Les écrivains ayant consacré un roman au sujet de l’épidémie se servent souvent de la métaphore de la contagion pour évoquer leur fonction sociale ou leur travail de création. Qu’ils aient mobilisé cette analogie en amont ou en aval de l’écriture, ils créent un écho entre leur production romanesque et leurs essais théoriques. Parmi ceux-ci, mentionnons Albert Camus dans La Peste, José Saramago dans Ensaio sobre a Cegueira (L’Aveuglement), Jean-Marie Gustave Le Clézio dans La Quarantaine, André Brink dans The Wall of the Plague (Le Mur de la Peste) et Juan Goytisolo dans Las virtudes del pájaro solitario (Les vertus de l’oiseau solitaire).
À travers cette métaphore, ces auteurs se présentent parfois comme des victimes d’une forme de contamination. Mais faut-il considérer le romancier comme un malade ou comme un médecin? Que peut nous offrir la littérature, et plus précisément le récit d’épidémie, en ces temps de crise? Dans le cadre de cet article, nous verrons que la métaphore de la contagion permet de penser les enjeux de l’écriture littéraire et les vertus de la lecture.
Comme je l’avance dans ma thèse La Contagion des imaginaires: lectures camusiennes du récit d’épidémie contemporain (Palud, 2014), on peut dire que tous les auteurs de ce corpus ont été en quelque sorte «contaminés» par La Peste de Camus, de façon plus ou moins consciente. Cette contagion prend des formes variées, qu’elle concerne les personnages, la structure des récits, les images ou les enjeux éthiques.
Sous la plume d’Hervé Guibert, l’intertextualité devient cette invasion de l’écriture par la voix et le style d’un autre dont on ne contrôle pas l’influence. Dans le chapitre 73 du roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Guibert déplore l’influence de Thomas Bernhard sur son écriture. Il évoque le combat qu’il mène, non seulement contre le sida, mais aussi contre «la métastase bernhardienne» qui «s’est propagée à vitesse grand V dans [s]es tissus et [s]es réflexes vitaux d’écriture», «détruisant tout naturel et toute personnalité pour étendre sa domination ravageuse» (Guibert: 215). Avec une certaine ironie, Guibert suggère que l’écrivain doit se guérir du virus intertextuel pour trouver sa propre voie.
Si cette contagion intertextuelle est plus ou moins consciente, l’écrivain peut aussi être contaminé à son insu. Faisant toujours partie intégrante du monde, il ne saurait être immunisé contre les discours et les idées qui y circulent.
Dans son roman L’Aveuglement, Saramago met en scène un écrivain aveugle qui propose de rendre compte de la crise de cécité qui a frappé l’ensemble de sa société. Certes, il saura –plus que d’autres victimes– trouver les mots pour dire l’expérience. Mais il reste un «témoin oculaire» qui n’a rien vu. À travers ce personnage de romancier aveugle, Saramago questionne la lucidité de l’écrivain. Comme tout un chacun, le romancier n’est pas exempt de préjugés; sa vision du monde peut être influencée par des filtres variés en fonction de son sexe, son éducation, sa culture (occidentale en ce qui le concerne), ses idéologies politiques, etc.
Dans cette perspective et à travers la métaphore de la contagion appliquée au romancier et à son écriture, s’esquisse le portrait d’un écrivain qui n’échappe pas au mal. Mais la littérature peut aussi être pensée comme un vaccin, si l’on accepte qu’en sémiotisant le discours social elle permet d’en identifier les signes de contamination et d’ainsi l’immuniser, jusqu’à un certain point, contre les effets les plus néfastes.
Chez Camus, le choix de la peste trouve diverses justifications. C’est non seulement une maladie qui marque violemment les corps, mais aussi un phénomène total qui met les autorités politiques et médicales en crise. D’ailleurs, La Peste de Camus est souvent lu comme une métaphore de l’occupation nazie. Dans cette perspective, l’épidémie fait aussi écho à l’expression «peste brune» qui désigne le nazisme (en référence à la couleur des uniformes des SA).
Ce lien entre le discours littéraire et le discours social se retrouve également chez l’auteur sud-africain André Brink, qui écrit, en plein Apartheid, The Wall of the Plague (1984). Alors que les autorités afrikaners imposent violemment la ségrégation, Brink opte pour une écriture de l’impur pour mieux désamorcer ou discréditer ce discours. Le roman entrelace présent et passé, mélange langues et cultures. Il confère en outre une place importante au sexe (placé sous le signe de la souillure), mettant en scène la transgression ultime: les unions interraciales. Cette écriture du métissage apparaît comme une réponse aux partisans de l’Apartheid qui croient en la pureté raciale et en un prétendu «développement séparé».
Un phénomène analogue apparaît chez Juan Goytisolo qui se moque de l’idée d’une «pureté du sang» revendiquée par la nation espagnole; il invite plutôt l’Espagne à assumer son héritage arabe, à accepter «la contagion» culturelle. Dans Les vertus de l’oiseau solitaire (1988), cette écriture de l’impureté implique un mélange entre les époques, un entrelacement des textes bibliques et de sous-entendus sexuels, une rencontre entre la poésie espagnole de San Juan de la Cruz et celle du poète soufi Ibn Arabi, ainsi qu’un mélange des genres et des voix. Annie Perrin qualifie même la polyphonie chez Goytisolo de «maladie textuellement transmissible» que le lecteur doit apprendre à ne pas redouter.
Cette éthique de l’écriture a d’ailleurs été formulée par Le Clézio, qui utilise lui aussi la métaphore épidémique: «Je veux écrire […] pour que les mots ne soient plus les esclaves de l’argent […]. Je veux écrire pour une autre parole, qui ne maudisse pas, qui n’exècre pas, qui ne vicie pas, qui ne propage pas de maladie» (1978: s.p.). L’écrivain est celui qui lutte avec les mots contre un mal rampant, celui qui rend possibles des rencontres par-delà les barrières sociales ou culturelles. Ne pas propager de maladie, c’est refuser de véhiculer des préjugés. La littérature d’épidémie revalorise le métissage à l’heure où la contagion semble anxiogène dans certaines nations, ce qui se reflète jusque dans leur imaginaire social.
Brink conçoit, quant à lui, l’écrivain comme un médecin:
Si une société est malade –c’est-à-dire quand elle a le plus besoin du diagnostic– elle peut redouter la vision d’elle-même présentée par un individu intrépide et impertinent. Dans ce cas, une maladie mortelle peut être ignorée. (Brink, 1983: 251)
Pour lui, l’artiste peut diagnostiquer le mal et renvoyer à la société une image d’elle-même non falsifiée. La parole littéraire peut alors offrir un contrepoint aux discours des gardiens de la «bonne hygiène mentale».
D’ailleurs, l’écrivain et le médecin se rejoignent dans la notion de sèméiotikè, terme d’origine médicale désignant la lecture des signes sur le corps des hommes. Les deux experts seraient capables de prendre le pouls des hommes et du monde, utilisant quelques méthodes communes: observer, analyser, puis nommer le mal, quitte à se heurter aux autorités politiques. Mais il faut sans doute penser l’écrivain comme un «médecin camusien», dont le modèle serait le personnage de Rieux dans La Peste: loin de tout optimisme béat, il est porté par l’inespoir, dans une lutte sans fin, mais nécessaire. Pour ce romancier-médecin qui veut croire que la littérature n’est pas inutile, la santé ne consiste pas à échapper aux maladies, mais à apprendre à vivre avec ses maux.
Mais si la métaphore du romancier-médecin peut avoir du sens, c’est aussi parce que le lecteur aura décidé d’être attentif à sa santé et qu’il tentera de guérir. Autrement dit, pas d’effet de la littérature sans un lecteur capable à son tour d’accepter la contagion du métissage, d’entendre cette parole qui «nomme le mal», d’essayer de ne pas propager la maladie.
La littérature ne fait pas de miracle, elle ne peut rien opposer aux attaques corporelles ni aux catastrophes naturelles. Si elle a un pouvoir, c’est le suivant: elle peut nous inviter à faire preuve d’esprit critique face aux discours idéologiques , à faire preuve d’attention envers le présent et l’Histoire, de vigilance dans notre usage du langage. Elle nous rappelle aussi que «ce qu’on apprend au milieu des fléaux, c’est qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.» (Camus: 310).
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Ce texte est issu d’une présentation lors du speed-colloque Contagion et confinement (29 avril 2020). L’archive vidéo est disponible ici.
Brink, André. 1983. Sur un banc du Luxembourg. Essais sur l’écrivain dans un pays en état de siège [The Mapmakers: writing in a state of siege, 1982]. Trad. de l’anglais par Jean Guiloineau, Paris, Stock.
Brink, André. 1984. The Wall of the Plague. Londres, Faber & Faber.
Camus, Albert. La Peste. 1947. Paris, Gallimard.
Goytisolo, Juan. 1988. Las virtudes del pájaro solitario, Barcelone, Seix Barral.
Guibert, Hervé. 1993. À l’Ami qui ne m’a pas sauvé, Paris, Gallimard.
Le Clézio, Jean-Marie Gustave. 1978. L’Inconnu de la terre, Paris, Gallimard.
Le Clézio, Jean-Marie Gustave. 1995. La Quarantaine, Paris, Gallimard.
Palud, Aurélie. 2014. La Contagion des imaginaires: lectures camusiennes du récit d’épidémie contemporain. Thèse en littérature. Université Rennes 2. En ligne: https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01077943
Perrin, Annie. 1994. «La polysémie, une maladie textuellement transmissible. Quelques réflexions sur l’écriture de Juan Goytisolo», In Lucienne Domergue (dir.), De Sur a Sur, rencontre avec Juan Goytisolo, Paris, CRIC & PHRYS, p.133-140.
Saramago, José. 1995. Ensaio sobre a Cegueira, Lisbonne, Caminho.
Palud, Aurélie (2020). « La métaphore de la contagion appliquée à l’écriture littéraire ». Pop-en-stock, URL : [https://popenstock.uqam.ca/articles/la-metaphore-de-la-contagion-appliquee-a-lecriture-litteraire], consulté le 2024-12-26.