xenogender est une identité genrale non binaire qui ne se positionne pas en relation au masculin et au féminin, plutôt «elle ne peut être contenue par la compréhension humaine du genre; plus préoccupée à concevoir d’autres méthodes de catégorisation et de hiérarchie du genre, tel que celles reliées aux animaux, aux plantes, ou à d’autres créatures et choses». (Nonbinary.org) Ceci devient une méthode créative pour décrire un genre non conforme à une masculinité ou à une féminité (maleness or femaleness), et le sens personnel que le genre prend, «utilisant des archétypes familiers, référant aux animaux, aux êtres imaginaires, à une part de la nature, à un concept abstrait, ou à un symbole», et le sentiment «d’euphorie» que l’individu ressent à s’y connecter.
Reilly-Cooper n’est pas nécessairement d’accord à ce qu’on appelle un tel construit «genre», puisqu’il s’éloigne de ce qui décrivait la position d’une personne par rapport à certains standards, des attentes et la notion de reproduction, que ce soit positivement et négativement. Toutefois, elle argue que le xenogender souligne un aspect important souvent mis de côté par la société ou la science quant au genre et que le terme se réapproprie: la mise en mot d’une «essence ou d’une propriété innée et interne», d’une «profonde expérience essentielle». On peut remarquer dans les différentes configurations du xénogenre la place que pourraient prendre différents super-vilains: l’expérience d’animaux (faunagender – Penguin), de la musique (musicagender – Minstrel, Chandell, Siren), des chats (felidaegender – Catwoman), du chaos (chaosgender – Joker), de la confusion et du questionnement (cryptogender – Riddler, Puzzler), du froid (frostgender – Mr Freeze), de transcender les époques (historiagender – King Tut, The Archer, Shame), le temps (archaicgender – Clock King), etc.
De par la communication entre chacun, héros et vilains, ils enracinent, vivent, et actualisent leurs genres. L’existence même des uns légitime et encourage celle des autres, révélant au grand jour le secret bien gardé de l’expérience intérieure. Ils ne sont pas des personnages pour eux-mêmes, ils ne sont pas couverts d’artifices: c’est leur individualité même qui se présente. On doit y voir une authenticité, une sincérité, une vérité. Il y a ici association, et non dissociation. Ils se vêtissent d’eux-mêmes comme des œuvres d’art.
Ils ont fait face à et accepté le constat choquant que ces formes ne se contenaient pas dans les limites normatives. Ce point peut être dérangeant, car la société tend à décrire ces gens sous l’égide de la pathologie, de la maladie, leur soustrayant alors toute leur agentivité. On a du mal à s’imaginer les gens qui ne s’adaptent pas comme des gens heureux, ayant leur bien-être, s’actualisant. Il y a un inconfort à tenter de les percevoir comme aptes de désir, de plaisir, de jouissance. Il faut réitérer que cet inconfort était partie intégrante de l’expérience intérieure initiale ayant mené à la naissance de la personnalité super-héroïque et super-criminelle, et ils l’ont surmonté: c’est de là qu’ils puisent leurs superpouvoirs. Il y a angoisse dans le fait d’expérimenter «la vie elle-même, dans ses dimensions les plus extrêmes, au bord de l’abîme», «voyager au bout des possibles», faire face au monde des possible et de l’impossible (Bataille, 1973: 135, cité dans Wikipédia).
Dick Giordano, ancien vice-président de DC Comics, éditeur et illustrateur d’histoires de Batman, souligne bien comment Batman permet à Bruce Wayne de contrer et surpasser ses défauts, imperfections et lacunes d’homme, le décrivant comme «ineffectual, useless playboy, foppish» (1988: 9).
Héros et vilains s’élèvent au-delà de leur nature, de la nature et de la société, et les transcendent via leur intelligence, ingéniosité et imagination, y opérant pour les besoins de plaisir. Le dépassement de limites corporelles se voit également dans l’utilisation des gadgets, inventions et technologies, et dans l’esthétisation de soi, sa garde-robe, ses accessoires et ses demeures (repères, bureaux de travail, et logements): là sont leurs superpouvoirs. Leurs possessions ne sont plus affublées d’épithètes et des connotations «masculines et féminines»; non, elles sont félines, chiroptères, maniaco-bouffonnes, énigmatiques, dandy sphénisciformes, etc. Il y a là extrapolation et extension du genre, de la personnalité dans des choses étalant la portée et la zone d’action, de pouvoir, de contrôle, d’influence. La boîte à hypnose et à arrêter le temps du Joker, les parapluies aux mille fonctions du Penguin, les idoles dorées ostentatoires et truquées du King Tut, le livre géant du Bookworm, autant d’artefacts qui ne sauraient appartenir à quiconque d’autre, reflétant les intentions propres, personnelles et spécifiques des protagonistes, dictées par leurs désirs inéquivoques et des possibles jusque-là imaginés. L’expérience intérieure guidant la stylisation de l’existence. Et si l’on prend en compte Batman, ses Batcomputers peuvent prévenir et planifier les crimes, ses Batspectro-analyzers peuvent identifier tout, il a des remèdes universels, il a une force psychique surhumaine (faisant dérouter la machine de Egghead à traquer et aspirer les pensées), il impose une volonté capable d’annuler l’effet de drogues (par exemple, l’élixir de séduction de Catwoman), il dispose d’un pouvoir de déduction avancé et il possède un savoir encyclopédique précis sur une foule de sujets (langues, histoire, urbanisme, architecture, musique, musicologie, acoustique, astrophysique et astronomie, ornithologie, littérature, etc.). L’on n’est pas loin de l’omnipotence et de l’omniscience.
Après considération qu’ils ne sont ni caricatures, ni souffrants, mais bien des êtres conduits vers la jouissance et l’extase, et que leurs manières d’être au monde sont des «opérations souveraines, des conduites qui visent à une insubordination générale, un rejet de tous les asservissements et prisons de l’être» (Bataille, 1973: 97-98), qui émanent de l’intérieur suite à une expérience profonde de leur idiosyncrasie, l’on peut concevoir comment ils représentent un problème pour la vie en société et mettent en déroute l’homogénéité et l’homogénéisation. Mais encore, suivant la connaissance de leur relation à eux-mêmes et l’extase intime s’en dégageant, il est impératif d’explorer comment ceci se transpose dans le rapport à l’autre.
Une manière intéressante d’appréhender la bataille superhéroïque sous le prisme de l’érotisme serait à travers le concept du phallus, du psychanalyste Jacques Lacan. Lacan synthétisa ses idées quant au phallus, issues de ses Séminaires, dans le texte angulaire La signification du phallus, dans ses Écrits (1966).
Pour Lacan, le phallus n’est pas organe, il est un signifiant. Que le phallus soit signifiant implique qu’il apporte un sens, une signification dans la psyché de l’individu. Ainsi il a une charge inconsciente forte et profonde: phénoménologique, émotionnelle, sémantique, libidinale, etc. Toutefois, pour Lacan, il n’est pas qu’un signifiant parmi tant d’autres, il est «le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié» (109): il est le signifiant des signifiants, dont la fonction, par son instauration, est d’opérer la mise en effet de toute la signifiance intrasubjective d’un individu (Muller et Richardson, 1987). Faute du phallus, «tous les autres (signifiants) ne représenteraient rien» (Lacan, 1966: 181).
Précisant ce que circonscrit le phallus en tant que signifiant, Lacan renvoie à la conception de celui-ci pour les Anciens: la dominance, la toute-puissance, l’omnipotence (Levy-Stokes, 2001). Tout être humain a un rapport avec le phallus, donc avec ces éléments de primauté, le renvoyant à sa propre importance, son existence, et à la manière de l’exprimer: ses désirs et besoins, afin de jouir. En tant que signifiant, le phallus est un trait unitaire à travers un ensemble de situations significatives, il est l’idéal du moi, le référent qui circonscrit les divers modes qu’adopte la sexualité et qui ordonne les différentes modalités de satisfaction sexuelle, l’élément organisateur de la sexualité humaine (Nasio, 1992). En effet, le principe définissant les ordres d’hommes et de femmes ne saurait ainsi se réduire à un fait anatomique, car en soi il n’aurait aucune portée. Le corps n’est investissable qu’en rapport à un construit au-delà de lui, le phallus: «[…] toutes les relations au corps propre […], toutes les appartenances au corps, entrent en jeu et sont transformées par leur avènement dans le signifiant» (Lacan, 1957: 189).
Toutefois, l’individu n’est pas tout-puissant. Son désir peut viser l’infini, qu’il sera arrêté par les contraintes de la réalité, sa corporéité, et l’autre ayant une existence propre. Le phallus est alors le signifiant du manque (Lacan, 1958; Levy-Stokes, 2001), de ce que l’on ne possède pas (et qu’ainsi on veut, désire, a besoin), et de ce que l’on n’est pas (complet, entier, tout-puissant, autosuffisant, pourvoyeur de la/sa jouissance): il en rend compte. Hoffmann (2011) note à cet effet comment Bataille, dans L’expérience intérieure, parle de «l’insuffisance comme étant le principe à la base de la vie humaine», que l’homme en est «attiré» (Bataille, 1973: 105) et qu’il «souffre de ne pas être tout et c’est précisément grâce à cette souffrance qu’il peut atteindre une forme d’extase». Le sujet souffrant d’un manque, il cherchera le phallus pour calmer son angoisse. Et il devra passer par autrui. Autrui deviendra le phallus.
Le phallus apporte une valeur et une qualité intrinsèque à être. En tant que signifiant du manque, il amène la motivation à s’approprier ce qu’on n’a pas pour être significatif, et à se rapprocher de l’autre pour l’être. Cette dernière proposition se lie dans le désir (Lacan, 1964: 141) et le phallus devient alors signifiant du désir. Pour Lacan, le rapport sexuel se passe entre individus «étant» le phallus, et d’autres le «possédant». Et Lacan met en garde contre les «leurres», les «simulacres», desquels les individus se vêtissent dans le rapport sexuel, éclipsant leurs êtres: les genres dont se servent les gens comme des masques. Le genre en tant que performance (Lacan lui donne le nom de «comédie», de «mascarade») est un objet s’entremettant entre les partenaires, et ils ont alors une relation à leurs objets, ensemble, sans réelle communication, communion, ou accès à l’autre. Il y a «non-rapport dans le coup du sexe» (Lacan, 1974: 19). Le genre exprimé, l’expression de soi, permet au contraire aux partenaires d’être sujets de leur sexualité, d’être connectés et associés à leurs potentialités érotiques.
Suite à l’expérience intérieure les ayant mis en contact avec leur infinie potentialité, ayant sculpté leur existence sous les traits de leurs découvertes, et ayant poussé leur créativité vers inventions et gadgets divers pour cimenter et exercer leur puissance, super-héros et super-vilains sont ivres de leur conscience d’être phallus. Leurs relations avec les gens «normaux», les citoyens de Gotham, consolident cette conclusion: ils sont supérieurs, plus puissants, des übermensch en liberté. Au contact des uns et des autres toutefois, c’est l’angoisse d’insuffisance: l’existence du super-héros invalide la toute-puissance du super-vilain et vice versa. Ils devront se posséder jusque dans l’anéantissement afin de transcender l’angoisse; la vie de l’autre, un éternel rappel que leur toute-puissance 1) a une limite, et 2) qu’elle n’est pas unique; donc qu’elle n’est pas. Cette angoisse vers l’effacement de soi, vers le néant, c’est ce que Bataille (1957) nomme «l’érotisme». L’angoisse face à la possibilité écrasante et délirante du non-être; elle mène à la jouissance.
Pour le cas spécifique du rapport entre super-héros et super-vilains, le phallus, comme principe régulateur donnant sens aux corps, prend la place de la justice. Les deux factions se positionnent quant au phallus, en sont pénétrées, les animant. La justice est le sacré des protagonistes et crée les deux grandes factions en mouvance du genre superhéroïque: le justicier et le criminel, desquelles peuvent découler les configurations infinies recensées plus tôt. C’est quant au phallus-justice que ces êtres, surhommes, se sentent incomplets, que l’angoisse de castration, de finitude prend forme. Batman est la justice, ainsi il est divin, mais chaque crime le défragmente; à chaque crime, justice n’est plus. C’est l’envers d’être le phallus, car si la justice est tout, alors un élément lui étant dérobé, elle n’est plus tout. Toute-puissance et vulnérabilité vont de pair: il n’y a justice que si elle est maintenue. Le crime doit être résolu pour revenir à l’état initial. Le crime rend le phallus pour Batman objet: objet à préserver, à protéger, à retrouver.
Le super-vilain se trouve lui aussi dans cette situation paradoxale, d’être dépendant de la justice, sacrée, pour sa toute-puissance: d’être dépendant de la présence d’interdits à transgresser. L’actualisation de la toute-puissance super-criminelle se nomme le crime, le négatif de la justice. Sans la mise en pratique de sa potentialité extatique, le super-vilain n’est que clown estimant son essence divine. La justice n’est intéressée par le super-criminel que dans l’optique où celui-ci peut la violer. On le voit bien dans la série, Batman ou la police n’ont pas de rapports érotiques avec eux en tant qu’apothicaire (King Tut), restaurateur (Penguin), caméraman de film muet (Riddler), réalisateur de film hollywoodien (Penguin), ou propriétaire de studio de danse (Catwoman). En tant que citoyens rangés, même avec leur exubérance et leur folie délirante, les super-vilains ne choquent pas, ne dérangent pas. Et cela ne sied pas avec eux; ils sont des individus profondément désirant, en recherche de jouissance, et ils vont provoquer le rapport érotique.
Le super-vilain a l’avantage de l’utilisation du mal pour arriver à ses fins, et ainsi de ne pas avoir la morale pour contraindre son achèvement. «L’exercice du mal permet la totale libération du possible humain.» (Hoffmann, 2011: 72) Néanmoins, il devra tenter d’usurper ou de faire sienne la justice. À travers le crime, le super-vilain rend la justice objet, il la réifie en fétiche; il la rend ainsi prenable, il peut la dérober, l’attaquer. Et la justice, étant tout, peut être une multitude infinie d’objets, réifiée du côté des héros sous le compte de lois, le super-vilain n’a que l’embarras du choix: crimes sur la personne, crimes sur la propriété, crimes économiques ou politiques, etc. Chaque plan criminel devenant un script sexuel dans la relation à la loi. Mais seulement si le super-vilain utilise son génie afin de concocter un crime auquel le simple criminel ne pourrait penser. Autant le crime est démonstration de toute-puissance que son ingéniosité en est un gage. Le geste fait honneur au fantasme.
Pour Batman, c’est le contraire, c’est la morale qui le rend puissant, ayant un genre orienté vers le rétablissement non équivoque, la protection impénétrable et une connaissance infinie (à préserver) du monde à préserver: Batman a une invention ou un stratagème pouvant contrer et neutraliser chaque délit et offense, et il l’a en sa possession. Face aux pires crimes fantasmés des criminels, Batman incarne le deus ex machina ne se rapportant ni du hasard ni de la chance, il est déité faite chair et os, tout-puissant et phallique: phallus ex machina. Mais encore, Batman ne peut démontrer une toute-puissance phallique quant à toute forme de crime, puisque ce n’est pas tout crime qui nécessite l’utilisation de sa puissance pour son élimination; c’est pourquoi la police est là, pour les crimes «normaux», «simples», «élémentaires». Batman a besoin du supercrime, c’est celui-ci qui attisera son désir, consolidera son genre, et seulement l’éradication de celui-là peut mener à autre chose qu’au simple plaisir: la jouissance. Une extase à la mesure de l’expérience intérieure; trouver en l’autre l’angoisse de l’abîme trouvé en soi.
Super-héros et super-vilains entrent ici en surenchère afin de se pousser à leurs limites, et se pousser à se dépasser. Il n’y a qu’à leur contact qu’il y a conscience patente de leurs forces générales, qu’elles sont mises dans l’ordre du réel. Autant l’expérience intérieure rendait à la conscience la potentialité, autant l’érotisme permet l’accès à la force de réalisation de ce possible. C’est le vilain qui crée le déséquilibre, qui déstabilise le système de la justice, qui l’émascule, se sentant lui-même émasculé de ne pas le posséder. Le vilain est l’instigateur. Mais encore, ce n’est que question de perspective. De son point de vue il considérerait le héros comme l’instigateur de la stabilité, ce premier incorporant le chaos, ce dernier le matant; le héros l’ayant émasculé du désordre. Qui qu’il soit, l’instigateur excite, éveille, encourage, avive, échauffe. Il met en marche la séduction et amorce le rapport. Il est agoniste: il crée l’interaction et active, il est à l’origine du mouvement. Il est adjuvant: par sa stimulation, il renforce l’agent, ses actions, ses propriétés. Et il est exhausteur: il nourrit et intensifie les perceptions, élève la sapidité de l’échange, exhale les passions, exalte les corps. Dans l’angoisse de la mort aux mains du rival, la super-relation sexuelle est érotique.
À la suite du rapport érotique superhéroïque, chaque épisode se solde sur un sacrifice. Une histoire de Batman comporte habituellement deux épisodes: le premier se termine sur Batman, pris au piège dans un traquenard virtuellement impossible du super-vilain, et par lequel il sera abominablement exécuté (châtié/châtré) s’il ne peut s’en échapper; le second est la résolution, où les machinations du super-vilain furent arrêtées par Batman, et où ces derniers s’en vont/retournent en prison être réhabilités par le warden Crichton, s’ils ne peuvent s’échapper de prison ou écourter leur sentence pour bonne conduite.
Dans le premier épisode du diptyque, le vilain a mis en branle sa série de transgressions et déstabilisé l’ordre établi; Batman n’a pas encore déjoué les plans anarchistes, ne s’est pas encore réapproprié le phallus fait objet des mains du super-vilain; Batman est phallus défragmenté, le fétiche irrécouvrable signifiant le manque, sa destruction physique imminente sous la torture, sa castration, en est la métaphore. Dans le deuxième, Batman a triomphé et le super-vilain n’est plus en possession du fétiche, il est à son tour incomplet, affaibli, et est envoyé en prison afin de se faire réformer; la réhabilitation du super-criminel étant l’équivalent de l’effacement de son individualité, d’annihiler ses élans malins, de la déposséder de son corps, de supprimer le genre qui lui donnait sa puissance. Les protagonistes sont ainsi chacun les proies du sacrifice, conséquence de la vulnérabilité fatale issue de l’échec de la réappropriation du fétiche phallique.
Le sacrifice n’est pas simple exécution. Il y a rituels, cérémonie, décorum, un ensemble d’attentions, une sensibilité des gestes, des artifices. Tout comme la sexualité n’est pas que pénétration ni orgasme. Une complexité y est insérée, un drame, un envoûtement, une histoire la rendant vivante. Une montée de passion, une construction de l’angoisse: il y a «dramatisation» (Bataille, 1954: 138). Super-vilains amènent le châtiment au comble de l’immoral, super-héros amènent le revirement au comble de l’impossible. Ils dramatisent en insérant le sexe là où il est superflu dans l’atteinte d’objectifs plus directs: commettre un crime, battre les méchants, avoir un orgasme. L’orgasme est l’affaire de corps, la jouissance est l’affaire de l’angoisse. Le superflu amène inconsistances, dissonances, porte à l’hors-sujet, déroute inutilement la direction de l’action, va à l’encontre d’une logique narrative. Le sacrifice est un plot hole béant: le vilain pourrait directement tuer le gentil, et la justice pourrait se débarrasser du méchant pour de bon (sans le faire sortir, ou en lui donnant la peine capitale). Mais dans Batman, à travers le camp et la dramatisation, il est glory plot hole, glory hole diégétique: là où l’on insère le sexe, la tension, les effluves de la corporéité.
Parlant d’immoralité et de plaisir, dans une entrevue donnée au New York Times en 1966 (cité par Torres, 1999), le producteur William Dozier disait à quel point il détestait la notion de camp: «It sounds so faggy and funsies.» Tandis que son partenaire Lorenzo Semple, qui développa la série et était consultant au script, louangeait le ton que donnait le style: «On a very sophisticated level, the show is highly immoral, because crime seems to be fun.»
Le sacrifice a une haute valeur pour Bataille. Il met l’individu en face de l’angoisse de la mort, de sa propre discontinuation, processus similaire à celui dans l’érotisme. Ici, toutefois, il énonce une différence notoire qui le distingue du rapport sexuel, il y a inclusion d’un spectateur qui sera affecté par le sacrifice et entrera dans l’angoisse: «Dans la mise à mort d’un être vivant, opéré dans le sacrifice, l’assistance est pénétrée du sentiment d’une continuité que révèle la mort, se subsistant à la présence de l’être discontinu qui s’anéantit dans la mort: ce sentiment vague est celui du sacré, du divin». (Bataille, 1957, cité dans Hoffmann, 2011: 75)
La communication de l’angoisse aux spectateurs (Hoffmann, 2011), les unifiant, est un point singulier dans Batman. De un, les bourreaux ne restent jamais présents lors des sacrifices (les vilains quittent le repère de torture, Batman ne les visite pas en prison). On peut se demander si les protagonistes ne désirent pas ainsi maintenir une illusion de toute-puissance, et s’épargner cette angoisse du danger réel, matérialisé, de la possibilité de désintégration. Forme de déni. Ou bien, et cela est mon opinion, ils savent, au moins inconsciemment, que l’autre s’en sortira, et qu’il serait ainsi vain de rester. Étant aux faits de leur propre puissance, ils peuvent reconnaître que l’autre est leur semblable, leur égal. C’était la condition préalable à l’érotisme de toute façon, et le protagoniste ne se tricherait pas de sa propre jouissance. Le sacrifice rendant encore plus saillant le fait que le rapport sexuel n’était pas outrecuidance, mais bien un test personnel solennel et intime de soi, une fin en soi. Le protagoniste est sujet pour lui-même. Pas de sous-estimation de l’adversaire ou de jugement incorrect des capacités de ce dernier: le protagoniste ne se triche pas lui-même, et il ne vit pas de la possibilité de victoire. Tout criminel peut tuer, mais seul un super-criminel peut pousser le châtiment à un paroxysme pour que, en comparaison, la Mort même, le néant sans borne, ne puisse être que fade. Tout héros peut survivre, mais seul le superhéros a ce désir de tranche d’existence précédant la possibilité récursive et éternelle de sombrer, faisant pâlir, en comparaison, la vie sans danger. Quelques citations à cet effet:
Saison 2, épisode #22
(Après avoir déjoué le piège du Joker)
Alfred: I’d say you were both lucky to be still alive.
Robin: And stupid to have walked into that trap in the first place.
Batman: Without danger, the game grows cold. Little is gained without risk.
Saison 2, épisode #26
(Après un combat avec le cowboy Shame et ses acolytes)
Andy: Batman, Boy Wonder, what happened? I thought it was all a game.
Batman: It was, Andy, the most dangerous game of all. And the stakes were life and death.
Robin: And we darn near died.
Saison 2, épisode #25
Bruce Wayne, à Dick Grayson: Makes no difference if you win or lose. It’s how you play the game.
De deux, ceci étant dit, l’on voit comment la question du spectateur est primordiale pour l’itération du désir entre les protagonistes. Le vilain refuse à Batman la satisfaction d’avoir une assistance témoignant de sa puissance à s’échapper. Batman donne au vilain en prison un auditoire confirmant sa défaite, sa honte, son échec. Ils maintiennent une forme d’interdépendance –«I think you and I are destined to do this forever», disait le Joker dans The Dark Knight. Le vilain désire être la seule source de satisfaction pour Batman, et Batman désire stimuler les sentiments les plus profonds de vengeance à son égard chez le vilain. Ils ne subliment pas ailleurs: «[comme] dans le taoïsme, il faut retenir son foutre» (Lacan, 1975: 104). Ils substituent la communication de l’angoisse du sacrifice à un sentiment près de la hâte de revivre cette angoisse ensemble. Ils refusent la communion à un possible auditoire, sacralisant l’angoisse pour eux. Ils savent les autres criminels peu intéressants, et la police incompétente (rappelons-nous l’épisode #15 de la saison 2 où Batman était en vacances et où la police, pour contrer un coup contre Chandell, ne pouvant résoudre une simple affaire d’entrée par effraction, a posté des tourelles de mitrailleuses avec des officiers en tenue de guerre à l’intérieur d’une salle d’opéra).
C’est presque comme si, pour le retour du désir, de l’érotisme, de l’extase, ils étaient prêts à sacrifier le reste de Gotham. Autant le super-genre des super-héros et des super-vilains se bâtit sur les cendres des corps obsolètes, autant la super-relation sexuelle perdurera sur les ruines du monde. Le rapport sexuel ainsi conçu implique la destruction de la société ancienne pour libérer le super-genre, la source des capacités surhumaines, et pour faire émerger des rapports humains un art érotique. Super-héros et super-vilains ont un rôle mutuel, pour eux et pour nous, d’incitateurs et de facilitateurs dans l’immoralité et la jouissance, instaurant le jouir ou périr.
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