Samedi dernier, lors d’une réunion du parti anti-immigrés de la Ligue du Nord à Treviglio, le très polémique sénateur Roberto Calderoli déclara à propos de la ministre italienne d’origine congolaise, Cecile Kyenge:
Je me console quand je surfe sur internet et que je vois les photos du gouvernement. J’aime les animaux, les ours et les loups comme tout le monde sait, mais quand je vois les images de Kyenge, je ne peux m’empêcher de penser à des ressemblances avec un orang-outan, même si je ne dis pas qu’elle en soit un.
Cette «blague sympathique», selon les dires de Calderoli, a été reprise par des cyberactivistes qui ont échangé la page Wikipédia de la ministre par celle du Pongo, genre de la famille des hominidés auquel appartiennent les orangs-outans.
Cette comparaison qu’affectionne si particulièrement M. Calderoli –qui avait aussi déclaré que les immigrés devaient «retourner dans le désert et parler aux chameaux ou dans la jungle avec les singes»- est, on le sait, lourde d’histoire. Ironiquement, c’est au sein même des Lumières que s’opéra le grand tournant vers les théories du racisme que l’on dira «scientifique» et qui hanteront toute la modernité et, partant, on le voit, notre hypermodernité. «Le tournant du xviiie siècle vit aussi l’émergence d’une anthropologie raciale qui, cette fois, allait refuser d’interpréter la diversité humaine sous le mode du continuum et substituer les explications essentialistes aux théories environnementalistes», écrit M. Guédron. «C’est là que le racisme biologique a trouvé son socle, avec la nouvelle définition de la race entendue comme ensemble des caractères naturels permanents, une définition que Kant aurait bien du mal à concilier avec le principe de l’unicité de l’espèce humaine»1.
Alors que Buffon défend, comme P. Camper dans sa Dissertation physique sur la variété des traits du Visage considérés de profil dans les Têtes de Singes, d’Orangs-outans, de Nègres, & des autres Peuples (1791)2 la claire séparation entre les «Nègres» et les singes (et ce malgré leur «croisement compulsif ou volontaire avec les singes»), le «père du racisme anglais» Edward Long assure, quant à lui la parenté entre les deux «espèces»: «Buffon considérait que les races nègres, dont les femelles se livrent au «brassage compulsif ou volontaire avec les singes» sont de la même espèce que les Européens et ultimement distinctes de singes, tandis que Long pensait que les Noirs étaient une espèce différente au sein du même genre (genus); espèce qui, d’après leur sexualité, était «très étroitement alliée» aux singes (…). Long croyait que l’orang-outan avait les capacités intellectuelles de nombreux Noirs et avait «une ressemblance beaucoup plus proche de la race nègre, que celle qui existerait entre celle-ci portent et celle des hommes blancs» (…). Long et Buffon étaient toutefois d’accord sur l’existence du commerce sexuel entre les singes et les Noirs, tirant des conclusions différentes des mêmes preuves «scientifiques» de ces rapports tout en effectuant une certaine convergence idéologique entre le monogénisme de l’un et le polygénisme de l’autre. (…) On voit dans ces cas, le discours de l’examen scientifique ou philosophique sur l’espèce humaine se glisser dans le discours de la diffamation ethnique, tout comme le racisme brutal adopte alors un vocabulaire d’une précision scientifique factice . L’histoire des prétentions scientifiques du racisme nous est familière. Bien que l’étude formelle «scientifique» de la race soit un phénomène XIXe et XXe siècles, elle a eu des précurseurs au XVIIIe siècle»3.
Long trace ainsi compulsivement l’inventaire des «marques» de la bestialité qui relient les Noirs aux singes dans son Histoire de la Jamaïque (1774): «Leur tignasse de laine, comme la toison bestiale de la légende, au lieu de cheveux… la rondeur de leurs yeux, la figure de leurs oreilles, leurs narines tuméfiées, leurs nez aplatis, leurs lèvres épaisses invariablement et la grande taille générale des mamelons féminins, comme s’ils étaient adaptés par nature à la conformation particulière de la bouche de leurs enfants» (2:352). Leurs corps sont infestés de poux noirs, puisque «tous les animaux ont leur propre sorte de poux», leur odeur est «bestiale ou fétide», ainsi que leurs manières, ils n’ont pas de sentiment moral et ne cultivent pas la terre tandis que «leur barbarie envers leurs enfants dégrade leur nature davantage même que celle des bêtes» (2:354). «Leur génie (si l’on peut l’appeler de la sorte) consiste seulement en leurs trucs et astuces, leur permettant, comme les singes, d’être voleurs et malicieux» (2: 377). Seulement quelques tribus insignifiantes connaissent quelque chose des arts mécaniques ou de la manufacture, «et même celles-ci, pour la plupart, effectuent leur travail de manière très débraillée, peut-être pas mieux qu’un orang-outan pourrait, avec quelques difficultés, être amené à le faire» (2:355).
«Quand nous réfléchissons sur la nature de ces hommes, et leur dissemblance avec le reste de l’humanité, ne faut-il pas conclure qu’ils sont une espèce de différence du même genre?» demande Long. «Après tout, d’autres animaux se divisent en une myriade d’espèces et de sortes, alors pourquoi conclure que l’homme seul est indistinct? Les chevaux, par exemple, ressemblent à des hommes, tout comme les gibbons ou les orangs-outans, qui ont une certaine similitude avec les singes, mais sont physiquement plus proches des humains» (2:356-358). Reprenant l’observation de La Brosse sur les belles captives violées par les orangs-outans (2:360), Long en arrive à une conclusion nouvelle qui signe l’émergence du racisme dit scientifique: «Aussi ridicule que mon opinion puisse sembler, je ne pense pas que le fait d’avoir un mari orang-outan serait un quelconque déshonneur pour une femelle Hottentote.»
La description qui suit reprend bien évidemment la bestialisation de l’Autre afin de montrer que les Hottentots «sont plus proches des bêtes que des hommes… Le Hottentot de ce portrait a-t-il un semblant humain plus affirmé que l’orang-outan?» demande-t-il de façon rhétorique avant de conclure: «Que l’orang-outan et certaines races d’hommes noirs soient très intimement liés est, je crois, plus que probable. Les déductions de M. Buffon qui veut démontrer le contraire ne constituent en aucun cas des preuves décisives» (2: 364–65). Non seulement ils se ressemblent, mais ils s’attirent sexuellement: est ainsi postulé comme un fait «scientifique» que les Orangs-outans et les Noirs «sont unis par la plus intime connexion et la consanguinité. La relation amoureuse entre eux peut être fréquente, les Noirs eux-mêmes témoignent de la réalité de ces rapports, et il est certain que les deux races se conviennent parfaitement dans leur commune disposition à la luxure» (2:370).
Le mythe du singe lubrique et de la belle captive donne ici naissance à un discours idéologique clairement colonialiste; n’oublions pas que Long est en train de tracer l’histoire de la Jamaïque et, in fine, de justifier non seulement l’entreprise coloniale, mais le système esclavagiste sur lequel celle-ci repose. Ce discours va très rapidement se diffuser dans tous les domaines, comme le prouve entre quantités d’autres exemples la réflexion de Lady Mary Wortley Montagu face à des «indigènes» de l’ancienne Carthage: «leur posture lorsqu’ils s’assoient, la couleur de leur peau, leurs maigres cheveux noirs tombant de chaque côté de leur visage, leurs caractéristiques et la forme de leurs membres diffèrent si peu de leurs propres voisins, les babouins, qu’il est difficile de se persuader qu’ils soient d’une race distincte, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’il y avait eu quelques anciennes alliances entre eux»4.
Qui plus est, derrière le spectre du singe débridé se profile la hantise du Noir tout aussi dangereux de par la grandeur de son sexe et la monstruosité de ses appétits qui risquent de «contaminer» le sang même des colonisateurs:
la classe inférieure des femmes en Angleterre est remarquablement friande des Noirs, pour des raisons trop brutales à expliciter; elle irait même jusqu’à s’accoupler avec les chevaux et les ânes, si les lois leur permettaient. De ces dames, ils (les Noirs) ont généralement une nombreuse progéniture. Ainsi, au cours de quelques générations, le sang anglais deviendra si contaminé par ce mélange, et cet alliage, de par les aléas, les hauts et les bas de la vie, se propagera si généralement qu’il atteindra même les classes moyennes et ensuite les ordres supérieurs de la population, jusqu’à ce que la nation tout entière ressemble aux Portugais et aux Morisques dans le teint de la peau et dans la bassesse d’esprit. Il s’agit d’un ulcère venimeux et dangereux qui menace de répandre sa malignité jusqu’à ce que chaque famille en soit infectée.5
Significativement, comme le signale Sarah Salih, le détour par l’animalité permet le déplacement mystificateur de la violence sexuelle exercée par les Blancs sur leurs esclaves Noirs, exemptant ceux-ci de l’accusation de bestialité qu’ils encourraient si ces derniers étaient déchus de leur «humanité»6
Charles White An Account of the Regular Gradation in Man, and in Different Animals and Vegetables (1799)
L’obsession du singe lubrique va ainsi s’amalgamer au fantasme de l’étalon noir pour créer un nouveau racisme. Dans son étude monumentale White Over Black: American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812 (1968) Winthrop Jordan montre de façon détaillée comment cette association s’est diffusée «dans une variété effarante de niveaux de construction mentale» (367), des enquêtes scientifiques aux journaux privés, des histoires naturelles aux blagues, justifiant la bestialisation inhérente au système esclavagiste. L’étendue de ce nouveau racisme est d’autant plus frappante qu’on en trouvera des traces chez ses adversaires mêmes, comme en témoigne ce texte célèbre de l’abolitionniste Thomas Jefferson, dans le chapitre 14 de ses Notes on Virginia (1781):
La première différence qui nous frappe c’est celle de la couleur. (…) N’est-ce pas le fondement d’une part plus ou moins grande de la beauté des deux races? (…) Ajoutez à cela la chevelure flottante, une symétrie plus élégante de la forme, leur propre jugement en faveur des blancs, dont témoigne leur préférence affichée pour eux-ci, aussi généralisée que celle que l’Orang-outan [sic] affiche pour les femmes noires aux dépens de celles de sa propre espèce. La circonstance de la beauté supérieure est jugée digne d’attention dans la propagation de nos chevaux, nos chiens et autres animaux domestiques; pourquoi pas alors dans celle de l’homme?
Que le Founding Father ne se soit pas douté, comme le suggère Janson, de l’impact que ce prétendu éloge de la différence pouvait avoir dans «la conscience raciale du Sud américain»7 montre les ravages du discours bestialisant. Mais ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres de la noirceur croissante que cette ombre des Lumières allait porter sur l’histoire de l’Occident et ses Autres coloniaux8. Ombre qui s’étend désormais, prodigieusement magnifiée, sur la “jungle” du World Wide Web, puissant diffuseur du vieux bréviaire de la haine comme le montrent les caricatures simiesques d’Obama surgies autour de la campagne présidentielle de 2008 -avec ses multiples variantes tel le célèbre Photoshop de la First Lady en gorille, image classée première dans le ranking Google avant d’être censurée. Avatars numériques des cartes postales et des cartoons racistes des «coons», ils accompagnent plusieurs autres artefacts culturels qui, comme à l’époque des lynchages, s’adressent tout particulièrement à l’enfance qu’il s’agit d’endoctriner: pour preuve la pernicieuse poupée Lil’Monkey vendue à travers l’Amérique la même année (2009) qu’une recherche menée sur des jeunes universitaires blancs montrait la survivance inconsciente de l’équation entre les Noirs et les singes9. Équation sinistre dont M. Calderoli signe le conscient prolongement, à l’heure où une fraction de l’Europe en crise est tentée de se tourner nouvellement vers ses démons familiers, nostalgie de la haine qui lui fit longtemps figure de repère.
1. M. Guédron, «Nature, idéal et caricature. La perception des types physiques chez les premiers anthropologues», in Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA / musée du quai Branly («Les actes»), 2009 mis en ligne sur http://actesbranly.revues.org
2. «À l’époque où ce mémoire vit le jour on agitait cette question, à savoir si l’orang-outan ne serait point un homme dégénéré et si la race nègre ne proviendrait pas du croisement de l’homme avec quelque espèce de singe», lit-on dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales de A. Dechambre (1874). «Camper conclut pour la négative et démontra qu’il y avait entre l’homme et l’orang-outan des différences anatomiques, caractéristiques et infranchissables, notamment la disposition de la colonne vertébrale. Il est assez curieux de voir la même question agiter de nos jours le monde savant; cette fois à la vérité il ne s’agit pas de déterminer si le singe est un homme dégénéré, mais bien si l’homme n’est pas un singe perfectionné. Je laisse à d’autres, plus compétents, le soin de trancher la question…» (v. 12, p. 83).
3. C. J. Rawson, Op. cit., p. 167.
4. Cit. in C. J. Rawson, Op. cit., p. 168.
5. Candid Reflections, 1772, reproduit dans J. Walvin, The Black Presence: A Documentary History of the Negro in England, Londres, Orbach and Chambers, 1971, p. 68.
6. “If Long’s repeatedly invoked spectre of an orang-utan making off with a black woman is a displacement of white male sexual violence against black women, then perhaps herein lies the reason behind his discursive retention of “the Negro” as “human.” To consign “the Negro” to a genus of animals would put many (perhaps most?) white men in Jamaica on the wrong side of the law against bestiality, while the mixed off spring of such unions would also throw white European species-status into doubt. Is this why Long humanizes the orang-utan while simultaneously bestializing the negro? At the very least, his discursive move suggests that human and animal are indeed mobile, elastic fictions or borders. Like race, they are highly problematic ideological tropes with troubled histories, and we might do well to continue subjecting such taxonomies and the assumptions by which they are underpinned to sustained and careful critique», Sara Salih “Filling Up the Space Between Mankind and Ape: Racism, Speciesism and the Androphilic Ape”, ARIEL, vol 28, 1, 2007, p. 109.
7. H. W. Janson, Op. cit., p. 276.
8. Pour une histoire complète de ce processus, je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’Amour Singe ou la passion selon King Kong. Généalogie d’un mythe sexuel, actuellement sous presse aux éditions Cécile Défaut, collection «Horizons comparatistes»
9. http://www.authentichistory.com/diversity/african/3-coon/6-monkey/
H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle. Ages and the Renaissance, Londres Studies of the Warburg. Institute,, Vol. 20, 1952
Winthrop Jordan, White Over Black: American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812 University of North Carolina Press, 1968
H. W. Rawson, God, Gulliver and Genocide: Barbarism and the European Imagination 1492-1945, New York: Oxford University Press, 2001
J. Walvin, The Black Presence: A Documentary History of the Negro in England, Londres, Orbach and Chambers, 1971
Leiva, Antonio (2013). « La ministre orang-outan et le bréviaire de la haine ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-ministre-orang-outan-et-le-breviaire-de-la-haine], consulté le 2024-12-21.