Selon Adrienne Boutang et Cécilia Sauvage, auteures de l’ouvrage Les Teen Movies, le teen movie est un genre multiforme et singularisant qui englobe un ensemble de sous-genres cinématographiques hétéroclites qui n’ont en commun que leur focalisation sur une tranche d’âge spécifique (Boutang et Sauvage, 2011: 10). Réservé en priorité à un public d’adolescents, le teen movie est une catégorie filmique plus riche et complexe qu’il ne paraît. Elle voit le jour, au milieu des années cinquante, avec La fureur de vivre de Nicholas Ray et Graine de violence de Richard Brooks, deux drames autour de la délinquance juvénile qui firent de James Dean et de Sidney Poitier de véritables icônes de leur temps. Si, à la même époque, d’autres films plus légers traitent de la jeunesse américaine, le teen movie se présente, avant tout, comme un genre sérieux. Cette gravité propre aux films de Nicholas Ray et de Richard Brooks finira néanmoins, au cours des décennies suivantes, par totalement s’estomper.
Dans les années soixante-dix, le slasher movie, avec des films comme Halloween de John Carpenter, Carrie de Brian de Palma, Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper ou encore Vendredi 13, devient le nouveau sous-genre à la mode. La libération des mœurs va de pair avec celle du cinéma qui expose les corps avec beaucoup moins de retenue qu’auparavant. Dans le slasher, les jeunes filles, la plupart du temps courtement vêtues, explorent leur sexualité. Dès le début d’Halloween, le petit Mickeal Myers assassine sa sœur alors que celle-ci, partiellement dénudée, vient d’avoir un rapport sexuel avec son petit ami. Dans Vendredi 13, c’est un jeune couple, en plein ébat amoureux, qui trouvera la mort sous les coups de couteau de la mère du célèbre Jason. Paradoxalement, l’exhibition des corps permet ici un retour à la morale. Les adolescents des slasher movies ne peuvent avoir de vie sexuelle puisque la sexualité, en dehors des liens du mariage, est toujours sévèrement punie. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les seuls rescapés du massacre de l’Halloween de John Carpenter soient Laurie, la jeune fille virginale incarnée par Jamie Lee Curtis, et les deux enfants qu’elle garde. Dans le slasher, les adolescents qui ont une vie sexuelle sont indubitablement condamnés à mort. Dans son Histoire du cinéma américain, Brigitte Gauthier est revenue sur le caractère ambigu de la représentation de la sexualité adolescente dans le slasher movie:
Les films de cette période sont symptomatiques d’une culture fascinée par la sexualité, mais qui considère encore celle-ci en termes de culpabilité et de transgression. Cette vision de l’Amérique à travers l’un de ses genres cinématographiques les plus extrêmes révèle un questionnement des valeurs traditionnelles, ce qui fera l’objet de la majorité des films des années 70 (Gauthier, 1995: 114).
Cette morale anti-sexualité se perpétuera jusque dans les années quatre-vingt-dix, puisque Sidney, la seule adolescente rescapée du Scream de Wes Craven, gardera sa virginité jusqu’à la fin du film. La sexualité est l’un des thèmes principaux du teen movie. Si dans les slashers, elle apparaît comme une menace, dans les comédies potaches du type American Pie ou SuperGrave, elle donne lieu à des situations aussi vulgaires que grotesques. Selon Adrienne Boutang, auteure de l’article «Ce qu’on peut faire avec un teen movie», le teen movie, avec ses humiliations diverses –intrusions malencontreuses de tiers, craquements de préservatifs et autres désastres– fonctionne incontestablement comme un film catastrophe de chambre à coucher explorant par le menu les mille et une façons dont la première expérience sexuelle peut tourner au cauchemar (Boutang, 2010: 114). La question de la perte de virginité, souvent angoissante dans le contexte du slasher, devient ici l’objet d’un comique régressif. Bien que ridiculisée, la sexualité adolescente est néanmoins toujours considérée comme un objet de crainte. Ainsi, dans Sex Academy, l’héroïne est surprise, le jour de son anniversaire, en pleine séance de masturbation par ses parents et grands-parents. Les va-et-vient du godemiché de la jeune fille à l’intérieur de son gâteau d’anniversaire apparaît comme le détournement d’une image pornographique. Le sex-toy à la taille disproportionnée évoque le pénis turgescent d’un hardeur alors que le gâteau apparaît comme un sexe de femme perpétuellement ouvert et écarté. Se présentant, à l’image de la série des Scary Movies, comme une parodie de teen movie, Sex Academy interroge néanmoins cette peur commune à tous les adolescents d’être surpris dans leur plus totale intimité. Le ridicule de la situation permet sa dédramatisation comme si le teen movie avait, sous ses dehors de vulgaire pochade, une véritable visée cathartique. Le thème de la masturbation contrariée est même devenu un véritable topo de la comédie adolescente comme l’atteste la scène devenue culte de la tarte aux pommes de l’American Pie de Paul et Chris Weitz. L’humour puéril et scatologique propre à ce type de production ne réussit pas, pour autant, à désamorcer totalement le caractère proprement inquiétant de la représentation sexuelle.
Cette dimension anxiogène apparaît aussi à la télévision. Dès le début des années 90, des séries comme Beverly Hills et Dawson ou encore, dans un autre registre, Buffy contre les vampires, mettent en scène, avec une certaine pudeur, les premiers émois adolescents. Le rapport sexuel apparaît ici comme un rite de passage permettant à l’enfant de devenir adulte. Il ne semble alors pas anodin que le personnage de Donna Martin, la jeune femme vierge interprétée par Tori Spelling dans la série Beverly Hills, soit d’une naïveté et d’une gentillesse qui confinent à la bêtise. Les séries télévisées sur le microcosme adolescent interrogent, d’une autre manière que les comédies potaches de type American Pie et les slasher movies, la question de la sexualité juvénile. Si des thèmes tels que la perte de la virginité et l’homosexualité sont fréquemment abordés, ils ne doivent jamais enfreindre les règles de bienséance. Ainsi, on évoque, mais on ne montre pas, puisque le public visé par ce type de série est, la plupart du temps, familial. Le caractère subversif de certaines thématiques abordées, telles que la dépendance au sexe et à l’alcool des adolescents dans Dawson ou le viol dans Beverly Hills, est désamorcé par un traitement des situations totalement aseptisé. Ce déficit de la représentation apparaît comme le versant contraire de l’œuvre du cinéaste Larry Clark qui, dès Kids, son premier film réalisé en 1995, montrait une jeunesse désœuvrée se servant du sexe comme d’un véritable exutoire.
Pour Sébastien Dupont, auteur de L’adolescente et le cinéma, Larry Clark fait partie de ces cinéastes qui ont fait de l’adolescence l’ombilic de leur œuvre (Dupont, 2013: 14). Or, à mille lieues des adolescents huppés d’un certain type de séries télévisées ou des lycéens de bonne famille des slasher movies, les personnages de Clark évoluent dans des milieux plutôt défavorisés. Entourés de figures parentales à la fois démissionnaires et destructrices, les jeunes paumés de ses films cherchent, de manière plus ou moins consciente, à s’autodétruire. Dans Kids, la menace du sida est totalement ignorée par des personnages enfermés dans une quête effrénée du plaisir charnel. Le topo de la perte de la virginité, au centre de la plupart des séries télévisées évoquées précédemment, est devenu l’objet d’une menace aussi cruelle qu’insidieuse. Jennie, l’adolescente interprétée par la jeune Chloë Sévigny, future icône du cinéma indépendant underground que l’on retrouvera quelques années plus tard dans Gummo, le premier film d’Harmony Korine, découvre, alors qu’elle vient de perdre sa virginité avec Casper, qu’elle a été contaminée par le virus du sida. Cette condamnation du personnage n’a cependant aucune visée morale. Clark filme une réalité terrible sans porter de jugement d’aucune sorte. Si le premier rapport sexuel non protégé de l’héroïne la condamne à la mort, sa meilleure amie Rubie, qui multiplie les expériences sexuelles non protégées, se trouve, quant à elle, en parfaite santé. Jennie, en se faisant violer, alors qu’elle se trouve dans un état second, par l’un de ses amis, propagera malgré elle l’épidémie du sida. Dans les films de Larry Clark, la représentation de la sexualité adolescente est marquée par une profonde ambiguïté. Si elle peut être libératrice et même émancipatrice, elle est aussi souvent symbole de danger et d’oppression.
Dans Bully, le couple formé par Marty et Lisa s’oppose aux personnages d’Alice et de Bobby, qui multiplient les expériences sexuelles les plus perverses. Si Alice est une junkie sexuellement insatiable, mère d’un enfant dont elle ne s’occupe pas, et qui passe la plupart de son temps à écarter les cuisses pour montrer la petite culotte qui dépasse de son short en jean, Bobby est un garçon violent, à l’homosexualité refoulée, qui prend plaisir à humilier son ami Marty. Les rapports de force entre les deux jeunes hommes apparaissent d’ailleurs comme une sorte de pastiche de relation gay BDSM proche, dans l’idée, de ce que l’on peut trouver sur certains sites pornographiques sadomasochistes. Dans les vidéos de types «bound in public», des jeunes hommes sont insultés, humiliés et sexuellement exploités lors de longs simulacres de viols collectifs. Dans Bully, Bobby force Marty à danser à moitié nu dans une boîte gay avant de tenter de le vendre à un homme plus âgé. S’il ne sera finalement pas question de prostitution forcée, les fantasmes sadiques de Bobby évoquent une certaine tendance de la pornographie gay la plus extrême. Le refoulement sexuel de Bobby le poussera d’ailleurs à violer Alice devant un film X homosexuel. La mise en scène de Larry Clark, à la fois nerveuse et dépouillée, s’oppose aux images léchées propres aux séries télévisées évoquées précédemment. La déchéance physique et psychologique des personnages est métaphorisée par cette tentative de réalisme quasi documentaire que l’on trouvait déjà dans le travail photographique du cinéaste.
Avec Tulsa, son premier recueil de photographies publié en 1971, le futur réalisateur de Kids et de Ken Park montrait déjà, sans chercher à embellir la réalité, le quotidien d’adolescents et de jeunes adultes marginaux en train de se droguer ou d’avoir des rapports sexuels. Il ne semble donc pas étonnant que, plus de vingt-cinq ans après la publication de Tulsa, Bully, qui est, rappelons-le, tiré d’un fait divers, montre, en temps réel, la mise à mort du personnage de Bobby par sa prétendue bande d’amis. Avec Ken Park, puis The Smell of Us, son dernier film, tourné à Paris, Clark poussera un plus loin encore les limites de ce que le cinéma est en mesure de montrer. Dans Ken Park, le thème des rapports conflictuels entre parents et adolescents, au centre de la plupart des teen movies, est littéralement pervertie par des représentations sexuelles de nature incestueuse. Si Shawn a des rapports sexuels avec la mère de sa petite amie, Claude manque de se faire violer par son père, qui voit en lui un double de sa femme, alors que Peaches est obligée, dans une sordide parodie de mariage, de prendre la place de sa mère jadis décédée. Le cas du personnage de Claude est ici d’autant plus intéressant qu’il interroge non pas tant la question de l’orientation sexuelle que celle du genre. Le jeune garçon est considéré par son père comme une mauviette. Bien qu’il cherche à développer sa musculature pour affirmer sa virilité naissante, il ne cesse d’être rabaissé et insulté. Clark met en scène un personnage qui se retrouve contraint, sur le plan symbolique, à changer de genre. Si la problématique du transsexualisme n’intéresse pas Larry Clark, l’ambivalence sexuelle est au centre de la plupart de ses œuvres. Ainsi, les adolescents de The Smell of Us, son seul film tourné entièrement en français, vendent leurs corps à des hommes et à des femmes beaucoup plus âgés qu’eux sans que l’on sache s’ils y prennent ou non du plaisir. La thématique de l’homosexualité et de la bisexualité est au centre du long-métrage du cinéaste, qui filme des rapports hétérosexuels comme homosexuels de manière frontale. La question de la prostitution adolescente ne fait, par contre, l’objet d’aucune étude de type sociologique. Les adolescents de The Smell of Us appartiennent à la petite bourgeoisie parisienne. La prostitution ne leur sert pas à subvenir à leurs besoins. Si les jeunes paumés de Kids, Bully et de Ken Park proviennent de milieux sociaux défavorisés, les adolescents de The Smell of Us pourraient appartenir à une série télévisée du type Beverly Hills ou Gossip Girls. La jeunesse dorée parisienne représentée par Clark se trouve cependant aux antipodes de ces modèles américains. Le sujet de la prostitution adolescente, totalement absent des teen movies traditionnels, est au centre des préoccupations de bons nombres de cinéastes issus de l’underground ou du New Queer Cinema, que l’on songe à Larry Clark, Gus Van Sant ou encore Gregg Araki.
Le terme de New Queer Cinema a été inventé par la militante féministe B. Ruby Rich qui, dans un article pour la revue Sight & Sound , interrogeait, au début des années 90, la multiplication des représentations homosexuelles au cinéma. La plupart des cinéastes réunis sous cette appellation sont ouvertement gays. Ils ont cherché à exposer, dans l’ensemble de leurs œuvres, cette idée encore très présente, à la fin des années 80, d’une marginalité inhérente à l’homosexualité. En 1985, dans son premier long-métrage Mala Noche, Gus Van Sant traitait, dans un film à la tonalité beaucoup plus légère que les œuvres de Larry Clark, du thème de la prostitution adolescente à travers les personnages de Johnny et de Roberto, de jeunes immigrés mexicains contraints à vendre leur corps pour subvenir à leurs besoins. Dans My Own Private Idaho de Gus Van Sant et Speedway Junkie de Nickolas Perry, la prostitution est intrinsèquement liée à l’homosexualité. Or, loin des effusions trash de Larry Clark, ces films traitent exclusivement des premiers émois amoureux et de la construction de l’identité sexuelle. Dans My Own Private Idaho et Speedway Junkie , le stéréotype du jeune homosexuel amoureux de son meilleur ami hétéro, que l’on retrouve dans bon nombre de séries pour adolescents, est le moteur même de l’action. Eric, le jeune prostitué gay de Speedway Junkie, s’éprend ainsi de Scott, garçon lunaire et innocent dont le rêve est de devenir pilote de Formule 1. Ce romantisme naïf propre au sous-genre de la bluette adolescente, que l’on songe à des films comme Elle est trop bien ou à des séries télévisées telle que Dawson, se retrouve également dans les films, plus controversés, de Gregg Araki. Dans The Doom Generation, Jordan, garçon vierge et romantique, vit une histoire d’amour passionnée avec Amy Blue, une jeune fille provocante qui semble cacher un lourd passé. Leur rencontre avec X, un marginal à la sexualité animale, transformera progressivement le film en un road movie ultra violent proche de l’esprit contestataire de The Living End, l’un des précédents films du cinéaste.
The Doom Generation est donc, comme le seront, de manière encore plus marquée Nowhere et Kaboom, ses films suivants, une sorte d’anti teen movie qui réutilise les codes de ce type de productions adolescentes pour mieux les transgresser. Il devient dès lors quasiment impossible de catégoriser les films d’Araki. The Doom Generation est à la fois un road movie, un film gore avec son lot de bras et de têtes coupés, un film érotique et un pamphlet politique. Dans la dernière séquence du film, Jordan est castré par deux néo-nazis alors qu’Amy est pénétrée de force avec une statue de la vierge Marie. Bien que le cinéaste joue avec toutes les ressources du hors-champ, pour ne pas exposer de manière trop frontale ce qui appartient au domaine de l’innommable, il montre ce qu’aucun teen movie ne pourrait, ne serait-ce qu’évoquer. À travers ces personnages de pervers néo-nazis, Araki rend hommage au cinéaste américain et ouvertement gay Kenneth Anger, connu dans le milieu underground des années soixante pour ses courts-métrages expérimentaux. Les agresseurs de Jordan, dans The Doom Generation, rappellent notamment les Hell’s Angels homosexuels et fascistes de Scorpio Rising. L’œuvre d’Araki fait la jonction entre un certain cinéma underground et la culture teen contemporaine. Avec Nowhere en 1997, puis Kaboom en 2010, le cinéaste a intégré, de manière beaucoup plus explicite que dans ses films précédents, toutes sortes de références à l’univers du teen movie. Ainsi, Araki a présenté Nowhere comme un épisode de Beverly Hills sous acide. Film à l’esthétique pop psychédélique, aux couleurs saturées, mis en scène comme un vidéo-clip MTV, Nowhere est, à l’instar des œuvres de Gus Van Sant, un film sensible et mélancolique sur les premiers émois adolescents. Dark, le héros du long-métrage d’Araki, bien qu’il soit en couple avec Mél, jeune fille bisexuelle qui passe son temps à le tromper, finira par tomber amoureux de Montgomery, un garçon innocent au visage angélique qui se transformera, lors d’une scène totalement hallucinogène, en un monstrueux insecte que n’aurait pas renié Franz Kafka. Araki mélange habilement les genres. Dans Nowhere, des hommes-lézards, qui ne sont pas sans rappeler les extra-terrestres de la série V, viennent envahir le monde. Ce fantasme d’apocalypse, que l’on retrouvera quelques années plus tard dans Kaboom, entre en résonance avec cette mélancolie latente propre au cinéma d’Araki comme à celui de Gus Van Sant.
Pour les deux cinéastes, l’adolescence est à la fois la période des premières expériences sexuelles et celle des premiers amours. Chez Araki, le sexe, contrairement à ce que l’on peut trouver dans les teen movies traditionnels, n’est jamais présenté comme quelque chose d’angoissant. Il est joyeux, décomplexé et même ludique. Ainsi, dans Kaboom, London donne des conseils à Rex afin que celui-ci améliore ses compétences en matière de cunnilingus alors que Thor essaie, devant son colocataire Smith, de se faire une autofellation. Ces représentations exacerbées de la sexualité adolescente sont propres aux films d’Araki, qui n’a d’ailleurs jamais renié son goût pour le cinéma trash des années 70, notamment les œuvres provocatrices de John Waters. Mais le mauvais goût revendiqué du cinéma arakien permet, paradoxalement, de traiter, non sans une certaine subtilité, de la thématique des premiers amours avortés. Les gros plans sur le hamburger moisi de Nowhere, sur les nachos dégoulinant de cheddar de The Doom Generation ou sur le cake grouillant de vers de Kaboom ne font que métaphoriser l’idée selon laquelle il n’y peut y avoir d’amour heureux. L’explosion atomique de Kaboom empêchera Smith de se retrouver en tête à tête avec Oliver alors que les néo-nazis de The Doom Generation et les aliens de Nowhere rendront impossible la possibilité même d’une idylle homosexuelle. Chez Gregg Araki, comme chez Gus Van Sant, homosexualité et amour semblent incompatibles.
Les jeunes gays, même quand ils ne sont pas marginalisés, comme c’est notamment le cas dans Nowhere et Kaboom, ne peuvent vivre leur amour au grand jour. Ils en sont perpétuellement empêchés. Les deux cinéastes, bien qu’ils se trouvent, d’un point de vue strictement esthétique, aux antipodes l’un de l’autre, mettent en scène l’impossibilité pour les jeunes gays de rentrer dans la norme. Si, dans les teen movies, l’homosexualité masculine est peu, pour ne pas dire quasiment pas représentée, le lesbianisme est, au contraire, surreprésenté. Or, cette homosexualité féminine est feinte. Comme dans l’univers de la pornographie mainstream, les filles s’embrassent dans le seul but d’émoustiller les garçons. Si le lesbianisme est accepté, c’est parce qu’il ne sert, la plupart du temps, qu’à alimenter les fantasmes de jeunes garçons hétérosexuels. La scène des deux lesbiennes d’American Pie 2 en est l’exemple le plus probant. Deux des héros du film, excités par l’idée de voir de jeunes filles, en tenues légères, se caresser et s’embrasser langoureusement, se trouvent contraints, dans une scène que l’on pourrait facilement taxer d’homophobe, à s’embrasser eux aussi sur la bouche. Le saphisme, que l’on songe au cultisme Sexe intentions de Roger Kumble avec Sarah Michelle Gellar ou au décalé But i’m a cheearlader de Jamie Babbit, est assez couramment représenté dans le teen movie américain alors que la question de l’homosexualité masculine, bien qu’elle ait fini par trouver sa place au sein des productions pour adolescents avec des films comme Le monde de Charlie, des parodies telles qu’Another gay movie ou des séries comme Dawson ou Glee, semble encore tabou. Le caractère prétendument scandaleux de la représentation homosexuelle masculine se trouve néanmoins raillé par les productions crypto-gays du réalisateur David DeCoteau, qui, dans sa série de films The Brotherhood, expose les corps dénudés de jeunes garçons dans des situations à caractère homoérotique. Si l’œuvre de DeCoteau, appartenant au circuit restreint du direct-to-DVD, joue, à la manière de la série Dante’s Cove, avec les codes du teen movie fantastique, il explore, sans jamais la nommer comme telle, la thématique des premiers désirs homosexuels. Cette question du déficit de la représentation de la sexualité gay, au centre des teen movies, est bien évidemment interrogée par des cinéastes aussi ouvertement queer que Gus Van Sant et Gregg Araki. Dans Elephant, Alex et Eric, les deux futurs assassins de la fusillade du lycée de Columbine, s’embrassent sous la douche, dans une scène d’une grande pudeur filmée en hors-champ. Van Sant ne fait pas de lien entre l’homosexualité présumée de ses personnages et leurs actes. Le baiser des deux garçons apparaît à la fois comme leur première et dernière expérience sensuelle. En refusant tout psychologisme, Van Sant laisse à penser que le refoulement sexuel de ses personnages pourrait être, au même titre que leur fascination pour les jeux vidéo violents et les reportages sur le nazisme, la cause de leurs agissements. Les personnages des films de Gus Van Sant, comme ceux de Gregg Araki, mais aussi dans une moindre mesure ceux de Sofia Coppola, apparaissent, à première vue, comme de purs stéréotypes. Ils se constituent autour d’un réseau d’images, de modèles ou de contre-modèles dont il semble impossible de se détacher.
Le microcosme lycéen et étudiant présenté dans des films comme Elephant ou encore Kaboom est assez proche de ce que l’on peut trouver dans des teen movies tels que Lolita malgré moi avec Lindsay Lohan ou encore College Attitude de Raja Gosnell. Avec Elephant, Gus Van Sant présente une série de stéréotypes, de la jeune fille au physique ingrat martyrisée par ses camarades de classe au sportif au physique avantageux en passant par le trio de pestes superficielles et anorexiques, auxquels il ne confère aucune consistance. Tous ces personnages désincarnés, fantomatiques et, pour certains, quasiment muets, seront assassinés. Il semble alors possible de voir, derrière la simple illustration du drame de Columbine, la figuration d’un véritable fantasme de mise à mort des représentations adolescentes traditionnelles. Avec Paranoid Park, Gus Van Sant poussera, encore plus loin, ses désirs d’expérimentation en offrant, sous ses dehors de films pour adolescents sur le monde du skateboard, une œuvre subtile et profonde sur le thème de la culpabilité. Alex, le héros du film de Van Sant, a accidentellement tué un agent de sécurité en le poussant sous une voie de chemin de fer. Bien que traumatisé par son crime, le jeune garçon gardera pour lui la terrible vérité. Considéré par son auteur comme une relecture contemporaine du Crime et Châtiment de Dostoïevski, Paranoid Park se démarque des thématiques adolescentes habituelles. La sexualité, tout comme les relations parents-enfants, au centre de quasiment tous les teen movies, sont abordées de manière très superficielle. Van Sant interroge l’adolescence sous un angle nouveau. Cette période charnière devient ici l’objet d’une réflexion d’ordre métaphysique sur l’être et le néant. Cette sensibilité, propre à des auteurs tels que Gus Van Sant, mais aussi Sofia Coppola, semble être devenue l’apanage d’un nouveau type de teen movies qui chercherait à fédérer, autour du thème de l’adolescence, un public à la fois plus étendu et plus restreint. Plus exigeants sur le plan formel comme scénaristique, ces «nouveaux auteurs» mettent en scène ce que le teen movie classique laisse perpétuellement en suspens. Ils explorent le vide existentiel d’une génération perdue en quête d’émotions fortes et de notoriété. Avec The Bling Ring, Sofia Coppola filme des personnages stéréotypés qu’elle refuse de psychologiser de manière trop sommaire. Les héros du film passent ainsi leur temps d’une maison de star à une autre, pillant, sans vergogne, le dressing des vedettes qu’ils admirent. La question de la sexualité adolescente, surreprésentée chez Gregg Araki et Larry Clark, n’intéresse visiblement pas la réalisatrice de Lost in Translation, qui pose un regard noir, mais dénué de complaisance, sur une jeunesse dorée qu’elle a bien trop connue. L’aspect itératif du film coïncide avec la vacuité du monde décrit. La cinéaste expose des faits qu’elle ne cherche, à aucun moment, à surinterpréter.
Cette neutralité chère au cinéma de Sofia Coppola n’empêche pas la réutilisation, à des fins probablement mercantiles, d’icônes adolescentes telles que Emma Watson, la petite Hermione d’Harry Potter, dans The Bling Ring ou encore Kirsten Dunst dans Marie Antoinette même si, quelques années avant d’être la petite amie de Tobey Maguire dans le Spiderman de Sam Raimi, l’actrice avait déjà fait sensation, en jeune fille sensuelle et vaporeuse, dans Virgin Suicides, le premier film de la réalisatrice. Mais ces icônes de la culture teen cherchent aussi, en tournant avec des cinéastes reconnus par la critique, à acquérir une certaine légitimité en tant qu’actrices. C’est notamment le cas de Shailene Woodley, l’héroïne de la saga Divergente, vue récemment dans White Bird, le dernier film de Gregg Araki. En 2013, avec le trash et ultra violent Spring Breakers, le réalisateur underground Harmony Korine, auteur des expérimentaux Gummo et Julien the Donkey Boy, et scénariste des premiers films de Larry Clark, a réutilisé, à son tour, certaines icônes de la culture adolescente contemporaine. Les starlettes Disney Vanessa Hudgens et Selena Gomez interprètent de jeunes filles parties en spring break pour multiplier les expériences les plus extrêmes. À mille lieues de la provocation aseptisée d’un Projet X ou d’un American Pie, le film d’Harmony Korine présente une jeunesse désœuvrée qui cherche dans le sexe et la violence une échappatoire à une vie trop morne. Loin du réalisme crasseux d’un Larry Clark, Spring Breakers, avec ses couleurs saturées, sa bande son électro signée Skrillex et ses excès de violence irréalistes, évoque forcément le cinéma de Gregg Araki. On y voit James Franco, véritable caricature du gansta rap, mimer une fellation sur une arme à feu tandis que Vanessa Hudgens et Ashley Benson, seulement vêtues d’un bikini jaune phosphorescent et d’une cagoule My Little Poney, massacrent toute une bande de dealers, dans une séquence onirique aux faux airs de jeu vidéo. Non dénué de mélancolie, Spring Breakers met également en scène de jeunes filles perdues, à la recherche d’un idéal totalement illusoire. En cela, le film de Korine rejoint également les œuvres de Sofia Coppola et de Gus Van Sant.
Au final, tous ces cinéastes de l’adolescence apparaissent comme les auteurs d’œuvres hybrides empruntant l’intégralité de leurs composantes à des genres aussi différents que la comédie, la romance, le slasher ou encore le road movie et le mélodrame. Kaboom peut ainsi être considéré comme une sorte de campus movie lynchéen alors que The Bling Ring, Elephant ou encore Bully, films dramatiques au contenu beaucoup plus sérieux, possèdent une dimension documentaire évidente. Le cinéma indépendant américain a donc bien créé, sur les décombres du teen movie, un nouveau genre à part entière avec ses codes et ses figures imposées: bande son pop-rock, acteurs et actrices issus de la culture pop contemporaine et mise en scène sophistiquée. Les travellings, les plans larges et les ralentis que l’on peut trouver chez Gus Van Sant, Sofia Coppola ou encore Larry Clark s’opposent cependant aux couleurs saturées et aux ambiances hallucinogènes des films de Gregg Araki et d’Harmony Korine. Malgré la réutilisation d’un certain type de codes, à la fois narratifs et esthétiques, ces cinéastes, reconnus par la critique et le public, ont su garder cette singularité qui a fait d’eux des auteurs à part entière.
Si des réalisateurs tels que John Hughes, avec Breakfast Club en 1985, avaient essayé de donner ses lettres de noblesse au genre du teen movie, ce n’est qu’à partir des années 90, et en réponse à la multiplication de séries télévisées sur le monde adolescent, que le cinéma indépendant s’est intéressé à cette période charnière. Bien que le thème des préférences sexuelles intéresse ces nouveaux auteurs, pour certains ouvertement gays, la question du genre sexuel semble pour le moins occultée. Si on trouve des personnages de travestis extravagants chez Araki et que l’un des personnages de Gummo, le premier film d’Harmony Korine, prend plaisir à se travestir en fille, la question du transsexualisme n’est jamais abordée de manière frontale à l’écran. Alors que certaines séries télévisées – que l’on songe à Young Americans, à travers le personnage de Jacqueline, jeune fille se faisant passer, au sein même de son université, pour un garçon prénommé Jack, ou à Glee, avec le personnage de Wade, jeune lycéen transsexuel– ont cherché à traiter, non sans une certaine gaucherie, de la question du genre sexuel, le cinéma, du moins quand il traite de problématiques adolescentes, se montre, quant à lui, beaucoup plus frileux. Ce nouveau genre que serait le film indé sur l’adolescence, bien qu’il se montre la plupart du temps particulièrement transgressif, notamment dans sa manière de représenter différentes formes de sexualités alternatives, se heurterait donc à la question du genre sexuel, sorte d’ultime figuration de l’impossible, de ce que l’on ne peut comprendre ou que l’on refuse de comprendre, de quelque chose qui ne touche non plus à l’état de l’être, mais à sa propre nature. Bien que des cinéastes ouvertement gays, tels que Gregg Araki et Gus Van Sant, ont réussi à briser les tabous autour de la représentation de la sexualité adolescente, la question du transsexualisme n’a pas su trouver de place au sein de leurs filmographies. Construit sur les décombres du teen movie, le film indé sur l’adolescence aurait donc lui aussi ses limites. Figé par ses propres codes, narratifs comme esthétiques, il semble, au final, bien plus aseptisé et beaucoup moins politiquement incorrect qu’il ne le prétend.
Boutang, Adrienne, «Ce qu’on peut faire avec un teen movie», in Jean-Marc Leveratto et Laurent Jullier (dir.), Cinéphiles et cinéphilies: histoire et devenir de la culture cinématographique, 2010.
Boutang, Adrienne, Cécilia Sauvage, Les Teen Movies, Paris, J.Vrin, 2011.
Dupont, Sébastien, L’adolescente et le cinéma, Toulouse, érès, 2013.
Brigitte Gauthier, Histoire du cinéma américain, Paris, Hachette, 1995.
Demangeot, Fabien (2017). « La question du genre dans le teen movie indépendant ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-question-du-genre-dans-le-teen-movie-independant], consulté le 2024-12-26.